Histoire de la vie et de la mort (trad. Lasalle)/6

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Histoire de la vie et de la mort
VI. Durée de vie de l’espèce humaine
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres10 (p. 106_Ch6-196_Ch7).
Sur la durée plus ou moins longue de la vie, envisagée dans l’espèce humaine.
HISTOIRE
Relative aux questions des articles 5, 6, 7, 8, 9 et 11.[1]

1. Nous lisons dans l’écriture sainte, qu’après le déluge il y a eu des hommes qui ont vécu plusieurs siècles ; cependant aucun des patriarches n’a vécu mille ans. Cette vie si longue ne doit pas être regardée comme une grâce spéciale, et une sorte de privilège accordé à la ligne la plus sainte ; car on y compte onze générations depuis Adam jusqu’au déluge, au lieu que celle de Caïn n’en forme que huit ; en sorte que la race maudite semble avoir été plus vivace que la race des saints[2]. Après le déluge, cette durée de la vie humaine, qui fut d’abord si longue, diminua tout à coup de la moitié, mais seulement dans ceux qui étoient nés depuis ; car Noé, qui étoit né auparavant, vécut aussi long-temps que les précédens, et passa l’âge de six cents ans. Ensuite, après trois générations depuis le déluge, la vie humaine fut réduite au quart de sa durée primitive, je veux dire, à environ deux cents ans.

2. Abraham, personnage magnanime et d’une foi inébranlable, vécut cent soixante et onze ans. Isaac, homme chaste, d’un caractère moins énergique, et dont la vie fut moins agitée, vécut cent quatre-vingts ans. Mais Jacob, éprouvé d’abord par des disgrâces multipliées, et après avoir eu un grand nombre d’enfans, ne laissa pas de parvenir à l’âge de cent quarante-sept ans. Ce patriarche fut d’un caractère doux, patient, mais un peu rusé[3]. Ismaël, homme courageux et guerrier, vécut cent trente-sept ans. Mais Sara, femme d’une grande beauté, d’un caractère courageux, mère tendre, épouse complaisante, non moins célèbre par la mâle liberté avec laquelle elle parloit à son époux, que par sa déférence pour lui, et la seule femme dont les livres saints aient spécifié l’âge (à l’époque de sa mort), vécut cent vingt-sept ans. Joseph, homme d’une prudence consommée et d’une profonde politique[4], après avoir été affligé de grandes disgrâces durant sa première jeunesse, mais ensuite continuellement heureux, mourut à l’âge de cent-dix ans. Levi, son frère, nais beaucoup plus âgé, termina sa carrière à l’âge de cent trente-sept ans ; il fut trop sensible aux affronts et d’un caractère extrêmement vindicatif. Son fils vécut à peu près autant, ainsi que son petit-fils, père d’Aaron et de Moyse.

3. Moyse, personnage très courageux et cependant d’un caractère fort doux, mais un peu bègue, vécut cent vingt ans. Or, ce Moyse même, dans le pseaume qui porte son nom, dit affirmativement que la durée ordinaire de la vie humaine n’est que de soixante et dix ans, et que les plus robustes en vivent tout au plus quatre-vingts ; mesure qui, pour le dire en passant, est encore aujourd’hui celle de la vie humaine, et qui, depuis son temps, semble avoir été toujours à peu près la même. Aaron, qui étoit plus âgé de trois ans que son frère, mourut la même année ; homme qui parloit avec plus de facilité, mais d’un caractère foible et incapable de résister aux clameurs d’une multitude. Quant à Phinéès, petit-fils d’Aaron, il vécut trois cents ans ; ce qu’on doit attribuer à quelque grâce spéciale et extraordinaire, en supposant toutefois que la guerre des Israélites contre la tribu de Benjamin (expédition où il fut consulté) ait eu réellement lieu dans le temps auquel la rapporte l’écriture sainte[5] : c’étoit un homme excessivement jaloux. Josué, personnage toujours occupé d’expéditions militaires, grand capitaine, et heureux dans toutes ses entreprises, vécut cent dix ans. Caleb fut son contemporain, et il paroît qu’il étoit à peu près du même âge. Ehud, qui fut aussi un des juges, vécut au moins cent dix ans ; car l’écriture sainte nous apprend qu’après la victoire remportée sur les Moabites, la Terre-Sainte jouit, sous son commandement, d’une paix de quatre-vingts ans. Elle le peint comme un homme aussi infatigable qu’intrépide, et qui sembloit s’être dévoué pour le salut du peuple.

4. Job, après le rétablissement de sa fortune, vécut encore cent quarante ans, quoiqu’avant sa disgrâce il fût assez âgé pour avoir des enfans d’âge viril ; personnage né pour les affaires et le gouvernement ; bienfaisant, modéré, de la plus sublime patience, et fait pour servir d’exemple à tous les infortunés. Le grand prêtre Héli, homme d’un excessif embonpoint, d’un caractère tranquille et doux, mais trop indulgent pour les siens, vécut quatre-vingt dix-huit ans. Il paroît que le prophète Elisée étoit âgé de plus de cent ans lorsqu’il mourut ; car il est dit qu’après l’assomption d’Élie, il vécut encore soixante ans : or, à l’époque de cette assomption, il étoit déjà si âgé, que les enfans tournoient en ridicule sa vieillesse et sa tête chauve. Ce fut un personnage sévère et véhément, méprisant les richesses, et d’une vie austère. Il paroît qu’Isaïe vécut au moins cent ans ; car les livres saints nous apprennent qu’il exerça, pendant soixante et dix ans, les fonctions de prophète ; ce qu’elle rapporte toutefois sans nous dire quel étoit son âge, soit dans le temps où il commença à prophétiser, soit à l’époque de sa mort. Ce fut un écrivain d’une éloquence toute sublime, toute céleste, un prophète évangélisant par avance, dont l’âme étoit toute remplie des promesses de Dieu, relativement au Messie, et des grandes choses qu’il devoit opérer.

5. Tobie père vécut cent quarante-huit ans, et son fils cent vingt-sept ; ce furent deux âmes miséricordieuses, pleines d’une sainte activité pour les malheureux, et aimant à répandre des aumones. Il paroît aussi que, même dans le temps de la captivité, un assez grand nombre d’Israélites fournirent une très longue carrière ; car l’Écriture sainte dit, en parlant de quelques-uns d’entre eux, qu’ayant vu les deux temples, quoiqu’il se fût écoulé soixante et dix ans entre l’ancien et le nouveau, et comparant celui-ci au premier, ils versoient des larmes à la vue de leur différence. Quelques siècles après, et vers le temps de la naissance du Sauveur, nous trouvons Siméon âgé de quatre-vingt-dix ans ; personnage très religieux, plein d’espérance, et vivant toujours dans l’attente du Messie. Vers le même temps, nous trouvons encore Anne, prophétesse qui doit avoir vécu plus de cent ans. Car il est dit qu’elle fut mariée durant sept ans, et que son veuvage dura quatre-vingt-quatre ans, temps auquel il faut ajouter celui de sa virginité, et cette partie de sa vie qui suivit sa prophétie relativement au Sauveur ; femme dont la vie toute sainte se passa dans le jeûne et la prière.

6. Les auteurs païens parlent assez d’hommes, dont la vie a été fort longue ; relations toutefois qui nous laissent souvent dans l’incertitude à cet égard, soit à cause des fables qui s’y trouvent mêlées, et auxquelles un sujet de cette nature ne prête que trop, soit à cause des erreurs qui ont pu se glisser dans le calcul des années. Dans ce peu qui nous reste de l’histoire des Égyptiens, nous ne trouvons aucun fait mémorable relativement à la longue durée de la vie ; les règnes les plus longs dont elle fasse mention, n’ayant pas excédé cinquante ou cinquante-cinq ans : ce qui mérite d’autant moins de fixer notre attention, que, dans des temps plus modernes, nous voyons des princes qui ont régné aussi long-temps. Mais certaines relations fabuleuses attribuent à des rois d’Arcadie une vie extrêmement longue. C’est à la vérité un pays très montueux, et la manière de vivre de ses anciens habitans étoit toute pastorale, ancune dépravation n’avoit encore affoibli leur constitution originelle. Cependant, comme ils vivoient sous la tutelle du dieu Pan, tout ce qui concerne cette contrée semble avoir je ne sais quoi de panique, de fantastique et de poétique, pour ne pas dire de fabuleux.

7. Numa, second roi de Rome, personnage pacifique et entièrement voué à la religion, vécut plus de quatre-vingts ans. Mais Valerius-Corvinus vécut plus de cent ans ; et l’histoire romaine dit qu’il y eut quarante-quatre ans d’intervalle entre son premier et son sixième consulat. Elle le peint comme un personnage guerrier et d’une âme forte, mais en même temps affable et populaire ; la fortune lui fut toujours favorable.

8. Solon, législateur des Athéniens, et un des sept sages de la Grèce, vécut plus de quatre-vingts ans ; personnage dont l’ame étoit grande et élevée, mais populaire et aimant tendrement sa patrie ; il étoit fort éclairé et même très savant. Cependant il n’étoit rien moins qu’ennemi du plaisir et ne se refusoit point les douceurs de la vie. Si nous en croyons quelques historiens, Épiménide de Crète vécut cent cinquante-sept ans, fait auquel se mêle une sorte de prodige. On prétend qu’il demeura caché dans une caverne pendant cinquante-sept ans ; mais un demi-siècle après, nous trouvons Xénophane, de Colophon, qui a dû vivre au moins cent deux ans ; car, au rapport de quelques historiens, il quitta sa patrie à l’âge de vingt-cinq ans, et n’y revint qu’après soixante-dix-sept ans de voyages ; mais combien de temps y vécut-il après son retour ? c’est ce qu’ils ne disent point. Il semble que l’esprit de ce philosophe aima à voyager et à errer comme son corps ; sa philosophie, vague et gigantesque, lui ayant fait donner le nom de Xénomane, au lieu de celui de Xénophane ; rien en effet n’est plus vaste que ses conceptions ; il semble se trouver toujours à l’étroit dans son sujet et ne se plaire, ne se trouver à l’aise que dans l’infini[6].

9. Anacréon, poëte érotique, voluptueux et grand buveur, vécut plus de quatre-vingts ans. Pindare, de Thèbes, génie original et poëte, non moins religieux que sublime, fut aussi octogénaire. Sophocle, poëte d’un style élevé, pompeux, et quelquefois un peu enflé, d’un caractère insouciant et tout entier à ses écrits, vécut à peu près autant.

19. Artaxerxès, roi de Perse, parvint à l’âge de quatre-vingt-quinze ans ; prince d’un esprit foible et borné, incapable de supporter le poids d’une vaste administration, aimant la gloire et encore plus le repos. À peu près vers le même temps, nous trouvons Agésilaus, roi de Sparte, qui mourut à l’age de quatre-vingt-quatre ans, homme d’un caractère modéré, et une sorte de philosophe-roi, mais qui ne laissoit pas d’être ambitieux, guerrier, et aussi actif que ferme, soit en guerre, soit en paix.

