Histoire de la vie et des ouvrages de Saint-Évremond/Chapitre III

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CHAPITRE III.
La Comédie des académistes.

Pendant l’hiver qui précéda la campagne de Rocroi, et tandis que Richelieu se mouroit, une pièce satirique et mordante couroit, en manuscrit, dans les salons de Paris ; c’étoit la Comédie des académistes, pour la réformation de la langue françoise. Elle fit du bruit, et obtint un certain succès dans le monde. Aujourd’hui même encore, on en peut lire quelques pages avec plaisir. Chacun des membres fondateurs de l’Académie françoise y étoit, sous son nom personnel, affublé d’un ridicule assez piquant, et notre grand poëte comique y a pris, à coup sûr, l’idée d’une de ses meilleures scènes. L’auteur n’en étoit pas avoué ; mais on murmuroit le nom de Saint-Évremond, déjà placé au rang des beaux esprits du temps.

La correction de la langue et le soin de la fixer ont été l’une des préoccupations dominantes de la première moitié du dix-septième siècle ; et l’on doit s’étonner que, au milieu des agitations si profondes de cette époque mémorable, l’esprit françois ait pu s’adonner, avec tant de constance et d’application, au perfectionnement paisible et réfléchi de la manifestation de la pensée. Si l’on considère, en effet, les progrès de la langue, depuis la mort d’Henri IV jusqu’en 1656, où l’on possédoit les meilleures pièces de Corneille, en même temps que les Provinciales, on a peine à comprendre qu’une littérature ait été ainsi transformée, en quarante-cinq ans. On ne rencontre, d’ailleurs, dans aucune autre histoire, le phénomène d’un dessein prémédité de réformer la langue. Ni dans la Grèce, ni à Rome, ni à la cour de Ferrare, ni à la cour de Weymar, on ne vit rien de pareil. Et pourtant, je n’en ferai pas un mérite à Richelieu, pour qui les lettres ne furent qu’un instrument de publicité, au compte de sa politique ; je n’en ferai pas plus d’honneur aux esprits médiocres qui composèrent les premiers cadres de l’Académie françoise. Le véritable auteur de cette grande réforme, poursuivie avec tant de résolution, et achevée avec tant de succès, fut tout le monde. L’impulsion étoit donnée, bien avant la fondation de l’Académie. Il faut, en effet, compter Malherbe pour quelque chose dans cette révolution, et Malherbe est mort en 1628. Avant la fondation de l’Académie, Balzac avoit publié le Prince (1631), où l’on trouve des pages, rares si l’on veut, mais qui peuvent rester parmi les monuments du beau langage ; et en dehors de l’Académie, Corneille avoit écrit le Cid, qui est de 1636 ; et en dehors de l’Académie, la langue a été fixée par Pascal, en 1656, dans les Provinciales. La Conversation du maréchal d’Hocquincourt est de la même date. Conrart, Vaugelas, Chapelain, Godeau, Desmarets, Voiture, Balzac, et Richelieu à leur tête, ne furent donc que les instruments d’une révolution générale. Leur mérite est de s’être donné la mission de régler ce mouvement et de l’avoir accomplie ; mais le merveilleux développement de la société françoise au dix-septième siècle, entraînoit la nécessité du perfectionnement de la langue, laquelle est restée la plus vive image du caractère françois.

Toutefois, dans l’œuvre même de la réforme, que d’entraves et d’obstacles il a fallu surmonter ! Pellisson ne nous a laissé que le récit sommaire de ces difficultés ; tous les écrits du temps en sont remplis ; et dans ce débat mémorable, solennellement ouvert devant le tribunal de l’opinion, le bon sens et le bon goût furent souvent en péril. Il y avoit, parmi les lettrés, des ennemis de tout changement, à qui suffisoit la langue d’Amyot, de Montaigne et de Charron, et qui vouloient en rester là. Pour d’autres, de moins bon goût, la langue de Ronsard demeuroit, en plein dix-septième siècle, un objet de vénération ; et, parmi ceux même qui reconnoissoient la nécessité de corriger la langue, une divergence profonde se manifestoit. L’esprit d’érudition étoit en présence de l’esprit indépendant1. L’esprit d’érudition, qui vouloit mouler la langue françoise sur les langues classiques, en les accommodant aux tendances modernes, avoit un représentant obstiné, très-autorisé, dans La Mothe le Vayer, homme considérable alors, oublié aujourd’hui. Ses ouvrages, et surtout ses Dialogues d’Orasius Tubero, sont le monument le plus curieux de la résistance d’un parti puissant, dans l’affaire de la réforme de la langue. L’esprit indépendant avoit Balzac en tête : Balzac de qui Loret disoit, en annonçant sa mort (février 1654) :

Tous les François en alarmes
Devroient s’écrier avec larmes,
Le grand Balzac est décédé.

