Histoire de la vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages dans l’Inde/Livre 1

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慧立 Hui Li, 彦悰 Yan Cong
Traduction par Stanislas Julien.
(p. 1-45).

HISTOIRE
DE
LA VIE DE HIOUEN-THSANG

ET DE SES VOYAGES DANS L’INDE[1].



LIVRE PREMIER.


Ce livre commence à la naissance (de Hiouen-thsang) dans le district de Keou’chi ; il finit au moment où il arrive, du côté de l’ouest, dans le pays de Kao-tch’ang.

Le Maître de la loi avait pour nom d’enfance Hiouen-thsang ; le nom de famille qu’il portait dans le monde était Tchin. Il était originaire de Tchin-lieou et descendait de Tchong-kong, qui, sous la dynastie des (seconds) Han, avait l’apanage de Thaï-khieou. Son bisaïeul, Kin, était, sous la dynastie des seconds Weï, gouverneur de Chang-tang. Son aïeul, Khang, dut à son profond savoir une charge éminente. Du temps de la dynastie des Thsi (du nord), il remplit les fonctions de Po-sse au collége impérial , et on lui assigna pour revenu les impôts de la ville de Tcheou-nân ; ses fils et ses neveux lui durent leur fortune. Il était né dans le district de Keou-chi. Hoeï, père de Hiouen-thsang, se distinguait par l'éclat de ses talents, la pureté de ses mœurs et la noblesse de son caractère. Il acquit de bonne heure l'intelligence des livres canoniques. Il était d’une taille élevée, ses sourcils étaient gracieux et ses yeux brillants. Il aimait à porter des vêtements amples et une large ceinture qui lui donnaient l’air et l’extérieur d’un lettré. Doué d’un naturel vertueux, il était simple et modeste, et ne cherchait ni les honneurs ni les emplois. Voyant la décadence de la dynastie des Souï, il s’enfonça dans l’étude des textes antiques. Plusieurs fonctions importantes lui ayant été offertes, il les refusa sous prétexte de santé et ne sortit point de sa retraite. Ceux qui le connaissaient ne purent s’empêcher de l’admirer.

Il eut quatre fils, dont le plus jeune était le Maître de la loi (Hiouen-thsang). Celui-ci, dès son enfance, était grave comme une personne qui porte une tablette de jade, et montrait une intelligence extraordinaire.

A l’âge de huit ans, un jour que son père, assis près de son banc, lui lisait le Hiao-king (le livre de la piété filiale), et était arrivé à l’endroit où Tseng-tseu quitte la natte (c’est-à-dire se lève devant Confucius), il arrangea le devant de son vêtement et se leva. Son père lui en ayant demandé la cause, il répondit : « Quand Tseng-tseu eut entendu les ordres (c’est-à-dire les instructions du Maître, il quitta la natte. Aujourd’hui que Hiouen-thsang reçoit vos leçons bienveillantes, comment pourrait-il rester tranquillement assis ? »

Le père fut charmé et comprit que cet enfant deviendrait un homme distingué. Il appela les membres de sa famille et leur fit connaître ce trait inattendu. Ils le félicitèrent en disant : « Il fera la gloire de votre maison. » Telle était, dès son enfance, la précocité de son esprit.

Bientôt après, il acquit l’intelligence des livres canoniques ; il aimait l’antiquité et estimait les sages. Si un livre n’était pas d’une pureté sévère, il ne le regardait pas ; il ne fréquentait que les hommes notoirement vertueux. On ne le voyait ni se mêler aux enfants de son âge, ni aller à la porte du marché. Lors même que les cloches et les tambours retentissaient sur la place publique, et que les jeunes gens et les jeunes filles s’y réunissaient en foule poiu* assister à ime multitude de jeux accompagnés de chants, il ne sortait jamais de la maison. De bonne heure, il sut s’acquitter avec zèle et respect des devoirs de la piété filiale.

Le second de ses frères aînés, Tchang-tsi, avait embrassé la vie religieuse et s’était fixé dans le couvent Tsengfausse de la capitale de l’est [Lo-yang). Ayant examiné le Maître de la loi, il lui reconnut une grande aptitude pour répandre la doctrine du Bouddha. Il le prit avec lui, le conduisit dans sa pieuse retraite et l’initia à la lecture et à l’étude des livres sacrés.

À cette époque, l’empereur publia tout à coup un décret qui prescrivait d’ordonner, à Lo-yang, vingt-sept religieux. Les aspirants, qui tous possédaient un savoir remarquable , étaient au nombre de plusieurs centaines. Le Maître de la loi, à cause de son extrême jeunesse, ne fut pas admis à concourir avec eux. Comme il se te- nait debout près de la salle des examens, il fut remarqué par Tching-chen-kouo, du titre de Ta-li-king, qui avait le talent de reconnaître et de juger les hommes. « Mon ami, lui demanda-t-il , qui êtes-vous ? »

Il répondit par son nom de famille.

« Désirez-vous être ordonné ? » lui demanda-t-il encore.

— « Certainement, dit-il, mais comme je ne suis pas assez avancé dans mes études, je n’ai pas eu le bonheur d’être admis à concourir. »

« Dans quel but voulez-vous entrer en religion ? » lui demanda-t-il.

— « Mon unique vœu, dit-il, est de propager au loin la loi brillante que nous a léguée le Bouddha. » Chen-kouo le félicita vivement de son projet, et, conmie tout son extérieur lui donnait une haute idée de sa capacité, il l’accueillit sans examen, et, le présentant à ses collègues , il leur dit : « L’instruction est facile à ac- quérir, mais l’élévation et la fermeté du caractère ne s’obtiennent pas aisément. Si vous ordonnez ce jeune’ homme , ce sera certainement le coryphée de l’école de Chi {Çâkya, c’est-à-dire des religieux). Seulement je crains que , ni moi ni Vos Excellences , nous ne vivions pas assez pour le voir un jour planer dans les nues et répandre la douce rosée (amrita). 11 ne faut pas laisser dans l’oubli un homme qui doit devenir illustre. »

Quand il eut été admis au nombre des religieux , il resta avec son frère aîné.

À cette époque, il y avait dans le même couvent le maître King, qui expliquait le livre sacré du Nie-pan {Nirvana). Le Maître de la loi Tétudiait avec ime telle ardeur qu’il en oubliait le manger et le sommeil. En outre, il étudiait, sous la direction du maître Yen, le traité Che-ta-ching-lun [Mahâyâna samparigraha çâstra), et son goût pour la doctrine ne faisait que s’enflammer de joiu* en joiu*. Il lui suflisait d’avoir entendu expliquer un livre une seule fois pour en comprendre tout l’en- semble ; mais, après l’avoir vu ime seconde fois, il le sa- vait par cœur, de manière à n’en plus oublier im seul mot. Tous les religieux en étaient émerveillés, et, quand ils le priaient de monter au fauteuil, il exposait à son toiur les principes de ses maîtres avec autant de préci- sion que de clarté. Ce lut alors qu’il commença à fonder sa brillante renommée. A cette époque, il n’avait encore que treize ans.

Quelque temps après , les Souî perdirent le trône et tout l’empire fut en combustion. La ville impériale de- vint un repaire de brigands, et le pays situé entre les fleuves Ho et Lo une caverne de bêtes féroces. Les ma- « gistrats fiu*ent exterminés et les nombreux enfants de la Loi (c’est-à-dire les religieux) périrent ou prirent la faite.

Les rues étaient jonchées d’ossements et il n’y avait plus trace d’habitants. On n’avait vu rien de pareil , même à l’époque de la révolte de Wang-thong et des troubles affreux suscités par Lieou-chi, où Ton vit couper par mor- ceaux des créatures vivantes et dépeupler Fempire.

Bien que le Maître de la loi fût encore fort jeune, il comprenait déjà les vicissitudes hmnaines. « Quoique cette ville , dit-il à son frère aine , soit la patrie de notre père et de notre mère , pourrions-nous rester au milieu de tels désastres pour y trouver la mort ? J^ai appris au- jourd’hui que le prince de Thang a repoussé la popu- lation de Tsin-yang et qu’il est déjà maître de TcKang^ ’an. Tout l’empire accourt à lui comme au-devant d’un père et d’une mère. Je désire aller avec vous me jeter dans ses bras. »

Son frère aîné ayant suivi ce conseil, ils se mirent tous deux en route.

On était alors dans la première année de la période Wea-te (618). A cette époque, la dynastie (des Thang) ne faisait que commencer à s’établir ; toutes les troupes étaient encore sous les armes, et l’on ne s’occupait que de la science de la guerre. On n’avait pas le temps de songer à la doctrine de Confucius ou du Bouddha. Cest pourquoi, dans la capitale, il n’y avait pas encore de salles de conférences. Le Maître de la loi en était fort aflligé.

Au commencement de son règne , l’empereur Yang-H (de la dynastie des Souî, 6o5-6 1 7) avait fondé, dans la capitale de l’est , quatre couvents où il avait appelé les religieux les plus renommés de l’empire pour qu’ils vinssent s’y établir. Tous ceux qui répondirent à cet appel étaient des hommes du premier mérite. C’est pourquoi les généraux de la Loi (les religieux éminents) y ac- coururent en foule ; les plus célèbres d’entre eux étaient King-to et Saï-tsien. Dans les dernières années (du règne de Yang-ti) , l’empire fut en proie au désordre et les sub- sistances vinrent à manquer. Une midtitude d’honmies, parmi lesquels on comptait surtout des religieux, émi- grèrent dans le pays de Mien et de Chou.