11. Gorgias, de Leontium, vécut cent huit ans. Il étoit rhéteur de profession faisant un grand étalage de sa science, courant de ville en ville pour enseigner la jeunesse, et faisant payer fort cher ses leçons. Peu de temps avant sa mort, on lui entendit dire : qu’aucune infirmité ne lui donnoit lieu de se plaindre de la vieillesse. Protagoras, d’Abdère, qui vécut quatre-vingt-dix ans, fut aussi rhéteur de profession ; mais ses leçons étoient moins une sorte d’encyclopédie, comme celles des précédens, qu’un cours de morale pratique, ayant pour objet les diverses situations et relations de la vie ordinaire, soit privée, soit publique. Cependant il changeoit fréquemment de domicile ainsi que Gorgias. Mais Isocrate, Athénien, qui vécut quatre-vingt-dix-neuf ans, et qui fut également rhéteur, étoit un homme très modeste, fuyant l’éclat du barreau, et tenant école dans sa propre maison. Démocrite, d’Abdère, termina sa carrière à l’âge de cent neuf ans ; philosophe du premier ordre sans contredit, et le seul peut-être parmi les Grecs qu’on puisse, à juste titre, qualifier de physicien. Il fut occupé, pendant la plus grande partie de sa vie, à parcourir un grand nombre de contrées, et plus encore la nature entière, s’attachant constamment à l’expérience et à l’observation. Dans ses discours et ses écrits, il usoit fréquemment de comparaisons et de similitudes, s’embarrassant peu de se conformer aux loix sévères de l’argumentation, comme le lui reproche Aristote[7]. Diogène, de Sinope, vécut quatre-vingt-dix ans ; philosophe qui se permettoit de tout dire aux autres, mais qui, en même temps, ne se pardonnoit rien à lui-même. Il sembloit se complaire dans sa vie dure et dans son ordure. Zénon, de Cée, vécut quatre-vingt-dix-huit ans ; philosophie d’une âme généreuse et élevée, méprisant les vaines opinions, d’un esprit toutefois très pénétrant, sans être d’une fatigante subtilité ; mais tendant plutôt à gagner les autres esprits qu’à les convaincre, et à leur faire une sorte de violence ; en un mot, suivant à peu près la même marche que celui de Sénèque. Platon, Athénien, vécut quatre-vingt-un ans ; philosophe, dont l’âme étoit grande et pleine de vigucur, mais qui préféra toutefois une vie tranquille et studieuse, uniquement occupé de sublimes contemplations ; se livrant quelquefois un peu trop à son imagination, humanisant sa philosophie par des manières pleines d’élégance et d’urbanité ; d’un caractère toutefois plutôt serein que gai, et s’annonçant par une sorte de tranquille majesté. Théophraste, d’Erèse, mourut à l’âge de quatre-vingt-cinq ans ; ses écrits, pleins de douceur et de grâces, plaisoient encore par la variété des sujets qu’il traitoit. En cultivant la philosophie, il n’en cueillit que la fleur et les fruits les plus doux, abandonnant les épines et les chardons aux scholastiques. Carnéade, de Cyrène, qui vécut long-temps après, termina aussi sa carrière à l’âge de quatre-vingt-cinq ans ; philosophe d’un génie fécond et d’une éloquence aussi facile que fleurie, qui sut plaire aux autres par cette variété même de connoissances dont il faisoit ses délices. Mais Orbilius, contemporain de Cicéron, et qui n’étoit ni philosophe, ni rhéteur, mais seulement grammairien, vécut plus de cent ans. Il fut d’abord soldat, puis il ouvrit une école. C’étoit un homme dont le caractère, la langue et les écrits avoient je ne sais quoi de polémique, de hargneux et de mordicant.

12. Quintus Fabius-Maximus fut augure pendant soixante-trois ans, d’où il semble qu’on puisse conclure qu’il a vécu plus de quatre-vingts ans ; quoique nous sachions que, dans l’élection des sujets pour cet office, on avoit plutôt égard à la noblesse de l’extraction qu’à l’âge[8]. Ce fut un personnage distingué par une souveveraine prudence, aimant à temporiser, modéré dans toutes les situations de la vie, et d’une douceur constante ; mais mariée à une teinte de sévérité. Massinissa, roi de Numidie, vécut plus de quatre-vingt-dix ans ; et ayant plus de quatre-vingt-cinq ans, il eut encore un fils ; prince d’un esprit inquiet, se fiant beaucoup à sa fortune, et qui, après avoir éprouvé, durant sa jeunesse, une alternative effrayante de bons et de mauvais succès, vécut ensuite dans une continuelle prospérité ; mais Caton le Censeur vécut plus de quatre-vingt-dix ans ; personnage qui eut (s’il est permis de s’exprimer ainsi) un corps et une âme de fer, dont la langue ne faisoit grâce à qui que ce soit, se plaisant dans la vie contentieuse, faisant toutefois ses délices de l’agriculture ; enfin, servant de médecin à soi et à toute sa famille.

13. Terentia, femme de Cicéron, laquelle vécut cent trois ans, fut éprouvée par des disgrâces multipliées, telles que l’exil de son époux, un divorce, enfin, la dernière catastrophe de ce grand orateur ; elle fut aussi fréquemment tourmentée par la goutte. Luceia, comédienne de profession, doit avoir vécu beaucoup plus de cent ans ; car quelques historiens rapportent qu’elle parut sur le théâtre pendant plus d’un siècle ; ce qui suppose qu’elle joua d’abord des rôles de jeunes filles, et, sur la fin, des rôles de vieille. Mais Galeria-Copiola, qui étoit aussi comédienne et de plus danseuse, débuta sur le théâtre à une époque que les historiens ne spécifient point ; puis quatre-vingt-dix-neuf ans après, elle reparut sur la scène, non pour jouer des rôles, mais pour être simplement montrée au peuple romain comme une sorte de prodige, lorsque le grand Pompée fit la dédicace de son théâtre : et ce ne fut pas tout, elle parut encore sur la scène à la célébration des jeux voués pour le salut de César-Auguste.

14. L’histoire romaine fait mention d’une autre comédienne, un peu postérieure pour le temps à celle dont nous venons de parler, mais supérieure en dignité et qui fut presque nonagénaire ; je veux parler de Livia-Julia-Augusta, femme de César-Auguste, et mère de Tibère. En effet, si la vie d’Auguste ne fut qu’une comédie, comme ce prince près de mourir le prétendoit lui-même, en invitant ses amis à lui applaudir aussi-tôt qu’il auroit fermé les yeux[9], certes Livie fut une excellente comédienne, qui sut très bien s’accommoder et au caractère de son époux, par son excessive complaisance, et à celui de son fils, par cet empire et cette sorte d’ascendant qu’elle sut prendre sur lui ; femme pleine de douceur et d’urbanité, mais ayant toutefois un caractère soutenu, sachant être maîtresse dans sa maison, jouant toujours un rôle dans les affaires les plus importantes, et jalouse de son autorité. Junie, femme de Cassius et sœur de Brutus, parvint aussi à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Les historiens disent qu’elle mourut soixante-quatre ans après la bataille de Philippes ; femme d’une âme grande et élevée, qui sut se maintenir dans un état de splendeur, affligée sans doute par la catastrophic de son époux et celles de ses proches, ainsi que par un long veuvage, mais qui fut toujours honorée.

15. L’année 76 de l’ère chrétienne (laquelle répond au règne de Vespasien), est une année mémorable par rapport à la longue durée de la vie humaine, et nous présente des espèces de fastes en ce genre. Car, ayant fait alors le cens ou le dénombrement (et le cens est, par rapport aux âges des individus, ce qu’il y a de plus authentique) on trouva, dans cette seule partie de l’Italie, qui est bornée d’un côté par l’Apennin, et de l’autre par le , cent vingt-quatre hommes âgés au moins de cent ans ; savoir :

Cinquante-quatre, âgés de cent ans justes ;

Cinquante-sept, de cent dix ans ;

Deux, de cent vingt-cinq ans ;

Quatre, de cent trente ans ;

Quatre, de cent trente-cinq ou de cent trente-sept ans ;

Trois, de cent quarante ans.

Outre ceux dont nous venons de faire l’énumération on trouva nommément à Parme cinq vieillards, dont trois étoient âgés de cent vingt ans, et deux de cent trente ans.

A. Brusello, un de cent vingt-cinq ans ;

A. Plaisance, un de cent trente-un ans ;

A. Faenza, une femme de cent trente-deux ans ;

Et une petite ville appelée alors Velleiacium, ville bâtie sur des collines situées près de Plaisance, en fournit au rôle jusqu’à dix, dont six avoient cent dix ans, et quatre, cent vingt ans.

Enfin Ariminum (aujourd’hui Rimini) en produisit un appelé Marcus-Aporius, et qui avoit cent cinquante ans.

AVERTISSEMENT.

Pour éviter une prolixité fastidieuse, nous avons cru devoir, soit dans les énumérations précédentes, soit dans les suivantes, ne parler d’aucun individu qui ne fût au moins octogénaire, en ayant soin de joindre à l’âge de chacun, une sorte de petit portrait aussi vrai que précis, mais qui nous a paru cependant avoir quelques relations avec la prolongation de la vie, laquelle, sans contredit, dépend nécessairement beaucoup des mœurs, des bons ou mauvais succès, et de la situation des sujets en question ; relation qui consiste, ou en ce que les sujets de la classe désignée par ce précis, vivent ordinairement fort long-temps ; ou en ce que les sujets désignés, quoique se rapportant à une classe qui a moins d’aptitude naturelle à vivre long-temps, n’ont pas laissé de fournir une très longue carrière.

26. Parmi les Empereurs, romains, grecs, français ou allemands, qu’on peut compter jusqu’à notre temps et dont le nombre monte à près de deux cents, je n’en vois que quatre qui aient été octogénaires, auxquels on peut ajouter les deux premiers, savoir Auguste et Tibère ; ce dernier avant vécu soixante-dix-huit ans, et l’autre soixante-seize, mais qui auroient pu sans doute parvenir à l’âge de quatre-vingts ans, si Livie et Caligula eussent bien voulu les laisser vivre un peu plus long-temps. Auguste, comme nous venons de le dire, vécut soixante-seize ans ; c’étoit un prince d’un caractère modéré, mais qui ne manquoit pas de chaleur dans l’exécution, et à tout autre égard, d’un caractère paisible et serein, très sobre par rapport aux aliinens solides et liquides, trop adonné aux femmes, et ayant eu des succès de toute espèce ; vers l’âge de trente ans, il fut attaqué d’une maladie très grave, et si dangereuse, qu’on désespéra tout-à-fait de son rétablissement : heureusement Antonius-Musa, un de ses médecins, ayant osé combattre le sentiment de tous les autres qui prescrivoient des médicamens de nature chaude, comme étant les seuls qui convinssent à la maladie, parvint à le sauver à l’aide d’un traitement de nature toute opposée, ce qui put contribuer à le faire vivre plus long-temps. Tibère vécut deux années de plus ; ce prince, suivant l’expression burlesque d’Auguste même, avoit la mâchoire lourde, je veux dire qu’il ne parloit qu’avec beaucoup de lenteur et de difficulté, mais cependant avec force. Il étoit sanguinaire, grand buveur, fort débauché, et s’étant fait de son incontinence même une sorte de régime ; car il avoit grand soin de sa santé et savoit l’entretenir ; ayant même coutume de dire que tout homme qui, passé l’âge de trente ans, appelloit ou même consultoit un médecin, n’étoit qu’un ignorant. Le premier Gordien parvint à l’âge de quatre-vingts ans, quoiqu’il ait péri d’une mort violente, après avoir à peine goûté le plaisir de régner ; ce prince étoit généreux, magnifique, fort instruit, et même un peu poëte ; il eut d’heureux succès pendant toute sa vie, si l’on en excepte cette catastrophe qui causa sa mort. L’empereur Valérien étoit âgé de soixante-seize ans lorsqu’il fut fait prisonnier par Sapor, roi de Perse ; il vécut sept ans dans les fers, on essuyant mille affronts, et périt aussi d’une mort violente. C’étoit un prince d’un génie médiocre et d’un caractère sans énergie ; sa réputation fut d’abord un peu au-dessus de son mérite ; mais l’expérience fit beaucoup rabattre de cette opinion avantageuse qu’on avoit eue de lui. Anastase, surnommé Dichorus, qui mourut à l’âge de quatre-vingt-huit ans, étoit un prince d’un caractère paisible et d’un esprit reposé, mais d’une humilité monacale, trop superstitieux et trop timide. Anice-Justinien vécut quatre-vingt-trois ans. Ce prince étoit avide de gloire et peu effectif par lui-même ; mais il dut les plus heureux succès et une grande célébrité au courage et aux talens supérieurs de ses généraux[10]. Il étoit esclave de son épouse, d’un caractère foible et presque toujours gouverné par ceux qui l’environnoient. Hélène, originaire de la Grande-Bretagne et mère de Constantin, fut octogénaire ; elle ne prit aucune part aux intérêts du siècle, étant plus dévouée à la religion qu’à son époux et à son fils ; ses sentimens étoient élevés, et elle fut toujours honorée comme elle méritoit de l’être. L’impératrice Théodora (qui étoit sœur de Zoé, femme de Monomachus, après la mort de laquelle elle régna seule), étoit âgée de plus de quatre-vingts ans lorsqu’elle mourut ; les affaires les plus épineuses ne l’effrayoient point ; elle savoura long-temps le plaisir de régner, jalouse de son autorité et sachant la conserver : enfin, elle jouit d’une longue prospérité, et ce fut cette prospérité même qui la rendit crédule.

