Histoire de la royauté considérée dans ses origines jusqu’au XIe siècle

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HISTOIRE
DE LA ROYAUTÉ
CONSIDÉRÉE
DANS SES ORIGINES JUSQU’AU XIe SIÈCLE,
PAR M. LE COMTE A. DE SAINT-PRIEST.[1]

J’ai tant de respect pour l’histoire, que je ne l’aborde jamais qu’avec crainte et à mon corps défendant. Elle est chose grave, sacrée, et pourtant il entre à vue d’œil toutes sortes de hasards dans sa constitution, bien du factice et du convenu dans sa vérité définitive. À examiner attentivement les faits contemporains, à suivre quelques-uns de leurs courans si ondoyans et si divers, il semble qu’il sera impossible de les fixer avec étendue et variété. Puis vient un moment où, en s’éloignant des objets, on sent le besoin de se décider dans le point de vue et d’en finir. Plus ou moins de vérité dans le détail n’y fait plus guère rien : l’historien, d’autorité, intervient et redresse les témoins. L’essentiel est que la chose générale subsiste et reste établie dans une teneur quelconque qui ne soit pas trop contraire à la réelle, mais qui surtout aboutisse et se rapporte aux chemins nouveaux. Ces chemins, il est vrai, tournent et changent en avançant ; chaque siècle se voit tenté de refaire à son usage l’histoire du passé. Les témoins n’y sont plus, on a le champ plus libre. Les textes sont innombrables et contradictoires, ou très rares et très limités : on les remet en question, on les trie, on les tire. De là mille schismes qui incessamment recommencent. Ce qui est bien certain, c’est qu’il faut aux peuples une histoire, comme il leur faut une religion.

J’ai souvent aimé à me figurer, moyennant quelques images qui parlent aux yeux, ces degrés successifs d’approximation, en quelque sorte décroissante, par où passe presque inévitablement l’histoire, toujours refaite à l’usage et dans l’intérêt des vivans. La réalité des choses, à chaque moment, me fait l’effet d’une grande mer plus ou moins agitée ; les événemens qui surgissent et aboutissent sont les vagues dont se compose la surface mobile ; mais, sous ces vagues apparentes, combien d’autres mouvemens plus profonds, plus essentiels, bien qu’avortés et sourds, de qui les derniers dépendent, et que pourtant il n’est donné à nul œil de sonder ! Aussi le philosophe, on le conçoit, n’attache pas une très grande importance, une importance absolue, à la forme extérieure de l’histoire qu’il voit éclore en son temps et prendre sous ses yeux : ce n’est pour lui qu’une écorce et qu’une croûte qui pouvait lever de bien des façons.

Cependant, une fois la surface levée d’une certaine façon, une fois les événemens accomplis, il n’y a pas moyen de revenir. Historiquement parlant, il n’y a plus qu’une forme à étudier, celle qui s’est produite et qui apparaît. Si l’histoire prétendait reproduire exactement la réalité même, elle devrait viser à être le miroir de cet océan mobile, de cette surface perpétuellement renouvelée ; ce qui devient impossible. L’histoire n’est pas un miroir complet ni un fac-simile des faits ; c’est un art. L’histoire, quand on parvient à la construire, est comme un pont de bateaux qu’on substitue et qu’on superpose à cet océan, dans lequel, si on voulait s’y tenir, on se noierait sans arriver. Moyennant le pont, on élude ces flots sans fin ; on les traverse sur bien des points ; on va de Douvres à Calais. Il suffit pour la vérité historique relative que le pont soit, autant que possible, dans quelqu’une des directions principales, et porte sur quelqu’un des grands courans.

Mais le pont de bateaux ne se fait pas toujours ; les matériaux manquent ou se perdent ; il ne se trouve plus que des jalons, et de place en place, après l’orage, des massifs de pièces interrompues et pendantes. Qu’on veuille réfléchir à l’immensité du champ historique ; à part deux ou trois époques d’exception, presque tout est ainsi. Comment suppléer et achever ? Le moment vient assez vite où l’on n’a plus à espérer de découvertes, et où l’on n’a plus décidément affaire qu’à un certain nombre de textes, de fragmens déterminés. C’est avec cela qu’il faut refaire la ligne, ou la déclarer incomplète. Ici commence le triomphe et l’interminable dispute des érudits.

J’aime avant tout la méthode d’un esprit ferme, positif, inexorable, qui me dénombre et me déduit les faits, les points précis, et me dit : Rien au-delà. Je sais à quoi m’en tenir, et, si ma conjecture va son train, je sais qu’elle est conjecture.

J’aime aussi (sauf retour) la méthode d’un esprit ingénieux, hardi, habile, plein de mouvement, qui ose deviner, reconstruire, et qui m’associe à ses courageuses et doctes aventures.

M. le comte de Saint-Priest vient de rentrer avec nouveauté dans une carrière qui, depuis quelques années, avait été parcourue et illustrée en divers sens. Le fort de son livre, qui embrasse une très vaste étendue historique, porte principalement sur l’origine de la royauté moderne et tend à débrouiller encore une fois les époques mérovingienne et carlovingienne. Arrivé le dernier, il a trouvé moyen d’y jeter toutes sortes de vues nouvelles, inattendues. Ces époques, en elles-mêmes si ingrates et si obscures, sont devenues désormais comme un champ-clos brillant où non-seulement les érudits, mais des écrivains éloquens, arborent leurs couleurs et brisent des lances. Il est vrai que, si l’on n’y prend pas garde, la multiplicité des lumières va y refaire jusqu’à un certain point l’effet de l’obscurité primitive. À force d’explications et d’éclairs contradictoires qu’on fera jaillir des mêmes textes, il semblera évident que nulle explication n’est la décisive.

