Histoire de la philosophie moderne/Livre 5/Chapitre 3

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 495-508).

3. — La Mettrie, Diderot et d’Holbach

La science naturelle avec ses résultats joue déjà un rôle important chez Voltaire, sans parler de la philosophie empirique. Cependant l’influence de la science de la nature se montre au premier plan dans un groupe de philosophes français qui mirent à profit la théorie de Locke, selon laquelle dans la conscience tout provient de la sensation. Toutefois leurs pensées portent principalement sur la nature matérielle dont ils cherchèrent à faire la seule nature réelle. Leur philosophie n’est pour eux qu’une simple conséquence de la science de la nature. Ils reprennent la tendance matérialiste de Hobbes, en essayant de procéder par induction, alors que Hobbes procédait principalement par déduction. Leur apparition atteste que la méthode et les résultats de la science de la nature prétendaient avec une énergie croissante influer sur la conception de la vie et du monde. Et plus il leur était impossible d’expliquer ou de justifier les dogmes religieux et les institutions actuelles par les principes de la science de la nature qui étaient pour eux des vérités éternelles, plus ces dogmes et ces institutions devaient leur paraître purement arbitraires, nés de la sottise, du fanatisme ou de la supercherie. Le dilemme de Voltaire : folie ou friponnerie fut ici poussé à ses dernières conséquences et lancé avec une arrogance et une passion inconnues à Voltaire, qui ne quitte pas l’atmosphère de la Cour et des salons. Néanmoins ces auteurs ont conscience que leurs idées ne trouveront pas accès auprès de la multitude.

La tendance révolutionnaire de ces écrivains, leur conviction qu’il faut réformer le ciel avant de pouvoir réformer la terre, n’empêchent pas que leurs œuvres possèdent une valeur philosophique. Ils combattent la doctrine spiritualiste, non à la vérité avec des arguments de principes qui dépassent les productions de Hobbes et de Spinoza, mais avec une plus grande abondance d’expériences de détail. Ils s’appuient non seulement sur les principes généraux de la science mécanique de la nature, comme les penseurs du XVIIe siècle, mais encore sur les résultats que la science de la vie organique avait produits au cours du dernier siècle. Ici, il faut citer notamment La Mettrie (1709-1751), le véritable fondateur du matérialisme français du xviiie siècle. Il était médecin militaire, mais perdit sa place à cause de ses attaques dirigées contre la médecine officielle, en partie aussi à cause de son Histoire naturelle de l’âme (1745) où il exprimait pour la première fois ses idées. Il résida alors un certain temps en Hollande ; mais devant le scandale que provoquait son ouvrage L’homme machine (1748), il dut s’enfuir de là en Prusse. Il trouva un asile auprès de Frédéric le Grand, dont il devint le lecteur et avec qui il semble avoir été très intime. Il mourut subitement en 1751 ; de méchantes langues (notamment Voltaire) racontèrent que sa mort était due à sa gloutonnerie, mais il est probable qu’on se trouvait en face d’un empoisonnement. Le caractère de La Mettrie plaît par sa hardiesse et par une certaine légèreté aimable. Mais il pouvait aussi être effronté au lieu d’être hardi, et frivole au lieu d’être léger, et sa réputation de philosophe a souffert de ces côtés défavorables de son caractère, qui incontestablement se retrouvent aussi dans ses œuvres. Albert Lange dans son Histoire du matérialisme et Dubois Reymond dans son ingénieux exposé sur la Mettrie ont notamment préparé dans ces derniers temps un jugement plus juste sur son compte.

