Histoire de la vie et des ouvrages de Saint-Évremond/Chapitre VII

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VII. La philosophie de Saint-Évremond. — Le scepticisme épicurien en France.
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CHAPITRE VII.
La philosophie de Saint-Évremond. — Le scepticisme
épicurien en France.

Saint-Évremond, privé de la faveur du prince de Condé, chercha une diversion à son chagrin, dans la douce philosophie, qui déjà fesoit le charme de sa vie, et qui plus tard en devint la consolation, dans l’exil. C’étoit le scepticisme épicurien. Comment Saint-Évremond étoit-il devenu l’adepte d’Épicure, et comment le dix-septième siècle a-t-il prêté l’oreille à sa doctrine ? il m’a paru curieux de le rechercher.

On attribue généralement à la régence du duc d’Orléans une influence morale qui auroit perverti le dix-huitième siècle tout entier. C’est un lieu commun d’histoire, que bien des gens acceptent comme un jugement, sans le discuter. L’imputation me semble au moins exagérée. Il faut distinguer, en effet, dans le dix-septième siècle, la période qui se termine à la mort de Mazarin, et celle qui part de l’époque où Louis XIV a pris le gouvernement personnel de l’État (1661). Au point de vue littéraire, les deux périodes ont des caractères distincts ; au point de vue politique, elles ont aussi des traits qui leur sont propres. Enfin, au point de vue des mœurs et de la direction philosophique des idées, de profondes différences s’y manifestent également.

La licence de la première moitié du dix-septième siècle ne le cède guère à celle du dix-huitième. Je n’en veux pour preuve que les Mazarinades, la littérature libertine qui les a précédées, fille de Rabelais, et qu’on me dispensera de discuter ici ; enfin, les historiettes de Tallemant, qui, sous ce rapport, sont un document irrécusable. Mais le dérèglement est couvert, alors, par la grandeur des caractères, des esprits, et des personnages. Au dix-huitième siècle, l’élévation morale s’abaisse, et la liberté se produit comme une fougueuse réaction contre le régime des dernières années de Louis XIV ; tandis qu’au début du dix-septième siècle, elle se montrait dans une allure naturelle et calme. Qu’on se garde toutefois d’y chercher une sorte de simplicité primitive ! Il n’y a pas d’époque où l’esprit ait été plus subtil et plus raffiné. Le bel innocent que le cardinal de Retz ! Les libres manières de ce temps n’étoient que la continuation des habitudes prises sous les derniers Valois ; comparez plutôt les dames galantes de Brantôme avec les historiettes de Tallemant !

La liberté philosophique reprit son cours, après la mort de Louis XIV ; mais, depuis bien des années, aux yeux des clairvoyants, la reprise étoit certaine. Fénelon n’en doutoit pas, et il en exhaloit sa douleur prophétique, en un langage que tout le monde connoît : « Un bruit sourd d’impiété vient frapper nos oreilles… l’instruction augmente et la foi diminue. »

L’athéisme avoit paru si menaçant, au début du dix-septième siècle, que l’autorité publique résolut de l’effrayer par des supplices. À Rome, on avoit brûlé vif Giordano Bruno ; à Toulouse, on martyrisa Vanini. À Paris même, on brûla des malheureux qui n’ont pas eu la même célébrité ; entre autres, Jean Fontanier, que le P. Garasse appelle : Jeune folâtre, d’un esprit fort vagabond, condamné au feu pour un livre oublié. L’arrêt fut exécuté, en 1621, en place de Grève. Seulement, on fut plus humain à Paris, qu’on n’avoit été à Toulouse. Vanini eut la langue arrachée avant d’être brûlé : les détails de son supplice font frémir. À Paris, l’arrêt porte une attache ainsi conçue : « Il est retenu qu’auparavant que le dit Fontanier sente le feu, il sera secrètement étranglé. » Plus tard, Claude Petit fut également brûlé pour des chansons impies, et il y est fait allusion en ces vers de l’Art poétique de Boileau : Toutefois n’allez pas, goguenard dangereux, etc. Dangeau rapporte qu’un sieur Ambreville fut aussi brûlé vif pour avoir dit des impiétés abominables, et que sa sœur fut enfermée à l’hôpital général. L’opinion se souleva contre ces rigueurs. Lorsque le poète Théophile fut menacé, les Montmorency lui donnèrent asile, à Chantilly, et obtinrent plus tard sa liberté. Il fallut se borner à l’autorité de l’esprit, pour avoir raison des licences de l’esprit.

