Histoire de la presse française/La liberté de la presse et les cahiers des États généraux (1788-1789)

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Histoire de la presse française ; Depuis 1789 jusqu’à nos jours
Ernest Flammarion, éditeur (p. 35-63).

CHAPITRE II

LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ET LES CAHIERS DES ÉTATS GÉNÉRAUX


LES PREMIERS JOURNAUX POLITIQUES QUOTIDIENS GÉNÉRAUX


Arrêt du roi Louis XVI invitant la nation à éclairer le Gouvernement. — Abondance de pamphlets. — Opuscule de Mirabeau sur la liberté de la Presse. — Impuissance du Parlement. — Le Docteur Guillotin. — Débordement de brochures et grande liberté en fait. — Tendances à débourbonailler la France ; écrits du comte d’Entraigues, de Camille Desmoulins, de Cerutti. etc. — Qu’est-ce que le Tiers Etat ? par Sieyès. — Cahiers des Etats Généraux en 1789. — Hostilité générale du Clergé à la liberté de la presse : la Noblesse et le Tiers Etat lui sont favorables. — Commencement de législation tendant à réprimer les délits de presse. — Le journal devient une tribune. — Eloquent prospectus du Patriote français, par J.-P. Brissot de Warville. — Mirabeau fonde successivement trois journaux : les Etats Généraux, les Lettres du Comte de Mirabeau à ses commettants, le Courrier de Provence. — Naissance de nombreuses feuilles affranchies sous la tutelle administrative. — Comptes rendus des Séances de l’Assemblée Nationale : assiduité exemplaire de Hugues Bernard Maret à ces séances. — Création du Moniteur Universel. — Origine du Journal des Débats. — Opinion d’Arthur Young sur l’ignorance en politique du peuple. — Enthousiasme de toutes les classes pour les travaux des Etats Généraux. — Elysée Loustallot, type accompli du journaliste. — Ardeur républicaine de Camille Desmoulins : la France libre, le Discours de la Lanterne aux Parisiens. — Rivarol défenseur du parti royaliste : le Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution, les Actes des Apôtres. — Influence de la Presse, dès les début de la Révolution, sur la marche des événements.

Instrument inconscient du mouvement qui devait emporter sa tête avec sa couronne, le roi Louis XVI, à la veille de la convocation des Etats Généraux, fit publier le fameux arrêt du Conseil du 5 juillet 1788, par lequel il invitait tous les savans et personnes instruites à adresser au Garde des Sceaux tous les renseignements et mémoires propres à éclairer le gouvernement.

Une telle invitation équivalant, au moins en fait, à une suppression provisoire, à une sorte de suspension de la censure préalable, fut comme le signal d’une campagne des plus brillantes et d’une influence capitale sur les destinées du pays.

Dès lors, la parole et la presse semblent changer d’accent. « Au lieu d’une conversation générale et spéculative, dit M. Taine[1], c’est une prédication en vue d’un effet pratique, subit, profond et prochain, vibrante et perçante comme un clairon d’appel. Coup sur coup éclatent des pamphlets révolutionnaires qui paraissent par centaines et par milliers, tous répétés et amplifiés dans les assemblées électorales où les nouveaux citoyens viennent donner libre cours à leur éloquence enflammée. Le cri unanime, universel et quotidien roule d’écho en écho jusque dans les casernes, les faubourgs, les marchés, les ateliers, les mansardes. »

Cette effervescence, fruit naturel de la gravité des circonstances, inspira cependant les plus vives alarmes au roi et à son ministre Necker, qui s’efforcèrent d’en arrêter le cours. Mais les sévérités et les maladresses de la police ayant suscité des protestations indignées, le gouvernement dut se résigner à laisser passer ce déluge d’écrits qui inonda en un moment tout le royaume.

Parmi les protestations qui contribuèrent à affranchir les brochures et les pamphlets des rigueurs de la police, il faut signaler celle de Mirabeau sur la liberté de la presse vers la fin de 1788[2]. On y retrouve tous les traits de son éloquence parfois un peu boursouflée, mais toujours entraînante. « C’est au moment, s’écrie le grand tribun, où la nécessité des affaires, la méfiance de tous les corps, de tous les ordres, de toutes les provinces, la diversité des principes, des avis. des prétentions, provoquent impérieusement le concours des lumières et le contrôle universel ; c’est dans ce moment, que parla plus scandaleuse des inconséquences, on poursuit, au nom du monarque, la liberté de la presse, plus sévèrement, avec une inquisition plus active, plus cauteleuse que ne l’a jamais osé le despotisme ministériel le plus effréné. Le roi demande des recherches et des éclaircissements sur la constitution des Etats Généraux et sur le mode de leur convocation……, et ses ministres arrêtent l’ouvrage posthume d’un des publicistes les plus réputés de la nation[3].

« On semble vouloir mettre tous les livres en quarantaine pour les purifier de la vérité. Certes, ils commettent un grand attentat, ceux qui dans la situation où se trouve la France, arrêtent l’expansion lumières. Ils éloignent, ils reculent, ils font avorter, autant qu’il est en eux, le bien public, l’esprit public, la concorde publique…… » Mirabeau terminait par une éloquente apostrophe aux futurs députés des Etats Généraux : « Que la première de vos lois, disait-il, consacre à jamais la liberté de la presse, la liberté la plus inviolable, la plus illimitée, la liberté sans laquelle les autres ne seront jamais acquises, parce que c’est par elle seule que les peuples et les rois peuvent connaître leur droit de l’obtenir, leur intérêt de l’accorder : qu’enfin votre exemple imprime le sceau du mépris public sur le front de l’ignorant qui craindra les abus de cette liberté. »