Il étoit ennemi de l’inversion, que repoussoit l’esprit national, avant tout ami de la clarté. Il défendoit le langage de la nature, indiqué par l’usage du monde, mais il le surchargeoit des ornements de l’art. Il y avoit, du reste, quelque scission dans le camp de l’indépendance, et la couleur du drapeau même y convioit. Une jeunesse dorée, qui brilloit dans les salons du quartier du Temple et du Louvre, et à l’hôtel de Condé, se déclaroit pour une allure à la fois plus simple, plus vive, plus libre, plus vraie, que celle de Balzac2. À côté d’eux, l’école persistante de Rabelais avoit des sectateurs influents et nombreux. Ainsi ce n’étoit qu’anarchie et dissidence ; et comme tout étoit mis en question par la réforme, il se trouvoit que les deux grandes règles de conduite, en fait de langue, à savoir l’usage et l’autorité, à ce moment étoient fort ébranlées. Balzac décrioit ceux qui se servoient de l’esprit d’autrui, au lieu du leur ; mais la pente de son esprit le ramenoit à un écueil, celui de l’affectation. Notre langue avoit, en effet, subi, au contact de l’Italie et de l’Espagne, l’influence profonde des deux langues espagnole et italienne ; et notre littérature adolescente avoit tourné aux conceptos et aux concetti. Les productions littéraires de ce temps en sont infectées ; nous n’en avons que des traces atténuées, dans Voiture et dans Balzac. De là ce raffinement, cette préciosité, cette recherche, à la mode dans quelques salons, et qui, si leur mauvais goût avoit prévalu, auroient perdu la langue, au moment même où elle passoit de l’enfance à la virilité.

Telle étoit la situation, lorsque fut fondée l’Académie françoise, dont les membres, en se réunissant, ne pensoient presque à rien moins, comme l’avoue Pellisson, qu’à ce qui arriva depuis. La question de la langue étoit donc posée, et passionnoit déjà les esprits, lorsque l’Académie fut constituée par la célèbre ordonnance de 1635 ; mais, il faut le reconnoître, l’Académie nouvelle eut une grande influence sur la solution définitive du problème ; non qu’elle y ait porté un esprit supérieur, à ses débuts du moins ; mais parce que, malgré des difficultés de toute espèce, tenant aux personnes et aux choses, elle a, par son sens droit, fait pencher, en fin de compte, la balance du bon côté.

Les Académies littéraires étoient déjà, depuis longtemps, connues à Paris, et nos relations avec l’Italie les avoient accréditées. Les rois Charles IX et Henri III avoient autorisé plusieurs associations de ce genre, dont Bayf et Ronsard avoient été les personnages principaux. Au commencement du dix-septième siècle, les Cercles ou Académies furent multipliés à Paris. Tallemant a tourné en dérision l’Académie de Charlotte des Ursins, vicomtesse d’Auchy. La réunion de Mme des Loges eut meilleur renom. Le cercle qui s’étoit formé depuis plusieurs années, chez Conrart, devint en 1635 l’Académie françoise, dont Richelieu, puis Séguier, puis Louis XIV, ont été les protecteurs. D’autres Académies privées existoient en même temps : l’abbé Bourdelot en avoit fondé une à l’hôtel de Condé, vers 1641. Le grand Condé, qui avoit refusé, après la mort de Richelieu, le protectorat de celle de Conrart, assistoit aux séances de celle de Bourdelot, dont il est probable que Saint-Évremond a fait partie. Il y avoit en outre une Académie spéciale pour la numismatique, science fort à la mode au dix-septième siècle, à Paris. Il en est parlé plus d’une fois dans Bayle, qui cite encore l’académie du premier président de Lamoignon. L’Académie protégée par Richelieu fut livrée à tous les sarcasmes des ennemis du cardinal. Il faut voir comme parle l’abbé de Saint-Germain de ces pauvres ardelions, et des petites assistances que leur jetoit le cardinal, pour leur apprendre à composer des fards, à plâtrer ses laides actions.

La charge officielle que s’attribua l’académie naissante, de procéder, en quelque sorte par voie d’autorité, à la réforme du langage, et à la publication du Dictionnaire, lui suscita, de plus, beaucoup d’adversaires intéressés et d’embarras nouveaux ; d’autant que, parmi ses membres, un très-grand nombre avoient peu de célébrité personnelle, et que l’Académie elle-même dépassa la limite du juste et du vrai, dans la critique du Cid, qu’elle se laissa imposer par Chapelain, le complaisant de Richelieu. En dehors de ses rangs, on comptoit des personnages de grande réputation, tels que Naudé, Mairet et Rotrou : Pierre Corneille n’y est entré qu’en 1647. Les secondes élections, et l’influence directe de Louis XIV, rehaussèrent beaucoup la dignité de la compagnie, que Cotin, Faret, Colletet et Boisrobert avoient peu illustrée.

Ce fut en 1643 qu’apparut, avec une publicité restreinte, mais qui n’en fit pas moins un certain bruit, la comédie des Académistes. Saint-Évremond, admirateur passionné de Corneille, avoit, un des premiers de son temps, rompu avec l’esprit d’érudition, encore en honneur chez tant de lettrés du règne de Louis XIII ; mais il étoit l’homme du bon sens élégant et délicat, modèle de grâce dans les assemblées, indépendant surtout et libre dans ses jugements ; et il n’avoit pu se résoudre à courber la tête devant ce tribunal prétendu souverain de la langue, qui, nous devons l’avouer, n’étoit point encore, alors, la grande Académie françoise, et dont les salons de Paris ne reconnoissoient pas, à ce moment, en fait d’usage, la compétence réglementaire. Il composa donc, en société avec quelques amis, une satire dialoguée, espèce de Proverbe, dépourvu de toute intrigue dramatique, mais où étoit tournée en ridicule la façon de procéder, un peu pédantesque, de la nouvelle Académie, et la chasse aux mots à laquelle elle se livroit, au dire des malins.

Les personnages en étoient : le chancelier Séguier, protecteur ; Serizay, directeur ; Desmarets, chancelier ; Godeau, évêque de Grasse ; Gombaud, Chapelain, Habert, Faret, Boisrobert, Silhon, Gomberville, Saint-Amant, Colomby, Baudoin, L’Estoile, Porchères et Mlle de Gournay. Au premier acte, Saint-Amant entroit en scène par ces vers :

Faret, qui ne riroit de notre académie ?
Passer huit ou dix ans à réformer six mots !
Pardieu, mon cher Faret, nous sommes de grands sots !