Un premier tournoi eut lieu sur ce même terrain et occupa tout le XVIIIe siècle. Il s’ouvre par les écrits du comte de Boulainvilliers et va jusqu’à ceux de l’historiographe Moreau. M. Augustin Thierry en a tracé un savant et lucide exposé dans les belles Considérations qui précèdent ses Récits mérovingiens. Chaque élément est tour à tour en jeu et court sur le tapis selon le préjugé dominant de l’auteur qui le fait valoir, l’élément aristocratique et frank avec Boulainvilliers, l’élément municipal et gallo-romain avec Dubos, le démocratique avec Mably, le monarchique avec Moreau. Quand le tour des rôles fut épuisé, quand tous les numéros historiques furent sortis, il y eut clôture. Puis de nos jours, sous une autre forme, la discussion a été reprise, et l’on peut dire que le tournoi a recommencé. Et d’abord il a semblé que ce n’était plus un tournoi. Les documens se présentaient plus nombreux, plus complets ; et éclairés par un sens historique tout neuf, par une comparaison très attentive. Il n’y avait plus d’ailleurs de préjugé dominant (les contemporains n’ont jamais de préjugés) ; enfin on se serait cru d’accord. Pourtant dans ces importans travaux de M. Guizot, de M. Augustin Thierry et de son frère Amédée, de M. de Châteaubriand en ses Études historiques, de M. de Sismondi, de M. Fauriel, on trouverait lieu de noter au moins des nuances de systèmes et des traces de direction assez différentes. L’élément, l’intérêt démocratique, celui des communes, ou de ce qui devait un jour s’appeler de ce nom, dominait en général ; la monarchie et l’église avaient un peu le dessous. Mais voilà que M. de Saint-Priest, dans ses loisirs du Nord, s’est aperçu de la lacune et a conçu le dessein de la combler. Il s’est ressouvenu vivement de l’idée monarchique et a estimé qu’elle n’avait pas obtenu sa part historique suffisante, son juste rôle, dans les récens travaux des plus illustres maîtres sur nos vieilles races. Nourri de vastes lectures, armé d’une érudition remuante, d’une hardiesse de construction très prompte, il a fait brèche à son tour dans quelques-unes des lignes qui avaient semblé le mieux retranchées. S’il n’a pas raison, je le crois bien, dans toutes ses revendications, il y a lieu du moins qu’on lui réponde : on a désormais à compter et probablement à transiger sur plus d’un point avec lui.

Je dis que l’ouvrage de M. de Saint-Priest aboutit principalement et vise sans doute à ces questions de nos origines nationales. Quoique l’auteur ait pris son sujet de beaucoup plus haut, et que, loin de circonscrire sa carrière, comme il semble le croire, il l’ait considérablement élargie, le plus incisif de sa docte manœuvre, le plus vif de la bataille très complexe et très brillante qu’il engage, se livre encore dans le champ de nos vieilles Gaules. On pourrait s’y méprendre à ne voir que le début. Son récit entame et suit l’histoire de l’idée d’empire, de royauté et de dynastie, à partir d’Auguste ; ses Prolégomènes remontent beaucoup plus haut, et nous transportent du premier pas aux plateaux les plus reculés de la mystérieuse Asie. Lui si Français d’esprit, il a excédé par ce bout peut-être notre mesure française, laquelle est restée très discrète et très rebelle, nonobstant le régime oriental et symbolique qu’on a essayé de nous inculquer. On a beau faire, nous n’aimons en France à sortir de l’horizon hellénique et de ses lignes distinctes qu’à bon escient. M. Letronne demeure encore en ces matières notre admirable érudit et notre critique défensif par excellence. Je me figure (car j’ai besoin d’une explication) que, pendant ces années de laborieuse absence où l’auteur préparait son important travail, il nous aura crus plus atteints que nous ne l’étions en effet de cette fièvre du symbolisme historique. Les premières pages ne sont autre chose qu’un sacrifice qu’en homme d’esprit il a cru devoir faire, un peu malgré lui, au goût du temps. Eh bien ! ce goût n’avait pas de racines profondes et ne méritait pas qu’on en tint compte :

Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus !

Ajoutez que, dans des considérations générales prises de si haut, l’auteur est nécessairement forcé de courir, et que c’est là, pour le lecteur, une préparation plutôt pénible aux discussions intéressantes, mais sérieuses, qui vont le réclamer tout entier.

L’ensemble de l’ouvrage est conçu et construit dans une pensée d’art ; il se compose de dix livres dont chacun embrasse un objet déterminé, et roule autour d’un sujet habilement choisi, contrasté, balancé, dans lequel l’auteur tente et rencontre souvent des nouveautés très-piquantes et bien des insinuations lumineuses. Comme le sujet général, qui est l’idée de royauté, ne prête pas à un récit continu, il devient quelquefois un prétexte ; l’auteur en profite pour se porter aux plus hautes questions historiques qui se lèvent à droite ou à gauche autour de lui : il met le siége devant tous les grands clochers. Le choix de quelques-uns des sujets secondaires qu’il traverse, et qu’il enserre dans le principal, pouvant sembler arbitraire, c’est avoir fait preuve déjà de beaucoup d’esprit que d’avoir su les grouper de la sorte et les établir. Depuis Auguste jusqu’à Hugues Capet ou à Grégoire VII, le champ était vaste ; la ligne qui les joint est sinueuse et prolongée. Elle traverse et côtoie le domaine de bien des érudits et des historiens ; elle passe dans la jachère de l’un, par la ferme de l’autre, sous le château-fort de celui-ci, et heurte le mur mitoyen de celui-là. Autrefois on traversait difficilement tant de pays avec si forte marchandise, sans payer rançon ; aujourd’hui il y a encore les douanes. Je voudrais bien entendre chaque érudit discuter à fond, ou mieux tirer de son poste à bout portant sur chacun des points du livre qui tombent sous sa portée. Le spirituel auteur les a quelque peu bravés, ce me semble, en passant si hardiment sous leur canon ; il a l’air, et non sans malice, de vouloir leur faire beau jeu et les attirer en plaine par de certaines témérités qu’il sait combiner avec une étude approfondie. Il pousse plus d’un bout de texte en un nouveau sens auquel on n’avait pas songé, et il lui fait rendre de subtiles nuances ; il a des impatiences et des éclairs d’interprétations qu’après tout, en ces matières humaines si complexes, un esprit supérieur a peine à s’interdire, et que le talent se plaît à exprimer. Le talent (ne trouvez-vous pas ?) a très vite quelque chose d’agressif, d’attentatoire, en apparence, à la stricte méthode érudite. La contradiction même que pourraient opposer, dans le cas présent, ceux que j’appelle les savans spéciaux, introduirait, j’en suis sûr, des résultats et des idées qui ne seraient pas venues sans l’ingénieuse provocation. Quoi qu’il en soit, et pour ne parler ici que des autorités éminentes, on aimerait à savoir ce que pense, par exemple, l’historien de la Civilisation sur les chapitres parallèles qui traitent de la transformation de la société romaine, ce que l’historien du Paganisme en Occident trouve à redire peut-être dans le tableau reproduit de ces mêmes luttes des deux mondes païen et chrétien, ce qu’oppose sans doute l’auteur des Récits mérovingiens à cette inégalité de rôle un peu brusque entre Frédegonde et Brunehaut, et comment enfin l’historien dès long-temps désigné de Grégoire VII apprécie la peinture de Rome féodale à la veille de ce pontife. Invoquer de tels noms, comme presque les seuls compétens, pour trancher ou fixer de près des questions si compliquées et si ardues, c’est assez déclarer ma propre insuffisance à moi-même, et aussi mon peu de prétention. Chacun des dix livres de M. de Saint-Priest mériterait les frais d’un siége à part, d’un siége en règle, dirigé par un homme du métier ; même là où il y aurait capitulation, elle ne serait pas sans honneur, et l’on en sortirait avec bien des idées de plus. Mais je dois me borner ici à rendre une impression, non un jugement ; à faire comprendre l’ordonnance et le mouvement du livre, peut-être aussi l’esprit qui l’a inspiré. Et, par exemple, il importe de bien dégager l’idée principale, l’idée monarchique, de la séparer des nombreux accessoires où elle se mêle et qui peuvent parfois la faire perdre de vue. Cette idée est en quelque sorte le personnage intéressant et vivant, l’héroïne de l’ouvrage ; suivons-en l’histoire, selon M. de Saint-Priest, en ne touchant que légèrement aux épisodes dont elle se trouve, chemin faisant, enveloppée.