Le Maître de la loi dit alors à son frère : « La situa- tion est aujourd’hui sans remède ; mais nous ne pou- vons passer notre temps au sein de l’oisiveté. Je désire aller aussi dans le pays de Chou et me livrer à l’étude. »

Son frère aîné ayant adopté cet avis , ils traversèrent ensemble la vallée de Tseu-ou-kou et entrèrent dans l’ar- rondissement de Han-tch*ouen. Là ils rencontrèrent les deux maîtres Kong et King, qui étaient les religieux les plus renommés de leur couvent. A leur vue , ils versè- rent des larmes de douleur et de joie. Ils restèrent plus d’un mois auprès d’eux, et, chaque jour, ils aimaient à recevoir leurs leçons. Après quoi , ils se dirigèrent avec eux vers la ville de TcKing-tou. Comme un grand nombre de religieux s’y trouvaient réimis , on établit des confé- rences sur la Loi. Alors ils entendirent ime seconde fois Saî-tsien expliquer le Che-lun [Mahâyâna samparigraha çdstra) et le Pi- fan [Abhidharma çâstra)^ ainsi que le maître Tchin exposer l’ouvrage de Kia-yen [Kâtyâyana). Ils étudiaient avec ime ardeur infatigable, sans perdre un pouce de temps (un seid instant). Au bout de deux ou trois ans, ils s’étaient rendus nriàîtres des systèmes des diverses écoles.

À cette époque, Tempire était affligé par la famine et la guerre civile. Le pays de Chou était le seul où ré- gnassent Tabondance et la paix. Aussi les religieux y affluaient de toutes parts, et des centaines d^auditeurs se pressaient constamment dans la salle des conférences. Le Maître de la loi éclipsait tous les docteurs par la force de sa dialectique, la fmesse de son esprit et re- tendue de ses talents ; de sorte que , dans les pays de Ou, de Chou, de Khing et de Thsou, il n^y avait per^ sonne qui ne le connût ou n eût entendu parler de lui. Tout le monde aspirait à le voir, avec le même em- pressement que les anciens montraient pour visiter Li- ing et Kouo-faî.

Le Maître de la loi se fixa donc avec son frère aîné dans le couvent Kong-hoeï-sse , de la ville de Tch’ing~tou. Ce dernier était remarquable par une physionomie spi- rituelle et une taille noble et élevée qui le faisaient res- sembler à son père. 11 aimait la doctrine ésotérique et exotérique. 11 expliquait avec facilité le livre sacré du Nie-pan [Nirvana), le traité Chc-ia-ching-lun [Mahâyâna samparigraha castra) et XA-pi-t’an [Abhidharma çâstra) il était versé aussi en littérature et en histoire ; mais il excellait surtout dans Tintelligence de Lao-tseu et de Tchoang-iseu. Les habitants du pays de Chou étaient pleins d’affection pour lui , et le gouverneur général Tsan-kong lui donnait des marques particulières d’estime et de respect. Lorsqu’il s’agissait d’écrire siu* un sujet profond, de parler en public d’ime manière vive et élé- gante, d’accueillir avec grâce les hommes du monde ou de les amener doucement à laybi, il ne le cédait point à son frère cadet [Hiouen-thsang).

Quant à celui-ci, il était grave et sévère et se con- tentait de briller à l’écart, évitant de se mêler au tour- billon du siècle. Il avait voyagé (en esprit) dans les huit régions du ciel et avait approfondi les mystères de la na- ture. Plein d’une noble ambition, il voidait marcher sur les traces des sages et des saints , rétablir les lois détruites et convertir les peuples étrangers. Il aurait affronté sans pâlir les vents et les flots, et, en présence de Tempe- reur, la fermeté de son caractère n’aurait fait que se fortifier et s’agrandir. Certes , son frère aîné n’était pas à sa hauteur. Cependant les deux frères se distinguaient à la fois par l’éclat de lem’s talents et la pureté de leurs mœiu’s, par le parfiun de leur renommée et la noblesse de leur cœur. Les deux frères du mont Liu-chan eux- mêmes ne les auraient point efiacés.

Lorsque le Maître de la loi eut atteint vingt ans ac- ’ complis, c’est-à-dire dans la cinquième année de la pé- riode Wou-te (en 622), il reçut dans la ville de Tch’ing- ton le complément des règles monastiques. Pendant la retraite d’été, il étudia la discipline (la Fmoya), et bien- tôt il en posséda, d’im bout à l’autre, les cinq cha- pitres où sont exposées les principales fautes des reli- gieux. En outre, il approfondit les King [Soàtras) et les Lun [Castras). Après quoi, il songea de nouveau à en- trer dans la capitale pour interroger les plus célèbres doctem’s. Ayant rencontré, dans certains chapitres, des difiicultés qui arrêtaient son frère et que lui-même ne pouvait résoudre, il s’associa secrètement avec des marchands et navigua dans les trois détroits. U suivit le cours du Kiang et se retira, à King-tcheou, dans le couvent Thien-hoang-sse. U y avait longtemps. que les religieux et les laïques de ce pays avaient entendu parler de lui ; mais, quand ils eiu^ent appris son arrivée, ils vinrent en foule le prier d’expliquer les livres sacrés. Le Maître de la loi, cédant à leurs vœux, leur expliqua le Che-lun [Mahâyâna samparigraha çâstra) et le Pi-t’on [Ahhidharma çâstra). Depuis Tété jusqu’à l’hiver, il put les développer, chacim trois fois, d’un bout à l’autre.

À cette époque, le roi de Han-yang, par sa vertu imposante et sa bonté affectueuse, convertissait et maintenait dans le devoir les peuples qui lui étaient soumis. Dès qu’il eut été informé de l’arrivée du Maître de la loi, il fut ravi de joie et alla lui-même lui rendre ses devoirs. Le jour où Hiouen-thsang exposa le sujet de sa conférence, le roi et les officiers, suivis d’une multitude de religieux et de laïques, vinrent en grande pompe pour le voir et l’entendre. Une foi de de religieux se portèrent en masse dans l’enceinte pour l’interroger et discuter avec lui^^1. Le Maître de la loi répondit à tous et leur donna toutes les explications demandées. Bientôt ils se virent à bout de raisons et fm^ent réduits à avouer leur défaite. Les plus intelligents d’entre eux étaient inconsolables. Le roi, transporté d’admiration, lui offrit des monceaux de présents ; mais il ne voulut rien accepter.

1 Il y a en chinois : se répandirent comme des nuages, se dressèrent comme des barrières, s’élevèrent comme des pics.

Après avoir terminé ces conférences, il voyagea de nouveau dans le nord pour aller interroger les religieux les plus renommés. Arrivé à Siang-tcheou, il se rendit auprès du maître Hieou, lui exposa ses difficidtés et lui soumit ses doutes.

De là, il alla à Tchao-tcheou, rendit visite au maître Tchin et étudia sous sa direction le traité Tch^ing-chi-lun (Satyasiddha vyâkarana çâstra). Ensuite il entra dans la ville de Tch’ang-’an et se fixa dans le couvent Ta-khio-sse (le couvent de la grande intelligence). Là il reçut les leçons du maître Yo et étudia le Kiu-che-lun [Ahhidharma kôcha castra). Il lui suffit d’avoir parcouru ces deux ouvrages pour en saisir l’esprit, et de les avoir lus pour les graver dans sa mémoire. Ni les religieux d’une science consommée, ni les vieillards blanchis par l’âge, ne pouvaient marcher à sa droite (c’est-à-dire le surpasser). S’agissait-il de recueillir les idées profondes (d’un sujet) et d’arriver aux plus éloignées, de comprendre les plus subtiles et de mettre en lumière les plus cachées, la multitude des refigieux n’y parvenait jamais. Lui seul savait pénétrer les points les plus obscurs et les plus mystérieux de la doctrine et y découvrir plus d’un sens.

À cette époque, les deux maîtres Tch’ang et Pien florissaient à Tch’ang-’an ; ils avaient expliqué à fond les systèmes des deux Véhicules et avaient approfondi les trois études (sciences) ; c’étaient dans la capitale les deux coryphées de la Loi. Tous les religieux et les laïques accouraient à eux ; le district divin (la capitale) était ému de leur mérite éclatant, et leur réputation volait au delà des mers ; partout une multitude de disciples se pressait en foule sur leurs pas^ Mais, quoiqu’ils possédassent la connaissance de tous les livres, ils aimaient particidièrement à expliquer le traité Che-ta-ching-lan [Mahâyâna samparigraha çâstra).

Le Maître de la loi avait déjà brillé dans les pays de Ou et de Chou. Dès qu’il fut arrivé à Tch’ang-’an, il interrogea ces deux maîtres, et en im clin d’œil il épuisa tout ce que leur doctrine renfermait de plus profond. Ces deux religieux conçurent pour lui une vive admiration et le comblèrent de louanges : « Maître, lui direntils, on peut affirmer que, dans l’école de Chi (Çâfya), vous êtes pareil à un coursier qui fait mille li en un jour ! C’est vous qui êtes appelé à faire briller de nouveau le Soleil de V intelligence ! Mais, hélas I nous autres, minés par les ans, nous craignons de ne point voir im si beau jour.