L’étude passionnée de l’antiquité classique, à laquelle s’étoit livré le seizième siècle, avoit ouvert à l’esprit des horizons nouveaux, tout en exerçant une grande influence sur la liberté des mœurs. Le commerce des anciens avoit fait abandonner la scolastique. Or, la scolastique, c’étoit la philosophie chrétienne. Le pyrrhonisme s’établit sur ses ruines. Il étoit même naturel que la familiarité de la société païenne fît naître l’inclination à l’imiter. Aussi voyons-nous, à cette époque, l’imitation des anciens passer dans les pratiques habituelles de la vie, chez les esprits cultivés, en tout ce qui n’étoit pas ouvertement incompatible avec la profession obligée de la foi chrétienne. Les maximes et les exemples de l’antiquité grecque et romaine furent allégués à tous propos, comme l’avoient été les saintes écritures, au moyen âge ; et le pédantisme qui nous semble aujourd’hui un ridicule du seizième siècle, n’étoit, en vérité, que l’effet de la préoccupation qui absorboit les idées. Dans les maisons de certains érudits, comme les Estienne, on ne parloit que latin, même aux gens de service. Les beaux esprits composoient des vers grecs, avec autant de facilité que des vers françois. Une portion de la société polie et lettrée étoit devenue grecque et romaine ; et cette façon de vivre s’est prolongée jusqu’au dix-septième siècle. On sait l’histoire du bonhomme des Yveteaux, racontée par Tallemant, et celle du père de Scarron, doyen du parlement de Paris, lequel, sous Richelieu même, fesoit profession de philosophie cynique. Marion de Lorme affectait l’imitation de l’hétaire athénienne, et l’on sait quel Alcibiade d’église s’égayoit quelquefois avec elle. Ninon de Lenclos prit le nom de moderne Léontium. Tout le commerce de galanterie épistolaire dont l’évêque de Vence, Godeau, et Mlle de Scudéry occupèrent la société parisienne, se passa sous le pseudonyme païen du mage de Sidon et de Sapho ; on n’a qu’à voir dans les recueils de Conrart. La vie des philosophes anciens de Diogène de Laërte étoit alors un des livres les plus lus, et bien plus étudié par les gens du monde, qu’il ne l’est peut-être aujourd’hui par les érudits de profession.

En vain j’irois chercher, dans la philosophie du moyen âge, l’origine du scepticisme moderne. Je le prends tout venu dans Montaigne, dont le langage, il ne faut pas s’y tromper, est l’expression des sentiments d’une époque tout entière. Ce n’est pas lui seulement qui est sceptique, c’est son siècle. La réforme ne fut elle-même, alors, pour beaucoup d’esprits, comme plus tard pour Bayle, qu’une première étape de l’incrédulité. Aussi le succès des Essais de Montaigne fut-il populaire, comme celui de Rabelais l’avoit été, quarante ans auparavant. Les éditions des Essais s’épuisèrent si rapidement, que l’auteur put en donner ou préparer six (de 1580 à 1592), en douze années, les dernières de sa vie ; ce qui est immense, pour le temps. Huet nous apprend qu’il n’y avoit pas de gentilhomme qui n’eût, au fond de sa province, un Montaigne, sur le manteau de sa cheminée ; et le Père Mersenne, sonnoit le tocsin d’alarme, dans les premiers ans du dix-septième siècle, en écrivant qu’il y avoit à Paris 50 000 athées. Le dogmatisme régnoit encore dans les écoles ; mais le scepticisme régnoit déjà dans le monde.

Depuis l’invention de l’imprimerie, une autre école s’étoit ouverte, pour l’éducation de l’esprit, et pour la propagation des idées. L’intelligence avoit, au moyen âge, son foyer dans les universités, et son public dans les couvents. Depuis la divulgation de l’art divin de Guttemberg, comme il l’appeloit, le public tout entier, le monde en un mot, put s’instruire par lui-même, et tout seul ; et l’esprit du monde prit, dès lors, le gouvernement de l’opinion. Montaigne s’est emparé de ce public ; il s’est rendu l’organe de la révolution opérée dans les idées. En dehors de l’école, en face d’elle, et contre elle, il a parle une langue que tout le monde a comprise ; et sa doctrine s’est répandue facilement, rapidement, universellement ; elle résumoit l’esprit public. Aussi n’est-ce point par les formes de l’école qu’à procédé Montaigne : il ne les aima jamais, et les tenoit de mauvais goût. C’est à l’aide des formes du monde, qu’il a propagé le scepticisme, enfant du siècle.