L’idée de royauté est originaire de l’Asie ; elle y a son berceau et ses racines avec le genre humain ; elle y a crû, dès l’origine, comme en pleine terre, et n’a cessé, aux diverses époques, de s’y reproduire dans son luxe de végétation et de puissance. À Rome l’idée de royauté, une fois bannie, demeura absente, étrangère, haïe et repoussée bien plutôt que méprisée : l’auteur tient à établir ce dernier point. Au temps de l’empire, il fallut aux empereurs toutes sortes d’efforts et de dissimulations pour implanter, à l’encontre du sénat, quelque chose de l’idée et de l’habitude dynastique. Les prétoriens étaient, en leurs mains, l’instrument de cet intérêt domestique et de ces essais d’hérédité. L’auteur cherche ainsi à introduire une sorte de pensée fixe et de loi dans ces perpétuelles et confuses révoltes du prétoire.

Mais ce ne fut qu’en se rapprochant de l’Asie, en allant chercher dans l’Orient des exemples et des épouses, que les empereurs parvinrent à transporter ou à greffer quelque chose de la religion dynastique sur ce vieux tronc du patriciat romain. L’auteur nous signale ainsi l’influence singulière de quatre femmes syriennes, des quatre Julies, comme il les appelle, autour des règnes de Septimo, de Caracalla, d’Héliogabale et d’Alexandre Sévère. Ce chapitre est un des plus piquans de l’ouvrage et des plus spécieux dans sa nouveauté.

Le christianisme, qui devenait une puissance dans l’état, favorisait plutôt l’idée dynastique ; entre le sénat et César, dès qu’il y avait lutte, il n’hésitait pas. Le sénat, c’était l’ancien ordre païen au complet, politique à la fois et religieux, la religion d’état par excellence, un Capitole ennemi et inexpugnable. César, après tout, n’était qu’un homme et pouvait se gagner.

Mais est-il rigoureusement exact de dire « que les progrès ou les défaites de l’hérédité souveraine, essayée par les empereurs romains, étaient devenus la véritable mesure de la destinée des chrétiens ; que, sitôt que le sénat et l’empire non héréditaire emportaient la balance, le christianisme était persécuté ; que, sitôt que l’idée orientale ou royale recommençait à prévaloir, les persécutions s’arrêtaient ; que le caractère personnel des princes n’avait aucune part à ces oscillations ? » Voilà des assertions bien absolues ; ce serait la première fois qu’une idée aurait triomphé, durant une longue période, du caractère personnel des gens. Je ne vois point, par exemple, pourquoi, indépendamment de toute idée d’hérédité ou de non-hérédité, la nature grossière, cruelle et superstitieuse de Galère, n’aurait pas arraché l’édit de persécution au caractère affaibli et vieilli de Dioclétien ; il ne m’est pas très prouvé non plus que celui-ci ait eu des engagemens secrets avec les chrétiens, et qu’il ait dû paraître ensuite à leur égard, non-seulement un ennemi, mais un traître.

Je reviens. L’idée de royauté cheminait donc et grandissait à travers le déclin de l’empire ; le christianisme la favorisait indirectement. À Rome pourtant, qui était devenue veuve des Césars, la papauté insensiblement héritait de la souveraineté de la ville éternelle, et attendait avec patience, recueillant, redoublant ses forces et ses mystères, jusqu’à ce que vînt le jour d’apposer le sceau et l’onction à une royauté nouvelle.

Le chapitre du livre III, dans lequel l’auteur expose la transformation de l’ancien patriciat en haut clergé romain, a semblé à de bons juges un des plus heureux et des plus satisfaisans de l’ouvrage. Nulle part, je le crois, on n’avait expliqué d’une manière aussi vivante et aussi suivie, dans un relief aussi palpable, le fait du passage même, le secret d’une métamorphose qui, plus sensible dans ce grand cadre, n’y fut point pourtant circonscrite et dut se répéter en diminutif sur plus d’un point de l’empire.