Puis étoit reproduite, entre Godeau et Colletet, une scène que Tallemant assure avoir eu lieu réellement, entre Chapelain et Godeau, chez Mme de Rambouillet ; dont une seconde représentation a été donnée plus tard, au Luxembourg, chez Mademoiselle, par Ménage et Cotin ; et qui a été le type évident de la scène mordante de Trissotin et Vadius, dans le troisième acte des Femmes savantes3 de Molière, pour qui probablement le nom de Vadius a été une réminiscence de Godeau à l’hôtel de Rambouillet, comme le nom de Trissotin rappeloit au public le petit abbé ridicule du palais du Luxembourg.

GODEAU.

Bon-jour, cher Colletet.

COLLETET se jette à genoux.

Bon-jour, cher Colletet.Grand évêque de Grasse,
Dites-moi, s’il vous plaît, comme il faut que je fasse.
Ne dois-je pas baiser votre sacré talon ?

GODEAU.

Nous sommes tous égaux, étant fils d’Apollon ;
Levez-vous, Colletet.

COLLETET.

Levez-vous, Colletet.Votre magnificence
Me permet, Monseigneur, une telle licence ?

GODEAU.

Rien ne sauroit changer le commerce entre nous :
Je suis Évêque ailleurs, ici Godeau pour vous.

COLLETET.

Très-révérend seigneur, je vais donc vous complaire.

GODEAU.

Attendant nos Messieurs, que nous faudra-t-il faire ?

COLLETET.

Je suis prêt d’obéir à votre volonté.

GODEAU.

Parlons comme autrefois, avecque liberté.
Vous savez, Colletet, à quel point je vous aime !

COLLETET.

Seigneur, votre amitié m’est un honneur extrême.

GODEAU.

Oh bien ! seul avec vous ainsi que je me voi,
Je vais prendre le temps de vous parler de moi.
Avez-vous lu mes vers ?

COLLETET.

Avez-vous lu mes vers ?Vos vers ! Je les adore ;
Je les ai lus cent fois, et je les lis encore :
Tout en est excellent, tout est beau, tout est net,
Exact et régulier, châtié tout-à-fait.

GODEAU.

Manqué-je, en quelque endroit, à garder la césure ?
Y peut-on remarquer une seule hiature :
Suis-je pas scrupuleux à bien choisir les mots ?
Ne fais-je pas parler chacun fort à propos ?
Le Decorum latin, en françois Bienséance,
N’est si bien observé nulle part, que je pense.
Colletet, je me loue, il le faut avouer ;
Mais c’est fort justement que je me puis louer.

COLLETET.

Vous êtes de ceux-là qui peuvent, dans la vie,
Mépriser tous les traits de la plus noire envie :
Vous n’aviez pas besoin de votre dignité,
Pour vous mettre à couvert de la malignité.

GODEAU.

On se flatte souvent : mais, si je ne m’abuse,
S’attaquer à Godeau, c’est se prendre à la Muse.
Et le plus envieux se verroit transporté,
S’il lisoit une fois mon Benedicite4.
Ô l’ouvrage excellent !

COLLETET.

Ô l’ouvrage excellent !Ô la pièce admirable !

GODEAU.

Chef-d’œuvre précieux !

COLLETET.

Chef-d’œuvre précieux !Merveille incomparable !

GODEAU.

Que peut-on désirer après un tel effort ?

COLLETET.

Qui n’en sera content, aura, ma foi, grand tort.
Mais, sans parler de moi, trop à mon avantage,
Suis-je pas, Monseigneur, assez grand personnage ?

GODEAU.

Colletet, mon ami, vous ne faites pas mal.

COLLETET.

Moi ! je prétens traiter tout le monde d’égal,
En matière d’écrits : le bien est autre chose ;
De richesse et de rang la fortune dispose.
Et que pourriez-vous donc reprendre dans mes vers ?

GODEAU.

Colletet, vos discours sont obscurs et couverts.

COLLETET.

Il est certain que j’ai le style magnifique.

GODEAU.

Colletet parle mieux qu’un homme de boutique…

COLLETET.

Ah ! Le respect m’échappe : et mieux que vous aussi !

GODEAU.

Parlez bas, Colletet, quand vous parlez ainsi.

COLLETET.

C’est vous, monsieur Godeau, qui me faites outrage.

GODEAU.

Voulez-vous me contraindre à louer votre ouvrage ?

COLLETET.

J’ai tant loué le vôtre !

GODEAU.

J’ai tant loué le vôtre !Il le méritoit bien.

COLLETET.

Je le trouve fort plat, pour ne vous céler rien.

GODEAU.

Si vous en parlez mal, vous êtes en colère.

COLLETET.

Si j’en ai dit du bien, c’étoit pour vous complaire.

GODEAU.

Colletet, je vous trouve un gentil violon5.

COLLETET.

Nous sommes tous égaux, étant fils d’Apollon.

GODEAU.

Vous, enfant d’Apollon ? Vous n’êtes qu’une bête.

COLLETET.

Et vous, Monsieur Godeau, vous me rompez la tête.

Une autre scène, fort spirituelle, se lit au second acte, où Chapelain est représenté seul, et, dans le feu de la composition, exprimant dans ces vers son ardeur ridicule :

Tandis que je suis seul, il faut que je compose
Quelqu’ouvrage excellent, soit en vers, soit en prose.
La prose est trop facile ; et son bas naturel
N’a rien qui puisse rendre un auteur immortel :
Mais d’un sens figuré la noble allégorie
Des sublimes esprits sera toujours chérie.
Par son divin pouvoir, nos écrits triomphants
Passent de siècle en siècle, et bravent tous les ans.
Je quitte donc la prose et la simple nature,
Pour composer des vers où règne la figure.