Il est facile de suivre les progrès du scepticisme, au seizième siècle. Un certain plaisir d’inquiéter la théologie, alors si oppressive, y fut d’abord pour quelque chose. La découverte de pays lointains, et la lecture attrayante des relations des voyageurs, qui attestoient tant de diversité parmi les hommes, sur les choses les plus importantes de la vie, y fut pour beaucoup plus : les esprits spéculatifs en reçurent la plus vive impression. Mais c’est surtout au spectacle, en effet déplorable, de la lutte ouverte entre les doctrines chrétiennes, qui se disputoient l’empire de la société, qu’il faut attribuer l’influence croissante du scepticisme. La révolte et l’autorité, l’erreur et la vérité, n’inspiroient pas le plus souvent, en ce temps-là, moins d’éloignement l’une que l’autre aux honnêtes gens. À toutes deux, Montaigne répondit : que sais-je ? le doute fut pour lui, un refuge, contre le dogmatisme, catholique ou huguenot : Je hais, dit-il, les choses vraisemblables, quand on me les plante pour infaillibles. Le livre des Essais alloit merveilleusement du reste, aux qualités comme aux défauts de notre esprit national. Montaigne est cavalier, dit un de nos vieux écrivains ; il est gentilhomme, écrivant comme on cause, avec grâce, avec esprit, avec finesse, avec facilité ; énergique par moments, mais pas longtemps, toujours libre, aisé, antipathique à la méthode, laquelle selon lui n’appartient qu’aux pédants. Son livre est éminemment françois. Pascal prétend qu’il cherche le bel air ; il a raison, s’il veut parler de cette allure sceptique qui a toujours été de bon air, en notre pays. Le seizième siècle a donc légué le scepticisme au dix-septième, et cet héritage a rencontré des gens parfaitement disposés à le recueillir. Saint-Évremond a formé sa raison avec Montaigne, qu’il a trouvé dans le manoir de son père, au retour du collège. Les Essais, dit-il, se sont établi le droit de me plaire toute ma vie.

Le dix-septième siècle s’est ouvert avec Charron ; la première édition du traité de la Sagesse est de 1600. Charron, esprit supérieur, dont on ne fait point assez de cas aujourd’hui, héritier direct du scepticisme de Montaigne son maître, prêtre et même grand vicaire, député du clergé : Charron a fait, dans la voie du scepticisme, un pas de plus que Montaigne. Chez ce dernier, le doute n’a que la forme d’une émancipation de la pensée. « Je me suis ordonné, dit-il, d’oser dire tout ce que j’ose faire et penser. » Charron, au contraire, a construit un système, avec prudence et méthode. Il coordonne la doctrine du doute ; il fait école, et La Mothe le Vayer, d’abord, puis Saint-Évremond, vont le suivre dans cette voie nouvelle. Charron se pose en homme indépendant et de juste milieu. Aussi est-il détesté de tous les extrêmes de son temps. « Ils aiment bien mieux, dit-il, un affirmatif testu, et contraire à leur parti, qu’un homme modeste et paisible qui doute et surseoit son jugement. » Ainsi parle et agit Saint-Évremond, entre les catholiques intolérants et les réformés fanatiques, entre les jansénistes et les jésuites. Se dégager des liens de la théologie, fut l’un des premiers efforts du scepticisme françois. Charron s’applique, avant tout, à désintéresser la religion. On a cru même que tel étoit l’objet de son livre des trois Vérités ; pensant y avoir réussi, sa hardiesse n’a plus de limites. Il ose dire que l’immortalité de l’âme est « la chose la plus utilement creue, la plus foiblement prouvée ; aucunement establie par raisons et moyens humains, mais proprement et mieux establie par le ressort de la religion. » De même, Saint-Évremond écrivoit, dans un de ses premiers ouvrages (1647). « Vouloir se persuader l’immortalité de l’âme par la raison, c’est entrer en défiance de la parole que Dieu nous en a donnée, et renoncer en quelque façon, à la seule chose par qui nous pouvons en être assuré. » En un autre endroit, Saint-Évremond dit : « À moins que la foi n’assujettisse notre raison, nous passons la vie à croire et à ne croire point : à nous vouloir persuader et à ne pouvoir nous convaincre. » La précaution de Charron eut tous les sceptiques pour imitateurs.