La Mettrie veut construire sur l’expérience et la perception ; il veut appliquer la méthode comparée. Comme naturaliste il est disciple de Boerhave, le célèbre médecin qui appliqua les principes de la physique cartésienne à l’étude de la vie organique. Le titre de l’ouvrage bien connu de La Mettrie L’homme machine nous ramène à Descartes, et le livre pourrait très bien être sorti de l’École cartésienne primitive — si celle-ci avait pu faire abstraction de la substance pensante, qui de temps en temps touche la glande pinéale. La Mettrie, empruntant la méthode comparée, cherche à montrer qu’entre l’animal et l’homme il n’y a qu’une différence de quantité, et que par conséquent il n’y a pas lieu d’admettre que chez l’homme il vient s’ajouter une espèce de substance toute nouvelle. Pour ne pas se méprendre sur La Mettrie, il faut tenir compte qu’il n’a pas écrit que l’ouvrage L’homme machine, mais encore un autre ouvrage intitulé Les animaux plus que machines. Après avoir dégagé l’affinité de la structure et du fonctionnement de l’organisme chez l’homme et chez l’animal, il se propose de fournir la preuve que ce qui agit dans l’un comme dans l’autre ne diffère pas en substance. Il va même plus loin. Il relève non seulement les ressemblances entre l’homme et l’animal, mais encore les ressemblances entre l’homme et la plante (L’homme plante). Et de toute la progression que nous montre l’étude de la structure et des fonctions des êtres vivants, il conclut que, si la vie psychique se trouve en haut, elle ne peut pas absolument disparaître en bas. Il étend la faculté de sentir à tout ce qui est vivant, voire même à tout ce qui est matériel ; tout dans l’univers est plein d’âmes, et ici il renvoie (Les animaux plus que machines, œuvres philos., Berlin, 1755, II, p. 82) aux monades endormies de Leibniz. — Or cette échelle ne consiste pas chez La Mettrie en formes finies une fois pour toutes. Il croit, s’associant soit au naturaliste Maillet, raillé par Voltaire, soit à Epicure et à Lucrèce — à un développement des formes inférieures dans les formes supérieures. Il semble (Système d’Epicure, §§ 13, 32-33, 39) qu’il ait cru à des germes organiques éternels dont sont sorties avec une perfection progressive les différentes formes vitales par suite de leur action réciproque avec le milieu. La force d’impulsion, ce sont la tendance, les besoins. Une vie psychique supérieure ne naît qu’avec l’apparition d’autres besoins que les besoins purement végétatifs. Les plantes n’ont pas besoin d’âme proprement dite. Les formes transitoires entre les plantes et les animaux possèdent d’autant plus d’intelligence qu’elles sont plus contraintes de se mouvoir pour trouver leur nourriture. L’homme occupe le point le plus élevé parce qu’il a le plus de besoins (L’homme plante). — Nous rencontrons ici un pressentiment intéressant de l’idée de la lutte pour l’existence. Et quand La Mettrie pose ce principe : « Des êtres sans besoins sont aussi des êtres sans esprit », il n’est pas impossible qu’il ait fourni par là à Helvétius le motif de l’une de ses principales idées.

Le côté de la doctrine de La Mettrie qui a été décrit jusqu’ici est intéressant, même quand on ferme les yeux sur les idées matérialistes qu’il en fait dériver. La nécessité de tirer une conséquence matérialiste tient pour lui à ce que nous ne voyons autour de nous autre chose que matière sous des formes incessamment changeantes. Il est vrai qu’il accorde que nous ne connaissons pas la véritable essence de la matière. Mais nous en connaissons les qualités, à savoir : étendue, mouvement et sensation. Le fait que la sensation est une qualité de la matière dérive pour lui de l’expérience, qui nous montre que certains états organiques sont toujours accompagnés de sensation, et il s’autorise ici notamment de l’examen comparatif qui nous montre la vie psychique variant selon l’organisation. Si l’âme n’était pas matérielle, c’est-à-dire étendue, comment expliquer alors que l’enthousiasme nous échauffe, et d’un autre côté, que l’ardeur de la fièvre ait une influence sur les idées ? (L’homme machine, Œuvres, III, p. 75 et suiv.) Toutes nos pensées doivent être des modifications matérielles. Et comme en réalité une multitude de pensées trouvent place dans notre cerveau, elles doivent être extrêmement petites pour pouvoir y « loger » ! (Traité de l’âme, p. 103 : De la petitesse des idées.) — La Mettrie considère l’idée d’une substance spirituelle comme une hypothèse inutile et contradictoire ; il déclare se contenter des enseignements de l’anatomie et de la physiologie — et il croit le faire. Il prétend que le problème de la vérité du matérialisme doit être tranché par la théorie pure. L’élévation de notre esprit ne dépend pas de la question de savoir si nous pouvons lui appliquer le terme vide d’incorporalité, mais de sa force, de son étendue, de sa clarté. Il n’a pas à rougir d’être né dans la fange. — La Mettrie a raison de croire que le matérialisme peut s’unir à l’idéalisme pratique. Sa philosophie morale, autant qu’il en a une, est loin, il est vrai, d’avoir ce caractère. La mesure de la justice, c’est, dit-il, l’intérêt de la société ; mais il n’applique à vrai dire cette mesure que pour établir une différence entre la débauche, sentiment de plaisir qui porte préjudice à la société, et la volupté, sentiment de plaisir qui ne nuit pas à autrui. Cette distinction faite, il s’en tient à la volupté et donne à ce propos des indications détaillées (L’art de jouir), où la sentimentalité et la sensualité s’allient d’une manière répugnante.