Des prêtres fortunés foulent d’un pied tranquille
Les tombeaux des Catons et la cendre d’Émile,

a dit Voltaire. Mais si le prêtre a foulé tout d’abord ces grands parvis d’un pied tranquille, et, il faut ajouter, d’un pas majestueux, si encore aujourd’hui, à voir sa démarche haute dans Ara coeli, il a l’air du maître héréditaire et du patricien de céans (gentemque togatam), c’est qu’il a été en effet, à l’origine, le légitime descendant, le petit-neveu, en tant qu’il en restait, de ces Catons et de ces Émile. Ce fond continu de la vieille Rome au sein de la nouvelle s’est empreint jusque dans les formes et dans l’attitude : la pensée du Vatican en a gardé aussi des allures. M. de Saint-Priest, dans les divers chapitres qu’il a consacrés à cette Rome papale, l’a comprise en esprit politique des plus déliés et avec une affinité, si j’ose dire, plus qu’historique.

Cependant l’idée de royauté, dont nous suivons l’histoire, faisait le grand tour ; elle arrivait de l’Asie par le Nord ; elle suivait assez obscurément, durant des siècles, la grande voie des migrations germaniques, et venait planter son drapeau dans les Gaules avec les Franks, avec Clovis.

Elle semblait pénétrer encore plus avant, plus au cœur de l’empire, avec les Goths et Théodoric ; mais les Goths, comme leur illustre chef, admirateurs imitateurs du génie romain et de cette grandeur déchue, s’y fondirent et y absorbèrent leur originalité ; le Sicambre résista mieux. L’auteur nous a peint en traits énergiques et éloquens ce contraste du caractère des deux races, particulièrement cette attitude négligente et hautaine des Franks, même quand ils s’affublaient des oripeaux de Rome. Si Clovis se laissa faire consul, ce fut le jeu et la cérémonie d’une matinée.

Clovis a été découronné dans ces derniers temps de l’espèce d’auréole et, pour tout dire, de perruque à la Louis XIV, dont avaient cru le décorer les derniers historiens ou compilateurs de nos annales. On l’a, et avec autant de talent que de raison, restitué barbare, et très barbare malgré son génie. Par une sorte de jeu de bascule qui peut impatienter les historiens, mais qui fera sourire les moralistes, voici pourtant qu’un mouvement contraire le vient reprendre et comme replacer sous l’auréole. M. de Saint-Priest croit qu’on l’a fait trop barbare, trop sauvage, voire même Osage, un pur chef de clan, qu’on l’a trop destitué des traditions monarchiques qu’il puisait, lui aussi, de haute source dans la mythologie d’une race sacrée. Les Mérovingiens chez les Franks, comme les Amales chez les Goths, comme les autres races royales des barbares, étaient des Ases, c’est-à-dire des fils des dieux. Il y avait là un premier droit divin qui n’est pas sans doute tout-à-fait celui qu’on professait sous Louis XIV, qui n’a pas été transmis à la monarchie de saint Louis sans interruption, que la féodalité a coupé à plus d’un endroit, et qui a dû se retremper, dans l’intervalle, à l’onction romaine ; mais enfin c’était un droit divin très profond, très vénéré, qui impliquait l’hérédité, sinon par l’ordre de primogéniture, du moins par égal partage entre tous les fils ; qui constituait la qualité de prince du sang comme quelque chose de très à part et d’inamissible ; qui excluait toute aristocratie dominante et proportionnait le rang des chefs au degré dans lequel ils approchaient le roi. Les assemblées des Franks avant la conquête n’avaient aucun caractère aristocratique, et ce ne fut que par une usurpation réelle qu’elles en vinrent depuis à plus d’importance. Posée en ces termes, la question, au premier abord, n’a rien que de plausible et redevient au moins douteuse ; c’est affaire de textes. M. de Saint-Priest les aborde et en serre de près quelques-uns. Il conteste que le roi mérovingien fût soumis à la loi de composition, qui gouvernait autour de lui, et qu’il ait jamais été cité devant le mâl ou assemblée nationale ; il revient[2] sur un article de la loi salique duquel on se serait à tort prévalu. Sans entrer dans le fond du débat, et en laissant aux maîtres le soin, s’il y a lieu, de relever le gant, il faut reconnaître que toute cette forme de discussion est de bonne guerre, de bonne et légitime méthode.

L’auteur va plus loin : il fait descendre sur cette race mérovingienne et sur son droit inné une sorte de mysticisme demi-asiatique, demi-scandinave, et il en personnifie le résultat idéal dans la figure de Brunehaut. Pour lui, cette belle reine venue d’Espagne est un type qui représente, dans sa dernière expression, l’ascendant et l’idée de la royauté barbare sur cette troupe encore nommée les fidèles, mais qui sera bientôt la féodalité armée. Le premier grand échec que reçoit la légitimité mérovingienne date de la condamnation juridique de Brunehaut. Cette noble femme, une fois associée aux destinées des petits-fils de Clovis, aurait tenté, dans toute sa carrière, de restaurer la puissance déjà déclinante de la vieille race, de combattre à mort l’opposition conjurée des leudes et des évêques, et de déjouer, au nom d’une haute et souveraine idée, les essais de féodalité ou d’aristocratie naissante, ou même d’organisation synodale. Vers ce temps, en effet, l’Espagne et la Lombardie étaient d’un mauvais exemple pour les Francks, la Lombardie avec ses trente-cinq ducs et ses formes précoces de féodalité, l’Espagne avec ses conciles de Tolède et sa royauté soumise aux évêques Ces circonstances collatérales, et le jeu qu’elles pouvaient avoir par contre-coup, sont très ingénieusement présentés par M. de Saint-Priest. Brunehaut, pour triompher des difficultés intérieures et se donner un point d’appui au dehors, tend la main au pape saint Grégoire, qui reprenait, de son côté, l’œuvre d’agrandissement du Saint-Siége. Elle aide la mission que ce pape envoie en Grande-Bretagne, et obtient de Rome des conditions qui, favorables aux priviléges des monastères, tendent à restreindre le pouvoir des évêques diocésains. Mais saint Colomban, arrivé tout exprès d’Irlande en France, y saisit en main l’influence religieuse, contrarie les directions romaines et se pose en ennemi mortel de Brunehaut. Ces trois personnages, saint Grégoire, saint Colomban et Brunehaut, se balancent à merveille. Celle-ci, dans la réhabilitation idéale qu’on en trace, aurait du moins eu la gloire d’avoir entrevu à l’avance quelque vague rayon de la politique de Charlemagne. Aussi la comparaison qu’on fait d’elle à Frédegonde, sa rivale accoutumée, semble-t-elle à notre auteur une injure. Le personnage sanglant de Frédegonde n’est qu’un détail, un accident de la barbarie ; Brunehaut tient à l’histoire de l’esprit humain. Quand elle meurt de l’affreux supplice, quand elle disparaît attachée aux crins d’un coursier sauvage, c’est la royauté elle-même, c’est la royauté asiatico-germanique à l’agonie, que le coursier féodal emporte. — Et le talent aussi, l’imagination dans le style, n’est-ce donc pas une espèce de coursier de Mazeppa ? il y a des momens où il entraîne.