Qui vit jamais rien de si beau,

(Il me faudra choisir, pour la rime, flambeau.)

Que les beaux yeux de la Comtesse ?

(Je voudrois bien ici mettre en rime, Déesse.)

Qui vit jamais rien de si beau,
Que les beaux yeux de la Comtesse ?
Je ne crois pas qu’une Déesse
Nous éclairât d’un tel flambeau.
Aussi, peut-on trouver une âme
Qui ne sente la vive flamme
Qu’allume cet œil radieux ?

Radieux me plaît fort : un œil plein de lumière,
Et qui fait sur nos cœurs l’impression première,
D’où se forment enfin les tendresses d’amour.
Radieux ! J’en veux faire un terme de la Cour.

Sa clarté qu’on voit sans seconde,
Éclairant peu à peu le monde,
Luira même un jour pour les Dieux.

Je ne suis pas assez maître de mon génie ;
J’ai fait, sans y penser, une cacophonie :
Qui me soupçonnerait d’avoir mis peu à peu ?
Ce désordre me vient pour avoir trop de feu.

Qui vit jamais rien de si beau,
Que les beaux yeux de la Comtesse ?
Je ne crois point qu’une Déesse
Nous éclairât d’un tel flambeau.

Aussi, peut-on trouver un âme,
Qui ne sente la vive flamme
Qu’allume cet œil radieux ?
Sa clarté qu’on voit sans seconde
S’épand déjà sur tout le monde,
Et luira bientôt pour les Dieux.

Voilà ce qui s’appelle écrire avec justesse !
Et ce qui m’en plaît plus, tout est fait sans rudesse :
Car tout ouvrage fort a de la dureté,
Si par un art soigneux il n’est pas ajusté.

Chacun admire en ce visage,
La lumière de deux soleils :
Si la nature eût été sage.
Le ciel en aurait deux pareils.

Que voilà de beaux vers ! L’auguste poésie !
Phœbus, éclaire encore un peu ma fantaisie !
Divin père du jour, qui maintiens l’univers,
Donne-moi cette ardeur, qui fait faire des vers !
Ranime mes esprits, et dans mon sang rappelle
La féconde chaleur, qui forma la Pucelle6 !
Par l’épithète alors je me rendis fameux.
Alors le Mont Olympe à son pied sablonneux ;
Alors, hideux, terrible, affreux, épouvantable,
Firent dans nos écrits un effet admirable.
Divin père du jour, qui maintiens l’univers,
Redonne-moi l’ardeur, qui fit faire ces vers !

Le teint qui paroit sur sa face,
Est plus uni que n’est la glace,
Plus clair que le ciel cristallin.
Où trouver un pinceau qui touche
Les charmes de sa belle bouche,
Et l’honneur du nez aquilin ?

Cette comparaison me semble assez bien prise.
Il n’est rien plus uni qu’un cristal de Venise ;
Et les cieux qui ne sont formés d’aucun métal,
Pourroient, à mon avis, être faits de cristal.
Aquilin ne vient pas fort souvent en usage,
Mais il convient au nez du plus parfait visage :
Tous les peintres fameux veulent qu’un nez soit tel.
Oublier aquilin est un péché mortel.

Chacun admire en ce visage,
La lumière de deux soleils :
Si la nature eût été sage,
Le ciel en auroit deux pareils.

Ainsi peignoient les Grecs des beautés achevées
De l’injure des ans par leurs écrits sauvées.
Je n’ai fait que vingt vers, mais tous vers raisonnés,
Magnifiques, pompeux, justes et bien tournés.
Par un secret de l’art, d’une grande Déesse,
J’oppose les appas à ceux de ma Comtesse ;
Et des charmes divins, dans l’opposition,
————–Je fais voir la confusion.
Quant à l’autre couplet, j’y reprens la nature,
Qui des corps azurés a formé la structure,
De n’avoir su placer à ce haut firmament
——–——Qu’un soleil seulement.
La Comtesse en a deux : c’est au ciel une honte
Qu’un visage ici-bas en soleils le surmonte.

Plus loin, c’est Mlle de Gournay, la fille adoptive de Montaigne, qui s’indigne contre les profanateurs de la langue de son père, et qui apostrophe ainsi Boisrobert :

Montaigne s’employoit à corriger le vice ;
Et bien connoître l’homme étoit son exercice.
Il n’auroit pas cuidé pouvoir tirer grand los
Du stérile labeur de réformer des mots.

La Comédie des académistes tiroit donc sur tous les partis, sur celui des rétrogrades, comme sur le parti plus avancé du mauvais goût.

Dans une autre scène, s’agite la discussion assez comique des mots à supprimer dans la langue. Gomberville dit7 :

Que ferons-nous, Messieurs, de car et de pourquoi ?

Et Desmarets répond :

Que deviendroit sans car8 l’autorité du roi ?
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
Du car viennent les loix : sans car point d’ordonnance ;
Et ce ne seroit plus que désordre et licence.

Le chancelier intervient et décide gravement :

Laissez le car en paix ; il n’en faut plus parler.

Puis c’est le tour de L’Estoile :

Je ne saurois souffrir le vieux auparavant,
Qui se trouve cent fois à la place d’avant.

BAUDOIN.

Pour mes traductions c’est un mot nécessaire ;
Et si l’on s’en sert mal, je n’y saurois que faire.

L’ESTOILE.

Peut-être voudrez-vous garder encor jadis ?

BAUDOIN.