Denis Diderot (1713-1784) marque dans la littérature française du xviiie siècle l’apogée de la pensée philosophique et en même temps l’apogée de l’esprit révolutionnaire. C’était un homme au cœur brûlant, doué d’une grande faculté de se mettre dans les sujets et les situations les plus disparates, un Leibniz français, capable de trouver partout la vie et de comprendre les détails particuliers, mais qui en même temps éprouvait le besoin de saisir la filiation de l’ensemble. Souvent le poète combattait en lui le philosophe ; beaucoup de ses pensées n’expriment avec une partialité aveugle que la disposition du moment, sans chercher à trouver le fil capable de les relier à d’autres pensées qu’il avait également l’intention de soutenir. Le goût cynique des crudités et des platitudes pouvait alterner chez lui avec les idées et les états d’âme les plus sublimes. Et dans ses œuvres on trouve des épanchements sentimentaux à côté de développements de pensées géniales. Sa carrière littéraire fut très changeante. Ses contemporains ne connaissaient en lui que l’auteur de comédies et de quelques écrits ayant trait à la philosophie de la nature et déistes de tendance, ainsi que l’éditeur de la grande Encyclopédie. Il avait été forcé, à cause de la censure, de faire le contrebandier, toutes les fois qu’il voulait y produire ses propres idées. L’Encyclopédie prit le meilleur de sa force et de son temps. C’est avec une persévérance incroyable qu’il mena à bonne fin cette œuvre gigantesque en dépit de toutes les résistances. Sa curiosité universelle se révéla ici de grandiose façon : il ne rédigea pas seulement une série d’articles philosophiques, il fournit encore des articles sur les métiers et les usines qui s’appuyaient sur une étude personnelle et approfondie. Cet ouvrage fait époque dans l’histoire de la civilisation, car il étendait les lumières et les connaissances à de vastes groupes. Toutefois Diderot ne put y exposer ses propres idées. Nous les trouvons dans sa correspondance (notamment dans les Lettres à Mlle Voland, qui dépeignent les Salons radicaux de Paris d’une façon intéressante et humoristique) et dans ses Dialogues (surtout dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot et dans Le rêve de d’Alembert), qui ne parurent qu’en 1830 (sous le titre : Mémoires, correspondances et ouvrages inédits). Ce n’est que par ces ouvrages qu’on a connu le véritable Diderot. Nous nous bornons ici à traiter ses idées purement philosophiques. — La littérature danoise s’est enrichie il y a quelques années du précieux ouvrage de Knud Ipsen sur Diderot (Diderot, hans Liv og hans Gerning, Köbenhavn 1891).