Toute cette histoire des Mérovingiens, sillonnée de tels points de vue, gagne singulièrement en intérêt ; le temps n’est plus où une femme d’esprit, quand elle commençait à lire l’histoire de France, disait : Moi, je saute toujours la première race. C’est au contraire la première race qu’il faut lire et relire aujourd’hui pour s’intéresser, pour jouir de scènes neuves, de personnages imprévus, et de tout l’esprit, de tout l’art qu’on y emploie. M. de Saint-Priest est parvenu à rendre beaucoup de physionomie et de lustre à ce personnage de Dagobert, pris d’un certain côté. Ce prince, le dernier vraiment grand de sa race, marcha sur les erremens de Brunehaut. Pénétré des vieilles maximes de la royauté germanique, conseillé de saint Éloi et de Dadon, très ferme personnellement de caractère, il combattit et contint la ligue aristocratique et épiscopale. Les monastères de l’école de Colomban étant, par un revirement assez naturel, devenus hostiles à l’intérêt des évêques, il les favorisa contre ceux-ci, rallia les populations, et rendit à l’ensemble de la souveraineté franke un reste de consistance et même de splendeur qui ne tint pas après lui. Il mourut à trente-trois ans, formant l’anneau, et un anneau très entier, entre Clovis et Charlemagne.

On sait ce que la tradition a fait de lui. J’ai souvent pensé qu’il y aurait un chapitre à écrire : De ceux qui ont une mauvaise réputation et qui ne la méritent pas. Montaigne a oublié de le faire. Que de noms en appel contre le hasard y trouveraient place ! Il faudrait commencer par Augias, au nom duquel cette locution d’étables d’Augias a rattaché une idée odieuse et presque infecte, et qui était le plus riche et le plus royal patriarche des pasteurs, tel que nous l’a représenté l’antique idylle. On n’y oublierait pas surtout Dagobert, le bon Dagobert, qui a laissé une réputation débonnaire et assez ridicule, et qui fut peut-être un grand roi, énergique, le quasi-Charlemagne de sa race, mort à la fleur de l’âge et dans la vigueur de ses hauts projets[3].

M. de Saint-Priest fait de saint Éloi, de ce fidèle Achate du héros mérovingien, un portrait très aimable, très parlant ; il lui retrouve quelque chose de la physionomie d’un Fénelon primitif. En général l’auteur affectionne les rapprochemens avec le temps présent ; ces sortes de comparaisons greffent plus au vif sur le moderne et mordent mieux, pour ainsi dire. La critique pourra trouver qu’il les prodigue ; ce n’est pas trop au lecteur de s’en plaindre, car cette manière de mettre un nom de notre connaissance au bout de la pensée éclaire et détermine singulièrement, même quand cela est poussé un peu loin. L’auteur fait ainsi beau jeu aux contradicteurs, en leur offrant son point de vue sous l’aspect le plus propre à être un point de mire.

Cependant, tout aussitôt après Dagobert, la décadence de sa race, un moment retardée, reprend son cours et se déclare par mille symptômes. Le règne des maires du palais, ou de ceux qu’on a qualifiés de ce nom, commence. L’un d’eux, Hébroïn, essaie encore de maintenir en honneur l’idée de vieille race et de défendre le plein pouvoir sacré de ses rois ; mais, après une lutte vigoureuse et des fortunes très diverses, il succombe ; un de ces leudes dont il combattait l’avènement lui fend la tête d’un coup de hache. « On peut peser à loisir, écrit l’historien de la Royauté, les crimes, le génie, les vertus et les vices de cet homme extraordinaire : bornons-nous à dire que la hache de son assassin brisa toute la race des Mérovéades. Voilà la gloire de ce Richelieu prématuré. » Un tel nom sur le front d’Hébroïn, à travers de telles ténèbres, pourra paraître bien hardiment imposé ; il va du moins le fixer plus nettement dans notre mémoire, et désormais, qu’on y consente ou non, Hébroïn à coup sûr y gagnera.

La famille des Carlovingiens apparaît. M. de Saint-Priest se déclare avec beaucoup d’insistance contre l’origine prétendue germanique

de cette nouvelle dynastie, et contre l’espèce de caractère d’invasion franke qu’on a donné à son usurpation, sur la première race abâtardie. Il tient à montrer les Carlovingiens aquitains d’origine plutôt qu’austrasiens. Il conteste d’ailleurs à ces dénominations d’Austrasie et de Neustrie une acception bien précise et surtout rivale. La Neustrie n’était pas plus romaine que l’Austrasie, ni l’Austrasie plus germanique que la Neustrie. L’Austrasie aurait plutôt gardé un caractère romain prédominant dû à ces premières fondations de Cologne, de Mayence, de Trèves et de Metz. Les ancêtres de Pépin avaient été évêques de ces dernières villes. La famille carlovingienne se trouverait donc aquitaine d’extraction, et de plus sacerdotale, par conséquent toute romaine. C’est ainsi que plus tard l’auteur contestera encore, et cette fois très aisément, à la nationalité franke d’avoir joué aucun rôle dans l’élection de Hugues Capet, par opposition à la nationalité teutonique, Hugues Capet étant plutôt en effet d’origine saxonne et germanique. Enfin, et pour ramasser ici les principales contradictions que notre auteur élève contre les autorités célèbres, il ne pense pas qu’on puisse rien conclure de positif des noms plus ou moins romains ou franks par rapport à la race directe des personnages, puisqu’on voit des Gaulois mariés à des Germaines avoir des enfans nommés d’un nom gallo-romain ou germain, à peu près au hasard et très arbitrairement. Sur tous ces points, on l’a sans peine reconnu, M. de Saint-Priest se présente comme opposant, et s’inscrit en appel contre des portions notables de la doctrine historique de M. Augustin Thierry. Il est des noms si illustres à bon droit et si consacrés que le premier point d’honneur consiste à ambitionner de se mesurer avec eux. C’est déjà faire éclat dans la carrière et y gagner du lustre, que de donner de la lance contre leur écu. Nous ne croyons pas méconnaître le sentiment avoué du noble survenant, en disant que ce haut hommage ressort de son opposition même.