Le Parlement eut un instant des velléités d’intervenir, pour opposer une digue au débordement des brochures populaires. Il ne tarda pas à s’en repentir et à se réfugier, à son tour, dans une prudente réserve. Le docteur Guillotin, député aux Etats Généraux, le même qui demanda dans la séance du 1er décembre 1780 que la décapitation lut le seul supplice adopté, et qu’on cherchât une machine qui put être substituée à la main du bourreau[4], avait publié un écrit intitulé : Pétition des citoyens domiciliés à Paris. Il fut mandé à la grand’Chambre. Il eut peine à se frayer un passage travers une multitude immense, curieuse d’apprendre les suites de cette affaire. Le docteur Guillotin ne chercha pas à se disculper et prouva par son attitude qu’il ne redoutait pas l’issue des poursuites. Le Parlement n’osa ni le condamner ni l’absoudre ; et il se fit dès lors une loi absolue du silence, certain qu’il était d’être abandonné et même désavoué par le roi. Le conseiller Sallier nous a laissé son impression attristée à ce sujet ; suivant lui, la prudence conseillait au Parlement « de ne pas compromettre vainement les restes d’une autorité déjà trop peu respectée, et surtout d’éviter que ses arrêtés ne devinssent la cause ou le prétexte de désordres plus grands. » Il osait a peine élever la voix pour censurer la licence inouïe des libelles. « Il est des temps, disait l’avocat général Séguier, dans l’un éloquents réquisitoires, où les ministres de la Justice doivent par prudence cesser d’interroger les oracles[5]. »

C’en était fait, le débordement des brochures ne rencontra plus aucun obstacle. Un historien contemporain de la Révolution[6] raconte qu’un amateur en réunit 2 500, rien que dans les derniers mois de 1788, et qu’il renonça à continuer sa collection, désespérant de la voir jamais complète. Les brochures jouèrent alors le rôle que jouent nos journaux aujourd’hui, elles suppléèrent avec avantage les journaux privilégiés aveuglément soumis à l’arbitraire du pouvoir.

La liberté, l’indépendance de fait, dont jouit alors la presse sont attestées par les Mémoires du Chancelier Pasquier[7]. « On parlait, dit-il, on écrivait, on agissait avec la plus grande indépendance, on bravait même l’autorité avec une entière sécurité. La presse n’était pas libre de droit, cependant tout s’imprimait, tout se colportait avec audace. Les personnages les plus graves, les magistrats mêmes qui auraient dû réprimer ce désordre, le favorisaient. On trouvait dans leurs mains les écrits les plus dangereux, les plus, nuisibles à toute autorité. Si quelque dénonciation était de loin en loin lancée dans le Parlement par quelques-uns de ses membres plus zélés, plus consciencieux, elle paraissait presque ridicule et demeurait le plus souvent sans résultat. »

Tous ceux qui savent manier la plume écrivent alors des brochures et les font pénétrer dans toutes les couches de la nation à l’aide de sociétés secrètes, comme la Franc-Maçonnerie. Un certain nombre d’hommes politiques et d’écrivains se réunissent chez le banquier Kornmann, où ils établissent une sorte d’association pour tancer les pamphlets révolutionnaires. Bergasse y parle d’une monarchie constitutionneUe à la façon de Montesquieu ; Brissol de Warville rêve de république ; d’Eprémesnil et l’abbé Sabatier, tous deux violents parlementaires, tendent à débourbonailler la France au profil de leur Corps. Chez Kornmann viennent encore Pétion, le futur maire de Paris, Clavière, le futur ministre de la Gironde, La Fayette, Carra, Gorsas, enfin le comte de Mirabeau[8].

Mais Paris n’absorbe pas à lui seul, comme on serait tenté de le penser, la direction du mouvement. Personne ne s’en désintéresse, même au fond des provinces. Les écrits du comte d’Entraigues et de Rabaut-Saint-Etienne en Languedoc, de Mounier en Dauphiné, de Volney à Rennes et à Angers, de Kervélégen et de Gleizen en Bretagne sont là pour attester l’activité des esprits dans la France entière à l’unisson de Paris[9].

Le plus violent de ces écrits est assurément celui du comte d’Entraigues : Mémoire sur les États Généraux, leurs droits et la manière de les convoquer. Il débute par une apologie de la République et un anathème contre la Monarchie. « Ce fut sans doute, dit-il, pour donner aux plus héroïques vertus une patrie digne d’elles, que le ciel voulut qu’il existât des républiques ; et peut-être, pour punir l’ambition des hommes, il permit qu’il s’élevât de grands empires, des rois et des maitres. » Il dénonce toutes les cours, sans distinction aucune, comme des foyers de corruption, tous les courtisans comme des ennemis naturels de l’ordre public, comme une foule avilie d’esclaves à la fois insolents et bas, la noblesse héréditaire comme le plus épouvantable fléau, dont le ciel dans sa colère pût frapper une nation libre. Il répète que le Tiers est le peuple et que le peuple est l’Etat lui-même, que, dans le peuple réside la toute-puissance nationale. Et il s’écrie « qu’il n’est aucune sorte de désordres qui ne soit préférable à la tranquillité funeste que procure le pouvoir absolu ».

La brochure du comte d’Entraigues produisit autant et peut-être plus d’effet que la France libre, où Camille Desmoulins discutait ouvertement et d’une manière méthodique l’établissement de la République.

Parmi les autres écrits qui eurent le plus de retentissement, il suffira de mentionner ceux de Cerutti : Mémoire pour le peuple français, Etrennes au public, Vues générales sur la constitution française ; ceux de Condorcet sur les affaires présentes, sur les assemblées provinciales, etc. ; la Lettre sur les États Généraux, par Target ; le Cahier des États Généraux de Bergasse ; une Idée sur le mandat des députés aux États Généraux, de Serran ; la Voix du Citoyen par Lebrun, le futur consul ; les écrits du prince de Beauveau, du marquis de Casaux, de comte de Kersaint, de Delandine, de Desmeuniers, de Rœderer, etc.

Il nous faut insister particulièrement sur les trois brochures célèbres publiées par l’abbé Sieyès.

En novembre 1788, parut d’abord l'Essai sur les privilèges, où l’on retrouve, mais fort clairsemées, les traces de l’esprit mordant qui caractérise l’auteur.