Dès ce moment, ce fut sur lui que se portèrent les regards de tous les disciples, et bientôt la capitale fut remplie du bruit de sa renommée.

Hiouen-thsang, ayant visité tous les maîtres, se nourrit de leurs discours et en examina avec soin le sens et la portée. 11 reconnut que chacun d’eux, pris à part, avait un mérite éminent ; mais, lorsqu’il voulut vérifier leurs doctrines d’après les livres sacrés, il y reconnut de graves dissidences, de sorte qu’il ne savait plus quel système suivre. Alors il fit serment de voyager dans les contrées de l’ouest, pour interroger les sages sur les points qui jetaient le trouble dans son esprit. En même temps, il prit

1 Littéralement : les suivait comme des nuages. le traité Chi-thsi-fi-lan [Saptadaça bhoûmi çâstra), qu’on appelle diUpUTiïhm Y u-kia-sse-fi-lun [Yôgâtchâryy a bhoûmi çâstra), afin d’éclaircir les doutes qui l’agitaient. « Jadis, dit-il, Fa-hien et Tchi-yen étaient les premiers lettrés de leur siècle, et tous deux purent aller chercher la Loi poiu* servir de guide aux hommes et faire leur bonheur. Pourrait-on ne pas marcher sur leurs traces et laisser périr l’héritage de leur belle renonunée ? Le devoir d’une grande âme est de les imiter et de les suivre. »

Là-dessus, il s’associa avec plusieurs religieux et présenta une requête à laquelle im décret impérial répondit par im refus. Ces derniers se retirèrent ; mais le Maître de la loi ne se laissa point abattre et forma dès lors le projet de voyager seul. Ayant appris que les routes de l’ouest étaient pleines de difficidtés et de périls, il sonda son cœur et il sentit que, puisqu’il avait déjà pu s’affranchir des amertumes de la vie du siècle, il saurait affronter tous les obstacles sans reculer d’un pas. Cependant il conunença par entrer dans ime tour sacrée, pour exposer ses intentions devant la multitude des saints, et les prier d’entourer d’une protection invisible son voyage et son retour.

Au moment de la naissance du Maître de la loi, sa mère avait rêvé qu’il partait pour l’Occident, vêtu d’une robe blanche. « Mon fils, lui dit-elle, où voulez-vous aller ? » — « Je pars, lui avait-il répondu, pour aller chercher la Loi. » Ce fut là le premier présage de ses excursions lointaines.

Le huitième mois de la troisième amiée de la période Tching-koaan (629), il était sur le point de se mettre en route ; mais il désirait y être encouragé par quelque heiu^eux présage. Une nuit, il vit en songe le iSou-nu-/» [Soamérou)^ formé de quatre matières précieuses, qui s’élevait, au milieu d’une vaste mer, avec autant de majesté que d’éclat. Il aurait voulu atteindre le sommet de ce mont ; mais sa base était entourée de flots jaillissants. Bien qu’il n’eût ni barque ni radeau, il n’éprouva aucune crainte et s’élança avec résolution au milieu des eaux écumantes. Tout à coup, im lotus en pierre sor^ tit du sein des flots et poussa sous ses pieds. Pendant qu’il considérait ce phénomène, le lotus suivit ses pas et disparut subitement. 11 se trouva alors au bas de la montagne ; mais elle était si escarpée et si haute qu’il ne put y atteindre. Il tenta de s’y élancer par un eflbrt suprême, et, à l’instant, un tourbillon de vent le transporta au sommet. Arrivé sur la crête du Souméroa, il regarda de tous côtés et découvrit im horizon immense dont rien ne lui dérobait la vue. Il fut ravi de joie et s’éveilla.

Il se mit aussitôt en route ; il avait alors vingt-six ans. A cette époque^^1, il y avait, à la capitale, un religieux de Thsin-fcheou, nommé Iliao-ta, qui étudiait le livre sacré du Nie-pan [Nirvana). Après avoir terminé ce travail, il s’en retourna dans son pays natal, et (le Maître de la loi) partit aussitôt avec lui. Arrivé à Thsin-tcheou, il se reposa une nuit. Ayant rencontré un ancien con-

1 Huitième mois de la troisième année de la période Tching-kouan (629).

disciple qui était de Lan-tcheou, il Fy accompagna et y passa une nuit. Là il rencontra des cavaliers de Liangtcheou qui y retournaient en escortant un magistrat. Il les suivit aussi, et, étant arrivé dans ce pays, il y resta environ im mois. Les religieux et les laïques vinrent le prier d’expliquer le Nie-pan-king [Nirvana soûtra), le Che-lan {Mahâyâna samparigraha castra) et le Pan-jo-king (le livre de la Pradjnâ pâramitâ). Le Maître de la loi obéit à leurs vœux. Or Liang-tcheou était le rendez-vous général des peuples à l’ouest du fleuve (Jaune), et les marchands des pays limitrophes des Si-fan et de tous les royaumes à gauche des monts Tsong-ling y allaient et en venaient sans interruption.

Le jour où Ton ouvrit les conférences, les habitants de ces diverses contrées y arrivèrent en foide. Tous offirirent des choses précieuses à Hioaen-thsang^ se prosternèrent à ses pieds et lui donnèrent les plus vifs témoignages d’admiration. Une fois revenus dans lem* pays, ils exaltèrent devant leurs princes et lem’S chefs les mérites du Maître de la loi, ajoutant qu’il avait le dessein d’aller dans l’ouest pour chercher la Loi dans le royaimie des Po-lo-men [Brahmanes).

Dans toutes les villes des royaimies de l’ouest, il n’y avait personne qui n’ouvrît d’avance son cœur à la joie, et qui ne se préparât à lui faire ime magnifique réception.

Le jour où les conférences furent closes, on lui oflrit de riches présents, un nombre infini de monnaies d’or et d’argent et de chevaux blancs.

Le Maître de la loi n’en accepta que la moitié pour lui-même. Tout ce qui lui resta, après avoir pourvu à l'entretien des lampes, il le donna aux couvents.

À cette époque, l’administration du royaume était encore nouvelle, et les frontières de l'empire ne s’étendaient pas fort loin. Le peuple était soumis à de sévères défenses, et il n’était permis à personne de sortir pour aller dans les pays étrangers. Le gouverneur de Liang-tcheou était alors Li-ta-liang. Docile aux ordres redoutables du souverain, il maintenait avec rigueur les prohibitions et les défenses. Tout à coup quelqu’un vint lui dire : « Il y a ici xm religieux, arrivé de Tch’ang-’an, qui désire se rendre dans les royaiunes de l’ouest ; j’ignore quelles sont ses intentions. »

Liang fut saisi de crainte ; il fit appeler le Maître de la loi et lui demanda le but de son voyage.

— « Je veux, répondit-il, aller dans l’ouest pour chercher la Loi. »

À ces mots, Liang le pressa de s’en retourner dans la capitale.

Il y avait alors à Liang-tcheou un maître de la Loi, nommé Iloeî-weî, qui était le religieux le plus renommé des pays à l’ouest du fleuve (Jaune) ; il était doué de l’esprit le plus pénétrant et de facultés presque divines. D estimait au plus haut point 1 éloquence et la logique du Maître de la loi. Ayant appris qu’il se disposait à aller chercher la Loi, il en fut pénétré d’une joie profonde. Il lui envoya en secret deux de ses disciples, appelés Hoel-lin et Tao-tching, pour le conduire secrètement vers l’ouest.

Dès ce moment, il n osa plus se montrer ouvertement ; ii se cachait le jour et marchait la nuit.

Bientôt il parvint à Koua-icheoa. Le gouverneur T’okou, ayant appris son arrivée, fut transporté de joie et lui fournit d’ahondantes provisions.

Le Maître delà loi s’étant informé des routes de l’ouest, on lui répondit : « A cinquante li d’ici, en marchant vers le nord, on rencontre la rivière Hoa-lou dont le cours infériem* est large et le cours supérieur très-resserré. Ses flots tomnoient constamment et roident avec une telle impétuosité qu’on ne peut la passer en bateau. C’est près de la partie la plus large qu’on a établi la barrière Yu-men-kouan, par laquelle on est obligé de passer, et qui est la clef des frontières de l’ouest. Au nord-ouest, en dehors de cette barrière, il y a cinq tours à signaux où demeurent les gardiens chargés d’observer. Elles sont éloignées l’une de l’autre de cent li (dix lieues). Dans l’intervalle qui les sépare, il n’y a ni eau ni herbages. En dehors de ces cinq tours s’étendent le désert de Mo-kiayen et les frontières du royaume d’I-’gou. »

En recevant cet avis, Hiouen-thsang fut saisi de douleur et d’inquiétude. Le cheval qu’il montait habituellement étant mort, il ne savait plus quel parti prendre. Il passa environ un mois, triste et silencieux. Avant son départ, il arriva de Liang-tcheou des espions qui dirent : « n y a un reUgieux nommé Hiouen-thsang qui veut pénétrer dans le pays des Si-fan (Thibétains). Il est ordonné à tous les chefs d’arrondissements et de districts d’exercer une surveillance sévère et de s’emparer de lui. »

Dès ce moment, il n osa plus se montrer ouvertement ; ii se cachait le jour et marchait la nuit.