La légitime gloire du talent qui, le premier en France, nous a rendu le goût et déroulé le tableau de ces grandes époques barbares, qui les a refaites et gravées en traits profonds, sobres et précis, pour notre agrément et à notre usage, cette gloire durable de l’historien épique demeure hors de cause, et ce n’est point par nous ici que la vérité de tel ou tel détail se débattra. Nous achevons de suivre les intéressantes considérations qu’à son tour, et à son point de vue, M. de Saint-Priest nous développe sur les vicissitudes de l’idée de royauté en ces siècles obscurs. Aux coups que lui porte Pépin d’Héristal, l’antique suprématie mérovingienne, avec l’espèce de fédération allemande et frisonne qui en dépendait, se détruit et se brise. Sous les Mérovingiens, quand le Mérovée ou le Dagobert régnant était puissant et respecté, il se formait, comme naturellement, un essai de grand empire dont les liens assez vagues, des Pyrénées au Weser, trouvaient pourtant leur force et leur entretien dans une sorte de fidélité traditionnelle, de religion pour la race, et de vieil honneur barbare. Si les Carlovingiens reconstruisirent cette unité, et avec bien autrement de volonté et de puissance, ils commencèrent aussi par y porter la plus rude atteinte. Il fallut tout leur génie et leurs exploits pour rétablir le prestige anéanti et pour suppléer aux nuages des fabuleuses origines. La foi catholique y aida. Pépin d’Héristal et Charles Martel se rapprochèrent de Rome et du parti romain dans les Gaules. Ils favorisèrent les missions apostoliques de Willebrod et de Winfried (saint Boniface) dans la Germanie, alors seulement devenue chrétienne. Pépin, premier roi de sa race, recueillit le prix de cette politique ; élu roi à Soissons, il fonde l’ère des royautés nouvelles.

Autrefois (selon la théorie que j’expose) il n’y avait pas d’élection de la part des leudes, il n’y avait qu’acclamation, reconnaissance, adhésion, une pure cérémonie : ici le choix formel se déclare et crée le droit qui ne découle plus du sang. Mais ce droit qui naît, qui se fabrique à vue d’œil, qui tire toute sa force de l’utilité et de la fonction, est faible à d’autres égards : il a besoin de consécration et de complément religieux. La papauté est là tout à-propos, qui appose une espèce de sacrement au fait nouveau, et qui le confirme par l’onction, ce qui ne s’était pas vu pour Clovis. Telle est la théorie. Ainsi la papauté confirme la royauté, cette royauté de seconde formation ; mais, pour ce qui est de l’empire, elle fait plus : la couronne impériale proprement dite, elle la confère et la décerne. Ce fut donc peut-être une grande faute de Charlemagne que d’avoir prétendu ajouter à sa couronne très bien posée, héréditaire et dès-lors indépendante, ce globe impérial mobile qui allait se prendre à Rome, et qui devint une pomme de discorde entre les mains de ses descendans. La suprématie de Rome au temporel et les luttes qu’elle engendre, la féodalité européenne qui sort de l’immense anarchie, le rôle et la part des ordres religieux directeurs de l’esprit du temps, le système de falsifications historiques auxquelles ils tiennent la main, ces graves et toujours si difficiles problèmes occupent finalement l’auteur, qui est forcé de subir, après Charlemagne, la loi de son sujet, c’est-à-dire la diffusion. Le tableau de Rome féodale arrête le regard par l’intérêt extrême de la peinture. On atteint enfin au XIe siècle, à cette époque où se reforment partout, et assez petitement d’abord, les royautés politiques ; celle de Hugues Capet est de ce nombre, et si, à son berceau, elle n’a pas à beaucoup près la splendeur des débuts carlovingiens, aucune imprudence du moins n’en altère le principe grandissant et n’en compromet l’avenir.

L’auteur, on le voit, s’est tracé un vaste cadre, et il a eu force d’exécution pour le remplir. Jusqu’à quel point, dans cette longue étude du passé monarchique, a-t-il été préoccupé du présent, de ce qui nous touche, et jusqu’à quel point a-t-il pu l’être légitimement ? De tels travaux, si lointains et si purement historiques qu’on les fasse, ont presque toujours leur point d’appui, leur point de départ dans les questions modernes, et leur inspiration première, leur verve si j’ose dire, vient de là. M. de Saint-Priest a vu sans doute l’idée monarchique beaucoup plus désertée en théorie qu’elle n’est peut-être perdue en fait, et il m’a l’air de ceux qui ne désespèrent pas précisément de son lendemain. La France a long-temps été monarchique ; elle a toujours assez et trop aimé, sauf les intervalles, aller à un seul, obéir à quelqu’un ; et cette idée, qui trouverait ses retours jusque dans le triomphe de la démocratie, vaut bien la peine qu’en temps régulier, et même à travers l’apparente défaveur, on s’y arrête encore : l’observer à loisir et la reconnaître, c’est le bon moyen d’en moins abuser. Historiquement, on peut trouver que dans les remarquables travaux de l’école moderne, la royauté n’a pas été traitée assez équitablement ; la plupart des historiens de cette école, en effet, sont entrés dans l’étude par la polémique, et leur impartialité, même en s’élargissant graduellement, a toujours gardé le premier pli. M. de Saint-Priest se sera dit qu’il y avait là un sujet tout neuf : retrouver les vieux titres de nos races monarchiques et ceux aussi de l’église à ces époques. Un livre, j’imagine, n’aura pas laissé d’exercer de l’influence sur la conception du sien. La Démocratie, de M. de Tocqueville, paraissait avec éclat vers le temps où lui, d’autre part, il commençait à méditer sa Royauté. Le désir d’opposer à l’ouvrage en vogue, sinon un contre-poids, du moins une contre-partie et un pendant, dut le séduire. Plus la forme était différente et plus le terrain des deux sujets éloigné, plus aussi la noble lutte avait tout son jeu. À une démocratie présente et imminente, dont les États Unis nous offraient à leur manière l’active, la grandiose, mais assez terne image, il était piquant de restituer pour vis-à-vis l’ancien fond monarchique dans son relief le plus coloré. Entre ce double antagonisme, tel que je le suppose, plus à distance avec M. de Tocqueville et plus rapproché avec M. Thierry, la pensée originale avait de quoi s’exciter dans son entrain naturel et ne pouvait qu’acquérir vite tout son ressort.