Un peu plus tard, parut l’immortelle brochure : Qu’est-ce que le Tiers État[10] ? On sait qu’elle débute par ces trois aphorismes : Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? A être quelque chose. Afin que le Tiers État devienne quelque chose et prenne la place qui lui est due, l’abbé Sieyès expose un programme aussi hardi qu’original. Suivant lui, lors de la réunion des États Généraux, « le Tiers doit s’assembler à parL ; il ne concourra point avec la noblesse et le clergé, il ne votera avec eux ni par ordre, ni par tête. Il prie qu’on fasse attention à la différence énorme qu’il y a entre l’Assemblée du Tiers État et celle des deux autres ordres. La première représente vingt-cinq millions d’hommes et délibère sur les intérêts de la nation. Les deux autres, dussent-elles se réunir, n’ont des pouvoirs que d’environ deux cent mille individus, et ne songent qu’à leurs privilèges. Le Tiers seul, dira-ton. ne peut pas former les États Généraux. Eh ! tant mieux. Il composera une Assemblée nationale. » Voilà l’idée, le mot capital lancé par Sieyès. On comprend maintenant l’importance de sa brochure et la légitime célébrité dont elle demeure entourée. Elle porte en germe les événements qui vont se développer. On peut conséquemment affirmer, sans trop d’exagération, qu’à la Presse revient l’honneur d’avoir préparé et tracé les voies à la Révolution.

La troisième brochure de l’abbé Sieyés, Délibérations à prendre dans les assemblées de bailliage, fut publiée au mois de février 1789. Elle n’a guère que 46 pages, et son intérêt parait aujourd’hui bien effacé. Il faut, dit l’auteur, que les députés soient de vrais représentant doyens chargés par leurs commettants de proposer, de discuter, de délibérer et de statuer ». Il faut que chacun d’eux se regarde non comme le représentant d’un seul bailliage, mais de la nation tout entière. « Je m’arrête, dit-il, en terminant. Les pouvoirs qu’un se propose d’exercer aux prochains États généraux sont certainement trop étendus : mais la circonstance est telle qu’il ne faut pas trop réclamer les meilleurs principes. Aussi faut-il laisser les pouvoirs indéfinis ; sans le marquer expressément. Les arrêtés, que nous avons rédiges plus haut sur la constitution, montrent assez que l’on confie aux députés de 1789 le sort de la France. »

au milieu de ce débordement de brochures et dans cet état d’esprit « le rénovation, de révolution générale répandu dans les provinces, les villes et les villages, que se réunirent les bailliages et sénéchaussées du royaume pour dicter leurs Cahiers aux députes des trois ordres envoyés aux États Généraux.

On a souvent répété, et avec raison, qu’il n’y eut jamais d’élections plus libres que celles de 1789. Aussi jamais vœux exprimés par le corps électoral n’ont-ils été plus sincères et plus dignes d’attention que ceux consignés par nos pères dans leurs immortels Cahiers.

Il est curieux et instructif de dépouiller et de résumer les opinions émises à cette époque pour et contre la liberté de la presse[11].

D’une manière générale, on peut affirmer que le clergé se prononce contre la liberté de la presse. Il demande le maintien de la censure préalable ; les intérêts de la religion, des bonnes mœurs et de l’Église doivent tout dominer. Le plus souvent cependant les intérêts du trône sont unis à ceux de l’autel dans une étroite solidarité.

Le clergé d’Anjou demande « qu’aucun ouvrage concernant la religion, les mœurs et le gouvernement ne soit imprimé sans les noms de l’auteur et de l’imprimeur, et sans l’approbation des censeurs, qui seront établis à cet effet dans les endroits où il y aura imprimerie ». Le clergé du Boulonnais veut qu’on mette les plus grandes entraves à la liberté de la presse. « L’essai qu’on fait, dit-il, dans le moment actuel de cette malheureuse liberté de la presse montre les horreurs qu’elle est capable de produire et confirme de plus en plus l’absolue nécessité d’en réprimer les excès. Il est donc de la sagesse de Sa Majesté de renouveler les ordonnances et édits de 1547 et de 1551 déjà rendus sur cette matière, et surtout de tenir la main à leur exécution. »

Le clergé de la prévôté et vicomte de Paris hors les murs exprime des vœux analogues. Aucun ouvrage ne doit pouvoir « être imprimé ou débité dans le royaume, à moins qu’au préalable il n’ait été examiné et que l’impression ou la distribution n’en ait été permise ».

Le clergé d’Amiens a des vues plus originales. Il demande avec instance « que la librairie soit désormais soumise à une inspection aussi sévère qu’éclairée, et qu’il soit établi une chambre composée d’un magistrat intègre, d’un homme de lettres incorruptible et d’un théologien exact qui motiveront leurs jugements. »

Le clergé de Dax va plus loin. Il veut « qu’on déclare incapables de toutes charges, places dans les académies, les collèges et les universités, les auteurs convaincus d’avoir écrit contre la religion, les mœurs ou le gouvernement ». Il ajoute « qu’il serait à désirer que S. M. voulût bien ordonner, conformément aux États de Blois, qu’aucun livre sur la religion ne fût imprimé et vendu sans avoir et approuvé par l’évêque diocésain ou ses vicaires généraux dans les villes où il n’y a ni censeurs royaux, ni faculté de théologie… qu’aucun marchand colporteur ne puisse exposer des livres en vente sans en avoir présenté la liste à l’évêque diocésain dans les villes épiscopales, on aux curés dans les villes éloignées ».

Enfla le clergé de Hantes demande « qu’une loi, renouvelant les anciennes, proscrive d’une manière efficace cette foule d’écrits qui se répandent de tous cotés contre la religion ». Il serait a souhaiter, ajoute t-il. « qu’il fût établi, surtout dans la capitale, un comité ecclésiastique (par exemple la faculté de théologie), de veiller à l’exécution de ces lois, et autorisé à dénoncer légalement ces sortes d’ouvrages au ministère public, après les avoir examinés, en avoir analysé les erreurs et les avoir combattus par une réfutation sommaire. »

Certaines assemblées du clergé, prévoyant que la censure pourrait bien être supprimée et la liberté de la presse accordée, demandent, dans ce cas, une répression sévère de tous les abus pouvant en résulter. C’est le cas de l’assemblée du clergé de Rouen, qui donne mandat à ses députés « dans le cas où la liberté de la presse serait accordée contre le vœu du clergé, de demander que l’on condamne à des peines sévères tous les auteurs, libraires ou colporteurs qui seraient convaincus d’avoir composé ou distribué des ouvrages contre la religion ou les mœurs ».