17. De cette énumération des souverains laics, passons à celle des personnages éminens de l’église chrétienne.

Saint Jean, un des douze apôtres et le disciple bien-aimé du Sauveur, vécut quatre-vingt-treize ans. C’est avec raison que l’église figure cet évangéliste sous l’emblème d’un aigle, ses pensées et ses sentimens n’ayant rien que de sublime et de divin : c’étoit une sorte de Séraphin, parmi les apôtres, vu cette ardente charité dont il étoit animé. Saint Luc, un des quatre évangélistes, mourut à l’âge de quatre-vingt-quatre ans ; personnage éloquent, grand voyageur, compagnon inséparable de saint Paul, et médecin de profession. Siméon, fils de Cléophas, appelé le frère du Seigneur, et évêque de Jérusalem, termina sa carrière à l’âge de cent vingt ans, quoique le martyre l’eût abrégée ; prélat courageux, d’une constance invincible, et dont toutes les heures furent marquées par de bonnes œuvres. Polycarpe, disciple des apotres, et évêque de Smyrne, paroît avoir vécu plus de cent ans, quoique le martyre ait aussi abrégé la durée de sa vie ; personnage d’une âme élevée, d’une patience héroïque et infatigable dans ses travaux apostoliques. Denis l’aréopagiste, contemporain de saint Paul, étoit au moins nonagénaire lorsqu’il mourut. Il fut appelé l’oiseau du ciel, à cause de sa sublime théologie, et ne fut pas moins illustre par ses actions que par ses écrits. Aquila et Priscilla, qui furent d’abord les hôtes de saint Paul, puis ses co-adjuteurs, devenus célèbres par une heureuse et sainte union, vécurent au moins cent ans chacun ; car, sous le pontificat de Sixte Ier. ils étoient encore vivans : couple fait pour servir de modèles aux époux, illustré par une charité universelle et infatigable : l’union mit le comble aux grâces et aux consolations sans nombre, qui furent versées sur eux, et qui leur furent sans doute communes avec tous les premiers fondateurs de l’église chrétienne.

Saint Paul, hermite, mourut à l’âge de cent treize ans, il vécut constamment dans une caverne : sa manière de vivre étoit si frugale et si dure, que la patience nécessaire pour supporter un tel genre de vie, sembloit excéder les forces de l’humanité : sa vie entière se passa dans la méditation et le soliloque ; cependant il n’étoit rien moins qu’ignorant, mais au contraire d’une érudition distinguée. Saint Antoine, premier instituteur, et selon d’autres, seulement restaurateur des cénobites, parvint à l’âge de cent cinq ans ; personnage contemplatif, ascétique et cependant utile quelquefois à certains États, même selon le langage du siècle : son genre de vie fut très austère et très pénible ; cependant il étoit illustre dans sa solitude même, et y exerçoit une sorte d’empire ; ayant sous sa direction un grand nombre de cénobites et étant fréquemment visité par une infinité de chrétiens et de philosophes mêmes curieux de voir en lui une sorte de simulacre vivant, et accourant de toutes parts lui rendre des hommages qui tenoient de l’adoration. Saint Athanase étoit plus qu’octogénaire lorsqu’il mourut ; personnage d’une invincible fermeté, commandant toujours à la renommée, incapable de succomber aux persécutions et à l’adversité, usant d’une généreuse et mâle liberté envers les grands mais accessible aux petits, populaire et agréable à la multitude ; il soutint une infinité de combats pénibles et périlleux pour la défense de l’orthodoxie avec un courage qui n’étoit pas sans adresse. Saint Jérôme, au rapport de plusieurs historiens, a vécu plus de quatre-vingt-dix ans ; écrivain plein de vigueur, et d’une mâle éloquence, qui se distingua par l’étonnante variété de ses connoissances, ayant appris plusieurs langues et plusieurs sciences ; il fut aussi grand voyageur : sur la fin de sa carrière, il embrassa un genre de vie plus austère, mais dans cette vie si retirée, son âme conserva toute sa primitive énergie ; et de son obscurité même, il répandit au loin la plus vive lumière.

18. On compte jusqu’à nos jours deux cent quarante-un papes ; mais dans un si grand nombre, je n’en trouve que cing qui aient atteint ou passé l’âge de quatre-vingts ans. Quant aux plus anciens, cette courte durée de leur vie est d’autant moins étonnante, que la prérogative même du martyre en abrégea le cours. Jean XXIII, un de ces papes vivaces, mourut à l’âge de quatre-vingt-dix ans ; personnage inquiet, grand novateur, et ayant changé réellement une infinité de choses, les unes en mieux et beaucoup d’autres en pis ; possédant de grandes richesses et aimant à thésauriser. Grégoire XII, créé pape durant le schisme, et espèce d’inter-roi, étoit plus que nonagénaire lorsqu’il mourut ; son pontificat fut de si courte durée, que nous ne trouvons à son sujet aucune particularité digne d’attention. Paul III vécut quatre-vingt-un ans ; pontife d’un caractère paisible, d’un esprit reposé, d’une prudence consommée, très savant, se mêlant même quelque peu d’astrologie (d’astronomie), ayant grand soin de sa santé, et sachant l’entretenir, mais étant comme le grand prêtre Héli, d’une excessive indulgence pour les siens. Paul IV mourut à l’âge de quatre-vingt-trois ans ; personnage d’un caractère âpre, sévère, impétueux, superbe, violent et parlant avec autant de force que d’élégance et de facilité. Grégoire XIII vécut aussi quatre-vingt-trois ans ; pontife d’une bonté innée, très sain de corps et d’âme, d’une profonde politique, d’un caractère modéré, bienfaisant et aimant à répandre des aumônes.

19. L’énumération suivante étant composée de faits moins attestés et appuyés sur un très petit nombre d’observations, nous ne présenterons ces faits qu’en masse et sans les classer. Argantonius qui régnoit à Cadix en Espagne, vécut, selon les uns, cent trente, et, selon d’autres, cent quarante ans, y compris le temps de son règne qui fut de quatre-vingts. Cyniras, roi de Cypre, (île que les anciens regardoient comme le séjour de la volupté et du bonheur) vécut, dit-on, cent cinquante ou cent soixante ans. Les deux rois du nom de Latinus, en Italie, (savoir le père et le fils), vécurent, l’un huit cents, et l’autre six cents ans. Mais comme cette relation nous vient de certains écrivains, grands amateurs de philologie, qui doutent eux-mêmes de ces faits, et qui finissent par les rejeter, nous pouvons les regarder comme fabuleux : d’autres prétendent que certains rois d’Arcadie ont vécu jusqu’à trois cents ans : tout dans cette contrée étoit sans doute favorable à la prolongation de la vie, mais cette durée peut avoir été exagérée par les poëtes et les fabulistes : d’autres encore parlent d’un certain Dandon, Illyrien, qui mourut à l’âge de cinq cents ans, sans avoir ressenti aucune des infirmités ordinaires de la vieillesse. Au rapport de quelques historiens, toute la nation des Epiens, qui habitoient un canton de l’Étolie, étoient fort vivaces, et quelques individus, parmi eux, parvenoient à l’âge de deux cents ans : on parle entr’autres d’un certain Litorius, homme me d’une stature gigantesque, qui vécut trois siècles. Sur le sommet du Tinole, (montagne de Thrace, appellée Thempsis, dans les temps encore plus anciens), rien n’étoit plus commun, dit-on, que de voir des hommes de cent cinquante ans. On prétend que, dans la secte des Esséens, qui faisoit partie de la nation des Juifs, la vie moyenne étoit de plus de cent ans : la manière de vivre de ces sectaires étoit extrêmement frugale et conforme aux institutions de Pythagore. Apollonius de Thyane vécut plus de cent ans, et malgré ce grand age, pouvoit encore passer pour beau ; personnage dont toute la vie tient du merveilleux, qualifié de divin par les païens, mais regardé par les chrétiens comme un magicien, vivant à la manière des Pythagoriciens, grand voyageur, jouissant de la plus grande célébrité, honoré en tous lieux, et presque adoré comme une divinité ; cependant, sur la fin de sa vie, il encourut des accusations, et essuya des affronts, difficultés toutefois dont il sut se tirer par un moyen quelconque ; mais de peur qu’on ne soit tenté d’attribuer cette vie si longue au régime pythagorique, et afin qu’on la regarde en partie comme un avantage en quelque manière héréditaire dans cette famille, les historiens nous disent que son aïeul vécut plus de cent trente ans. Un fait mieux constaté, c’est que Quintus-Metellus vécut plus de cent ans. Après plusieurs consulats, où il eut de continuels succès, il fut créé grand pontife, étant déjà fort vieux, et exerça cette fonction pendant vingt-un ans, n’ayant jamais hésité, en prononçant les paroles sacrées, et ayant toujours exécuté d’une main sûre, toutes les opérations usitées dans les sacrifices. Il est également certain qu’Appius-Clodius fouruit une très longue carrière, mais les historiens n’en déterminent point la durée : quoi qu’il en soit, il fut très long-temps privé de la vue ; mais cette infirmité n’abattit point son courage, et il continua de gouverner avec autant de vigueur que de sagesse une nombreuse famille, une infinité de cliens, et même la république : sur la fin de sa vie, ayant appris que le sénat étoit près de conclure la paix avec Pyrrus, il se fit porter dans l’assemblée, et, par un discours plein de vigueur, les détourna de cette résolution ; discours dont le commencement est d’une hauteur mémorable, et respire toute l’énergie d’une âme invincible : Privé de la vue depuis tant d’années, ó pères conscripts ! j’ai supporté mon malheur avec courage ; mais puissé-je aujourd’hui être sourd encore pour ne plus entendre les honteux conseils qu’on vous donne ! Marcus-Perpenna mourut à l’âge de quatre-ving-dix-huit ans, ayant survécu à tous ceux auxquels, dans l’année de son consulat, il avoit demandé leur avis dans le sénat, c’est-à-dire à tous les sénateurs de cette année-là, et même à ceux que, durant sa censure (charge qu’il n’exerça que plusicurs années après), il avoit reçue dans cette compagnie (à l’exception toutefois de sept). Hiéron, qui régnoit en Sicile, vers le temps de la seconde guerre punique, vécut près de cent ans ; prince d’un caractère modéré, respectant les Dieux, ami constant, bienfaisant, et ayant vécu dans une continuelle prospérité. Statilia, femme de noble extraction, mourut sous le règne de Claude, à l’âge de quatre-vingt- dix-neuf ans. Clodia, fille d’Ofilius, vécut cent quinze ans. Xenophile, philosophe fort ancien et de la secte des Pythagoriciens, mourut à l’âge de cent six ans ; sa vieillesse fut saine et vigoureuse ; il s’acquit, par ses vastes connoissances, la plus brillante réputation, et fut même à ce titre honoré du vulgaire. Les habitans de l’île de Corcyre passoient autrefois pour très vivaces ; mais aujourd’hui ils n’ont à cet égard aucun avantage sur les autres nations. Hippocrate, de Cos, père de la médecine, ayant vécu cent quatre ans, illustra son art par une si longue carrière, et prouva ainsi qu’il étoit lui-même vraiment médecin ; personnage dont la science profonde semble dirigée par une sorte de prudence, s’attachant constamment à l’expérience et à l’observation, méprisant les mots, dédaignant les formes, n’estimant dans la science, et n’exposant dans ses écrits que ce qu’elle a de plus substantiel, de plus solide et de plus nerveux. Demonax, philosophe, non-seulement de profession, mais même de fait, mourut sous le règne d’Adrien, à l’âge de près de cent dix ans ; personnage qui eut une âme grande et forte, qui sut se vaincre lui-même, mais sans affectation, et ayant un vrai mépris pour les choses humaines ; il étoit accessible, gracieux et plein d’urbanité : ses amis le pressentant sur la manière dont il vouloit être enseveli : épargnez-vous ces soins au sujet de ma sépulture, leur dit-il : la mauvaise odeur de mon cadavre le fera ensevelir ; et comme ils insistoient en disant : eh quoi ! voulez-vous donc que votre corps soit exposé à la voracité des chiens et des oiseaux ! eh ! qu’importe ? reprit-il, comme je me suis efforcé durant ma vie d’être utile aux hommes, quel si grand malheur seroit-ce donc pour moi, si je pouvois, après ma mort, l’être aussi un peu aux animaux ? Les Pandores, peuple de l’Inde, connu des anciens, passoient pour très vivaces ; ce qui alloit quelquefois jusqu’à deux cents ans ; à quoi l’on ajoute une circonstance, qui, à la première vue, paroît plus étonnante ; leurs enfans, dit-on, avoient les cheveux presque blancs ; puis sur le déclin de l’âge, leur chevelure noircissoit avant de blanchir ; mais au fond cette circonstance n’a rien que de très ordinaire : dans nos contrées, les cheveux des enfans sont d’abord blancs, puis dans l’âge viril, ils deviennent noirs. On prétend aussi que les Sères, autre peuple des Indes, qui tiroient du palmier une sorte de vin, fournissoient une très longue carrière ; quelques individus parmi eux vivant jusqu’à cent trente ans. Euphranor, grammairien, vieillit dans son école, et à l’âge de cent ans y enseignoit encore les lettres. Ovide, père du poëte, mourut à l’age de quatre-vingt-dix ans ; il avoit des goûts bien opposés à ceux de son fils, dédaignant les muses, et voulant le détourner de leur culture. Asinius Pollion, ami d’Auguste, vécut plus de cent ans ; homme d’un luxe immodéré, éloquent, aimant les lettres et les cultivant lui-même ; mais violent, superbe, cruel, et semblant n’être né que pour lui seul. L’opinion commune est que Sénèque fournit une très longue carrière, et parvint à l’âge de cent treize ans, opinion tout-à-fait dénuée de fondement ; car loin que ce philosophe fût d’une vieillesse décrépite, lorsqu’il fut préposé à l’éducation de Néron, il fit preuve de vigueur et d’activité dans l’administration des affaires publiques. De plus, quelques années auparavant, et vers le milieu du règne de Claude, il avoit été exilé pour cause d’adultère, commis avec quelques femmes de distinction, fait qui ne peut s’accorder avec l’âge qu’on lui suppose. Je ne sais quelle tradition perpétuée et confirmé© par l’opinion vulgaire, attribue à Jean Destems, qui vécut dans des siècles très postérieurs à ceux dont nous parlons, une carrière si longue, qu’elle tient du prodige, ou plutôt de la fable. On prétend qu’il vécut trois cents ans ; il étoit Français de nation et servit dans les armées de Charlemagne. Gartius-Aretinus, bisaïeul de Pétrarque, parvint à l’age de cent quatre ans, ayant toujours joui d’une santé prospère, et sur la fin de sa vie il se sentoit seulement éteindre peu à peu sans aucun symptôme de maladie décidée mais seulement en vertu de cette défaillance universelle, qui est le simple et lent effet de la vieillesse, et dont nous parlons quelquefois. Dans l’histoire de Venise, on trouve assez d’individus et même de personnages éminens, dont la carrière a été fort longue ; entr’autres François Donat, doge, Thomas Contarini, procurateur de saint Marc, Paul Molini, ayant exercé la même charge, et beaucoup d’autres mais l’exemple le plus mémorable en ce genre, c’est celui de Cornaro, Vénitien aussi, qui, ayant été valétudinaire pendant toute sa première jeunesse, ne trouva d’autre moyen pour rétablir et conserver sa santé, que celui de peser exactement tous ses alimens, tant solides que liquides ; bien déterminé à ne jamais passer la mesure qu’il s’étoit d’abord prescrite, et que, d’après son expérience, il avoit jugée proportionnée à la force de son estomac. À la longue, cette précision minutieuse devint pour lui une précaution indispensable, une partie essentielle de son régime habituel : régime à l’aide duquel il parvint à l’âge de cent ans ; ayant toujours conservé tous ses sens dans leur parfaite intégrité, et toujours joui d’une santé prospère[11]. Guillaume Postel, Français de nation, et presque notre contemporain, a vécu près de cent vingt ans. On prétend même que, malgré un si grand age, les extrémités des poils de sa moustache étoient encore un peu noirs : cet homme avoit l’esprit aliéné et l’imagination blessée, il étoit grand voyageur et mathématicien, il donna aussi quelque peu dans l’hérésie.