Théophile employoit un expédient de ce genre, quand il publioit sa paraphrase, moitié vers, moitié prose, du Phædon de Platon, qu’il intituloit : Traicté de l’immortalité de l’âme ; ce qui donna sujet au P. Garasse de mettre en garde la justice et le public, contre la ruse perfide du poëte, à laquelle, selon lui, il ne falloit point se laisser prendre ; et, en effet, le réquisitoire du procureur général, Mathieu Mole, fait grief à Théophile d’avoir traité payennement un sujet aussi chrétien que celui de la destinée de l’âme humaine.

La Mothe le Vayer, qui est l’intermédiaire entre Charron et Saint-Évremond, tient exactement le même langage que ce dernier. Tous cherchent à désintéresser la foi, et à l’isoler de la spéculation philosophique ; mais il est évident que ce n’est point pour l’intérêt de la foi que leur esprit s’agite. Le but des sceptiques a pu être seulement de séculariser la morale ; mais sous le prétexte de séparer la raison de la foi, la Prud’homie de la religion, ils ont détruit la psychologie, et la sanction de la morale.

Écoutons encore Charron : « C’est une chétive et misérable sagesse, de fuir le mal, non parce que la nature et la raison le veut ainsi, et parce que la loi du monde, dont vous êtes une pièce, le requiert, mais parce que vous n’osez, ou que vous craignez d’être battu. Qui est homme de bien par religion, ne l’est pas assez ; gardez-vous-en et ne l’estimez guère. » Il me semble entendre Ninon de Lenclos raillant Gourville, sur la fidélité du chanoine à lui restituer son dépôt. La doctrine de Charron est encore ici celle de La Mothe le Vayer, et de Saint-Évremond. Le terme d’esprit fort date de Charron ; il est resté dans la langue, et tout le monde connoît l’importance que lui a donné la Bruyère. Le P. Garasse, jésuite, s’est rué sur Charron, avec sa grossièreté ordinaire, mais il nous apprend que les jeunes seigneurs de son temps lisoient le livre de la Sagesse comme un livre spirituel.

Le livre du P. Garasse parut, en 1623, en un gros volume in-4º, sous ce titre : La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps. On y trouve, en effet, avec bien des sottises, un monument précieux de l’esprit du temps. Je me contenterai de reproduire ici quelques têtes de chapitre de cet ouvrage, où l’on voit les maximes que l’auteur s’eforçoit de combattre. Ce n’est point le dix-huitième siècle, c’est le dix-septième, qui les a formulées ; et c’est Garasse qui les a recueillies, pour les réfuter.

Livre II. Les beaux esprits ne croient point en Dieu, que par bienséance, et par maxime d’Estat.

Livre III. Un bel esprit est libre en sa créance et ne se laisse pas aisément captiver à la créance commune, de tout plein de petits fatras qui se proposent à la simple populace.

Livre IV. Toutes choses sont conduictes et gouvernées par le destin, lequel est irrévocable, infaillible, immuable, nécessaire et cruel, et inévitable à tous les hommes, quoi qu’ils puissent faire.

Livre V. Il est vrai que le livre, qu’on appelle la Bible, est un gentil livre et qui contient force bonnes choses ; mais, qu’il faille obliger un bon esprit à croire, sous peine de damnation, tout ce qui est dedans, jusques à la queue du chien de Tobie, il n’y a pas d’apparence.

Livre VI. Il n’y a point d’autre divinité, ni puissance souveraine au monde, que la Nature, laquelle il faut contenter en toutes choses.

Livre VII. Posé le cas qu’il y ait un Dieu, comme il est bienséant de l’avouer, pour n’estre en continuelles prises avec les superstitieux, il ne s’ensuit pas qu’il y ait des créatures purement intellectuelles, et séparées de la matière.... Et partant il n’y a ni anges, ni diables au monde, et n’est pas asseuré que l’âme de l’homme soit immortelle.

Voilà les belles choses qui couroient le monde, discrètement, il est vrai, au dix-septième siècle ! Qu’a fait autre chose le dix-huitième que les reproduire ? Revenons à Charron.