On voit de quel esprit d’hostilité résolue contre la presse était animé le clergé. Pour lui. la presse est comme le véhicule de l’esprit philosophique, contre lequel il s’élève avec indignation. « Un esprit de philosophie et d’impiété, dit le clergé d’Auch, a répandu depuis quelques années dans tout le royaume un esprit de système qui altère tous les principes religieux et politiques, qui a porté les atteintes les plus mortelles à la foi et aux mœurs, et relâché les liens les plus sacrés de la société. Effet funeste de ce nombre prodigieux d’ouvrages scandaleux, fruits malheureux de l’amour de l’indépendance, enfantés par le libertinage et l’incrédulité, où l’on attaque avec une égale audace la foi, la pudeur, le trône et l’autel. Livres impures et corrupteurs, qui, circulant de toutes parts, ont semé le poison dans tous les états et ont ôté au peuple fiançais une partie de son énergie. »

Mais la noblesse et le tiers état manifestent des sentiments opposés. Ils se prononcent résolument en faveur de la liberté de la presse ; ils demandent cependant, à titre de garantie, que les auteurs et les imprimeurs signent leurs œuvres et en soient personnellement responsables devant la juridiction répressive ; ce qui est de toute justice.

Le point capital sur lequel s’accordent la noblesse et le tiers état, c’est la nécessité de détruire la censure préalable et toutes entraves préventives, que le clergé voudrait maintenir et même renforcer. Les cahiers du tiers et de la noblesse mettent en évidence et célèbrent l’envi les avantages de la liberté de la presse. « La nécessité de propager les lumières, dit le tiers état d’Amiens, l’utilité d’une censure publique qui éclaire la conduite des hommes, épure les mœurs, arrête les injustices ou venge les opprimés, qui fixe l’opinion sur les administrations en général, les corps et les individus en particulier, tout réclame que la presse soit libre ; mais en môme temps tout indique qu’il faut prendre des précautions pour réprimer les écrits séditieux et contraires à la religion et aux bonnes mœurs. »

Le tiers état de Clermont-Ferrand déclare que « l’avantage reconnu de la communication des idées fera considérer la liberté de la presse comme de droit naturel ». La noblesse de Clermont en Beauvoisis, animée du souffle le plus libéral, affirme « que la liberté entière donnée à la presse pour tout objet d’administration ne peut que produire le double avantage d’instruction pour les citoyens et de censure toujours active pour les ministres dont la conduite serait répréhensible. »

Les habitants et propriétaires de la paroisse de Montgeron (Seine-et-Oise ) s’expriment en termes non moins élevés et non moins pressants : « La liberté de publier les opinions faisant la partie essentielle de la liberté individuelle, puisque l’homme ne peut être libre quand sa pensée est esclave, la liberté de la presse sera accordée indéfiniment, sauf les réserves qui pourront être faites par les États Généraux. »

Si la liberté de la presse avait eu lieu, dit la noblesse du Boulonnais, la nation aurait été éclairée plutôt sur ses véritables intérêts.

La noblesse de Châtillon-sur-Seine réclame la liberté de la presse comme le seul moyen de faire parvenir jusqu’aux chefs de l’administration les connaissances et les lumières nécessaires pour les guider et les éclairer dans tontes leurs opérations.

ha difficulté consistera à établir une ligne de démarcation entre la liberté légitime et la licence de la presse. « La liberté de la presse. dit en effet le tiers de la ville d’Angoulême, tient a l’ordre social et au besoin d’éclairer l’administration : elle paraît devoir être sans bornes pour le bien, mais prohibée pour tout ce qui peut corrompre le cœur et l’esprit. »

Voilà un idéal magnifique, niais difficile à réaliser dans une société livrée aux luttes et aux disputes de toute sorte. On s’en remet aux États Généraux du soin d’assurer, par une loi claire et précise, la liberté des écrivains, tout en protégeant l’honneur des particuliers et les principes d’ordre public.

À peine quelques cahiers se prononcent-ils sur la juridiction qui sera appelée à réprimer les délits de presse. Le tiers état d’Auxois veut qu’il soit rédigé a un règlement, dont l’exécution sera confiée aux juges royaux ordinaires » : et la noblesse de Blois entend réserver « le droit qu’a tout citoyen de se pourvoir par les moyens de droit et dans les tribunaux ordinaires contre l’auteur et l’imprimeur dans le cas de diffamation ou de lésion ». Mais la « preuve parjurés » est réclamée en termes formels par la noblesse d’Auxois et par le tiers état de Versailles. Suivant la noblesse d’Auxois, on ne doit procéder contre l’auteur ou l’imprimeur « qu’en employant la preuve des jurés, de manière que la religion, l’honnêteté publique et l’honneur des citoyens ne puissent être attaqués impunément ». La ville de Versailles est plus explicite encore : « Pour prévenir l’abus que les juges ou les gens puissants pourraient faire de leur autorité, aucun écrit ne pourra être regardé comme libelle, s’il n’est déclaré tel par douze jurés, lesquels seront choisis suivant les formes prescrites par la loi qui interviendra sur cette matière. »

Il faut bien reconnaître que le choix de la juridiction destinée à réprimer les délits de presse était fort malaisé à faire de prime abord. La nation n’avait ni les mœurs ni la pratique de la liberté ; et on comprend à merveille ses hésitations, ses tâtonnements, lorsqu’elle est appelée brusquement à résoudre une question difficile, complexe, qui est encore aujourd’hui, après pins d’un siècle, livrée aux controverses politiques, sans jamais recevoir une solution, que les partis s’accordent à considérer comme définitive.

Quoi qu’il en soit, la réunion des États Généraux fut le signal d’une ère nouvelle Major rerum nascitur ordo. Il y eut alors de beaux jours les aspirations les plus généreuses, les rêves sublimes de justice, de liberté et de fraternité ! Ce fut en même temps la période la plus éclatante de l’épanouissement de la presse en France.