Bientôt il parvint à Koua-icheoa. Le gouverneur T’okou, ayant appris son arrivée, fut transporté de joie et lui fournit d’ahondantes provisions.

Le Maître delà loi s’étant informé des routes de l’ouest, on lui répondit : « A cinquante li d’ici, en marchant vers le nord, on rencontre la rivière Hoa-lou dont le cours inférieur est large et le cours supérieur très-resserré. Ses flots tomnoient constamment et roident avec une telle impétuosité qu’on ne peut la passer en bateau. C’est près de la partie la plus large qu’on a établi la barrière Yu-men-kouan, par laquelle on est obligé de passer, et qui est la clef des frontières de l’ouest. Au nord-ouest, en dehors de cette barrière, il y a cinq tours à signaux où demeurent les gardiens chargés d’observer. Elles sont éloignées l’ime de l’autre de cent li (dix lieues). Dans l’intervalle qui les sépare, il n’y a ni eau ni herbages. En dehors de ces cinq toiu*s s’étendent le désert de Mo-kiayen et les frontières du royaume d’I-gou. »

En recevant cet avis, Hiouen-thsang fut saisi de douleur et d’inquiétude. Le cheval qu’il montait habituellement étant mort, il ne savait plus quel parti prendre. Il passa environ un mois, triste et silencieux. Avant son départ, il arriva de Liang-tcheou des espions qui dirent : « n y a un reUgieux nommé Hiouen-thsang qui veut pénétrer dans le pays des Si-fan (Thibétains). Il est ordonné à tous les chefs d’arrondissements et de districts d’exercer une surveillance sévère et de s’emparer de lui. »

La nuit suivante, un religieux étranger, nommé Ta-mo [Dharma), vit en songe le Maître de la loi qui était assis sur un lotus et partait pour l’occident.

Ta-mo [Dharma) en éprouva im étonnement secret ; le lendemain matin, il vint raconter ce songe au Maître de la loi qui en lut charmé, parce qu’il y voyait im présage qui confirmait ses projets. Cependant il dit à Ta-mo [Dharma) : « Les songes ne sont que des illusions vaines et mensongères qui ne méritent aucime confiance. »

Il entra une seconde fois dans le couvent, se prosterna devant la statue du dieu et lui adressa de nouvelles prières. Tout à coup il vit entrer un homme des pays barbares qui, après avoir adoré le Bouddha, suivit le Maître de la loi et tourna trois fois autour de lui ( en signe de respect). Hiouen-thsang lui ayant demandé comment il s’appelait, il répondit : « Mon nom de famille est Chi et mon nom propre Pan-t’o [Bandha). » Ce barbare ayant témoigné le désir d’entrer en religion, il lui communiqua aussitôt les cinq défenses.

Le barbare fut transporté de joie et lui demanda la permission de se retirer. Bientôt après, il revint en apportant des gâteaux et des fruits.

Le Maître de la loi, frappé de son air intelligent et mâle et de ses manières respectueuses, lui fit connaître le but de son voyage. Le barbare lui promit de l’accompagner pour passer les cinq tours à signaux.

Le Maître de la loi en fut ravi ; il lui remit alors des vêtements et des provisions pour acheter un cheval par échange, et lui donna rendez-vous. Le lendemain, un peu avant le coucher du soleil, il entra dans une plaine couverte d’herbes touflues.

Quelques instants après , ce barbare accourut le cher- cher en compagnie d’un vieillard, étranger comme lui, qui était monté sur un cheval maigre , de couleur rousse.

Le Maitre de la loi éprouva un moment d’inquiétude. Le jeune barbare lui dit : « Ce respectable vieillard con- naît parfaitement les routes de l’ouest, et plus de trente fois il a fait, aller et venir, le chemin de I-’goa. Ccsl pour cela que je vous l’ai amené dans l’espoir qu^avec lui vous voyagerez en sûreté. »

Le vieillard prit à son tour la parole : « Les routes de l’ouest sont mauvaises et dangereuses ; tantôt on est ar- rêté par un fleuve de sable (des sables mouvants) , tantôt par des démons et des vents brûlants. Lorsqu’on les ren- contre , il n’est personne qui puisse y échapper. Souvent des caravanes nombreuses s’y égarent et périssent ; à plus forte raison, maitre vénéré, vous qui êtes seul, comment pourrez- vous accomplir ce voyage ? Je vous en prie , pre- nez des précautions et ne jouez pas ainsi votre vie. »

Hioaen-thsang répondit : « C’est dans l’imique but de chercher la sublime Loi que ce pauvre religieux s^élance avec ardeur vers les contrées de l’occident. Si je n’ar- rive point au royaume des Po-lo-men [Brahmanes)^ de ma vie je ne retournerai dans l’orient (en Chine). Quand je devrais moiu^ir au milieu de ma route, je n’éprouve- rais nid regret. »

— « Maître , lui dit le vieillard, puisque vous êtes dé- cidé à partir, il faut que vous montiez mon cheval. Déjà plus de quinze fois^^1 il a fait, aller et venir, le chemin de I-’gou. Il est vigoureux et connaît les routes. Votre cheval, au contraire, est faible et n’y arrivera jamais. »

Le Maître de la loi se rappela alors que, le jour où il se disposait à partir de Tch’ang-an pour obéir aux grandes vues qui l’entraînaient vers les contrées de Touest, il avait vu un devin, nommé H o-hong-ta, qui, après avoir récité des prières magiques et examiné les traits du visage, réussissait souvent à tirer l’horoscope. Le Maître de la loi l’ayant consulté sur son voyage, il répondit : « Maître, vous pouvez partir. Je vous vois déjà voyageant sur le dos d’im cheval vieux et maigre, de couleur rousse, dont la selle vernie est garnie de fer sur le devant. »

Quand il eut vu que le cheval du vieillard étranger était roux et maigre, et que la selle vernissée était garnie de fer, il reconnut la vérité des paroles du devin. En conséquence, il échangea son cheval contre celui du vieillard, lui ofirit ses respects d’un cœur joyeux et prit congé de lui.

Là -dessus il prépara ses bagages ; puis il partit pendant la nuit avec le jeime barbare. A la troisième veille, ils arrivèrent à la rivière [Hou-lou] et aperçurent de loin la barrière Yu-men-kouan. A dix li (une lieue) du cours supérieur, au point où s’élevait la barrière, les deux rivages n’étaient séparés que par la distance d’un tchang (dix pieds). A côté se trouvait im massif d’arbres Outhong. Le jeime barbare coupa du bois et construisit une sorte de pont. Il y étendit des herbes qu’il recouvrit

1 Plus haut, page 20, ligne 8, on lit : trente fois. d’une couche de sable. Ensuite il fouetta ie cheval et le fit passer.

Lorsque le Maître de la loi eut atteint la rive opposée» il éprouva une vive joie. 11 dessella le cheval et sopgea à prendre quelque repos. Les deux voyageurs « séparés l’un de l’autre par une cinquantaine de pas, étendirent une natte sur la terre et s’endormirent. Quelque temps après, le jeune barbare tira son épée et se leva en se dirigeant tout doucement vers le Maître de la loi ; et lorsqu’il n’était pas encore à dix pas de lui, il retourna en arrière.

Hiouen-thsang, lui supposant des desseins hostiles, se leva sur-le-champ, récita des prières et se reconunanda à Kouan-in-pou-sa (Avalôkitéçvara bôdhisattva). Ce que voyant, le jeune barbare retourna se coucher et s’endormit aussitôt.

Aux premiers rayons du soleil, le Maître de la loi lui ordonna de se lever et d’aller chercher de l’eau. Après s’être lavé et avoir pris un léger repas, il voulut se mettre (3n route. Le jeune barbare lui dit : « Votre disciple sait que la route qui est devant nous est immensément longue et remplie de périls ; de plus, on n’y trouve ni eau ni pâturages. Seulement, au bas de la cinquième tour à signaux, il y a de l’eau excellente. Il faudra absolument y aller pendant la nuit en puiser à la dérobée et passer vite ; mais, si une fois l’on nous aperçoit, nous sommes perdus 1 Le plus sûr est de nous en retourner. »

Le Maître de la loi ayant refusé énergiquement de revenir sur ses pas, ils s’avancèrent alors tantôt se baissant, tantôt redressant la tète. Le jeime homme tira son sabre, banda son arc et pria le Maître de la loi de marcher devant ; mais il n’y put consentir. Le jeune barbare marcha alors tout seul en éclaireur ; puis, au bout de quelques li, il s’arrêta. « Votre disciple, lui dit-il, ne peut aller plus loin ; car d’un côté il a de grands embarras domestiques, et de l’autre il ne saurait enfreindre les lois de son pays. »

Le Maître de la loi, comprenant sa pensée, lui permit aussitôt de s’en retourner.