Sans lui, comment rimer si bien à Paradis ?

L’ESTOILE.

Paradis est un mot ignoré du Parnasse,
Et les cieux, dans nos vers, auront meilleure grâce.

SERIZAY.

Que dira Colletet ?

COLLETET.

Que dira Colletet ?Le plus grand de mes soins
Est d’ôter nonobstant, et casser néanmoins.

HABERT.

Condamner néanmoins ! D’où vient cette pensée ?
Colletet, avez-vous la cervelle blessée ?
Néanmoins ! Qui remplit et coule doucement,
Qui met dans le discours un certain ornement…
Pour casser nonobstant, c’est un méchant office,
Que nous nous rendrions dans les Cours de Justice9.

La pièce se termine par la déclaration suivante de Desmarets, en sa qualité de chancelier :

Les Auteurs assemblés pour régler le Langage,
Ont enfin décidé dans leur Aréopage.
Voici les Mots soufferts, voici les Mots cassés…
Monsieur de Serizay, c’est à vous : Prononcez.

SERIZAY.

Grâce à Dieu, compagnons, la divine assemblée
A si bien travaillé, que la langue est réglée.
Nous avous retranché ces durs et rudes mots,
Qui sembloient introduits par les barbares Gots ;
Et s’il en reste aucun, en faveur de l’usage,
Il fera désormais un méchant personnage.
Or, qui fit l’important, déchu de tous honneurs,
Ne pourra plus servir qu’à de vieux raisonneurs.
Combien-que, pour ce-que, font un son incommode ;
Et d’autant et parfois, ne sont plus à la mode.
Il conste, il nous appert, sont termes de Barreau,
Mais le plaideur François aime un air plus nouveau.
Il appert, était bon pour Cujas et Barthole.
Il conste, ira trouver le parlement de Dole10.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
Aux stériles esprits, dans leur fade entretien,
On permet à ravir, lequel n’exprime rien.
Jadis est conservé par respect pour Malherbe.
Dans l’Ode il a marché, jadis, grave et superbe ;
Et de là s’abaissant, en faveur de Scarron,
Il a pris l’air burlesque et le comique ton ;
Mais il demeure exclus du discours ordinaire.
Vieux jadis, c’est pour vous tout ce que l’on peut faire !
Il faudra modérer cet indiscret pourquoi,
Et révérer le car, pour l’intérêt du Roi.
En toutes nations la coutume est bien forte ;
On dira cependant que l’on pousse la porte11.
Nous souffrons néanmoins ; et craignant le palais,
Nous laissons nonobstant en repos pour jamais.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
Auteurs, mes compagnons, qui réglez le langage,
Avons-nous assez fait ? En faut-il davantage ?

LA TROUPE.

Voilà ce qu’à peu près nous pensions réformer.
Anathème sur ceux qui voudront le blâmer !
Et soit traité chez nous plus mal qu’un hérétique,
Qui ne reconnaîtra la troupe académique !

DESMARETS.

À ce divin arrêt, des arrêts le plus beau,
Je m’en vais tout à l’heure apposer le grand sceau.

D’autres critiques du même genre, écrites en prose, circulèrent en ce temps-là, dans le monde. Je n’en citerai qu’une, assez piquante, intitulée : Rôle des présentations, faites aux Grands Jours de l’éloquence françoise, pour la réformation de la langue : pamphlet qui est de Sorel. À une première Assise, se sont présentés les procureurs des Pères de l’oratoire, et quelques dévots à la mode, requérant que tous les mots de spiritualité, qui sont dans les livres du feu sieur cardinal de Berulle, soient tenus pour bons françois. À une autre Assise, se présente la dame marquise de Monelay, requérante que pour éviter les occasions de mal penser, que donnent les paroles ambiguës, l’on usera du mot pensée, au lieu de conception. Il paroît, en effet, d’après les Advis de Mlle de Gournay, qu’on avoit sérieusement proposé de substituer, dans l’usage, pensé à conçu. À une autre Assise, se présente Mlle de Gournay, demandant le rétablissement des mots : ains, pieça et jaçoit. À une autre Assise, se présentent les nourrices de Paris, se plaignant que la première chose qu’on leur demande, à présent, ce n’est plus si elles ont du bon lait à fournir, mais si elles savent correctement parler françois12 : scène comique dont celle de Martine, dans les Femmes savantes, reproduit quelques traits.

Ces petits pamphlets pleuvoient sur l’Académie, sans parler de la Requête des dictionnaires, ni des Sentiments de l’Académie françoise sur le mot rabougri : plaisanterie un peu vive, à laquelle l’Académie avoit prêté le flanc, en donnant sur ce mot : rabougri, une consultation officielle, et en quelque sorte juridique, où son innocence avoit été prise au piège, par un questionneur perfide et caustique, le célèbre Naudé.

L’Académie demeura impassible, au milieu de ce feu roulant de publications joyeuses, qui sentoient les approches de la liberté de la Fronde ; et, par son attitude calme, elle racheta des ridicules quelque peu mérités. Pellisson a raconté l’effet que produisit la Comédie des académistes, et il en parle sans aigreur, comme d’une débauche d’esprit qui a des endroits forts plaisants. L’Académie en fit donc son profit, et poursuivit sa tâche, avec dignité. Saint-Évremond étoit, certes, partisan de la réforme de la langue, et il y prit une part considérable13 ; mais il préféroit la discipline de l’opinion à celle de l’autorité ; et la médiocrité prétentieuse de la plupart des membres d’une société littéraire qui se donnoit un si grand pouvoir, lui paroissoit aussi peu supportable, que l’entêtement sénile de Mlle de Gournay pour ses vieux mots. La forme seule du travail de l’académie lui sembloit prêter à raillerie ; et la raillerie étant fort à la mode en ce temps-là, il ne s’en fit pas faute.