20. Il n’est peut-être pas dans la Grande-Bretagne, un seul village, pour peu qu’il soit peuplé, où l’on ne trouve quelquos individus octogénaires, d’un sexe ou de l’autre. On vit même il y a quelques années dans le canton d’Héreford, aux jeux floraux, une espèce de bal où dansèrent huit vieillards dont les âges pris ensemble formoient huit cents ans ; ce que les uns avoient de trop pour faire cent ans, suppléant à ce qui manquoit aux autres[12].

21. À l’hôpital de Bedlam, dans les fauxbourgs de Londres, établissement destiné à l’entretien et à la garde des fous, on voit quelquefois parmi ces fous mêmes, des individus d’un âge qui excède de beaucoup la mesure de la vie moyenne.

22. Quant à ce qu’on rapporte touchant les nymphes et les démons, ou esprits aériens (les sylphes (qui étoient, dit-on, mortels), mais extrêmement vivaces) ; relations auxquelles la crédulité superstitieuse des anciens ou de quelques modernes a donné cours, nous regardons toutes les assertions de ce genre comme autant de fables et de rêves ; et nous sommes d’autant moins portés à les adopter, qu’elles ne sont conformes ni aux principes de la saine philosophie, ni aux dogmes de la vraie religion.

Nous terminerons ici notre histoire sur la longue durée de la vie, envisagée dans les individus de notre espèce, ou dans des classes peu nombreuses ; et il est temps de passer aux observations sommaires et tirées de classes plus étendues.

23. La succession des temps et des générations ne nous paroît point une cause suffisante pour abréger la durée de la vie humaine ; la mesure de cette durée, depuis Moyse jusqu’à notre temps, ayant toujours été à peu près la même et il est faux qu’elle ait été toujours en décroissant insensiblement, comme on seroit porté à le penser. Il est, sans doute dans chaque contrée, des temps où cette durée est plus grande, et d’autres où elle est plus courte ; par exemple, elle est plus longue dans les temps de barbarie où la manière de vivre est plus simple et plus frugale, et où les hommes sont plus adonnés aux exercices du corps ; elle est plus courte aux époques d’une plus grande civilisation, d’un plus grand luxe, d’une plus grande oisiveté. Mais ces accroissemens et ces décroissemens sont alternatifs, et la succession des générations n’y fait absolument rien. C’est du moins ce dont personne ne doute par rapport aux animaux ; car ni les bœufs, ni les chevaux, ni les moutons d’aujourd’hui, ne sont moins vivaces que ceux d’autrefois. Ainsi la diminution subite de la durée de la vie humaine a eu pour principale cause le déluge universel, et pourra peut-être encore être occasionnée par d’autres révolutions ou fléaux de ce genre, telles que des inondations particulières, des éruptions volcaniques, de longues sécheresses, des tremblemens de terre, etc. Selon toute apparence, il en est de cette durée de la vie comme de la taille ou de la stature de l’homme qui n’est pas non plus susceptible de décroître par le simple laps de temps, quoique le poëte Virgile, en adoptant l’opinion commune sur ce point, ait prédit que, dans les siècles postérieurs au sien, la stature moyenne de l’homme seroit plus petite qu’elle ne l’étoit de son temps ; ce qui lui a fait dire, en parlant du champ de bataille de Pharsale : Quand la postérité tirera leurs os de ces tombeaux où ils sont renfermés, ils lui paraitront d’une grandeur énorme, et elle qualifiera de géans ceux qu’on y aura ensevelis. En effet, quoiqu’on ne puisse disconvenir qu’il n’y ait eu jadis des hommes d’une stature gigantesque, dont on a trouvé les os en Sicile ou ailleurs, dans de très antiques monumens, ou dans des cavernes[13] ; cependant, depuis trois mille ans, espace de temps où se trouvent renfermées toutes les histoires qui ont quelque certitude, on ne voit plus dans les mêmes lieux de tels géans ; quoique la stature moyenne de l’homme, ainsi que la durée de la vie humaine, soit susceptible d’augmentations et de diminutions alternatives, occasionnées par les révolutions et les vicissitudes dans les mœurs, la manière de vivre et les habitudes de toute espèce. Cette remarque étoit d’autant plus nécessaire ici, que la plupart des hommes, par un préjugé invétéré et très difficile à détruire, s’imaginent que l’espèce humaine va toujours en décroissant, soit par rapport à la durée de la vie moyenne, soit relativement à la stature et à la force du corps ; en un mot, que tout décline[14] et va de pis en pis.

24. Les habitans des pays froids et des régions septentrionales vivent ordinairement plus long-temps que ceux des pays chauds et des régions méridionales : différence dont la raison est sensible. Car, en premier lieu, les pores de la peau, dans les pays froids, étant plus étroits et son tissu plus serré, les sucs du corps s’exhalent et se dissipent moins aisément. De plus, les esprits mêmes qui ont moins d’acrimonie en consument moins vite la substance ; et en même temps que leur action tend moins à augmenter ces pertes, elle tend davantage à les réparer. Enfin, l’air de ces régions étant moins échauffé par les rayons du soleil, et étant aussi moins déprédateur, consume moins promptement la substance du corps. Cependant, sous la ligne équinoxiale, par exemple, au Pérou et dans l’île de Ceylan où le soleil passe deux fois par le zénith de chaque lieu, d’où résultent deux étés et deux hivers, et où règne une plus grande égalité entre les jours et les nuits, les hommes doivent vivre et vivent en effet plus long-temps ; à moins que d’autres causes plus puissantes ne détruisent ou ne diminuent l’effet de celle-ci.

25. Les habitans des îles sont ordinairement plus vivaces que ceux des continens. Par exemple, les Russes sont moins que les habitans des Orcades ; les Africains moins que les insulaires des Açores et des Canaries, quoiqu’ils soient à peu près sous le même parallèle.

Les Japonois vivent aussi plus longtemps que les Chinois, quoique ces dermiers regardent cette longue vie comme le souverain bien, et y aspirent avec une passion qui tient de la folie : différences d’autant moins étonnantes, que les vents marins ont, dans les pays froids, la propriété de réchauffer ; et, dans les pays chauds, celle de rafraîchir.

26. Les habitans des lieux élevés vivent plus long-temps que ceux des lieux fort bas ; sur-tout si ces lieux élevés ne sont point des sommets de montagnes, des Pics, mais des terres hautes, des espèces de plates-formes ou d’esplanades, telles que sont en Grèce l’Arcadie et une partie de l’Étolie ; deux contrées dont les habitans fournissoient une très longue carrière. Ceux des montagnes proprement dites jouiroient du même avantage ; l’air qu’on respire sur ces hauteurs, tant ordinairement et naturellement plus pur et plus humide, si cet effet n’étoit détruit par une cause accidentelle ; savoir, les vapeurs qui s’y élèvent et qui se fixent sur leur sommet ou sur leur pente. Aussi trouve-t-on rarement sur ces montagnes beaucoup d’exemples d’une vie très longue : par exemple, on n’en trouve ni sur les Alpes, ni sur les Pyrenées, ni sur l’Apennin, mais seulement sur les collines de hauteur médiocre, et dans les vallées. Cependant les peuples habitans des sommets de cette chaîne de montagnes qui se prolonge vers l’Éthiopie et l’Abyssinie, sommets où il ne s’élève que très peu de vapeurs, les plaines situées au-dessous étant couvertes de sables ; ces peuples, dis-je, fournissent une très longue carrière ; et il n’est pas rare de voir parmi eux, même aujourd’hui, des individus qui parviennent à l’âge de cent cinquante ans.