Ce qui me frappe surtout dans le cours de l’ouvrage, c’est la quantité d’esprit que l’auteur y a versée, je veux dire la quantité de vues, d’aperçus, d’ouvertures de toute sorte et de rapprochemens. Je suis fâché pour l’érudition, qui y est fort étendue et de source, que certains détails de reproduction matérielle aient fait défaut. La ponctualité matérielle même, il ne faudrait pas l’oublier, est une partie, non-seulement de la solidité, mais aussi de l’élégance en ces sortes d’ouvrages. Le talent d’expression y est éminent : je ne serais pas étonné que par endroits, pour quelques yeux chagrins, ce talent ne voilât presque, ne déguisât dans de trop riches images le fin de l’esprit et le réel de l’érudition. Plus d’un aperçu ingénieux aurait gagné, je le crois bien, à être rendu d’une manière plus simple, plus purement spirituelle, et avec l’habitude si française de l’auteur. Au reste, ce qui est éclatant, noble et d’une élévation éloquente, je l’accepte de grand cœur et le salue. En fait de talent, le luxe n’est pas déjà chose si vulgaire. Assez d’honnêtes gens dans ces doctes matières s’en scandaliseraient volontiers, et pour cause ; ce serait le cas de leur répondre avec le poète — « Ah ! cesse de me reprocher les aimables dons de Vénus ; les dons brillans des immortels ne sont jamais à dédaigner ; eux seuls les donnent, et ne les a pas qui veut. » Je ne voudrais décidément rabattre dans la manière de l’auteur que ce qui semblerait trahir le voisinage d’une école dont son excellent esprit n’est pas. M. de Saint-Priest possède à un haut degré les qualités littéraires : il en faisait déjà preuve dans sa jeunesse, et, quoiqu’il l’ait sans doute oublié lui-même aujourd’hui, d’autres que l’inexorable Quérard se souviennent encore de gracieux essais par lesquels il préludait avec aisance et goût dans la mêlée, alors si vive. Je regretterais trop de quitter ses savans volumes sans donner idée du caractère animé, brillant et tout-à-fait heureux, de bien des pages, et je détache de préférence, comme échantillon, celles où il nous exprime l’état vivant des croyances et des mœurs rustiques dans le midi de l’empire au lendemain de Théodose. On pourrait citer d’autres passages plus imposans et plus énergiques, mais aucun assurément de plus gracieux :

« Dans toutes les villes, les temples tombaient à la fois sous la spoliation et l’anathème ; il n’en était pas ainsi des campagnes. Là, les croyances étaient des impressions et non des doctrines ; elles tenaient moins du raisonnement que de l’habitude. Plus naïves et plus matérielles que dans les villes, elles étaient plus persistantes. Lorsque l’empire officiel presque tout entier s’agenouillait devant la croix, un édit d’Honorius, publié en 399[4], proscrivait les libations dans les festins, les torches funèbres, les guirlandes d’Hymen et jusqu’à ces dieux Lares tant chantés par les poètes et si chers aux descendans des Arcadiens et des Pélasges. Inutile défense ! on le voit par ces ordonnances mêmes : de toutes les empreintes du paganisme, celle-là seule demeurait inaltérable. Le Jupiter d’Olympie était lentement descendu de son piédestal de marbre ; la virginité de Minerve ne se manifestait plus dans la blancheur symbolique de l’ivoire ; tous les dieux du lectisterne gisaient sans honneur au pied de leur lit de pourpre ; mais la Naïade indigène habitait encore sa source, l’Hamadryade locale n’avait point déserté son bois d’oliviers. Ni le glaive ni les édits n’avaient pu dissiper le prestige charmant de ce panthéisme rural immortalisé par Hésiode et par Virgile : l’Ager Romanus, les vallons de l’Arcadie ou de la Sabine, conservèrent long-temps ces fêtes gracieuses où Pan et Palès, à l’ombre des platanes, au bruit des fontaines murmurantes, recevaient la brebis marquée de cinabre et la fleur de pur froment. La fiancée, long-temps encore, quitta la maison paternelle au son des flûtes, et bien avant dans les siècles, la lampe domestique éclaira sous le chaume les dieux Pénates exigus comme elle, et comme elle pétris d’argile. Malgré les édits sans nombre, ce riant paysage des Géorgiques ne s’effaça que par degrés et disparut lentement devant le soleil du christianisme. Écrit dans le IVe siècle, et selon quelques scholiastes cent ans plus tard, le poème de Daphnis et Chloé reproduit sous une forme idéale sans doute, mais exacte, l’état religieux des campagnes à la dernière époque du culte des dieux. L’aspect général des localités était encore tout coloré de paganisme. En Grèce, en Italie, telle bourgade, telle petite ville, étaient déjà chrétiennes ; la foule se rendait dans les basiliques transformées en églises ; les préaux, les chemins, étaient semés de croix ; pourtant, au fond du bois, au détour d’un angle caché par les chênes verts, sur le bord du ruisseau ou du lac, on voyait se mirer paisiblement dans l’eau la grotte des Nymphes, grande et grosse roche, ronde par le dehors, au dedans de laquelle se cachaient quelques statuettes en pierre de Naïades ou de Napées, les bras nus,… les cheveux sans tresses,… le visage riant et la contenance telle comme si elles eussent ballé ensemble[5]. Là se rendaient les « garçons et les filles ; ils couronnaient de fleurs les images des Nymphes, non plus par religion, mais par une sorte d’instinct machinal ; la douce mythologie, inséparable de toutes les impressions du plaisir, était encore le langage de l’amour ; les cœurs demeurèrent long-temps sous la protection de cet enfant jeune et beau, qui a des ailes, et pour cette cause prend plaisir à hanter les beautés ; … qui domine sur les élémens, les étoiles, et sur ceux qui sont dieux comme lui. Si le rituel de la théogonie grecque est resté inséparable de toutes les formes de la galanterie, s’il constituait, il y a peu de temps encore, ce qu’on appelle poésie et littérature, si Vénus, Cupidon et les Graces ont été fêtés dans nos chansons, qu’on juge de leur empire sur ceux dont la veille encore ils étaient le culte et la foi. Semailles, moissons, vendanges, tout relevait comme par le passé de Cérès, de Bacchus et de Pomone.