La Préciosité rendit alors de grands services. Toute négligence de langage fut réputée de mauvais goût. Il y eut un soin de la parole, égal à celui de la propreté. Mais il y eut aussi une vanité générale de se distinguer par le discours, et de s’écarter de l’habitude commune ; et l’influence des salons tourna facilement les esprits au raffinement et à la frivolité, au lieu de les maintenir dans la justesse et le bon goût, qui sont la première des distinctions. Les deux voies se touchoient ; celle de l’afféterie prévalut quelquefois, par la crainte puérile qu’on eut de suivre le chemin de tout le monde. L’attrait de la nouveauté, piquant pour les salons, servit donc la cause de la réforme, mais au risque de la jeter dans le faux. Il y eut un entraînement d’affectation qui emporta les esprits les mieux doués (le jeune Racine, qui débutoit par ces vers adressés à l’Aurore : Et toi, fille du Jour, qui nais avant ton père ! etc.) ; et, contre ce courant, les esprits sensés durent se roidir, au péril de leur popularité dans le monde. La lutte fut d’autant plus difficile, qu’il y eut un moment, où précieux et précieuses, se liguèrent, par une sorte d’affiliation, répandue non-seulement dans Paris, mais encore dans les provinces, où le goût des lettres et de la bonne compagnie commençoit à s’établir, par imitation. Il faut avoir vu de près les livres en faveur, à ce moment, pour juger le pitoyable abus d’esprit où l’on étoit tombé. On ne sauroit apprécier les services qu’a rendus, alors, la critique armée du fouet du ridicule, et soutenue de la puissance de la publicité.

La Comédie des académistes eut un autre mérite : celui de défendre la prose, à cet instant attaquée avec une sorte de succès, par une coterie de poëtes détestables, et à leur tête par Chapelain, dans la bouche duquel la comédie met ces deux vers bien frappés :

La prose est trop facile ; et son bas naturel
N’a rien qui puisse rendre un auteur immortel.

Il est avéré que, sur ces divers points, il y eut momentanément un excès de recherche académique donnant une juste prise à la censure ; et ceux même qui soutenoient la bonne cause, eurent peine à se défendre de céder quelque chose au goût dominant14. La fermeté inflexible de Port-Royal, presque seule y résista ; mais ce qui a tout sauvé, mieux que Port-Royal encore, c’est l’opinion15.

En vain contre le Cid un ministre se ligue ;
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L’Académie en corps a beau le censurer ;
Le public révolté s’obstine à l’admirer.

L’indépendance du public a été défendue par Molière ; mais Molière a été, sans le vouloir peut-être, injuste envers Vaugelas, le véritable directeur, le meneur sensé, le promoteur autorisé de la réforme de la langue. Ces quelques malheureux vers de Molière, que tout le monde sait, ont répandu sur le personnage de Vaugelas un ridicule dont il ne s’est pas relevé ; cependant, les services qu’il a rendus sont immenses. Il a été infatigable à l’œuvre ; ses Remarques ont mis tous les bons esprits du côté de la réforme. Elles furent publiées en 1647 ; il n’y avoit pas une faute, pas une puérilité à lui reprocher : et quand il a remplacé Chapelain, dans la direction du mouvement, à l’académie, la face des choses a changé. Il a fait un fonds des exemples fournis par l’usage et par les monuments littéraires ; et puis, procédant sur cette masse incohérente, éclairé par la science et la raison, il a éliminé sans pitié tout ce que n’autorisoit pas le bon sens et le goût. Les Remarques de Vaugelas sont la pierre fondamentale de cette construction merveilleuse, qu’on appelle la langue françoise. Montaigne, Amyot, Rabelais, étoient de grands écrivains ; mais il leur a manqué l’art de coordonner les idées, la vigueur soutenue du discours, la propriété raisonnée des expressions, quelquefois même la clarté. Vaugelas a dit : C’est par les beaux côtés qu’il faut leur ressembler ; et de ces beaux côtés il a tiré la règle littéraire. Habile interprète de l’opinion publique, il a proclamé l’usage, le régulateur des langues, et il a, ainsi, rendu au public la part qui lui revenoit dans la réforme. Il n’a rien inventé ; mais il a écarté, sacrifié des expressions impropres et trompeuses ; et il n’a pas craint d’appauvrir, en apparence, le répertoire du langage, en limitant son choix à ce qui étoit autorisé par une expérience éclairée, par un discernement délicat, et par la vérité qui est la première des lois en toute chose. Grâce à Vaugelas, l’Académie est devenue une magistrature ; elle a même motivé ses arrêts. Le réformateur a rendu compte de ses actes, et le François qui aime assez l’autorité, quand elle sait avoir raison, a fini par être de l’avis de l’Académie. La noble ambition d’avoir à son tour une grande littérature nationale, animoit alors la France entière.

Ce qui frappe, il est vrai, dans notre langue réformée, c’est la difficulté de l’écrire, même simplement. Aussi, combien de gens de goût, qui n’étant pas obligés d’écrire, renoncent à le faire ! Mais cette difficulté même est un élément de perfection littéraire, par la discipline et l’effort qu’elle impose à l’esprit. La difficulté n’existoit point pour Amyot, ni pour Montaigne, qui écrivoient comme ils vouloient, secundum ingenium ; elle est l’ouvrage des réformateurs de la langue, de Vaugelas surtout, qui a obligé tout écrivain à suivre une règle. C’est contre cette difficulté, que s’insurgèrent et Molière et Saint-Évremond. Saint-Évremond, plus que Molière encore, s’est trompé ; mais la thèse de l’indépendance étoit, de son temps, fort soutenable, à quarante ans de distance de Charron, et à cinquante ans seulement de Montaigne, que la langue réformée ne produira plus.