L’année 1789 fut vraiment le berceau de la presse périodique. Le journal n’est plus dès lors une simple feuille de nouvelles renseignant un petit nombre d’abonnés sur les mille racontars de la ville et de la cour, sur les anecdotes plus ou moins piquantes touchant le monde des théâtres et la république des lettres. C’est une tribune retentissante où montent des publicistes, les uns inspirés par l’amour le plus pur du bien public, les autres par toutes les passions qui agitent des âmes basses et envieuses.

J.-P. Brissot de Warville, d’abord rédacteur du Courrier de l’Europe, eut le premier la pensée de fonder un journal politique indépendant de toute attache gouvernementale. Un séjour prolongé à Londres lui permit d’apprécier les bienfaits de la liberté, et il voulut en doter la France.

Au mois d’avril 1789, il publia le prospectus d’un journal intitulé le Patriote français, en tête duquel il inscrivit cette épigraphe empruntée au Dr Jebb, publiciste anglais : Une gazette libre est une sentinelle qui veille sans cesse pour le peuple. Les idées exposées dans ce prospectus sont vraiment remarquables ; et on nous saura gré d’en reproduire ici quelques fragments :

« Ce serait insultera la nation française que de lui démontrer longuement l’utilité et la nécessité de ce journal dans les circonstances actuelles… Il faut trouver un autre moyen que les brochures pour instruire tous les Français, sans cesse, à peu de frais, et sous une forme qui ne les fatigue pas. Ce moyen est un journal politique ou une gazette ; c’est l’unique moyen d’instruction pour une nation nombreuse, gênée dans ses facultés, peu accoutumée à lire, et qui cherche à sortir de l’ignorance et de l’esclavage. Sans les gazettes, la révolution de l’Amérique, à laquelle la France a pris une pari si glorieuse, ne se serait jamais faite… Ce sont les gazettes qui ont tiré l’Irlande de la langueur et de l’abjection où la tenait le Parlement anglais ; ce sont les gazettes qui conservent le peu de liberté politique qui reste en Angleterre.

« Mais c’est d’une gazette libre, indépendante, que le docteur Jebb parlait ainsi, car celles qui sont soumises à une censure quelconque portent avec elles un Bceau de réprobation. L’autorité, qui les domine, en écarté, ou, ce qui revient au même, est supposée en écarter les faits et les réflexions qui pourraient éclairer la nation ; elle est soupçonnée d’en commander les éloges et les satires. Eh ! jusqu’à quel point cette prostitution des gazettes censurées n’a-t-elle pas été portée dans ces derniers temps !… Mais ce trafic honteux de la presse, qui, en France, a tant avili la profession de journaliste et de gazetier, profession vraiment respectable dans un pays libre, lorsqu’elle est exercée par des hommes indépendants, ce trafic va cesser… Plus éclairée aujourd’hui, et surtout plus irréprochable, l’autorité n’arrêtera plus, ne commandera plus la pensée. L’homme de génie, le bon Page:Avenel - Histoire de la presse française, 1900.djvu/59 Page:Avenel - Histoire de la presse française, 1900.djvu/60 Page:Avenel - Histoire de la presse française, 1900.djvu/61 Page:Avenel - Histoire de la presse française, 1900.djvu/62 Page:Avenel - Histoire de la presse française, 1900.djvu/63 Page:Avenel - Histoire de la presse française, 1900.djvu/64 Page:Avenel - Histoire de la presse française, 1900.djvu/65 lesquelles se fondait alors un journal. « On désire depuis longtemps, y était-il dit, un détail exact, circonstancié et impartial des travaux de l’Assemblée nationale, et le moyen d’obtenir des résultats, de l’authenticité desquels on puisse être assuré. C’est dans cette vue que nous offrons au public, dans le Journal des Débats et Décrets, les avantages réunis à la plus prompte expédition possible, puisque l’impression du journal que nous proposons se fait à Versailles, immédiatement après chaque séance… Le journal composé d’une demi-feuille, sera remis tous les matins dans la demeure de MM. les souscripteurs de Paris et de Versailles… Le prix de la souscription est de 9 livres, franc de port pour Paris, et de 10 livres pour tout le royaume, pour deux mois. MM. les députés ne payeront que 6 livres pour deux mois. »

Telles sont les humbles origines des Débats. Leur berceau ne fut pas orné de la moindre fleur de rhétorique. D’ailleurs ils n’aspirèrent à la célébrité et ne commencèrent à être une force qu’après le 18 Brumaire, lorsque les frères Bertin en devinrent les propriétaires.

Toute l’attention du pays, on le voit, se concentra aux débuts de la Révolution, sur les travaux de l’Assemblée nationale ; la légitime curiosité du public donna naissance à la presse politique quotidienne. Que de questions du plus haut intérêt allaient être agitées : la nouvelle organisation administrative en départements, districts, cantons et communes, le veto, le droit de paix et de guerre, les biens du clergé, la réforme des tribunaux, celle de l’armée, celle des impôts, etc. ! On comprend avec quelle impatience de nombreux lecteurs attendaient, et avec quelle avidité ils lisaient les comptes rendus de ces débats immortels.

L’activité intellectuelle se portait tout entière de ce côté ; et beaucoup de rédacteurs gratuits s’empressaient d’aider Les députés dans leur rédaction. Depuis l’ouverture des États Généraux, dit très bien M. Bardoux[12], les jeunes gens voues aux lettres montraient la plus vive ardeur pour assister aux séances. Lorsque, à la suite des journées des 5 et 6 octobre, l’Assemblée nationale fui transférée à Paris, l’empressement n’en devint que plus grand. Pour obtenir une place très disputée dans les tribunes, la jeunesse lettrée se faisait

attacher à la rédaction d’un journal. C’est ainsi que Charles Lacretelle entra au Journal des Débats.

Trois hommes nous paraissent avoir incarné plus particulièrement les qualités et les défauts qui ont marqué les débuts du journalisme quotidien en France : Loustallot, Camille Desmoulins et Rivarol. Nous n’avons à nous occuper en ce moment que de leurs premiers pas. en 1789.