Dans ses premiers ouvrages, Diderot se sert encore, à la façon de la théologie populaire, de l’idée de Dieu pour expliquer ce que la science semblait ne pouvoir expliquer. Mais il est pour lui de plus en plus évident qu’une semblable explication est tout à fait autre que ce que la science entend par explication. Dans son ouvrage Interprétation de la nature (1754) il prétend que la vraie méthode est le concours réciproque de la perception et de la pensée, de l’induction et de la déduction, en remontant de l’expérience à l’expérience par l’intermédiaire de la raison. En même temps il reprend ici dans un esprit plus réaliste des questions qu’il avait déjà touchées auparavant, en particulier la grande question de savoir comment il faut expliquer les phénomènes de finalité de la nature. Au lieu de faire appel à une cause extérieure à la nature, il laisse entendre qu’il est possible que de toute éternité il ait existé dans le chaos de la matière des éléments doués de la faculté de vie et de conscience, et que ces éléments se soient graduellement rassemblés et soient devenus les animaux et les hommes, après avoir passé par bien des phases d’évolution ; les combinaisons et les formations incapables de vivre auraient été peu à peu éliminées. Diderot, comme La Mettrie, semble aboutir à ces idées soit en subissant l’influence de Lucrèce, soit en développant la théorie de Leibniz de la continuité dans la progression des monades et en rapprochant cette théorie des résultats des recherches faites par des naturalistes contemporains sur les menus organismes. Bien qu’il ne soit pas exact de voir dans Diderot un disciple direct de Leibniz87, l’influence qu’a exercée sur Diderot l’auteur de la théorie des monades n’en est pas moins facile à constater. Il peut, il est vrai, tenir de Toland l’idée que le mouvement est une propriété primordiale. De même la conception de l’état de repos comme état d’énergie ou de tension (nisus), contenue dans le petit traité : Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, peut procéder de philosophes autres que Leibniz. Mais lorsque dans son fameux dialogue : Entretien entre d’Alembert et Diderot il ne se borne pas, comme La Mettrie et plusieurs des savants d’alors, à voir dans la faculté de sentir, dans la sensibilité, une qualité générale et essentielle de la matière, mais, qu’en poussant davantage cette pensée, il établit une différence entre sensibilité potentielle et sensibilité actuelle (sensibilité inerte — sensibilité active), par analogie avec la différence entre énergie « morte » et force « vive », on ne peut guère s’empêcher d’y trouver l’influence de l’une des idées les plus considérables de Leibniz. Pour Diderot la vie et l’esprit de la nature sont éternels. Jamais ils ne sont de simples produits ou de simples résultats de processus mécaniques. Leurs germes existent dès le début, et il s’agit simplement de savoir si les conditions de développement se réalisent. Il se produit un passage de la forme potentielle à la forme actuelle chaque fois que l’organisme transforme la nourriture en sang et en nerfs ! Quelque importance qu’il faille attacher aux conditions externes, les conditions internes, primordiales sont malgré tout l’essentiel pour Diderot : c’est une grande absurdité de croire que d’une molécule morte on puisse former un système vivant en y ajoutant une, deux ou trois molécules mortes ! Un déplacement de molécules pourrait engendrer la conscience ! Non, ce qui possède la vie et la conscience, les a toujours possédées et les possédera toujours. Pourquoi la nature entière ne serait-elle pas faite de même ? La différence qui sépare les degrés inférieurs des degrés supérieurs se réduit à ceci : ce qui dans les degrés supérieurs existe sous une forme concentrée est réparti dans les degrés inférieurs sur une grande quantité d’éléments (Lettre à Mlle Voland, 15 octobre 1759). C’est cette pensée qui est développée dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot et dans Le rêve de d’Alembert, deux dialogues qui, par la forme comme par le fond, appartiennent aux ouvrages classiques de la philosophie.