27. Les pays marécageux et les cantons voisins, sur-tout lorsque ces marais sont formés par de vastes plaines inondées, sont plus favorables aux natifs qu’aux étrangers, par rapport à la prolongation de la vie ; et, ce qui peut paroître étonnant, c’est que les marais d’eau salée, formés par la mer inondant les terres basses, et les laissant à sec alternativement, sont encore moins salubres que les marais d’eau douce.

28. Les régions particulières les plus renommées, soit autrefois, soit de notre temps, pour la longue durée de la vie de leurs habitans, sont l’Arcadie, l’Étolie, l’Inde, au-delà du Gange, le Brésil, la Trapobane (l’île de Ceylan), la Bretagne, l’Irlande, avec les Orcades et les Hébrides, etc. Quelques historiens de l’antiquité, il est vrai, prétendent que les Éthiopiens vivoient aussi fort longtemps ; mais cette opinion est dénuée de fondement.

29. Les véritables causes de la salubrité de l’air sont très cachées et très difficiles à découvrir, sur-tout lorsque cette salubrité est portée au plus haut degré. C’est un point qu’il est plus facile de déterminer par l’expérience, que par des raisonnemens ou des conjectures. Par exemple, on peut regarder une masse d’air comme salubre, si une certaine quantité de laine, y ayant été exposée pendant quelques jours, son poids ne se trouve pas sensiblement augmenté ; ou encore, si un morceau de viande qu’on y a laissé, ne s’est pas putréfié ; ou enfin si le thermomètre n’y éprouve que de très légères et de très lentes variations ; toutes expériences qu’on peut tenter dans cette vue, ainsi que celles auxquelles elles conduisent naturellement.

30. Or, ce n’est pas seulement la pureté et la salubrité de l’air qui peut contribuer à la durée de la vie, c’est aussi son égalité (la rareté, la lenteur et le peu d’étendue de ses variations). Cette variété, qui résulte d’une alternative de collines et de vallées, est sans doute agréable à la vue et aux autres sens ; mais il est fort douteux qu’elle soit avantageuse relativement à notre but : au contraire des plaines, dont le sol est médiocrement sec, sans être toutefois trop stérile, sablonneux, dépouillé d’arbres et privé d’ombrages, sont plus favorables à la prolongation de la vie.

31. Les variations et les inégalités de l’air, dans le lieu même dont on fait son domicile, sont nuisibles, comme nous venons de le dire ; mais le changement d’air, lorsqu’il est l’effet des voyages, est avantageux, pour peu qu’on y soit accoutumé. Aussi voit-on dans l’histoire beaucoup de grands voyageurs qui ont vécu fort long-temps ; et ceux qui ont toujours vécu dans le même lieu, sans perdre jamais de vue leur petit manoir, ont souvent joui du même avantage. Car l’air auquel on est accoutumé, consume moins la substance du corps ; mais l’air nouveau nourrit et répare davantage[15].

32. La succession et le nombre des générations, comme nous l’avons dit, ne pent prolonger ni abréger la durée de la vie humaine. Mais la condition immédiate des parens (tant du père que de la mère), je veux dire, l’état où se trouvent l’un et l’autre, au moment de la génération, peut avoir la plus grande influence sur cette durée[16]. Car le père, par exemple, peut être vieux ou très jeune, ou dans la force de l’âge ; il peut être sain, vigoureux et bien disposé, ou malade, foible et languissant. Il se peut aussi qu’il procède à l’acte de la génération, après avoir mangé excessivement et même étant ivre, ou après son réveil et dans la matinée ; après une longue interruption de l’acte vénérien, ou après des jouissances réitérées. Enfin quelques individus sont enfans de l’amour, et engendrés dans le temps où celui de leur père est dans sa plus grande effervescence (tel est ordinairement le cas des bâtards) ; d’autres le sont dans un temps où cette passion est fort attiédie : par exemple, après plusieurs années de mariage[17]. Les mêmes différences ou variations ayant aussi lieu dans la mère, et y ayant les mêmes effets, elles doivent y être également envisagées par rapport à notre but ; à quoi il faut ajouter les différences et les variations qui peuvent se trouver dans la mère durant tout le temps de sa grossesse ; par exemple, l’état de sa santé, son régime, la durée de cette grossesse qui est ordinairement de neuf mois, et quelquefois plus courte. Il seroit difficile de ramener toutes ces différences et ces variations à des règles bien précises, et d’autant plus difficile, que telle de ces conditions qui, à la première vue, semble devoir prolonger la vie du fœtus, produit l’effet contraire. Par exemple, cette ardeur, cette passion qu’on porte dans l’acte de la génération, et qui peut contribuer à produire des individus bien faits, agiles et robustes, les rend aussi moins vivaces, à cause de l’acrimonie et de l’inflammation qu’elle suppose dans les esprits des deux individus engendrans. Nous ayons déjà observé que, plus la substance d’un individu participe de celle de sa mère, plus il peut espérer de vivre long-temps. Nous pensons aussi que les degrés moyens, à cet égard, valent mieux que les degrés extrêmes ; par exemple, que l’amour conjugal vaut mieux qu’un amour illégitime. Les heures les plus convenables à la génération (toujours par rapport à notre but), sont celles du matin ; il faut, autant qu’il est possible, n’y procéder que dans les temps où le corps est dans un état de tranquillité, et non lorsqu’il éprouve quelque forte émotion, ou est dans la pléthore. Il est bon d’observer aussi qu’en pareil cas la constitution robuste des parens leur est plus avantageuse qu’au fœtus : observation qu’il faut appliquer sur-tout à la mère. Ainsi Platon nous paroît n’avoir pas fait preuve de son jugement ordinaire, lorsqu’il a avancé si hardiment que, si le produit de la génération est ordinairement si foible et si imparfait, cela vient de ce que les femmes ne s’adonnent point aux mêmes exercices que les hommes, négligeant également ceux du corps et ceux de l’âme : opinion d’autant moins fondée, qu’une inégalité sensible de force entre le mâle et la femelle est ayantageuse à l’individu provenu d’eux ; sans compter que les femmes, jeunes, foibles et susceptibles, sont aussi plus tendres et ont plus de sollicitude pour leurs enfans [18] ; c’est ce qu’on observe également dans les nourrices[19]. On ne voit pas non plus que les femmes de Sparte, auxquelles la loi interdisoit le mariage avant l’âge de vingt-deux ans, d’autres disent de vingt-cinq (ce qui les avoit fait qualifier d’ Andromanes[20], eussent pour cela des enfans plus robustes, ou plus vivaces que ceux des Romaines, des Athéniennes, ou des Thébaines[21], qui étoient censées nubiles dès l’âge de douze ou de quatorze ans. Et si les Spartiates avoient quelque supériorité à l’égard des antres nations, ils la devoient moins à ces mariages tardifs qu’à la frugalité de leur manière de vivre. Au reste, l’expérience prouve qu’il y a des races qui, pendant un certain temps, sont très vivaces ; avantage qui, en elles, semble être héréditaire, com- me certaines maladies ; mais périodique et susceptible d’augmentation et de diminution alternatives.

33. Les sujets qui ont la peau fort blanche, sur-tout celle du visage, ne fournissent pas une longue carrière. Ceux qui ont le teint brun, ou roux, ou semé de taches de rousseur, sont plus vivaces. La couleur, claire ou foncée de la chevelure, annonce aussi la longue ou la courte durée de la vie ; et même un teint haut en couleur est moins un signe de longue vie, qu’un teint pâle. Une peau ferme et dure est également un meilleur signe, en ce genre, qu’une peau molle et flasque : mais, par ces mots de peau dure, je n’entends pas une peau épaisse, grossière, chagrinée (qu’on appelle ordinairement une peau d’oie, et qui est comme spongieuse), mais une peau, tout à la fois dure, compacte et unie. De plus, un front sillonné de rides est un meilleur signe qu’un front uni, luisant et développé.

34. Des cheveux rudes, roides et semblables à des crins, ou à des soies, sont aussi un meilleur signe, relativement à la durée de la vie, que des cheveux mous, fins et souples. Des cheveux crépus fournissent la même indication (pourvu toutefois qu’ils soient roides) ; et l’indication contraire, lorsqu’ils sont mous, couchés, plats et luisans. Il en est de même des cheveux crépus qui sont par touffes épaisses et non par grandes boucles.

35. Devenir chauve plus tôt ou plus tard, est un signe assez indifférent par rapport à la durée de la vie, car on voit assez de chauves qui vivent fort long-temps ; et même des cheveux qui blanchissent de bonne heure, quoique ce signe soit ordinairement une annonce de vieillesse, ne fournissent qu’une indication très équivoque ; car on voit assez d’individus dont les cheveux blanchissent de bonne heure, et qui ne laissent pas d’être très vivaces. Je dis plus, une tête qui devient chenue avant le temps, mais sans devenir chauve, est un signe de longue vie ; c’est le contraire si ces deux signes d’appauvrissement se trouvent réunis.

36. Lorsque les parties supérieures, telles que la poitrine et le cou, sont très velues, c’est un pronostic de vie courte. Au contraire, si les parties inférieures, telles que les cuisses et les jambes, sont bien garnies de poils, c’est un signe de longue vie.

37. Une taille haute sans être gigantesque ni trop svelte, mais régulière et bien prise, sur-tout lorsque le corps est agile et dispos, est encore un signe de longue vie. Au contraire, des hommes de petite taille sont plus vivaces, lorsqu’ils ont moins d’agilité, et des mouvemens fort lents[22].

38. Reste à envisager les proportions respectives des différentes parties du corps. Les sujets qui ont le tors (le tronc) fort court, et les jambes très longues, sont ordinairement plus vivaces que ceux qui ont le tors très long et les jambes très courtes. De même ceux qui ont les parties inférieures plus larges que les parties supérieures, et dont le corps a la figure d’une pyramide tronquée et droite, sont plus vivaces que ceux qui ont les épaules larges et les hanches menues.

39. La maigreur, jointe à des affections douces, à un caractère patient, sociable et paisible, ou au contraire, de l’embonpoint, combiné avec un caractère bilieux, irascible, violent et obstiné : ces deux combinaisons de signes pronostiquent une vie longue. Ce même embonpoint, durant la jeunesse, est un signe de vie courte ; mais durant la vieillesse il ne fournit aucune indication.

40. Croître fort lentement et grandir peu à peu, est un signe de longue vie ; et si enfin la taille devient très haute, ce signe alors n’en est que plus certain $ mais si elle demeure petite, l’indication alors est moins sûre, sans être tout-à-fait nulle. Au contraire, une taille qui croît tout à coup et qui devient excessivement haute en peu de temps ; est un fort mauvais signe mais si la taille demeure petite, alors il y a moins de danger.

41. Une charnure ferme, un corps bien musclé des contours bien prononcés, des fesses petites, peu proéminentes et suffisantes pour pouvoir s’asseoir, enfin des veines un peu saillantes, tous signes d’une vie longue et les signes contraires pronostiquent une vie courte.

42. Une tête petite de proportion, un cou de grandeur médiocre ; c’est-à-dire, qui n’est ni trop long, ni trop menu, ou trop gros, trop court et rentrant, pour ainsi dire, dans les épaules ; des narines bien ouvertes, quelle que soit d’ailleurs la forme du nez, une boucha grande et bien fendue ; des oreilles plutôt cartilagineuses que charnues ; des dents grosses, fortes et serrées tous signes qui pronostiquent une longue vie, sur-tout dans les sujets auxquels il vient de nouvelles dents à un âge un peu avancé.