Demandons-leur cependant l’idée qu’ils se faisaient eux-mêmes de leur mission, à cette époque unique de notre histoire, où éclataient avec une ardente naïveté tous les enthousiasmes et toutes les illusions d’un peuple, qui croyait pouvoir réaliser, presque sans efforts, un bonheur sans mélange et sans limites. Camille Desmoulins nous répondra, avec sa verve, son entrain et sa pétulance, dans qu’il a tracé d’Elysée Loustallot. le principal rédacteur des Révolutions de Paris, le plus brillant et le plus convaincu des journalistes de la Révolution, mort en 1700, à l’âge de vingt-huit ans, avant l’heure des déceptions, consumé, comme on l’a dit, par le patriotisme qu’il avait allumé dans des millions de cœurs.

« Le journaliste, tel que Loustallot s’en formait et en remplissait l’idée, exerçait une véritable magistrature et les fonctions les plus importantes comme les plus difficiles. Telle était, selon lui, la nécessité de ces fonctions, qu’il ne cessait de répéter cette maxime d’un écrivain anglais : Si la liberté de la presse pouvait exister dans un pays où le despotisme le plus absolu réunit dans une seule main tous les pouvoirs, elle suffirait seule pour faire contrepoids.

« Aujourd’hui, il fallait à l’écrivain périodique, et la véracité de l’historien qui parle à la postérité, et l’intrépidité de l’avocat qui attaque des hommes puissante, et la sagesse du législateur qui règne sur ses contemporains. Il se représentait un véritable journaliste tel que l’un d’eux en a fait le portrait, connue le soldat de l’innocence et de la vérité, engagé à un examen scrupuleux avant que d’entreprendre, à un courage inébranlable après avoir entrepris. Il pensait que tous les citoyens devaient trouver en lui un ennemi implacable de l’injustice et de l’oppression… Si ce ministère est pénible, combien, d’un autre côté, il le trouvait honorable pour les journalistes (je parle de ceux qui sont dignes de ce nom !)… Ils étaient, à ses yeux, les rois d’armes de la nation, les Stentor de l’opinion, qui se faisaient entendre de tout le camp des Grecs… Ils occupaient la tribune extérieure de l’Assemblée nationale, d’où ils proclamaient les décrets, d’où leur voix remplissait non seulement la place publique, mais tout l’empire, mais toutes les nations ; c’était le levier d’Archimède qui remuait le monde. Les deux cent mille lecteurs de Loustallot sont une preuve qu’il n’était pas au-dessous de cette idée qu’il s’était faite du journaliste. »

Quant à Camille Desmoulins, l’histoire de sa vie est bien connue. On sait qu’il se rencontra sur les bancs du collège Louis-le-Grand avec Maximilien de Robespierre. L’étude des grands écrivains de l’antiquité semble leur avoir inspiré de bonne heure l’idée de fonder une république à l’image de Rome et d’Athènes.

« Les premiers républicains qui parurent en 1789, a écrit Desmoulins lui-même, étaient des jeunes gens qui, nourris de la lecture de Cicéron dans les collèges, s’y étaient passionnés pour la liberté. On nous élevait dans les écoles de Rome et d’Athènes et dans la fierté de la république pour vivre dans l’abjection de la monarchie et sous le règne des Claude et des Vitellius : gouvernement insensé, qui croyait que nous pourrions nous passionner pour les pères de la Patrie, du Capitole, sans prendre en horreur les mangeurs d’hommes de Versailles, et admirer le passé sans condamner le présent ».

Dès l’ouverture des États Généraux, son enthousiasme touche à l’ivresse. Tous les jours il fait le voyage de Versailles, assiste aux séances, applaudit Mirabeau, va diner chez les députés du Dauphiné et de la Bretagne, « qui le connaissent tous pour un patriote, et qui ont pour lui des attentions qui le flattent ». Il demande à Mirabeau « d’être un des coopérateurs de la fameuse gazette de tout ce qui va se passer aux Etats Généraux, à laquelle on souscrit ici par mille, el qui rapportera cent mille écus, dit-on, à l’auteur. »

S’il ne peut devenir rédacteur d’un journal, il va lancer une brochure retentissante. « Il pleut des pamphlets, dit-il, tous plus gais les uns que les autres ; il y a une émulation entre les graveurs et les auteurs à qui divertira le mieux le public. » Mais comment trouver un imprimeur ? Camille Desmoulins n’en trouva qu’après la journée du 14 juillet, qui le rendit célèbre, pour la harangue enflammée qu’il jeta, au Palais-Royal, du haut d’une table, à la foule indignée du


Geoffroy. sc. Publié par Furne, à Paris.
Camille DESMOULINS
(1762-1794)

Député de Paris à la Convention Nationale.
Condamné et exécuté par le tribunal révolutionnaire.
renvoi de Necker, et qui poussa les Parisiens jusque sous les canons

de la Bastille.

A l’allégresse, à la vivacité des transports, que manifeste Camille Desmoulins, dans sa première brochure, la France libre, nous pouvons juger l’état d’esprit de ses contemporains, au milieu de l’année 1789.