« Maître, lui dit le jeune barbare, il est impossible que vous arriviez à votre but ; si l’on vous arrête et que l’on vous remmène, que ferez-vous ? »

— « Certes, répondit le Maître de la loi, quand on devrait me couper par morceaux ou me réduire en poussière, je ne me laisserai jamais remmener ; j’en fais ici le serment. »

Le jeune homme ayant cessé d’insister, il lui donna un cheval pour le remercier de ses services et prit congé de lui. Il entra alors seul et abandonné dans le désert de sables ; et, se guidant lui-même sur les monceaux d’ossements et les amas de fiente de chevaux qu’il apercevait dans le lointain, il chemina pendant quelque temps d’un pas lent et pénible. Tout à coup il aperçut plusieurs centaines de troupes armées qui semblaient couvrir la plaine. Il les voyait tantôt marcher, tantôt s’arrêter. Tous les soldats étaient vêtus d’étoffes de feutre et de fourrures. Ici apparaissaient des chameaux et des chevaux richement équipés ; là des lances étincelantes et de brillants étendards. Bientôt c’étaient de nouvelles formes, de nouvelles figures, et à chaque instant cette scène mouvante offrait tour à tour mille métamorphoses. Il regarde au loin, autant que sa vue peut s’étendre ; mais, à peine se croit-il tout près, qu’elles s’évanouissent.

Au premier coup d’œil, le Maître de la loi avait cru apercevoir une multitude de brigands ; mais, en les voyant disparaître au moment où il les croyait près de lui, il reconnut que c’étaient de vaines images créées par les démons. Ensuite il entendit venir du milieu des airs une voix qui lui criait : Ne craignez point, ne craignez point !

Il se tranquillisa un peu, et, après avoir fait quatre-vingts li (huit lieues), il vit devant lui la première tour à signaux. Craignant d’être aperçu par les hommes qui y étaient en observation, il alla se cacher dans un canal ensablé et ne partit qu’à la nuit. Arrivé à l’ouest de la tour, il découvrit l’eau qu’on lui avait annoncée et descendit pour en boire et se laver les mains. Après quoi, il voulut prendre son outre et la remplir d’eau ; mais, au même instant, il entendit siffler une flèche qui faillit le blesser au genou. Peu après, une seconde flèche vint tomber à ses côtés. Il reconnut alors qu’il avait été aperçu, et cria à haute voix : « Je suis un religieux qui vient de la capitale ; je vous en prie, ne tirez pas sur moi. »

Aussitôt, prenant son cheval par la bride, il se dirige vers la tour. Les hommes qui étaient en observation ouvrirent la porte et sortirent. Dès qu’ils l’eurent vu, ils reconnurent que c’était en effet un religieux, et, rentrant avec lui, ils le présentèrent au commandant du poste qui se nommait Wang-Siang. Celui-ci, ayant ordonné d’allumer un feu brillant, le montra à ses soldats et leur dit : « Ce n’est point un des religieux de notre pays de Ho’Si ; vraiment, il paraît venir de la capitale. » Il l’interrogea alors sur le but de son voyage.

— « Commandant, lui répondit le Maître de la loi, n’avez-vous pas entendu dire à des gens de Liang-tcheou, qu’il y a im religieux, nommé Hiouen-thsang, qui veut aller dans le royaume des Po-lo-men [Brahmanes) pour chercher la Loi ? »

— « J’ai appris, dit-il, que le maître Hiouen-thsang était déjà retourné dans l’est (en Chine). Pour quel motif êtes-vous venu ici ? »

Le Maître de la loi le mena alors près de son cheval et lui lit voir diverses pièces authentiques portant son nom d’enfance et son nom propre. Alors le commandant ajouta foi à sa parole.

« Maître, reprit-il, le chemin de l’ouest est long et périlleux ; jamais vous ne pourrez arriver à votre but. Mais je suis bien loin de vouloir vous blâmer. Moi, votre disciple, je suis originaire de Tun-hoang (Cha-tcheou) ; je veux vous y conduire moi-même. Il y a dans ce pays un religieux, nommé le maître Tchang-kiao ; il respecte les sages et honore la vertu ; je suis sûr qu’il vous verra avec joie. Je vous engage à aller le trouver. »

— « Thsang (c’est-à-dire Hiouen-thsang), dit le Maître de la loi, est du pays de Lo-yang ; dès son enfance, il s’est passionné pour la religion (du Bouddha). Dans les deux capitales, les hommes qui connaissent la Loi, dans les pays de Ou et de Chou, les religieux les plus zélés n’ont jamais manqué d’accourir à mes leçons, afin de les approfondir et d’en recueillir tous les fruits. J’ai parlé, prêché, discuté devant eux. J’avouerai, en rougissant, que je suis le religieux le plus renommé de cette époque. Si je voulais faire encore des progrès dans la vertu et travailler à ma réputation, croyez-vous que je resterais au-dessous des religieux de Tun-hoang ? J’étais vivement affligé de voir que les livres sacrés étaient incomplets, et que leur interprétation offrait de fâcheuses lacunes. Oubliant alors le soin de ma vie et bravant les obstacles et les dangers, j’ai fait serment d’aller chercher dans l’occident la Loi que le Bouddha a léguée au monde. Mais vous, homme bienveillant, au lieu d’exciter mon zèle, vous m’exhortez à retourner sur mes pas ! Direz-vous que vous partagez mon dégoût pour les tribulations du monde, et que vous voulez fonder avec moi l’espoir du Nie-pan (du Nirvâṇa, ou de la délivrance finale) ? Si vous voulez absolument me retenir, je vous permets de m’ôter la vie. Hiouen-thsang ne fera point un pas pour retourner dans l’occident (en Chine) et manquer ainsi à sa résolution première. »

À ces mots, Wang-Siang fut ému d’un sentiment de pitié. « Maître, lui dit-il, votre disciple s’estime fort heureux de vous avoir rencontré. Comment oserait-t-il ne pas se réjouir avec vous ? Mais, dans ce moment, vous êtes brisé de fatigue ; reposez-vous en attendant le jour. Je vous conduirai moi-même et vous montrerai la route. »

À ces mots, il secoua une natte et l’y installa.

Au lever du soleil, le Maître de la loi ayant pris un léger repas, Wang-Siang chargea quelqu’un de remplir son outre d’eau et de lui apporter des gâteaux de farine de blé ; puis il le conduisit lui-même jusqu’à une distance de dix li (une lieue). « Maître, lui dit-il, suivez ce chemin et marchez tout droit vers la quatrième tour. Le gardien est rempli de bons sentiments et, de plus, il est mon proche parent. Son nom de famille est Wang et son nom d’enfance Pé-long. Quand vous serez arrivé en sa présence, vous pourrez lui dire que c’est votre disciple qui vous a envoyé vers lui. » À ces mots, il le salua en pleurant et s’éloigna.

Hiouen-thsang partit aussitôt et arriva pendant la nuit à la quatrième tour à signaux. Craignant d’être retenu et d’éprouver quelque embarras, il voulut aller furtivement prendre de l’eau et passer. Mais avant qu’il ne se fût baissé au bord de l’eau, on lui lança une flèche qui vint tomber près de lui.

Après avoir répondu comme la première fois, il se dirigea promptement vers la tour. Les gardiens descendirent et l’amenèrent auprès du commandant qui l’interrogea.

« Je veux, répondit-il, aller dans le Thien-tchou (Inde), et mon chemin me conduit par ici. De plus, Wang-Siang, commandant de la première tour, m’a expressément recommandé de vous rendre visite. »

En entendant ces mots, l’officier lut transporté de joie ; il le retint à coucher et lui donna une grande outre d’eau et du froment pour son cheval. Puis il lui dit, en le reconduisant : « Maître, il ne faut pas vous diriger vers la cinquième tour ; les gens qui la gardent sont grossiers et violents ; je craindrais qu’ils n’attentassent à vos jours. À cent li (dix lieues] d’ici, se trouve la source Yé-ma-thsiouen (la source des chevaux sauvages) ; vous pourrez y renouveler votre provision d’eau. »

À une petite distance de là, il entra dans le désert appelé Mo-kia-yen-tse, qui a une longueur de quatre-vingts li et que les anciens appelaient Cha-ho ou le fleuve de sables. On n’y voit ni oiseaux, ni quadrupèdes, ni eau, ni pâturages. Dans ce moment, il s’étudiait à observer, en marchant, la direction de l’ombre et lisait avec ferveur le livre appelé Kouan-chi-in-king (Avalôkitêçvara soûtra) et le Pan-jo-king (le livre de la Pradjñâ).

Dans l’origine, lorsqu’il était dans le royaume de Chou, il vit un malade tout couvert d’ulcères infects, qui n’était vêtu que de haillons sales et repoussants. Touché de compassion, il le conduisit dans son couvent et lai donna des habits et des aliments. Le malade, confus de tant de bonté, lui fit présent du livre de la Pradjñâ, que, depuis ce moment, il lisait et méditait en toute occasion. Quand il fut arrivé au milieu du fleuve de sables (du désert), il se vit précédé, suivi, entouré de figures étranges et de formes fantastiques, créées par les démons[2]. Il eut beau prier Kouan-in (Avalôkitêçvara bôdhisattva), il ne put s’en débarrasser complètement ; mais, dès qu’il eût prononcé quelques mots de ce livre, elles s’évanouirent en un clin d’œil. Dans les moments de danger, ce fut à ce livre sacré qu’il dut constamment son salut.