« Dans cette pastorale exquise, toute la population des campagnes romaines ou grecques est fidèlement reproduite. C’est un mélange singulier des fleurs idéales de l’imagination et des hideuses réalités de la vie servile. On y voit le colon, l’esclave, porter un esprit subtil dans un corps robuste, baigné de laborieuses sueurs. L’extrême nonchalance s’allie au travail excessif, une sécurité complète aux périls les plus imminens. Tant que dure la jeunesse et la beauté, l’existence n’est qu’une fête, par la protection souvent coupable d’un maître. Sous le plus doux ciel du monde, le berger joue de la flûte, le long du jour, accoudé sur les rochers et regardant la mer de Sicile. Vienne la vieillesse ou le dégoût du patron ; au loisir succède le labeur, à la flûte l’émondoir, à l’indulgence les ergastules et le fouet. La religion n’est plus une croyance, mais une suite de coutumes puériles et gracieuses, renouvelées à des époques précises. Le christianisme ne prit pas d’emblée ces têtes légères, préoccupées de mille petites divinités riantes et protectrices ; il s’y insinua doucement, comme une clarté sagement ménagée dans des paupières long-temps aveugles et encore débiles.

« En consultant le roman comme peinture de mœurs, on reconnaît dans Daphnis et Chloé des traces sensibles de la période païenne. La passion n’y est pas toujours délicate dans son langage, ni naturelle dans son objet. Cependant, si les vices qui ont déshonoré la Grèce s’y retrouvent dans toute leur laideur, ils ne s’y montrent plus dans leur audace ; ils ne sont plus attribués qu’à des êtres difformes ou ridicules, placés par l’esprit, le cœur et le sang, au dernier degré de l’échelle sociale. La jeunesse imprévoyante et frivole se rit encore de ces aberrations, mais ne les partage plus ; Astyle raille Gnathon sans songer à devenir son complice. La révolution opérée dans les mœurs ne se fait encore sentir que par d’imperceptibles nuances ; toutefois elle apparaît évidente dans une autre partie du tableau : Gnaton l’esclave est en plein polythéisme ; Astyle, le jeune patron, s’amuse et se divertit encore aux gaietés païennes ; les amours naïves et sensuelles des deux bergers flottent entre les deux croyances ; mais Cléariste et Dionysophane, le vieux patricien et l’antique matrone, ont déjà la dignité, le calme, la grace sévère de la famille chrétienne. En croyant les faire païens, Longus, ou l’auteur quel qu’il soit de Daphnis, faisait Dionysophane et Cléariste chrétiens à son insu. »

Ce sont de vrais oasis que de telles pages en si grave sujet. Ces restitutions rapides, ces plaisirs de coup d’œil, ces inductions avenantes, font précisément le triomphe et le jeu de la critique littéraire. L’histoire en a profité cette fois ; mais elle les admet peu en général ; son front, d’ordinaire impassible, ne laisse guère monter jusqu’à lui les mille éclairs sous-entendus et les sourires ; — et voilà pourquoi, en pur critique littéraire que je suis, j’ai toujours crainte de m’approcher, comme aussi j’ai peine à juger du masque de cette muse sévère.


Sainte-Beuve.
  1. Deux vol. in-8o, chez Delloye, place de la Bourse.
  2. Prolégomènes, p. LXXIII, t. I.
  3. La tradition populaire tend à imprimer un certain caractère de débonnaireté et de bonhomie à ce qu’elle touche de longue main familièrement, même quand ce quelque chose a été d’abord héroïque et redoutable. Charlemagne n’y a pas plus échappé que Dagobert, et il joue souvent dans les romans de chevalerie une espèce de rôle de bonhomme entre ses douze pairs et son archevêque Turpin, qui est son saint Éloi. Attila aussi, dans les poèmes germaniques, n’est-il pas devenu le bon Étel ? Il peut nous être déjà très sensible combien ce genre d’adoucissement pénètre de toutes parts dans la tradition populaire grossissante autour du héros d’hier, qui n’était pas tendre précisément. J’ai sous les yeux deux chansons des rues, en tête desquelles Napoléon sur sa colonne est mis en regard (j’en demande bien pardon) de la plus adorable et de la plus ineffable image de la mansuétude divine et humaine, et, dans le parallèle que déduit au long la complainte bien plutôt niaise que sacrilége, il est dit sérieusement :

    Napoléon aimait la guerre,
    Et son peuple comme Jésus !

    Je voudrais bien pouvoir n’en conclure qu’une chose, c’est que, même à tort et à travers, l’humanité ne conçoit rien de grand à la longue sans une certaine bonté.

  4. On peut voir sur cet édit et sur les circonstances précises le chap. I, livre IX, Histoire de la Destruction du Paganisme en Occident, par M. Arthur Beugnot.
  5. Longus, d’Amyot.