« Altérés d’une soif de douze siècles, s’écrie-t-il, nous nous sommes précipités vers la source dès qu’elle nous a été montrée. Il y a peu d’années, je cherchais partout des âmes républicaines ; je me désespérais de n’être pas né Grec ou Romain… Mais c’est à présent que les étrangers vont regretter de n’être pas Français. Nous surpasserons ces Anglais si fiers de leur Constitution, et qui insultaient à notre esclavage. Plus de magistrature pour de l’argent, plus de noblesse transmissible, plus de privilèges pécuniaires, plus de privilèges héréditaires, plus de lettres de cachet, plus de décrets, plus d’interdits arbitraires, plus de procédure criminelle secrète. Liberté de commerce, liberté de conscience, liberté d’écrire, liberté de parler. Plus de ministres oppresseurs, plus de ministres déprédateurs, plus d’intendants vice-despotes, plus de jugements par commissaires. plus de Richelieu, plus de Terrai, plus de Laubardemont, plus de Catherine de Médicis, plus d’Isabelle de Bavière, plus de Charles IX, plus de Louis XL Plus de ces boutiques de places et d’honneurs chez la Dubarry, chez la Polignac. Toutes les cavernes de voleurs seront détruites, celle du rapporteur et du procureur, celles des agioteurs et celles des monopoleurs, celles des huissiers-priseurs et celles des huissiers-souffleurs. L’extinction de ces parlements qui ont tant enregistré, tant décrété, tant lacéré, et se sont nosseigneurisés ; qu’il en périsse jusqu’au nom et à la mémoire… La même loi pour tout le monde. Que tous les livres de jurisprudence féodale, de jurisprudence fiscale, de jurisprudence des dîmes, de jurisprudence « les chasses, fassent le feu de la Saint-Jean prochaine ! Ce sera vraiment un feu de joie et le plus beau qu’on ait jamais donné au peuple… La Bastille sera rasée, et sur son emplacement s’élèvera le temple de la liberté, le palais de l’Assemblée nationale… Oui, tout ce bien va s’opérer ; oui, celle révolution fortunée, cette régénération va s’accomplir ; nulle puissance sur la terre en état de l’empêcher. Sublime effet de la philosophie, de la liberté et du patriotisme ! »

Chose à peine croyable, le Parlement de Toulouse, à la veille de disparaître avec les autres cours souveraines, condamna au feu la France libre. Camille Desmoulins lui en adressa de spirituels remerciements.

Ce premier succès l’encouragea à faire paraître un nouveau pamphlet, le Discours de la lanterne aux Parisiens, qui parut sans nom d’auteur avant la fin de l’année 1789. Le titre est singulier et a été jugé odieux : il a été inspiré à l’auteur par son esprit de gavroche parisien et par le désir de piquer la curiosité publique. Quelques passages sont d’une violence de polémique regrettable, et d’autres révèlent une nature quelque peu rabelaisienne : mais le fond est modéré, au point qu’il a mérité l’approbation d’hommes tels que Sieyès, Target. Mirabeau. « Oubliez le titre, dit Despois[13], et dites si vous avez jamais lu pamphlet plus vif. plus coloré, plus entraînant. »

C’est le panégyrique de la fameuse nuit du 4 août, qui détruisit tous les privilèges. La joie de l’auteur s’exalte jusqu’au délire dans une série de strophes lyriques : « Haec nox est, s’écrie-t-il,… C’est cette nuit qui a aboli la dîme et le casuel… C’est cette nuit qui a supprimé les justices seigneuriales et les duchés-pairies, qui a aboli la main-morte, la corvée, le champart, et effacé, de la terre des Francs tous les vestiges de la servitude. C’est cette nuit qui a réintégré les Français dans les droits de l’homme… C’est cette nuit qui a supprimé les maîtrises et les privilèges exclusifs. Ira commercer aux Indes qui voudra. Aura une boutique qui pourra. Le maître tailleur, le maître cordonnier, le maître perruquier pleureront : mais les garçons se réjouiront, et il y aura illumination dans les lucarnes… Ô nuit désastreuse pour la grand’chambre, les greffiers, les huissiers, les procureurs. Les secrétaires, sous-secrétaires, tes beautés solliciteuses, portiers, valets de chambre, avocats, gens du roi, pour tous les gens de rapine… »

Puis, cette strophe qui semble avoir été écrite sous la dictée de Rabelais : « Mais ô nuit charmante, ô vere beata nax, pour mille jeunes recluses, Bernardines, Bénédictines, Visitandines, quand elles vont êtres visitées par Les pères Bernardins, Bénédictins, Carmes et Cordeliers… »

Ces traits de légèreté graveleuse ne sont pas particuliers à Camille Desmoulins ; ils tiennent au goût dominant dans la seconde moitié du xviiie siècle. On les rencontre chez les écrivains de tous les partis, même chez les défenseurs du trône et de l’autel comme Rivarol, qui a été l’un des plus habiles et certainement le plus spirituel.

Rivarol, dont les prétentions nobiliaires ont toujours prêté beaucoup à rire, s’était fait connaître avant la Révolution, comme lauréat de l’Académie de Berlin, pour son Discours sur l’universalité de la langue française et par une satire littéraire, le Petit Almanach des grands hommes, véritable chef-d’œuvre de persiflage, qui avait déchaîné contre lui les colères et les haines de Cerutti, de Garât, de Chamfort, de Joseph Chénier, de tous les écrivains du temps, objet de ses mordantes épigrammes.

Dans les débuts de la Révolution, Rivarol hésita à prendre rang. Mais il se décida pour la défense du parti royaliste, lorsqu’il vit classés dans le parti populaire tous ceux dont il s’était moqué, les Necker, les Mirabeau, les Condorcet, les Chamfort, les Chénier, les La Harpe, les Le Brun, les Volney, les Brissot, les La Fayette, les Staël, etc. Il s’improvisa publiciste et publia ses premiers articles dans le Journal politique national de l’abbé Sabatier, présentant la critique de la Révolution plus encore que la défense de la monarchie.

Comme l’a dit le dernier biographe de Rivarol[14], sa manière, aussi originale que peu efficace, consistait moins à avoir un avis qu’à critiquer les opinions de tout le monde, et à promener tour à tour sur ses amis et ses ennemis une clairvoyance et une verve également inexorables. C’est ainsi qu’il s’adressait au parti populaire : « Voltaire a dit : Plus les hommes seront éclairés, et plus ils seront libres. Ses successeurs ont dit au peuple que plus il serait libre, plus il serait éclairé, ce qui a tout perdu. »

Il disait au roi : « Il en est des personnes des rois comme dis statues des dieux : les premiers coups portent sur le dieu môme ; les derniers ne tombent plus que sur un marbre défiguré. — Il faut attaquer l’opinion avec les armes de la raison ; nu ne tire pas des coups de fusil aux idées. — L’imprimerie est L’artillerie de la

pensée. »
Gravé d’après l’original de Ducreux par Jouannin.