43. Une poitrine large, sans être élevée et comme bombée, mais plutôt un peu plate ; des épaules un peu courbes, et, suivant l’expression commune ; voûtées ; un ventre applati et peu prominent ; une main large, la paume étant presque toute unie et n’ayant que des lignes peu nombreuses, peu profondes et peu apparentes ; le pied court et d’une forme arrondie ; la cuisse plutôt maigre que charnue ; le mollet haut et se soutenant bien ce sont encore autant de signes de longue vie.

44. Des yeux un peu grands et dont l’iris est d’une couleur tirant sur le verd (ou sur le gris) des sens bien entiers et dont les organes n’ont que la sensibilité suffisante, sans être excessivement fins ; un pouls lent durant la jeunesse, et qui devient plus fréquent dans l’âge mûr ; le ventre sec et serré, dans la première jeunesse, mais devenant un peu plus humide et plus lâche vers le déclin de l’age : tous signes d’une longue carrière.

45. Nous n’avons aucun fait mémorable et bien constaté, qui nous mette en état de déterminer les vraies relations qui existent entre le temps de la naissance d’un individu et sa vitalité. Quant aux prétendues observations des astrologues sur ce sujet, nous les avons rejetées dès le commencement, et en exposant le plan de cette recherche. Les individus nés au terme de huit mois ne peuvent être vivaces, et non-seulement ils ne vivent pas long-temps, mais même ils ne vivent point du tout. On prétend que ceux qui naissent en hiver sont plus vivaces que ceux qui naissent dans toute autre saison.

46. Le régime pythagorique ou monastique, dont les règles fort strictes, prescrivent une quantité d’alimens extrêmement petite, et toujours exactement le même, tel que fut celui du Vénitien Cornaro, peut contribuer beaucoup à la prolongation de la vie. Cependant on ne laisse pas de trouver des individus très vivaces, parmi ceux qui se gênent moins à cet égard, et qui vivent à peu près comme les autres, même parmi de grands mangeurs, des gloutons, des ivrognes ; en un mot, parmi ceux qui ne se refusent point les plaisirs de la table. Le régime moyen, vulgairement qualifié de tempéré, et si vanté par les médecins ou les philosophes, contribue plus à entretenir la santé qu’à prolonger la vie. En effet, ce régime étroit et mesquin, dont nous parlions d’abord, ne produit qu’une très petite quantité d’esprits, les rend moins mobiles, moins actifs, et les amortit ; en conséquence, il doit consumer moins promptement la substance du corps[23]. Un régime plus large et plus libre, procurant au corps une nourriture plus abondante, répare aussi plus complètement ses pertes continuelles ; mais le régime moyen ne produit ni l’un ni l’autre de ces deux effets ; ce qui n’est qu’une conséquence de ce double principe : lorsque les extrêmes sont nuisibles, le milieu est salutaire ; mais, lorsque les extrêmes sont avantageux, le milieu est sans effet. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on mange fort peu, il faut aussi dormir très peu, de peur qu’un sommeil trop long ou trop fréquent ne comprime excessivement et ne suffoque les esprits ; faire peu d’exercice, de peur qu’ils ne s’exhalent et ne se dissipent ; enfin, s’abstenir presque toujours du plaisir de la génération, de peur qu’ils ne s’épuisent. Au contraire, si l’on mange beaucoup, il faut aussi dormir beaucoup, faire souvent de l’exercice, et se permettre plus fréquemment l’acte vénérien savoir, quand la nature y excite. Quant aux bains et aux onctions dont les anciens faisoient un si fréquent usage c’étoit plutôt une espèce de jouissance et de luxe, qu’un moyen de prolonger la vie. Mais nous traiterons plus on détail ces différens points, lorsque nous particulariserons cette recherche, en exposant successivement les moyens tendant aux intentions spéciales, ou buts secondaires. En attendant, notre sentiment est qu’on ne doit pas négliger le précepte de Celse, médecin non-seulement très savant, mais même très prudent qui recommande de varier son régime et ses exercices, en se portant vers les extrêmes opposés, alternativement, mais un peu plus fréquemment vers la partie la plus facile et la plus douce par exemple, de s’accoutumera à veiller et à dormir beaucoup alternativement, mais en donnant un peu plus au long sommeil qu’aux veilles excessives ; ou encore de jeûner dans certains temps, et de faire, dans d’autres temps, d’amples repas, mais en péchant un peu plus souvent par excès que par défaut[24] ; enfin, de mener tantôt une vie pénible et contentieuse, tantôt une vie douce et paisible, mais plus souvent la dernière que la première ; précepte qu’il faut appliquer aux exercices de l’esprit, ainsi qu’aux exercices du corps. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux qu’un régime et un genre de vie judicieusement choisi, ne soit le plus puissant et le premier de tous les moyens tendant à la prolongation de la vie. Je n’ai jamais rencontré d’individu fort avancé en âge, sans le questionner sur sa manière de vivre, et j’ai toujours trouvé quelque chose de particulier, d’original même dans son régime. Je me rappelle entr’autres un vieillard plus que centenaire qui fut produit comme témoin d’une prescription fort ancienne. Lorsqu’il eut rendu témoignage, le juge, conversant familièrement avec lui, lui demanda à quoi il avoit dû une si longue vie. Il en reçut cette étrange réponse, qui excita un rire universel : en mangeant toujours avant d’avoir faim, et en buvant toujours avant d’avoir soif[25]. Mais ce point sera aussi éclairci dans les articles suivans.

47. La vie religieuse et consacrée toute entière au culte divin, paroît contribuer à la prolongation de la vie ; car, dans ce genre de vie, se trouvent réunies toutes les conditions requises ; savoir : un honnête loisir, la contemplation perpétuelle des choses divines, une douce admiration, des joies saintes et qui n’ont rien de sensuel, les plus hautes espérances, un but noble et élevé, des craintes salutaires, une douce mélancolie ; enfin, une infinité de moyens qui renouvellent sans cesse ces effets et ces pensées ; tels que les observances prescrites, des pénitences, des expiations ; toutes causes qui peuvent contribuer puissamnent à la prolongation de la vie. Si l’on y joint ce régime austère dont nous avons parlé, régime qui, en affermissant et durcissant toute l’habitude du corps, fait aussi que les esprits sont toujours moins exaltés qu’ils ne le seroient naturellement, il n’est pas étonnant que des individus qui vivent ainsi puissent fournir une très longue carrière. Or, tel étoit le genre de vie de Paul, hermite, de Simeon, stylite, qui passa une partie de sa vie sur une colonne ; et d’une infinité de moines du désert, ou d’anachorètes.

48. Un autre genre de vie très analogue au précédent, c’est celui des gens de lettres, des philosophes et des grammairiens. Ils jouissent d’un doux loisir, toujours occupés de pensées qui, n’ayant aucune relation avec les intérêts ordinaires de la vie, n’ont rien de corrosif, comme ces pensées affligeantes dont les autres hommes sont perpétuellement rongés ; mais de pensécs agréables par leur variété, leur vague liberté, leur incohérence, et quelquefois par leur frivolité même[26]. Ils vivent à leur fantaisie, disposant de tout leur temps et de toute leur personne ; ne se livrant qu’à un travail de leur choix et à des occupations de leur goût ; vivant le plus souvent avec des jeunes gens dont la vivacité et la gaieté naturelle, se communiquant à eux, les rajeunit sans cesse. Il est toutefois, par rapport à la durée de la vie, une distinction à faire entre les différentes espèces de philosophies ; par exemple, les philosophies un peu superstitieuses, et occupées de sublimes contemplations, comme celles de Pythagore et de Platon, sont les plus salutaires. Il en est de même de celles qui, embrassant dans leurs conceptions l’immense variété de la nature, n’étoient composées que d’idées grandes, élevées, et un peu vagues, sur l’infini, sur les astres, sur les vertus héroïques, et autres sujets de ce genre, telles que celles de Démocrite, de Philolaüs, de Xenophane, des anciens astronomes et des Stoïciens. Il en faut dire autant de ces philosophies, moins profondes et moins creuses, qui, au lieu de s’épuiser dans des recherches difficiles, ne prenant pour base que les principes du sens commun et les opinions vulgaires, se contentoient de soutenir paisiblement le pour et le contre ; telles étoient celles de Carnéade et des académiciens, auxquels il faut joindre les rhéteurs et les grammairiens[27]. Au contraire, ces philosophies qui ne roulent que sur de pénibles subtilités, qui sont affirmatives, tranchantes, dogmatiques, qui contournent tous les faits et toutes les opinions, pour les ramener et les ajuster à certains principes fixes et à certaines mesures invariables ; en un mot, qui sont épineuses et étroites, arides et contentieuses ; ces philosophies, dis-je, sont les pires, et ne peuvent qu’abréger la durée de la vie de ceux qui les cultivent. De ce genre étoient celles des Péripatéticiens et des Scholastiques[28].

49. La vie rustique est favorable à la prolongation de la vie. À la campagne, on vit en plein air, dans un air libre et pur ; on n’est point cloué dans une chambre, on fait de l’exercice, on se nourrit d’alimens frais et de son crů ; on est exempt de souci et d’envie[29].

50. La vie militaire, durant la jeunesse, nous paroît avantageuse par rapport à notre but ; en effet, nous voyons dans l’histoire assez de guerriers qui ont fourni une très longue carrière ; tels que Valerius-Corvinus, Camille, Xenophon, Agesilas, (Phocion, le premier Antigone, Philopemen, Hieron, Massinissa), et beaucoup d’autres, tant anciens que modernes[30].

Si la situation d’un individu s’améliore de plus en plus, à mesure qu’il avance en âge, ce changement graduel en mieux doit sans doute contribuer à prolonger sa carrière ; une jeunesse laborieuse et exercée le rendant plus sensible aux dou-

ceurs dont il jouit dans sa vieillesse[31]. Nous pensons aussi que les sentimens et les affections propres aux guerriers qui s’animent à la vue de l’ennemi et ne voient dans le combat qui s’approche que l’espérance de la victoire, excitant dans leurs esprits une chaleur salutaire, et donnant à tous leurs organes plus de ton et de ressort, et contribuent ainsi à la prolongation de la vie.