Après avoir fait une centaine de li (dix lieues), il s’égara. Il chercha en vain la source des chevaux sauvages pour y puiser de l’eau. Pressé par la soif, il souleva son outre ; mais, comme elle était fort lourde, elle s’échappa de ses mains et tout le contenu se répandit à terre. Il perdit ainsi, en un moment, une provision d’eau qui pouvait lui suffire pour mille li. De plus, comme le chemin faisait de longs circuits, il ne savait plus quelle direction suivre. Il eut alors la pensée de retourner du côté de l’est, vers la quatrième tour à signaux.

Après avoir fait une dizaine de li, il songea ainsi en lui-même : « Dans l’origine, j’ai juré, si je n’arrive point dans le Thien-tchou (l’Inde), de ne jamais faire un pas pour retourner dans l’orient (en Chine). Maintenant, pourquoi suis-je venu ici ? J’aime mieux mourir en allant vers l’occident que de retourner dans l’est pour y vivre ! »

Là-dessus il détourna la bride de son cheval, et, priant avec ferveur Kouan-in (Avalôkitêçvara), il se dirigea vers le nord-ouest. Il regarde de tous côtés et découvre des plaines sans bornes où l’on ne voyait aucune trace d’hommes ni de chevaux. Pendant la nuit, des esprits méchants faisaient briller des torches aussi nombreuses que les étoiles ; dans le jour, des vents terribles soulevaient le sable et le répandaient comme des torrents de pluie. Au milieu de ces cruels assauts, son cœur restait étranger à la crainte ; mais il souffrait du manque d’eau, et il était tellement tourmenté par la soif qu’il n’avait pas la force de faire un pas. Pendant quatre nuits et cinq jours, pas une goutte d’eau n’humecta sa gorge ni sa bouche. Une ardeur dévorante brûlait ses entrailles, et peu s’en fallut qu’il ne succombât. Hors d’état d’avancer, il se coucha au milieu du sable, et, bien qu’il fût exténué de faiblesse, il invoqua sans discontinuer le nom de Kouan-in (Avalôkitêçvara).

« Dans ce voyage, dit-il en invoquant ce Pou-sa (Bôdhisattva), Hiouen-thsang ne cherche ni les richesses ni le profit ; il n’ambitionne ni les louanges ni la réputation. Son unique but est d’aller chercher l’Intelligence supérieure (Anouttara bôdhi) et la droite Loi. Je songe avec respect, ô Bodhisattva, que votre cœur affectueux s’applique sans cesse à délivrer les créatures des amertumes de la vie. Or, jamais il n’y en eut de plus cruelles que les miennes. Pourriez-vous l’ignorer ? »

Il pria ainsi, avec une ferveur infatigable, jusqu’au milieu de la cinquième nuit, lorsque soudain une brise délicieuse vint pénétrer tous ses membres et les rendit aussi souples et aussi dispos que s’il se fut baigné dans une eau rafraîchissante. Aussitôt ses yeux éteints recouvrèrent la vue, et son cheval lui-même eut la force de se lever. Après s’être ainsi ranimé, il put prendre un peu de sommeil. Pendant qu’il dormait, il vit en songe un grand esprit haut de plusieurs tchang qui, tenant une lance et un étendard, lui dit d’une voix terrible : « Pourquoi dormir encore au lieu de marcher avec ardeur ? »

Le Maître de la loi, réveillé en sursaut, se mit en route, et il avait fait une dizaine de li, lorsque tout à coup son cheval changea de direction, sans qu’il lui fût possible de le retenir et de le ramener dans son premier chemin. Au bout de quelques li, il vit plusieurs arpents de pâturages verts, descendit de son cheval et le laissa brouter à son aise. Après avoir quitté ces herbages, il voulut retourner sur ses pas ; mais il se vit près d’un étang dont l’eau était pure et claire comme un miroir. Il descendit et en but à longs traits. Grâce à ce double secours, le voyageur et le cheval recouvrèrent une seconde fois la force et la vie.

Il se reposa pendant un jour près du pâturage et de l’étang. Le lendemain, il remplit son outre d’eau, coupa du fourrage et partit.

Après avoir marché encore pendant deux jours, il sortit enfin du désert de sables mouvants et arriva à I-’gou. Les périls de ce genre qu’il eut à traverser se comptent par centaines ; il serait impossible de les énumérer en détail.

Une fois arrivé à I-’gou, il s’arrêta dans un couvent où se trouvaient trois religieux de la Chine. L’un d’eux était un vieillard dont les vêtements descendaient à peine à sa ceinture. Il alla nu-pieds au devant du Maître de la loi et l’embrassa en pleurant.

Après l’avoir longtemps pressé sur son sein, avec des cris et des sanglots, il lui dit : « Pouvais-je espérer de revoir aujourd’hui un homme de mon village ? »

Le Maître de la loi éprouva aussi, en le voyant, une tendre émotion et ne put retenir ses larmes.

Tous les religieux étrangers et les rois barbares des pays voisins accoururent pour lui rendre visite.

Le roi d’I-’gou le pria de venir dans sa demeure et lui offrit en abondance tout ce qui lui était nécessaire.

À cette époque, Khio-wen-t’aï, roi de Kao-tch’ang, avait envoyé d’avance des messagers à I-’gou. Ce jour-là, ils se disposaient à s’en retourner, lorsqu’ils rencontrèrent justement le Maître de la loi. À leur retour, ils en donnèrent avis à leur roi.

En apprenant cette nouvelle, Khio-wen-t’aï dépêcha des messagers au roi d’I-’gou pour lui ordonner d’envoyer immédiatement le Maître de la loi. Il choisit alors plusieurs dizaines d’excellents chevaux et les fit monter par ses grands officiers qu’il chargea d’aller au-devant de lui.

Au bout de dix jours, les messagers du roi arrivèrent et lui firent connaître les sentiments de leur souverain ; puis, se prosternant à ses pieds, ils le prièrent avec instances de répondre à son invitation.

Le Maître de la loi avait d’abord l’intention d’aller visiter le Stoûpa du Khan[3] (des Turcs) ; mais, malgré ses refus énergiques, il ne put échapper à l’invitation du roi de Kao-tch’ang.

Là-dessus il se mit en route, traversa le désert du midi, et, après six jours de marche, il arriva à la ville de Pe-li située sur la frontière du pays de Kao-tch’ang.

En ce moment, comme le soleil était déjà couché, il voulut s’arrêter dans la ville ; mais les magistrats et les messagers lui dirent : « La ville du roi est tout près d’ici ; nous vous engageons à partir, et à aller en avant en changeant plusieurs fois de cheval.

Le Maître de la loi laissa le cheval roux qu’il montait, en recommandant qu’on le lui renvoyât. Il partit alors et arriva au milieu de la nuit à la ville du roi. Les gardiens des portes en informèrent le roi qui ordonna d’ouvrir et de le recevoir.

Le Maître de la loi étant entré dans la ville, le roi, suivi de ses serviteurs qui marchaient devant et derrière sur deux rangs, avec des torches allumées, sortit de son palais et alla en personne à sa rencontre.

Le Maître de la loi entra dans une cour de derrière et s’assit au haut d’un pavillon à deux étages, au milieu d’une tente formée d’étoffes précieuses.

Le roi, l’ayant salué, l’interrogea de la manière la plus affectueuse. « Maître, lui dit-il, depuis que votre disciple a entendu parler de votre arrivée, il en a été ravi au point d’oublier le manger et le sommeil. Ayant calculé la route que vous aviez à parcourir, j’ai acquis la certitude que vous arriveriez cette nuit. C’est pourquoi moi, ma femme et mes enfants, renonçant tous au sommeil, nous nous sommes occupés à lire les livres sacrés en vous attendant avec respect. »

Quelques instants après, la reine, accompagnée de plusieurs dizaines de suivantes, vint aussi lui rendre visite et le saluer.

Dans ce moment, le jour commençait à poindre ; fatigué d’avoir parlé pendant longtemps, Hiouen-thsang eut le désir de prendre du repos. Le roi retourna alors dans son palais et ordonna à plusieurs eunuques de rester près de lui pendant son sommeil.

Dès l’aube du matin, avant que le Maître de la loi ne fût levé, le roi arriva à la porte de sa chambre, suivi de la reine et de ses femmes, pour le saluer et s’informer de ses nouvelles.

« Votre disciple, lui dit le roi, ne peut penser sans émotion aux dangers et aux obstacles dont est semée la route du désert ; il est bien extraordinaire que vous ayez pu la traverser tout seul. »

En disant ces mots, il ne cessa de verser des larmes et de lui donner des témoignages d’admiration.

Bientôt après, il ordonna d’apporter des mets et lui fit servir un repas conforme au régime des religieux.

Comme il y avait un couvent à côté du palais, le roi y conduisit lui-même le Maître de la loi et l’y installa. Il envoya ensuite plusieurs eunuques du palais pour le servir et le garder. Dans ce couvent se trouvait un maître distingué, nommé T’ouan-fa-sse, qui autrefois avait étudié à Tch’ang-’an et était fort versé dans la connaissance de la Loi. Le roi, qui faisait le plus grand cas de son mérite, lui ordonna d’aller rendre visite au Maître de la loi ; mais T’ouan-fa-sse sortit après une courte entrevue. Ce n’est pas tout : le roi ordonna au maître Koue-tong-wang qui avait plus de quatre-vingts ans, d’aller demeurer avec le Maître de la loi, lui donnant la mission expresse de l’engagera rester et de le détourner d’aller dans les contrées de l’ouest.