D’Alembert fait une objection qui reste sans réponse. Alors même qu’on attribuerait aux molécules de la matière une sensibilité primordiale (sous la forme potentielle), comment de la disposition de ces molécules peut-il naître une conscience qui n’aurait son siège dans aucune de ces molécules et qui répondrait à l’ensemble de toutes les molécules ? « Tenez, philosophe, dit d’Alembert, je vois bien un agrégat, un tissu de petits êtres sensibles, mais un animal, un tout, un système, un lui, ayant la conscience de son unité ! Je ne le vois pas, non, je ne le vois pas. » On s’attache donc à cette idée qu’ici — à la formation de la conscience — il y a un problème que l’on ne résout pas, en admettant que la sensibilité est une qualité générale de la matière. Diderot reconnaît ainsi que la monade ne peut s’expliquer par la voie mécanique : il est impossible de dériver l’unité qui caractérise la conscience au moyen de l’assemblage mécanique. Mais il ne conserve pas toujours la clarté d’idées qui se manifeste chez lui avec des lueurs d’orage. Le souvenir et la comparaison, pour lui comme pour Condillac, découlent purement et simplement des sensations particulières. Cependant cette esquisse montre avec quelle profondeur Diderot a examiné la question. Il ne suit pas les voies ordinaires du matérialisme.

La difficulté d’expliquer la formation de l’individualité consciente est reléguée dans l’ombre chez Diderot avec d’autant plus de facilité que tous les individus finis forment par leur filiation interne un grand ensemble : « Ne convenez-vous pas que tout tient dans la nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point. Il n’y a qu’un seul grand individu : c’est le tout. » Ainsi il passe d’une extrémité de notre connaissance à l’autre, de l’individualité à la totalité. Il s’arrête un moment, étonné de ce qu’il aperçoit à ces points extrêmes ; mais sa pensée vibre bien trop violemment pour laisser aux problèmes le temps de se fixer. On trouve les mêmes oscillations dans les idées éthiques de Diderot. La tentative faite par Helvétius pour expliquer tous les sentiments par la recherche de l’avantage personnel, attire sa critique ; il croit que la nature humaine offre une base qui permet de reconnaître le juste et le bien, base qui ne disparaît jamais entièrement dans aucun homme. Il soutient cette opinion avec un grand enthousiasme dans le salon d’Holbach, et dans ses écrits antérieurs (notamment dans l’adaptation d’un ouvrage de Shaftesbury) il avait développé cette idée, qu’il y a un sens moral spécial. On voit clairement par ses lettres qu’il renonça à cette idée. Ce que l’on appelle instinct moral, et qui apparaît dans nos actions involontaires ou dans les jugements que nous portons sur des actions, est en réalité le résultat d’une infinité de petites expériences qui commencent avec la vie. Une foule de motifs différents interviennent ici, mais aucun d’eux n’a besoin de se présenter à notre conscience au moment de l’action ou du jugement. « Tout est expérimental en nous » ; mais nous n’avons pas besoin d’avoir conscience de ces expériences (Lettres à Mlle Voland, 2 sept. 1762, 4 oct. 1767). Parmi ces motifs inconscients ou oubliés, il s’en trouve qui nous concernent nous-mêmes, notamment la recherche de l’honneur et de la gloire immortelle (Diderot a une correspondance active avec le sculpteur Falconet sur l’importance de ce mobile). On trouve chez Diderot l’esquisse d’un examen de la genèse du sentiment moral, et il est particulièrement intéressant que son grand enthousiasme pour les « mobiles des grands et nobles esprits » ne soit pas refroidi par son idée que ces mobiles sont le fruit du développement de l’expérience. Il ne peut toutefois mener cette conception à bonne fin, surtout quand il se trouve en présence des lois de la morale sociale courante. C’est dans l’individu seul, et non dans la société, qu’il trouve une évolution naturelle. La société contemporaine offrait des règles et des institutions qui lui semblaient si contraires au bon sens, surtout en les comparant aux récits faits sur la vie des peuples sauvages, qu’il ne pouvait se les figurer que nés de la superstition et de la tyrannie. Il ne pouvait trouver de moyens termes entre l’homme à l’état de nature et l’homme civilisé. Comment une morale contraire à la nature serait-elle née autrement que par la ruse et l’arbitraire des souverains ? « Examinez bien profondément toutes les institutions politiques, civiles et religieuses : et je me trompe fort ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui composer. Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner, c’est toujours se rendre le maître des autres en les gênant. » (Supplément au voyage de Bougainville.) Jamais on n’avait exprimé aussi clairement combien l’époque d’alors manquait de la faculté de trouver une filiation historique. Diderot lui-même malgré sa grande habileté à se mettre par la pensée et par le sentiment dans des situations diverses, n’était pas capable de trouver d’explication autre que l’arbitraire et la tyrannie. La distance entre les vœux des individus et la réalité offerte par la société, entre les forces qu’ils se sentaient et le cadre étroit où l’actualité leur permettait d’user de ces forces, était trop grande pour rendre une entente possible. On pouvait tout espérer de l’avenir, mais dans le passé il n’y avait rien à trouver, que des friponneries. — La foi religieuse notamment n’était pour Diderot qu’une source d’effets pernicieux. Il a plus qu’une plaisanterie, quand il dit dans une lettre qu’il donne plutôt tort aux dieux qu’aux hommes. La croyance en un Dieu ne laisse pas d’être nuisible ; elle engendre le mal à deux points de vue. Premièrement, elle entraîne fatalement un culte, et les cérémonies et les dogmes théologiques prennent bientôt la place de la morale naturelle, dont elles dénaturent les lois. Deuxièmement, la somme de souffrance qu’il y a dans le monde contredit l’idée d’un Dieu de bonté ; on en est réduit, pour ménager cette croyance, à toutes les absurdités et à toutes les contradictions. On dépasse ici la raison, comme là on dépasse la morale (Lettres à Mlle Voland, 20 oct. 1760 et 6 oct. 1765).