  1. Note WS : Il s’agit, en fait, des articles 4, 5, 6, 7, 8 et 10 des thèmes de recherche.
  2. Parce qu’ils sont plus robustes, et parce qu’ils les mangent ; ceux qui mangent les autres devant naturellement vivre plus long-temps que ceux qui sont mangés. Sur une cinquantaine d’octogénaires dont je puis me souvenir, j’en trouve tout au plus cinq qu’on puisse qualifier d’honnêtes gens et d’hommes sociables. La vie de l’honnête homme en ce monde est une sorte d’exil ; au lieu que le fripon, en quelque lieu qu’il s’arrête, se trouve toujours en très nombreuse compagnie, et est toujours chez lui : le premier est toujours mélancholique, parce qu’il est toujours battu ; le dernier est souvent dans la joie, parce qu’il a souvent sa revanche.
  3. Il vendit un peu cher ses lentilles, comme l’a observé le patriarche de Ferney, qui a trop poivré les siennes.
  4. Politique d’autant plus profond, que le peuple d’Égypte, dans une année de famine, s’étant vendu à lui pour un peu de bled, il le revendit au roi ; tel le père, tel le fils. Et comme ils vécurent tous deux beaucoup moins qu’Abraham et Isaac, il paroit que l’esprit mercantile n’est pas favorable à la prolongation de la vie.
  5. C’est un blasphème ; car on sait que le St. Esprit qui l’a dictée toute entière, ne commet jamais d’anachronisme, et n’a pas besoin d’almanach.
  6. Les voyages accoutument à embrasser un grand objet et à oser. Dans ces grandes excursions on est obligé de considérer non-seulement les différentes parties de cette planète, mais encore d’élever fréquemment ses regards vers les cieux, pour y chercher des points fixes ; et l’on se fait ainsi un plus vaste cabinet. Une fois que cette habitude est contractée, lorsque le corps s’arrête, l’esprit continue de voyager, et la langue ou la plume trotte.
  7. Pour se conformer aux loix de l’argumentation ; on duit d’abord poser un principe, c’est-à-dire, rappeler une classe très nombreuse à laquelle convient manifestement l’attribut en question ; puis dire, ou prouver, s’il est nécessaire, que le sujet de la question doit être agrégée à cette classe ; enfin conclure que l’attribut de la question lui convient aussi. Le philosophe qui use de similitudes, au lieu de rappeler toute cette classe, désigne seulement quelques-uns des sujets qui en font partie, et auxquels convient manifestement l’attribut en question ; puis de l’analogie du sujet de la question avec les sujets auxquels il le compare, il conclut que l’attribut de la question qui convient à ces sujets, convient aussi au sujet proposé. Ainsi ces comparaisons, ces similitudes, ainsi que les exemples, ne peuvent fonder solidement une preuve proprement dite ; ce ne sont tout au plus que des ébauches, des essais de preuve, des preuves provisoires, préparatoires, et dont la destination est seulement d’aider l’esprit à s’élever au principe général et incontestable, qui est la base de la preuve générale et rigoureuse ; parce que les idées et plus encore les images de sujets particuliers parlant davantage à l’imagination, faculté plus active que la raison, donnent ainsi à l’esprit l’activité nécessaire pour étendre et généraliser ses idées. Cette petite digression logique est d’autant plus nécessaire, que les écrivains imaginatifs raisonnent trop peu, et que les écrivains raisonneurs ne peignent pas assez ; les savans parlent trop à leurs semblables, et pas assez au vulgaire ; cependant il s’agit beaucoup moins de découvrir les vérités les plus utiles qui sont déjà trouvées, que de les persuader, de les répandre, de les naturaliser dans l’esprit des ignorans, et de faire ainsi, de son loisir, un travail, en le rendant utile aux hommes laborieux.
  8. Il commanda les armées ayant plus de quatre-vingts ans, après s’être proposé lui-même au peuple romain, dans des circonstances difficiles, au lieu d’un sujet médiocre qui venoit d’être élu.
  9. La vie humaine n’est en effet qu’une sorte de tragi-comédie ; c’est une tragédie pour les hommes tristes, et une comédie pour les hommes gais ; car elle n’est pour nous que ce qu’elle nous paroît, et elle ne nous paroît que ce que nous sommes nous-mêmes : c’est une pièce où le plus habile acteur est celui qui joue son rôle avec assez d’adresse, de constance et de dignité, pour que les spectateurs confondent jusqu’à la fin son personnage avec sa personne. C’est aussi un commerce où chacun se surfaisant lui-même, et mettant les autres au rabais, vend sa sotte personne le plus cher qu’il peut, en feignant de la donner pour rien, et fait accepter sa fausse monnoie à d’autres faux-monnoyeurs qui, ayant eux-mêmes intérêt à lui donner cours, feignent de s’en payer.
  10. Belisaire et Narses.
  11. Non-seulement il sut jouir des avantages sans nombre attachés à une continuelle sobriété ; mais il sut aussi en faire jouir les autres, en publiant, sur ce sujet même, un traité d’une élégante précision, où il raconte sa propre histoire, et expose les résultats de sa propre expérience ; livre où se peint l’espèce de béatitude dont il jouissoit en l’écrivant, et qu’il devoit à la constance avec laquelle il pratiquoit ses propres leçons. Il faut convenir toutefois qu’il donne lui-même un peu dans l’excès, et dans cette méprise où tombent la plupart des médecins, des moralistes, ou des politiques et autres hommes faisant profession de donner des conseils et de n’en point recevoir ; qui veulent toujours, en ne prenant mesure que sur eux-mêmes, habiller tout le genre humain. Un régime, tel que le sien, ne convient qu’à une situation ou à une constitution telle que la sienne. Or, il seroit non-seulement pénible et insuffisant, mais même dangereux pour tout homme qui, obligé par état de lutter sans cesse contre des hommes ou des difficultés, auroit besoin d’une grande force de résistance. Il a donc trop oublié que tout homme est soldat-né, puisque la vie est un combat : il suppose que la terre est couverte d’agneaux, mais elle est peuplée de loups, que trop souvent les loix changent en renards, et l’éducation, en singes. Pour résister à la violence des uns et aux ruses des autres, il faut de la force, et devenir soi-même un peu vorace, pour n’être pas mangé, ou pour l’être un peu plus tard ; seconde maxime dont la pratique sera très salutaire, si l’on sait la balancer continuellement par celle-ci : la faim est unc maladie naturelle qui guérit de toutes les autres ; la plénitude fait le loup, l’inanition fait l’agneau ; l’emploi alternatif et judicieux de ce double moyen fait l’homme proprement dit, qui sait et résister aux méchans et céder aux gens de bien ; aimer sans foiblesse, et combattre sans haine.
  12. L’expression du texte original semble dire que ce bal avoit lieu tous les ans.
  13. Les faits relatifs à ces géans sont en si grand sombre, et quelques-uns sont si bien constatés, qu’on ne peut raisonnablement révoquer en doute leur existence. D’ailleurs, examinons d’un peu près les raisons d’après lesquelles nous croyons cette existence impossible, notre incrédulité sur ce point paroitra ridicule à nos propres yeux. Nous croyons que les hommes et les ânes d’aujourd’hui ne sont pas plus grands que ceux d’autrefois : cela peut être ; mais comment l’avons-nous appris ? Avons-nous mesuré les uns et les autres ? et sommes-nous bien certains que, dans l’intervalle, les uns n’aient pas changé, tandis que les autres restoient les mêmes ? connoissons-nous toutes les causes de la stature actuelle de notre espèce et de l’autre ? et sommes-nous certains que ces causes n’aient pas eu autrefois plus de force et d’intensité qu’elles n’en ont aujourd’hui ? Nous ne risquons rien de répondre à toutes ces questions par une triple négation. De plus, il n’est pas dans la nature deux êtres parfaitement égaux, soit en différens lieux, dans le même temps, soit en différens temps, dans le même lieu. Ainsi non-seulement les hommes et les ânes d’aujourd’hui ne sont pas précisément égaux à ceux d’autrefois, mais même il est impossible qu’ils le soient ; et l’opinion qui supposeroit cette égalité, ne seroit qu’une absurdité. En cinquième lieu, s’il est vrai que notre planète se refroidisse et se durcisse par degrés, comme le prétend M. de Buffon, et comme ce grand nombre de volcans éteints qu’on voit à sa surface semblent le prouver, il est clair que toute la matière qui se trouve à cette surface, devient de moins en moins extensible, et que l’intensité de cette force expansive qui opère le développement de tous les corps animés, et, en général, de tous les corps organisés, va aussi toujours en décroissant : or, si cette force développante devenant de moins en moins extensive, agit sur une matière qui devient de moins en moins extensible, il s’ensuit que l’intensité de la double cause qui détermine le volume de tous les corps placés à la surface de notre globe, va toujours en décroissant ; qu’elle a actuellement moins d’intensité qu’elle n’en eut dans les premiers temps, et par conséquent que non-seulement l’homme, mais même tous les autres animaux, et même les arbres d’aujourd’hui, sont plus petits que ceux d’autrefois. Que dis-je ? il s’ensuit même de cette supposition, que le volume du globe terrestre, son diamètre, ses grands cercles, et les mesures qui en sont tirées, ne sont point des grandeurs constantes, et que pour l’homme il n’est rien de fixe, sinon ce double principe : tout change, et tout est relatif.
  14. L’homme est naturellement porté à attribuer aux objets qu’il juge ce qui se passe en lui ; et c’est parce qu’au-delà d’une certaine époque nous déclinons nous-mêmes, que tout nous paroit décliner.
  15. Ou par lui-même, ou en facilitant la digestion et l’assimilation des aliments proprement dits. Car, selon quelques physiologistes, ou médecins chymistes, l’air atmosphérique ne sert pas seulement à rafraîchir toute l’habitude du corps, et à prévenir ou diminuer cette pléthore à laquelle le sang tend continuellement, mais de plus à remplacer une partie de la substance perdue par les deux transpirations. Et la poitrine, ou plutôt les poumons, sont, pour ainsi dire, un estomac qui mange de l’air.
  16. Un ouvrage, soit vivant, soit inanimé, peut durer plus ou moins, selon qu’il est bien ou mal fait ; et il peut être bien ou mal fait, selon que les ouvriers qui le font, et leurs outils, sont bien ou mal disposés. Or ici, de part et d’autre, la disposition de l’ouvrier et celle de l’outil dépendent l’une de l’autre, puisqu’ils ne sont qu’une seule et même chose, et que l’outil est l’ouvrier même.
  17. Si la nature, en donnant à l’homme un penchant irrésistible pour le plaisir, lui a donné en même temps un goût infiniment plus vif pour les plaisirs défendus que pour les plaisirs permis ; elle ne l’a donc pas organisé immédiatement pour la justice ; le sentiment du juste et de l’injuste n’est donc pas en lui un sentiment inné, comme le prétendoit Rousseau, mais un sentiment réfléchi ; la vertu est donc une science, comme le prétendoit Socrate ; et au défaut de cette science qui est extrêmement rare, la contrainte des lois est donc absolument nécessaire, les conseils de la philosophie étant presque toujours aussi inutiles qu’ennuyeux. D’un autre coté, la loi, en augmentant notre sûreté, diminue nos plaisirs et notre liberté : sans doute, mais elle ne nous ôte une partie de ces deux biens que pour nous assurer l’autre ; et le meilleur citoyen est celui qui, ayant un sentiment vif et continuel de cette vérité, pense plus souvent aux avantages qu’il tire de la loi, qu’à la gêne qu’elle lui impose, et qui l’aime cent fois plus qu’il ne la craint ; conclusion qui n’a pas un rapport bien direct, ou bien prochain avec la prolongation de la vie, mais du moins une relation indirecte, médiate et éloignée : faire aimer les loix, c’est faire aimer la vie qu’on mène sous leur ombre ; et faire aimer la vie, c’est contribuer à en prolonger la durée ; car ce sont nos chagrins qui nous tuent, et c’est le sentiment de notre impuissance, occasionnée par la force coactive des loix, expresses ou tacites, qui cause la plupart de nos injustes chagrins ; rectifier notre constitution morale, c’est rectifier notre constitution physique.
  18. La femme est beaucoup plus rappelée à son sexe que l’homme ; elle est, pour ainsi dire, tout sexe ; ainsi plus un individu féminin est délicat et susceptible, c’est-à-dire, plus une femme est femme, plus elle est ramenée au point principal de son individu. Aussi voit-on que toute conversation qui ne roule point sur de tels sujets, ou sur les sujets circonvoisins, tels qu’amour, mariage, accouchemens, suites de couches, enfans, nourrices, éducation, etc. les ennuie, ce qui n’est rien moins qu’un inconvénient ; elles sont ce qu’elles doivent être, et elles doivent être nos vedettes, sur-tout par rapport au physique.
  19. L’expression du texte original, dans ce passage, est si équivoque, qu’on ne peut distinguer s’il veut dire que ces femmes, jeunes et foibles, s’occupent davantage de leurs enfans, ce qui est vrai, ou que, dans l’intérieur de leur corps, la substance alimentaire est attirée avec plus de force par la matrice et le fœtus qui s’y trouve renfermé.
  20. Mot grec qu’on peut rendre par l’expression de chasseuses d’hommes ; la privation aiguise le désir ; la génération, ainsi que la nutrition, exige une sorte d’appétit provoqué par l’abstinence.
  21. Plutarque dit qu’Epaminondas voulant inspirer à ses concitoyens du mépris pour les Spartiates, et faire perdre à ceux-ci leur ascendant, faisoit lutter fréquemment les jeunes Thébains avec les soldats qui étoient en garnison à la Cadmée, citadelle de Thèbes, dont les Spartiates s’étoient emparés par surprise, et que ceux-ci, dans ces luttes, avoient presque toujours le dessous ; il paroit que les moines guerriers de ce couvent avoient plus de patience et de courage que de vigueur.
  22. Dans un homme fort petit et fort vif, tous ses outils ou organes étant plus courts, plus menus, plus foibles, plus ébranlés par les chocs et plus souvent employés, ils doivent être plutôt usés. Un petit homme doit être plutôt détruit qu’un grand, parce qu’une petite quantité (d’homme ou de toute autre chose) est plus près de rien, plus voisine de zéro, qu’une grande. Cependant, si le petit homme a de l’embonpoint, comme alors ses outils sont continuellement graissés, ils ne s’usent pas si vite ; il est, pour ainsi dire, embaumé intérieurement.
  23. Pourvu qu’on n’oublie pas que l’excès à cet égard a aussi ses inconvéniens. Le jeûne fréquent préserve de toute maladie ; mais il use et fait vieillir promptement, parce qu’il dessèche et raccornit toute l’habitude du corps.
  24. L’art de prolonger la vie n’est autre chose que l’art de se rajeunir, de se remonter et de se ressusciter, pour ainsi dire, continuellement : or, ce qui ressuscite et renouvelle le plus puissamment l’homme, c’est la nouveauté même, le changement et sur-tout les oppositions. Toute sensation, tout mode, qui demeure toujours le même et au même degré, devient nul pour nous ; il se détruit ou nous détruit ; il est sinon une cause de mort, du moins un principe d’ennui, espèce de mort commencée. La succession alternative des opposés doit entretenir la vie de l’homme, puisqu’elle entretient la vie de l’univers entier et assure son éternité. Sans ces oppositions et cette prédominance alternative des puissances opposées, toutes les molécules de la matière, comme nous l’avons dit ailleurs, ne formeroient à la longue qu’un seul bloc immense et glacé, qui, après avoir balancé dans l’espace pendant des milliards de siècles, s’arrêteroit enfin au point de zéro, et alors l’éternité même seroit détruite ; car, dès que le mouvement cesse, il n’y a plus de temps. Mais si les oppositions sont, pour la machine humaine, comme pour la machine universelle, un principe do vie, d’un autre coté, des oppositions trop grandes ou trop fréquentes sont pour l’homme un principe de mort. Si l’on est trop avare de ses forces, on perd toutes celles dont on ne fait point usage ; mais aussi, en usant trop de sa vie, on l’use. La machine humaine, comme toute antre, n’a qu’une force limitée, et ne peut exécuter qu’un certain nombre de mouvemens d’une force déterminée. Si elle joue trop vite, elle ne jouera pas long-temps ; et ce qu’elle gagnera en vitesse, elle le perdra en durée. Ainsi, pour prolonger sa vie, en en usant, il faut savoir l’économiser sans en être avare ; et pour l’économiser ainsi, passer toujours par degrés d’un opposé à l’autre, en graduant aussi l’opposition même.
  25. Il auroit pu ajouter, en me privant toujours du plaisir de manger et de celui de boire. Mais, pour ôter à cette réponse ce qu’elle a d’étrange et même d’extravagant, il suffit d’y faire ce léger changement : avant d’avoir une faim ou une soif excessive. Lorsque l’homme demeure trop longtemps sans manger ou sans boire, il se boit ou se mange, pour ainsi dire, lui-même. L’irritation que produit dans l’estomac, une faim, ou une soif excessive, déterminant vers ce viscère les fluides des autres parties, il les travaille et tente de les digérer, conformément à cette règle bien connue des médecins : toute partie du corps qui n’a pas ce qui lui revient, s’empare du superflu des autres, et même de leur nécessaire ; à peu près comme dans les sociétés humaines, les pauvres pompent les riches et plus souvent encore d’autres pauvres ; car le superflu du riche garantit son nécessaire, et le pauvre n’a pas même assez pour garantir ce qu’il a.
  26. Car personne n’ignore que les gens de lettres n’ont jamais de vanité, et que cette vanité, s’ils en ont une, n’est jamais humiliée ; j’ai voulu dire, rassasiée.
  27. Et pour tout dire, en un seul mot, les philologues ou philologistes. Le scepticisme et la philosophie académique, dont il n’est que l’exagération, accommodoient fort tout philosophe qui ne vouloit que babiller ; en permettant de douter de tout, et de défendre alternativement le pour et le contre, ils doubloient tous les volumes : mais notre auteur, ni dans ce passage, ni dans aucun autre, n’a bien saisi le véritable esprit des trois grandes sectes de la philosophie des Grecs. Leur but commun, ainsi que le nôtre, étoit le bonheur ; et leur moyen commun, la tranquillité d’âme, qu’ils appelloient l’ataraxie, but auquel ils tendoient par trois routes différentes.