Le Maître de la loi n’y put consentir, et, après être resté dans le couvent une dizaine de jours, il voulut prendre congé et se mettre en route.

« Déjà, lui dit le roi, j’avais chargé le maître Koue-tong-wang de vous prier de rester ici. Maître, quelles sont vos intentions ? »

« Sire, répondit Hiouen-thsang, vos instances pour ne retenir prouvent certainement la bonté de Votre Majesté ; seulement, je manquerais le but de mon voyage. »

Le roi lui dit : « Lorsque je voyageais autrefois avec l’empereur précédent dans votre illustre royaume, et que j’accompagnais Tempereiu : des Souï, dans les deux capitales de l’est et de l’ouest et dans les pays situés entre Yen-taï et Fen-tsin, je vis beaucoup de religieux d’une grande renommée ; mais aucun d’eux ne m’inspira de l’affection. Depuis que j’ai entendu parler du Maître de la Loi, j’ai été ravi de joie. Je désire qu’il se fixe ici, pour lui offrir mes hommages jusqu’à la fin de ma vie. Je veux que tous mes sujets deviennent ses disciples. J’ose espérer que le Maître daignera leur donner ses leçons. Bien que nos religieux ne soient pas nombreux, mon royaume en possède cependant plusieurs milliers. Je leur ordonnerai de prendre en main le livre sacré (que vous expliquerez) et de se joindre à la multitude de vos auditeurs. Je vous supplie humblement de lire dans mon cœur, d’accéder à mes vœux et de renoncer pour toujours à voyager dans l’occident. »

— « Ce pauvre religieux, répondit le Maître de la loi, est indigne de la bienveillance infinie de Votre Majesté ; mais je n’ai pas entrepris ce voyage pour recevoir des hommages. J’étais affligé de voir que, dans mon pays, on n’avait qu’une intelligence incomplète de la Loi, et que les textes sacrés étaient rares et défectueux. Agité par des doutes pénibles, j’ai voulu aller chercher moi-même les monuments purs et authentiques de la Loi. C’est pour cela que je me suis élancé, au risque de ma vie, vers les contrées de l’ouest, afin d’entendre des doctrines inconnues. Je veux que par mes efforts la douce rosée (amrĭta) humecte non-seulement Kia-weï (Kapila), mais encore qu’elle se répande dans toute l’étendue des royaumes de l’est (la Chine). Comment pourriez-vous m’arrêter à moitié chemin ? Je vous en prie, ô roi, renoncez à votre projet, et cessez de m’honorer d’une amitié aussi excessive. »

— « Votre disciple, dit le roi, vous aime avec une tendresse sans bornes ; je veux absolument vous retenir pour vous offrir mes hommages ; il serait plus aisé de transporter les monts Tsong-ling que d’ébranler ma résolution. Veuillez croire à la sincérité de mon cœur et à la vérité de mes paroles. »

— « Ai-je besoin, répondit le Maître de la loi, de tant de protestations pour être convaincu de votre profonde affection ? Mais Hiouen-thsang est venu dans l’ouest par amour pour la Loi ; et comme il n’est pas encore en possession de la Loi, il lui est impossible de s’arrêter au milieu de son entreprise. C’est pourquoi je vous prie respectueusement d’agréer mes refus. Veuillez, ô roi, vous mettre un instant à ma place et m’excuser. Jusqu’ici Votre Majesté a pratiqué les bonnes œuvres qui conduisent au bonheur, et, par là, vous avez obtenu de devenir le maître des hommes. Non-seulement vous êtes l’appui et le soutien de toutes les créatures, mais vous êtes encore le protecteur de la doctrine de Chi [Çâkya). La justice veut que vous lui prêtiez secours et que vous travailliez à la répandre. Convient-il que vous apportiez des obstacles à sa diffusion ? »

— « Votre disciple, répondit le roi, n’oserait jamais y mettre des obstacles ; seulement, mon royaume n’a point de maître pour le diriger dans le bien. C’est uniquement pour cela que je tâche de retenir le Maître de la loi, afin qu’il devienne le guide des hommes égarés. »

Mais le Maître de la loi persista jusqu’à la fin dans son refus. Alors le roi, rougissant de colère et étendant un bras menaçant, s’écria d’une voix forte : « Votre disciple va maintenant vous traiter d’une autre manière, et l’on verra si vous pourrez partir fièrement. Je suis décidé à vous retenir de force ou à vous faire reconduire dans votre royaume. Je vous engage à y réfléchir ; le mieux est encore de céder. »

— « C’est pour la sublime Loi que je suis venu, répondit Hiouen-thsang. Maintenant, je rencontre des obstacles, mais le roi ne pourra retenir que mon corps (littéralement, mes os) ; il n’a aucun pouvoir sur mon esprit et ma volonté. »

Là-dessus il poussa de longs soupirs, sans pouvoir parler davantage ; mais le roi resta inflexible. Il ordonna qu’on augmentât encore ses provisions, et que chaque jour on lui offrit des vivres en abondance. Le roi lui-même voulut le servir à table.

Le Maître de la loi, voyant qu’on le retenait de forte et qu’on mettait obstacle à ses premiers desseins, jura qu’il ne mangerait point, dans l’espoir de toucher le cœur du roi. Alors il s’assit dans une attitude droite et immobile, et pendant trois jours pas une goutte d’eau ni de bouillon ne pénétra dans sa bouche. Le quatrième jour, le roi reconnut que la respiration du Maître de Ii loi s’affaiblissait de plus en plus. Honteux et effrayé des suites de sa rigueur, il se prosterna jusqu’à terre et hd offrit respectueusement ses excuses.

« Maître, dit-il, je vous laisse libre d’aller dans l’occident ; veuillez, je vous en prie, prendre le repas du matin. » Mais le Maitre de la loi, doutant de sa sincérité, exigea qu’il jurât en prenant le soleil à témoin.

Eh bien ! dit le roi, je désire aller avec vous devant le Bouddha et vous renouveler le témoignage solennel de mon attachement. »

Alors il entra avec lui dans un couvent et adora le Bouddha ; puis, en présence de sa mère, la princesse Tch’ang, il fit serment de rester uni avec lui comme un frère. « Je vous permets, ajouta-t-il, d’aller chercher la Loi ; mais quand vous retournerez (en Chine), je vous prie de vous arrêter trois ans dans ce royaume pour recevoir les hommages de voire disciple. Si, dans la vie à venir, vous devenez Bouddha, je désire, comme autrefois les rois Po-se-ni {Prasênadjit) et Pin-p’o-cha-lo (Vimbasâra), vous entourer de ma protection et vous combler de mes bienfaits. »

Alors il le pria de daigner rester un mois, et d’expliquer le livre Jing-wang-pan-jo-king (le livre de la Pradjñâ, ou de l’intelligence transcendante), afin que, pendant ce temps-là, il pût lui faire préparer des habits de voyage. Le Maître de la loi y consentit.

La reine mère fut transportée de joie et exprima le désir d’être liée avec lui comme avec un parent, afin que, dans toutes ses existences successives, il la fît passer à T autre rive (c’est-à-dire entrer dans le Nirvana).

Ce fut alors seulement qu’il consentit à manger. On peut juger par là de la force de son caractère et de la fermeté de ses résolutions.

Quelques jours après, le roi fit dresser pour les conférences une tente où pouvaient s’asseoir trois cents personnes. La reine mère, le roi, le maître de tous les religieux et les grands officiers étaient rangés en groupes séparés et l’écoutaient avec respect. Chaque jour, au moment de la conférence, le roi allait au-devant de lui avec une cassolette de parfums et le conduisait jusqu’au pied de sa chaire. Là, s’agenouillant humblement, il voulait lui servir de marchepied et l’obligeait de monter ainsi à son fauteuil. Chaque jour il faisait de même. Quand les conférences furent closes, il pria le Maître de la loi d’ordonner quatre novices pour le servir et fit fabriquer trente vêtements complets de religieux. Comme les contrées de l’ouest sont en général très-froides, il fit fabriquer divers objets pour le garantir du froid, tels que des masques, des gants, des bottes, etc. U y en avait plusieurs de chaque espèce. De plus, il lui donna cent onces d’or, trente mille monnaies d’ai^ent et cinq cents pièces de satin et de taffetas, pour subvenir à ses besoins pendant le voyage de vingt ans qu’il projetait D ajouta trente chevaux et vingt-cinq domestiques. U chargea, en outre, Ilouan-sin, Tun des hauts fonctionnaires du palais, de le conduire jusqu’à la résidence du Khan Che-hou. Ce n est pas tout : il fit écrire vingt-quatre lettres de recommandation pour lui faciliter l’entrée du royaume de Kia-tchi [Koutché) et de vingt-trois autres. A chaque lettre il fit ajouter une pièce de riche satin, afin d’inspirer une confiance entière. Enfin il fit placer sur deux chars cinq cents pièces de satin et une grande quantité de fruits savoureux, destinés au Khan CAe-Aoa. Ces présents étaient accompagnés d’une lettre où il lui disait : « Le Maître de la loi est le frère cadet de votre esclave ; il a l’intention d’aUer chercher la Loi dans le royaume des Po-lo-men [Brahmanes). Je désire vivement que le Khan montre au Maître autant de bienveillance et de compassion qu’à l’esclave qui écrit ces lignes respectueuses. »

Il terminait en le priant d’ordonner aux princes de chacun des royaumes de l’ouest, de le faire conduire dm pays à l’autre, par des chevaux de relais, jusqu’aux fronlières de leiu’S Etats.