Diderot discutait souvent ces questions dans le cercle de d’Holbach. Ses lettres nous donnent un tableau vivant de ce cercle. D’Holbach (1723-1789) était un baron allemand, qui s’était établi à Paris dès sa jeunesse ; il rassemblait autour de lui quelques-uns des écrivains les plus radicaux. Il s’occupait de chimie et fut amené (probablement sous l’influence de Diderot) à faire des études de philosophie. Il est hors de doute que les propos tenus par Diderot au cours des fréquentes visites qu’il faisait à d’Holbach, ont fourni à celui-ci le fondement de son ouvrage le plus important, celui qu’on a nommé la Bible du matérialisme : le Système de la nature, qui parut en 1770 sous un nom d’emprunt. Il est dit aussi dans la préface que l’auteur a reçu des secours de plusieurs amis. Outre Diderot, le mathématicien Lagrange, précepteur de la famille d’Holbach, y aurait également collaboré. D’Holbach lui-même fournit principalement la méthode. Ce livre est en effet le matérialisme en système, tâche que ni La Mettrie, ni Diderot, esprits plutôt chercheurs ou amateurs, n’avaient tentée. Il ne renferme pas à vrai dire de pensées nouvelles. Son importance réside dans l’énergie et l’indignation avec laquelle il poursuit toute opinion spiritualiste ou dualiste pour sa nocuité, tant au point de vue pratique que théorique.