Quant à la publication de la Comédie par la presse, on considère, comme première édition, celle qui parut en 1650, et qui est décrite exactement par M. Brunet. Elle n’a point d’indication de lieu, ni d’imprimeur, ni d’année, ni d’auteur ; elle est datée seulement de l’an de la réforme ; précédée d’une épitre, signée du nom inconnu des Cavenets, adressée aux auteurs de l’Académie qui se mêlent de réformer la langue ; et suivie du Rôle des présentations faites aux Grands Jours de la dite Académie, bien que Saint-Évremond soit complètement étranger à cette dernière composition. Cette édition de 1650, probablement imprimée en Hollande, est connue des curieux, et M. Livet l’a reproduite, à la suite de sa réimpression de l’Histoire de l’Académie françoise, par Pellisson16. Des Maizeaux parle de cette édition de 1650, comme d’une édition princeps, et Pellisson affirme également que cette pièce, après avoir couru longtemps manuscrite, fut enfin imprimée en 1650.

Cependant un bibliographe instruit, exact et laborieux, M. Quérard, donne à la première édition la date de 1646, et avec des détails qui semblent prouver qu’il a vu l’exemplaire même dont il parle. Selon lui, l’édition de 1646 porte, en titre, et sa date et le nom de des Cavenets, lequel n’est qu’en souscription, au bas de l’épitre dédicatoire, dans l’édition de 1650. Si M. Quérard n’a pas vu, de ses yeux, l’édition de 1646, d’après quels renseignements a-t-il rédigé une note si catégorique ? Je l’ignore. Ce qui est certain, c’est que M. Quérard imprimoit le 8e volume de la France littéraire, en 1836, et que M. Brunet réimprimant la lettre S, de son Manuel, en 1863, n’en a pas moins persisté à donner la date de 1650, comme celle de l’édition originale. Plus d’une fois ce dernier petit volume de 72 pages m’est tombé entre les mains ; je n’ai jamais vu l’édition de 1646. La date de 1643, n’est contestée par personne, comme date véritable de la composition.

Une question plus importante est celle de savoir si Saint-Évremond est l’auteur de cette satire spirituelle, qui lui est généralement attribuée. Pour la pièce, telle qu’elle fut imprimée en 1650, et telle qu’elle est reproduite, à la suite du Pellisson de M. Livet, il est certain que Saint-Évremond l’a désavouée. Indépendamment des corrections et réductions qu’il a indiquées, vers 1680, sur un exemplaire appartenant à Mme de Mazarin, et de ce qu’il a dit à Des Maizeaux à ce sujet, nous avons de Bayle un témoignage qui a échappé aux biographes de Saint-Évremond. Bayle écrivant à La Monnoye, au mois d’août 1698, lui disoit : J’ai fait consulter M. de Saint-Évremond, touchant la Comédie des académistes, dont j’ai un exemplaire depuis longtemps ; il a répondu qu’il fit cette pièce étant au collège. Évidemment, la réponse de Saint-Évremond avoit été mal rendue à Bayle, à moins de supposer que Saint-Évremond eût complètement perdu la mémoire ; car Saint-Évremond avoit quitté le collége depuis bien des années, lorsque la Comédie des académistes commençoit à courir les ruelles. Il est probable que La Monnoye en fit l’observation à Bayle, car ce dernier lui mandoit trois mois après (le 16 décembre 1698) : « Il faut, monsieur, que je vous fasse part d’une réponse plus précise que M. de Saint-Évremond a faite à la question que je lui avois fait proposer (s’il etoit l’auteur de la Comédie). Deux personnes m’ont fait savoir ce qu’il a répondu. La première se contente de m’écrire qu’il se reconnoissoit l’auteur de la Comédie ; mais la seconde a usé de distinction. Voici ses termes : Monsieur de Saint-Évremond a répondu qu’il est vrai qu’au sortir du collège, il avoit travaillé à la pièce intitulée les Académistes ; qu’il n’y avoit pas travaille seul ; que le comte d’Étlan, dont parle le Chevræana, y avoit eu plus de part que lui ; que d’autres encore y avoient contribué ; que la comédie étoit fort mauvaise ; mais qu’il y a 18 ou 20 ans, on la lui renvoya ; qu’il la retoucha et la refit, etc.17. »

Et, en effet, nous voyons, dans le Chevræana, Chevreau affirmant que le comte d’Étlan, fils du maréchal de Saint-Luc, est l’auteur de la Comédie des Académistes. Or, Urbain Chevreau, avoit vécu, à Paris, dans les mêmes sociétés que Saint-Évremond, et avoit été à portée de savoir bien des choses. Le comte d’Estelan, que probablement on prononçoit Étlan, étoit Louis d’Espinay, gentilhomme normand, comme Saint-Évremond ; tous deux avoient beaucoup d’esprit, mais d’Estelan étoit de plus fort débauché. Il mourut en 1644, ce qui expliqueroit comment la Comédie des académistes est restée, après sa mort, pendant sept ans, en manuscrit. Tallemant nous apprend encore que le comte d’Estelan écrivit beaucoup de petites satires, dont il répandoit des copies manuscrites, avec variantes ; il ne lui attribue point, cependant, la comédie dont il s’agit18. Au contraire, dans l’Historiette de Boisrobert, il attribue la pièce à Saint-Évremond même ; et tel fut aussi le sentiment des contemporains, car Boisrobert, l’un des moins maltraités dans la Comédie, chercha querelle à Saint-Évremond, lequel lui répondit avec assez de hauteur19. La Comédie des académistes fut aussi attribuée à Saint-Amant, comme nous l’apprenons par Pellisson et d’Olivet20. Il paroît même que dans l’Académie, on trouvoit que le style de l’ouvrage se rapportoit beaucoup au style de Saint-Amant, à son esprit et à son humeur.