    Socrate, ses vrais disciples et les Stoïciens, par la vertu, d’après ce principe qui n’est rien moins qu’incontestable : il faut attacher son bonheur à ce qui dépend de soi ; et la vertu seule dépend de nous : les sceptiques et les académiciens, par l’indifférence pour toutes les opinions, indifférence dont l’effet n’étoit pas de les laisser dans un doute perpétuel, comme on le pense communément, mais au contraire de les délivrer du doute, ou du moins de ce qu’il a de pénible ; le doute n’étant pénible, et même possible, qu’autant qu’on veut saisir la vérité, ou faire prédominer son opinion : enfin, les Épicuriens, par un mépris complet pour la religion et pour toutes les opinions qui causent plus de tourment que de plaisir ; car, sous ce nom de volupté, ils comprenoient les plaisirs des sens, ceux du cœur, ceux de l’imagination et ceux de la raison ; ce qui réduit à zéro presque toutes les objections faites contre eux. Mais ces trois sectes de philosophie se trompoient également et sur le but et sur le moyen. 1°. Ils se trompoient sur le moyen ; car l’impassibilité des Stoïciens n’étoit qu’une affectation ; si l’on méprise le plaisir, c’est apparemment qu’on trouve quelque plaisir dans ce mépris ; et le mépris de la colique ne la guérit pas : en se roidissant contre la fortune, on n’en sent que mieux les coups ; les lèvres se bordent d’un sourire orgueilleux, mais on pleure en dedans. Le bonheur n’est attaché ni à la vertu, ni aux biens physiques, mais aux biens physiques joints à la vertu ; et d’abord aux biens physiques, puis à la vertu ; car, pour pouvoir bien vivre, il faut d’abord vivre, et un fripon ayant le superflu, est plus heureux qu’un homme vertueux qui manque du nécessaire ; la vertu échauffe le cœur, mais elle ne chauffe pas les mains, et elle les refroidit lorsqu’elle a un peu trop échauffé le cœur. Le doute du sceptique est impossible ; on n’est pas maître de rester dans le doute sur un sujet qui intéresse vivement, intérêt qui ne dépend pas non plus de notre volonté ; et l’incertitude est pénible dans tous les cas où l’on est obligé de prendre une résolution, d’avoir une opinion et un but, c’est-à-dire à chaque instant : enfin tout homme qui attache tout son bonheur au plaisir, est nécessairement malheureux, puisque la vie est pleine de maux inévitables, et qu’il est impossible de jouir sans commencer par souffrir, par souffrir du moins les privations qui sont la semence du plaisir ; sans compter que tout homme irreligieux est privé, dans l’adversité, de toutes les consolations et de toutes les espérances qui découlent de la religion, et que, pour pouvoir vivre avec ce vulgaire qu’on méprise, et dont on ne peut se passer, il faut absolument adopter une partie de ses opinions, ou du moins parler et agir comme si on les adoptoit. 2°. Les trois sectes se méprennent également par rapport au but. Cette perpétuelle tranquillité d’âme à laquelle ils tendoient, est le paradis des poltrons et des fainéans, et n’étoit qu’un besoin local pour ces philosophes dont la plupart, las de la démocratie sous laquelle ils vivoient, soupiroient après le repos. Il est des hommes énergiques et turbulens, auxquels l’agitation est tout aussi nécessaire que la tranquillité l’est à leurs opposés, et qui craignent plus l’ennui que la fatigue et le danger. Enfin le bonheur de l’homme n’est ni dans le repos, ni dans l’action, mais dans une certaine proportion entre l’action et le repos : proportion qui, dans un même temps, varie pour les différens individus, et qui varie même pour chaque individu, en différens temps. Ainsi, l’art de prolonger sa vie n’est pas l’art de tout ramener à telle mesure précise et toujours la même, puisque les différens individus n’ont point de mesure commune, et qu’aucun d’eux n’a de mesure fixe ; mais l’art de mesurer ses discours et ses actions sur le caractère et le tour d’esprit de tous ceux avec qui l’on est obligé de vivre, afin de se bien ajuster à eux et de les bien ajuster à soi, dans les différentes situations où l’on se trouve en se faisant continuellement cette question : que sont-ils par rapport à moi ? et que suis-je moi-même par rapport à eux ? car tout est relatif ; or, comme les termes de toutes les relations changent à chaque instant, les relations changent aussi continuellement, et il faut avoir sans cesse la mesure à la main.

  28. Cette philosophie abrège la vie, parce qu’elle dessèche, racornit et roidit, avant le temps, toute l’habitude du corps, elle dessèche, parce qu’elle est elle-même fort sèche ; c’est-à-dire, parce que, n’excitant jamais des affections douce, et ne faisant travailler que la tête, elle y détermine en trop grande quantité les fluides, et prive ainsi d’humor les parties inférieures. Généralement parlant, les philosophes occupés des choses ont plus d’embonpoint que les philosophes occupés des signes : les mathématiciens et les métaphysiciens sont aussi secs que leur sujet : vérité d’autant plus claire, que c’est le cas particulier qui énonce le principe, et l’exemple même qui écrit la règle.
  29. Du moins cela est ainsi dans les odes d’Horace ; mais, dans la réalité, il en est autrement. On porte à la campagne les soucis qu’on a emportés de la ville, parce qu’on s’y porte soi-même avec toutes ses prétentions ; en plantant ses choux, on rève à ses ennemis, et en pensant à eux, on vit avec eux. À la campagne, on trouve des hommes aussi avares et aussi ambitieux que ceux des villes, mais dont les vices ne sont pas adoucis par cette politesse et cette aménité que donne le désir de plaire continuellement excité par le commerce de l’autre sexe.
  30. Le mépris de la mort prolonge la vie, en donnant plus de ressort et de vigueur au principe vital ; or, le guerrier méprise la mort, parce que la familiarité engendre le mépris.
  31. L’homme ne pouvant demeurer toujours au point où il est, et ne voulant jamais descendre, il est clair qu’il souhaito toujours de monter ; le prétendu amour de l’égalité qu’il affecte, lorsqu’il se trouve extrêmement bas, n’est en lui que le désir d’être égal à ses supérieurs, pour devenir ensuite supérieur à ses égaux. Mais les hommes ne peuvent pas monter ainsi tous à la fois : pour que les uns puissent monter, il faut que les autres restent en bas, cette élévation qu’ils désirent n’étant que relative ; et quand on veut être l’égal de ses maîtres, on risque d’avoir ensuite pour maîtres ses égaux. D’ailleurs, pour être heureux, une élévation réelle n’est nullement nécessaire, et il suffit, pour être content de sa situation, de se croire maître de monter. Ainsi, dans quelque heureuse situation qu’on ait pu se placer, il faut en descendre quelquefois, pour se ménager le plaisir de remonter, ou celui de sentir qu’on le peut, et se placer toujours un peu au-dessous du degré auquel on seroit maître de s’élever ; le plus heureux de tous les mortels c’est celui qui, s’étant placé volontairement au plus bas de l’échelle sociale, se sent maître de monter durant tout le reste de sa vie. Et le plus infortuné c’est l’imprudent qui s’est placé si haut, qu’il n’est plus le maître de descendre et ne peut plus que tomber. Entouré de précipices il sent que, pour peu qu’il fasse un pas, il est perdu ; et, sous peine de mort, il faut qu’il reste là.