D’Holbach développe cette idée que la croyance à des causes spirituelles, à un Dieu par rapport au monde, à une âme par rapport au corps, ne serait nécessaire que si la nature matérielle était morte, passive, incapable de se mouvoir par elle-même. Mais du moment que dans la nature il n’y a pas d’immobilité, que le mouvement est une propriété fondamentale de la matière, pourquoi les causes spirituelles seraient-elles nécessaires ? Au reste, elles n’expliquent rien et nous ne faisons que déclarer notre ignorance en les invoquant : nous mettons l’âme ou Dieu, là où nous ne pouvons découvrir la cause naturelle. En réalité c’est un reste de la manière dont l’homme sauvage s’expliquait les phénomènes naturels par l’intervention d’esprits. Chaque fois que la science a tenté une explication naturelle, la théologie a lutté pour l’explication surnaturelle. De l’esprit nous ne savons rien, si ce n’est que c’est une propriété liée au cerveau. Si l’on demande comment le cerveau a acquis cette propriété, voici la réponse : « Elle est le résultat d’un arrangement ou une combinaison, propre à l’animal, en sorte qu’une matière brute et insensible cesse d’être brute pour devenir sensible en s’animalisant, c’est-à-dire en se combinant et en s’identifiant avec l’animal. C’est ainsi que de même le lait, le pain et le vin se changent en la substance de l’homme. » (Système de la nature I, p. 113, Londres 1774.) Nous connaissons déjà cette comparaison par Diderot ; mais, autant qu’on peut voir, d’Holbach ne artage pas cette opinion de Diderot, que la sensibilité est une propriété fondamentale de la matière ; il en fait bien mention, mais il s’en tient à cette conception, que la sensibilité se forme par la combinaison d’éléments qui, chacun en particulier, ne possèdent pas cette faculté. Il existe en ce point une différence entre d’Holbach et Diderot qui entraîne d’autres conséquences. D’Holbach déclare en effet que la pensée (conscience) elle-même est un mouvement, à la vérité non un mouvement de masse, mais un mouvement moléculaire de la même espèce que ceux qui sont au fond de la fermentation, de la nutrition et de la croissance, mouvements qui sans doute ne sont pas visibles, mais que nous déduisons de leurs effets (I, p. 45). Dans ce mouvement, comme dans d’autres mouvements semblables, il y a beaucoup de choses énigmatiques ; mais ces énigmes ne disparaissent pas quand nous admettons une substance spirituelle. « Qu’il nous suffise donc de savoir que l’âme se meut et qu’elle se modifie par les causes matérielles qui agissent sur elle. D’où nous sommes autorisés à conclure que toutes ses opérations et ses facultés prouvent qu’elle est matérielle » (I, p. 128). Toute science est donc physique. L’éthique elle-même n’est qu’une physique appliquée. Les vertus et les devoirs imaginaires qui sont dérivés des rapports de l’homme avec des êtres extérieurs à la nature, sont maintenant remplacés par des devoirs et des vertus fondés dans la propre nature de l’homme. Les lois de la nature nous montrent les voies que nous devons suivre pour atteindre nos fins. La notion de devoir découle donc de la notion de nature ; car le devoir marque justement les moyens que nous devons nécessairement prendre pour parvenir au but (II, p. 291). Chacun en particulier recherche son bonheur ; mais la raison « qui n’est autre chose que la science de la nature appliquée à la conduite de l’homme en société » (II, p. 201), lui apprend qu’il ne peut être heureux s’il veut séparer son propre bonheur de celui d’autrui — tel est l’ordre du destin — et d’autre part que celui qui rend les hommes heureux ne peut pas lui-même être malheureux. Dans le dernier chapitre de l’ouvrage qui contient un « abrégé du code de la nature » ces pensées sont exprimées dans une langue inspirée où l’on a cru reconnaître l’esprit de Diderot.