Antoine RIVAROL
(1753-1801)
Défenseur du parti royaliste.

Il avait de ces mots à double tranchant qui coupaient également les doigts aux deux partis contraires, trop prompts à s’en emparer : « Les vices de la cour ont commencé la Révolution. Les vices du peuple l’achèveront. La populace de Paris et celle de toutes les villes du royaume ont encore bien des crimes à commettre avant d’égaler les sottises de la cour et des grands. »

Dans le Journal politique national, Rivarol ne prétendait écrire, suivant ses propres expressions, qu’une suite de réflexions sur les décrets de l’Assemblée nationale, sur les fautes du gouvernement et sur les malheurs de la France. Mais, grâce à l’éclat de son style, ses récits et ses tableaux sont dignes d’être lus par la postérité, car quelques-uns touchent au chef-d’œuvre.

A la même époque, Rivarol burinait certains portraits de la Galerie des Etats Généraux et des dames françaises ; et, un peu plus tard, il publiait le Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution, par un citoyen actif, cy devant rien, où la haine la plus aveugle se donne carrière avec une liberté qui dégénère en licence. Dans une Epitre dédicatoire à S. E. Madame la baronne de Staël, Rivarol poursuit d’une haine injuste, qui va jusqu’à la méchanceté et à la cruauté, une femme d’un esprit et d’un cœur généreux. Il nous suffira de rappeler le début de cette Epitre dédicatoire : « Madame, publier le Dictionnaire des grands hommes du jour, c’est vous offrir la liste de vos adorateurs. » Ce n’est plus là du persiflage, ce ne sont plus de légères égratignures, mais des blessures profondes, qui arrêtent le rire et inspirent le dégoût.

C’est surtout dans les Actes des Apôtres, journal qui commença à paraître le 2 novembre 1789, le jour des Morts, que Rivarol donna un libre cours à ses bouffonneries grossières, parfois même ordurières. Il fait la guerre aux hommes et aux choses de la Révolution par tous les moyens, bons ou mauvais. Il écrit, comme on l’a dil. pour la meilleure société de son temps, sur le ton de la plus mauvaise compagnie. Ecoutez-le : « C’est toute la canaillerie de l’Assemblée Nationale qui a dicté le décret qui supprime la noblesse. La clique purulente des avocats n’y a pas peu contribué. »

Rivarol collaborait, dans les Actes des Apôtres, avec Peltier, Champcenetz, Suleau, Mirabeau cadet, Montlosier, le comte de Langeron, Bergasse, Régnier, Béville, Langlois, Artaud, le chanoine Turménie, l’abbé de la Bintinaie, etc.

Ces nobles défenseurs du trône et de l’autel ramassent la boue du ruisseau, pour salir leurs adversaires, sans trop se soucier des éclaboussures qui pouvaient retomber sur eux et sur leur parti. Rabelais et Voltaire, dans leurs accès de gaieté cynique, ne sont pas plus graveleux que ces soutiens de l’Église et de la Royauté.

Les lecteurs curieux qui voudront s’en assurer, n’auront qu’à se reporter au numéro XVI des Actes des Apôtres, où se trouve le récit des couches de Target, mettant au monde la constitution de 89.

Mais nous retrouverons Rivarol, de même que Camille Desmoulins, au milieu des luttes plus ardentes et plus meurtrières du temps de la Convention ; et nous donnerons alors les derniers traits aux rapides esquisses, que nous venons de tracer de ces deux grands journalistes.

Notre conclusion, au moment précis où nous sommes parvenus, c’est que, dans les débuts de la Révolution, la presse française a fait apparaître toute sa puissance, un peu étonnée elle-même de son prestige et de son influence sur la marche des événements. Mais elle n’en a pas abusé. Elle n’a pas encore versé dans la licence : elle est restée digne de la liberté, qu’elle venait de conquérir.


  1. La Révolution, I. I, p, 35.
  2. Archives parlementaires, t. I, p. 569-570.
  3. Il s’agit des écrits de Mably, qui avait prévu, prédit, et pour ainsi dire ordonné les Etats Généraux. Son livre devint le catéchisme des Français, suivant l’expression de Rabaut-Saint-Etienne, t. I. p. 281. Précis de l’histoire de la Révolution française.
  4. C’est à tort qu’on a attribué au docteur Guillotin l’invention de l’instrument qui porte son nom et qui fut construit par un mécanicien allemand nommé Schmitt, sous la direction du docteur Louis. Aussi la guillotine fut-elle d’abord appelée Louisette. (Ludovic Lalanne, Dictionnaire historique de la France. Hachette, Paris, 1877.)
  5. Annales françaises, p. 306.
  6. Droz, Histoire du règne de Louis XVI pendant les années où l’on pouvait prévoir et diriger la Révolution française. Paris. 1839-1842, t. II. p. 103.
  7. Tome I. p. 46. Paris, Plon, 1893.
  8. La Presse clandestine à la fin de l’ancien régime, par H. Carré, dans la revue : la Révolution française du 14 février 1894.
  9. Archives parlementaires, t. I, p. 563 et suivantes, chapitre intitulé : « Notice de quelques-uns des écrits politiques les plus influents qui ont précédé l’ouverture des États Genéraux. » Réimpression de l’Ancien Moniteur, introduction hisrique. Paris, Plon frères, 1851.
  10. Elle a été rééditée en en 1888. ainsi que l’Essai sur les privilèges, par la Société de l’histoire de la Révolution française, avec une introduction et des notes par {{M.|[[Auteur}} :Edme Champion|Edme Champion]].
  11. Archives parlementaires, t. I. II. III. IV V.
    Les cahiers des états Généraux en 1789 et la législation criminelle, par Albert Desjardins. Paris, Durand et Pedone, 1883.
  12. Le livre du centenaire du Journal des Débats, p. 10.
  13. Liberté de penser, t. IV, p. 497. — Gérusez. Littérature française pendant la Révolution, p. 49 et suivantes.
  14. De Lescure. Rivarol et la Société française pendant la Révolution et l’émigration. Paris, Pion, 1883, in-8e.