Mais ce qui tranche toute difficulté pour nous, c’est le témoignage de Saint-Évremond, recueilli par Bayle et par Des Maizeaux lui-même. On peut s’assurer que la comédie imprimée en 1650, en cinq actes, est autre que la pièce en trois actes recueillie par Des Maizeaux, sur l’exemplaire de Mme de Mazarin. Il est facile de les comparer, dans l’édition de M. Livet. Saint-Évremont n’a presque laissé subsister du texte de 1650, que les scènes retouchées qu’on vient de lire ; les personnages y sont différents. Je crois donc que Saint-Évremond a dit le vrai, à Bayle. Cette comédie a été composée comme l’Apologie du duc de Beaufort, dont nous parlerons plus tard, en pique-nique. Saint-Évremond y a fourni et plus tard corrigé quelques pages que nous avons rapportées ; le reste n’est pas de lui. Remarquons qu’il n’avoit pas compris cette pièce dans le dossier de ses Œuvres qu’il remit à Des Maizeaux, avant de mourir. Celui-ci nous apprend que cette comédie « avoit couru longtemps manuscrite ; et, comme il arrive, dans ces occasions, dit-il, on s’étoit donné la liberté d’y ajouter ou d’en retrancher ce qu’on avoit jugé à propos ; de sorte que, quand elle fut imprimée, M. de Saint-Évremond ne s’y reconnoissoit plus. Lorsque je la lui demandai, il m’apprit qu’en 1680 Mme la duchesse de Mazarin souhaita de voir cette pièce, telle qu’il l’avoit écrite ; et que, son manuscrit s’étant perdu en France, il se trouva obligé de retoucher l’imprimé, ou plutôt de le refondre ; mais qu’il ne savoit ce que cela étoit devenu. J’eus le bonheur de déterrer cet ouvrage, chez la veuve d’un copiste de Mme Mazarin. »

C’est d’après cet exemplaire que Des Maizeaux a publié le texte qu’on lit dans toutes ses éditions.


NOTES

1. Voy. le remarquable ouvrage de M. Étienne : Essai sur La Mothe le Vayer. Rennes, 1849, in-8º.

2. Voy. les Conversations du chevalier de Méré avec le maréchal de Clérembaut.

3. Voy. Tallemant, Hist. de Chapelain, III, pag. 269 ; et d’Olivet, Hist. de l’Acad. françoise, à la suite de celle de Pellisson, publiée par M. Livet, tom. II, pag. 161.

4. Godeau a paraphrasé en vers le cantique des trois enfants : Benedicite omnia opera Domini, etc.

5. Expression ironique, pour dire un plaisant poëte.

6. La Pucelle de Chapelain n’étoit point encore imprimée en 1643 ; sa première édition est de 1656. Mais l’auteur en lisoit, depuis bien des années, des fragments, dans les salons de Paris, et surtout à l’hôtel de Longueville où Saint-Évremond a pu les entendre. Il est plus probable que ces vers ont été ajoutés, en 1680, après la publication de la Pucelle.

7. Gomberville s’étoit vanté de ne pas avoir employé une seule fois le mot car, dans les cinq volumes de son roman de Polexandre, où Pellisson remarque cependant qu’il se trouve trois fois.

8. On sait que les ordonnances royales se terminoient par cette formule : Car tel est notre plaisir.

9. Le mot nonobstant est fréquemment employé dans les formules judiciaires.

10. Ces vers sont évidemment du nombre des additions de Saint-Évremond, en 1680. L’ancien parlement de Franche-Comté avoit été transféré de Dole à Besancon, après la conquête de 1674, seulement.

11. Au lieu de : Fermer la porte, dont l’usage fut alors condamné.

12. Cette pièce eut plusieurs éditions. Voy. celle qu’a donnée M. Livet, à la suite de l’Hist. de l’Acad. franç. de Pellisson ; et celle de M. Éd. Fournier, avec notes, dans le 1er vol. des Variétés hist. et littér., de la collect. elzévirienne de Jannet.

13. Voy. ce qu’il dit lui-même, de l’enfance de notre langue, infra.

14. Voy., à ce sujet, quelques bonnes pages de l’Hist. de la littér. franç., de M. Nisard, tome II.

15. Voy. les Mémoires de Mme de Maintenon, rédigés par La Baumelle, tome I, page 133.

16. Elle avoit été déjà reproduite en 1826, in-32, mais sur le texte remanié qu’a publié Des Maizeaux. Ce petit volume accompagné de notes, fait partie du Répertoire du Théâtre françois, en miniature.

17. Voy. les Œuvres de Bayle, tom. IV, pag. 770 et 779. Des Maizeaux paroît contrarié de ces affirmations, et sans motif plausible, ibid.

18. Voy. l’historiette du tome IV, pag. 247 et suiv. Saint-Évremond avoit des relations avec la maison de Saint-Luc, comme on le voit par la Retraite du duc de Longueville.

19. Voy. Tallemant, tom. II, pag. 414 : et Livet, Précieux et précieuses, pag. 375.

20. Tome I de l’édit. de Livet, pag. 48 ; et Livet, Notice sur Saint-Amant, en tête de l’édit. elzévirienne de Jannet.