Croire qu’il y a une double espèce de substances, les unes spirituelles, les autres matérielles, voilà selon d’Holbach la source des maux les plus grands pour les hommes. Au début les hommes ont été amenés, involontairement il est vrai, à croire aux esprits ; ils ne connaissaient pas les causes des choses et, pour cette raison, les concevaient naturellement comme des êtres personnels. Mais la tyrannie des prêtres a mis pour la première fois cette croyance en système. Ces prêtres ont notamment très bien vu quelle puissance le mystérieux exerçait sur les hommes. Voilà pourquoi ils les ont menés de la croyance à des dieux visibles (le soleil et autres objets naturels) à la croyance à des dieux invisibles. Le spiritualisme est théoriquement si peu fondé qu’il n’est pas douteux « que ce système ne soit l’effet d’une politique très profonde et très intéressée des théologiens » (I, 97) ; il y a une partie invisible de l’homme qui peut recevoir sa récompense ou son châtiment dans un monde à venir ! Les théologiens sont les vrais « fabricateurs de la divinité ». « Quand nous voudrons remonter à l’origine des choses, nous trouverons toujours que c’est l’ignorance et la crainte qui ont créé les dieux ; que c’est l’imagination, l’enthousiasme et l’imposture qui les ont ornés ou défigurés, que c’est la faiblesse qui les adore, que c’est la crédulité qui les nourrit, que c’est l’habitude qui les respecte, que c’est la tyrannie qui les soutient, afin de profiter de l’aveuglement des hommes. » D’Holbach résume dans cette phrase (II, p. 217) sa philosophie de la religion. Il ne fait pas de différence entre la religion naturelle et la religion positive. Dès que l’on s’engage dans l’idée de Dieu, un culte devient nécessaire ; les prêtres acquièrent ainsi la puissance ; la morale naturelle se déforme et la persécution commence. En même temps les essais de concilier le mal avec l’existence de Dieu mènent à des spéculations sophistiques. — Le raisonnement de d’Holbach rappelle ici absolument celui de Diderot, qui a probablement influé sur la rédaction de ce chapitre. Dans la religion, comme dans la société, on trouvait des faits historiques auxquels on ne pouvait trouver de fondement naturel et avec lesquels on se sentait en même temps dans une contradiction irréductible. On eut donc recours à la théorie de l’arbitraire, si simple en apparence. En réalité, elle est si simple qu’elle rappelle les théories mythologiques de l’enfance de l’humanité que le système de la nature voulait précisément détruire : avec ses prêtres rusés, d’Holbach introduit une nouvelle espèce d’êtres mythiques.

Il aborde un grand problème : quelle valeur ont les idées religieuses, quand on ne peut plus les employer, comme dans l’enfance de l’humanité, pour combler les lacunes de notre connaissance ? La philosophie du XVIIIe siècle ne pouvait répondre à cette question, à cause de son intelligence imparfaite des forces de la vie religieuse. Si en effet le monde des dieux était simplement accolé du dehors à l’humanité ou imposé par persuasion, s’il n’était pas issu des facultés mêmes et des besoins de l’esprit humain, il n’existerait pas à proprement parler de problème religieux. Il fallut une génération nouvelle et une ère nouvelle pour reprendre cette question. — Rousseau, dont la solitude dans son siècle tenait à ce qu’il sentit plus tôt qu’aucun autre l’aiguillon de ce problème, est seul à essayer sur lui ses facultés.

Avant de passer à la peinture de cet homme remarquable, observons encore à propos du Système de la nature qu’un certain dualisme apparaît dans la notion de nature qu’il prend pour base. D’une part, la nature est définie : un être qui existe par soi-même, qui est sa propre cause, — étant sa substance éternelle — c’est-à-dire que cette définition rappelle Spinoza. D’autre part (et souvent d’une seule haleine, par exemple, II, p. 202), il concède que nous connaissons seulement les causes actives dans l’expérience, et non les causes premières. Ici la notion de nature se fonde sur l’expérience, là sur une construction de la pensée. Mais quelle valeur a-t-elle sous ces deux formes ? Jusqu’où l’expérience peut-elle nous conduire ? De quel droit fait-on des constructions de pensée ? Autant de questions qui ne sont pas soulevées. La philosophie du siècle des lumières ne doute pas de ses lumières ; elle est d’ailleurs au monde pour éclairer les autres. — Et pourtant l’avenir de la philosophie dépendait de la discussion de ces problèmes. Mais l’atmosphère intellectuelle de la France n’était pas assez calme pour entreprendre ce travail. Il était au contraire en bonne voie dans une petite ville universitaire de l’Allemagne, lorsque parut le Système de la nature.



NOTES

87. P. 501. J. Papillon : Histoire de la philosophie moderne dans ses rapports avec le développement des sciences de la nature, Paris 1876, II, p. 194, fait dériver directement la philosophie de Diderot de celle de Leibniz. Voy. au contraire Knud Ibsen : Diderot, Köbenhavn 1891, p. 206 et suiv. et 210 (où il fait valoir, et certainement avec raison, que la collection d’extraits et de notes qui se trouve dans les œuvres de Diderot sous le titre : Éléments de physiologie, prouve la grande influence que les études des sciences physiques et naturelles exercèrent directement sur lui.