Le Maître de la loi voyant que le roi envoyait avec lui des Cha-mi (novices) attachés au service de sa personne, des lettres olBcielles, des pièces de satin, etc., se trouva confus d’une libéralité aussi extraordinaire. Il adressa au roi une lettre de remercîments conçue en ces termes :

« Hiouen-thsang a entendu dire que quiconque veut traverser un grand fleuve ou une mer profonde, a absolument besoin de bateau et de rames. La midtitude des nîortels est plongée dans Terreur, et, pour la guider dans le bien, il faut emprunter les paroles du Saint (du Bouddha). C’est pour cela que Jou-laî (le Tathâgata), montrant poiu* eux la tendresse d’im père, voidut naître (s’incarner) sur cette terre souillée de crimes. Il fit briller le Soleil de l* intelligence, et éclaira les peuples qui étaient enveloppés de ténèbres. Les nuages de sa bienveillance couvrirent le mont Soumérou, et la pluie de la Loi humecta les trois mille mondes. Après leur avoir prociu’é le bonhem* et la paix, il quitta le siècle et reprit sa pure essence (entra dans le Nirvana). Il légua aux honunes sa sainte doctrine qui s’est répandue dans l’est (en Chine), il y a plus de six cents ans. Elle a paru avec éclat dans les pays de Ou et de Lo, et a brillé conune un astre radieux dans les contrées de Thsin et de Liang.

« Ses instructions mystérieuses n’ont point dépéri, et, sous leur influence, tout le monde se livre à la vertu. Mais, comme des hommes des pays lointains étaient venus les traduire, les sons (des noms étrangers) et les interprétations des textes offraient de grandes différences. L’époque du Saint (du Bouddha) étant fort éloignée de nous, on remarquait dans le sens des livres, des contradictions et des erreurs. L’unité de la doctrine s’altéra. les opinions se divisèrent et donnèrent naissance à deux écoles qui se partagèrent le midi et le nord. Partout éclataient des discussions passionnées et des luttes opiniâtres. Il y avait déjà plusieurs centaines d’années que tout notre pays était agité par des doutes, et l’on ne trouvait nul maître éminent qui fût capable de les dissiper.

« Hiouen-thsang, grâce à son heureuse destinée « entra de bonne heure par la porte noire (c’est-à-dire dans un couvent) et suivit les leçons des maîtres jusqu’à près de vingt ans. Tous les sages illustres « tous les amis d’un mérite supérieur furent par lui consultés et interrogés. Il étudia presque complètement les principes du grand et du petit Véhicule.

« Sa main ne quittait jamais les livres sacrés ; mais cette étude assidue n’était pas exempte de doutes. Fatigué par de pénibles incertitudes, souvent il voulait s’élancer vers le jardin Ki-youen (Djêtavana) ; souvent il se transportait par la pensée jusqu’au pic du Vautour (Gridhrakoûṭa). Il voulait aller les visiter avec respect et dissiper les doutes qui l’agitaient. Mais il savait qu’on ne peut avec un mince tube de bambou découvrir l’étendue du ciel, ni avec une coquille mesurer l’eau des mers. Seulement, il ne pouvait renoncer aux humbles desseins que lui inspirait l’ardeur de son zèle. C’est pourquoi il fit ses préparatifs, se mit en route, et, après une marche lente et pénible, il arriva dans le pays de I-’gou.

« Je songe avec respect que Votre sublime Majesté, ayant reçu en partage l’heureuse harmonie du ciel et de la terre et l’influence bienfaisante des deux images (du soleil et de la lune), exerce avec calme le pouvoir suprême et chérit ses sujets comme des fils. A Test, elle reçoit les influences d’un grand royaume (de la Chine) ; à l’ouest, elle dirige avec douceur cent tribus barbares. Les pays de Leou-lan et des Youeï’tchi, les districts des Tch’e-sse (des Oïgours) et de Lang-wang éprouvent les effets de votre profonde humanité et sont comblés de vos riches bienfaits. Ce n’est pas tout : vous montrez du respect pour les sages et de l’attachement pour les lettrés ; vous aimez la vertu et vous répandez à grands flots votre tendre affection.

« En apprenant que j’arrivais des contrées lointaines, vous m’avez témoigné un intérêt bienveillant, et vous avez daigné donner des ordres pour que je fusse guidé avec sollicitude et accueilli avec faveur. Dès que je fus arrivé, vos bontés n’ont fait que s’accroître, et vous m’avez permis de parler en public pour la propagation de la Loi. De plus, vous avez daigné me donner solennellement le titre de frère ; vous m’avez remis des lettres pour les princes de plus de vingt royaumes du Si-yu ; vous avez appelé sur moi leur bienveillance et leur appui, et leur avez ordonné de me fournir, pour afler d’un pays à l’autre, une escorte et des vivres. Emu de pitié en songeant à l’abandon d’un pauvre voyageur qui traverse les contrées de l’ouest, et à la rigueur du froid qu’on ressent sur des routes couvertes de neiges, vous avez fait ordonner quatre Cha-mi (novices) pour m’accompagner, et vous m’avez fait préparer des vêtements de religieux, des bonnets garnis de coton, des fourrures, des tapis de feutre, des bottes, etc.

« Enfin vous avez ajouté des pièces de soie et de taffetas et une immense cpjantité de monnaies d^or et d’argent pour subvenir, pendant vingt ans, aux frais de faUer et du retour. Etonné et confus de tant de bienfaits, je ne sais comment vous en témoigner ma reconnaissance. Les eaux débordées du fleuve Jaune ne sont rien auprès du torrent de vos bontés ; les monts Tsong^lmg semblent petits et légers en comparaison de la masse immense de vos bienfaits.

« Je ne crains plus de traverser les périlleux glaciers de Hiouen-tou. Bientôt je saluerai avec respect YEchelk du ciel et Y Arbre de Vintelligence [Bôdhidrouma). Si vous daignez accéder à mes vœux, à qui devrai-je ce bonheur, si ce n’est aux bienfaits de Votre Majesté ?

« Ensuite j’interrogerai la midtitude des maîtres, et de leur bouche je recevrai l’enseignement de la. droite Loi. Une fois de retour (en Chine), je traduirai les livres, je répandrai au loin des vérités inconnues ; jV battrai la forêt épaisse des erreurs, je détruirai les ar^ tifices des fausses doctrines, je réparerai les lacunes de la doctrine de l’éléphant (la doctrine bouddhique), et je fixerai la boussole de la porte mystérieuse (de l’enseignement religieux). Peut-être que, par ces chétifs mérites, je répondrai à vos immenses bienfaits ; mais, vu la longueur de la route qui s’ouvre devant moi, il m’est impossible de rester plus longtemps. Demain je prendrai congé de Votre Majesté, et l’idée de cette séparation me déchire le cœur.

« Ne pouvant répondre dignement à toutes vos bontés, je finis par l’expression respectueuse de ma reconnaissance. »

— « Maître, lui répondit le roi, puisque vous m’avez permis de vous regarder comme un frère, vous avez le droit de partager avec moi toutes les richesses de mon royaume. Qu est-il besoin de me remercier ? »

Le jour de son départ, le roi, tous les religieux, les grands officiers et la multitude du peuple sortirent en foule de la ville et allèrent le conduire du côté de l’ouest jusqu’en dehors de la ville. Là le roi embrassa en pleurant le Maître de la loi ; les religieux et les laïques ne purent contenir leurs larmes et leurs gémissements. Les cris plaintifs que leur arrachait cette pénible séparation émurent et agitèrent la banlieue «t la ville.

Le roi ordonna à la reine et au peuple de s’en retourner ; mais lui, avec les religieux célèbres et toute sa suite, monta à cheval et ne s’en revint qu’après l’avoir accompagné jusqu’à plusieurs dizaines de li.

Les rois et les princes des royaumes qu’il eut à traverser lui rendirent partout de semblables hommages.

De là il marcha vers l’ouest, traversa les villes de Wou-pouan et de To-ts’in, et ensuite il entra dans le royaume d’A-ki-ni (Agni ?),

  1. Cet ouvrage offre une multitude de noms de lieux, d’hommes, de livres et de choses qui ont besoin d’être brièvement expliqués ou accompagnés de développements étendus. On les trouvera soit dans les Appendices de géographie, d’histoire et de bibliographie, soit dans les Index chinois-sanscrit et sanscrit-chinois du second volume.
  2. Ici, comme à la page 23, on ne doit voir que les effets naturels du mirage sur le sol sablonneux du désert.
  3. Il s’agit ici du Khan des Turcs, nommé Che-hou, dont il sera parlé plus bas.