Charron est plein de mépris pour le vulgaire. « Il faut, dit-il, se garder de ses jugements, et, sans faire bruit, tenir toujours son petit bureau à part. » C’est du Saint-Évremond tout pur. Selon Charron, il y a trois étages de gens, dans le monde : les théologiens, le commun des hommes, et les philosophes. Il respecte fort les premiers et les laisse à l’écart. Quant au commun des hommes, « il est, selon lui, né pour servir. Il a peur des lutins, et que le loup le mange. » Pour les philosophes, c’est l’honneur de l’humanité, l’assemblée des sages ; c’est à eux que son discours s’adresse ; c’est pour eux seuls qu’est faite la liberté. Toutefois, il veut qu’on ménage le vulgaire et qu’on sauve avec lui les apparences. Il enverrait, sans hésiter, comme Socrate, sacrifier un coq à Ésculape. Même pensée, et à peu près même langage, dans Saint-Évremond, sauf qu’au mépris du commun il joint une petite estime des docteurs. Il est philosophe du monde, et non pas philosophe d’école. Il professe le respect des bienséances, en matière de religion, et il accable les gens d’école de ses traits acérés. Aussi la Bruyère dit-il ironiquement, dans son analyse de l’esprit fort, avec une intention qu’on dit être à l’adresse de Saint-Évremond : « Il ne faut pas que, dans une certaine condition, avec une certaine étendue d’esprit, et de certaines vues, l’on songe à croire, comme les savants et le peuple. »

Charron et Saint-Évremond, chacun à leur manière, ont parlé langage de chrétiens, étant tout autres en leur âme, ainsi qu’avoit fait Montaigne, dans l’apologie de Raimond Sebond, œuvre d’ironie, où circule aux yeux de tout clairvoyant, un esprit aussi anti-chrétien qu’il est possible. Et cependant la forme naïve de Montaigne avoit fait des dupes, et au premier rang l’un des plus grands esprits du dix-septième siècle, Pascal, dont la passion sceptique fut trompée aux dehors de bonhomie de Montaigne, comme on peut le voir dans ce curieux entretien avec M. de Sacy, qui nous a été conservé. Pascal, qui a douté de tout, a cru Montaigne sur parole1. On est surpris de l’influence que Montaigne a exercée sur Pascal ; et, pour qui le remarque, cette influence explique bien des choses. Il n’est pas jusqu’au style qui ne s’en soit ressenti. Qui ne connoît cette magnifique pensée de Pascal : « Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est, au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré, dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même, son juste prix. » Eh bien, tout cela est, à peu de choses près, dans Montaigne. Seulement, au lieu du cachot, celui-ci a dit : De ce petit caveau où tu es logé.

Ce courant de scepticisme est général dans la première moitié du dix-septième siècle ; il domine la société parisienne. La Mothe le Vayer a tenu grand état dans le monde. Il étoit familier chez le cardinal de Richelieu, qui s’en servit pour guerroyer Saint-Cyran. Il fut précepteur de Gaston, frère de Louis XIII, et répandu dans la meilleure compagnie. Théophile étoit gentilhomme ; son aïeul avoit été secrétaire de la reine de Navarre ; bonne école s’il en fut ! Son père étoit maître d’hôtel de la maison de Montmorency. Plein de ses souvenirs de jeunesse, Saint-Évremond déploroit à Londres, l’oubli dans lequel tomboit, dans une France nouvelle, ce poëte favori du temps de la Régence. Boisrobert n’étoit pas plus croyant que Théophile, mais il amusoit Richelieu ; il étoit ministre de ses largesses littéraires. Je ne rappellerai point l’étonnement de Mme Cornuel, en le voyant à l’autel de la messe de minuit : Voltaire n’a pas de mot plus égrillard. Le méchant propos que Gui Patin attribue à Richelieu au sujet des âmes du purgatoire, est certainement inventé par MM. de Charenton, mais il circuloit dans tout Paris, et c’est assez2. Sans parler d’une pléiade de petits poëtes, peu dignes d’estime, les Blot, les Sigongne, etc., Régnier étoit du même bord que Théophile. Balzac étoit plus retenu, mais pas plus dévot : Théophile avoit été son ami particulier. Tallemant avoit la foi de Boisrobert. Le père de l’épicurien Chapelle étoit François Luillier, maître des comptes, aussi mécréant que son fils, et plus scandaleux encore. Le père de Desbarreaux étoit conseiller au parlement de Paris, et les opinions du père étaient celles du fils. Racan fut sceptique, comme toute sa génération. Mairet, dont la Sophonisbe eut tant de réputation, et qui partagea les suffrages avec Corneille, professoit aussi le scepticisme. Dans Polyeucte, qui fut joué, comme on sait, en 1640, Corneille avoit fait dire à Sévère, à la dernière scène du 4e acte, ces quatre vers qui disparurent plus tard, et qu’on ne retrouve plus que dans les premières éditions :

Peut-être qu’après tout ces croyances publiques
Ne sont qu’inventions de sages politiques,
Pour contenir un peuple, ou bien pour l’émouvoir,
Et dessus sa foiblesse affermir son pouvoir.

La faveur du scepticisme remonte à la cour de Henri IV, où les Bellegarde, les d’Épernon, le roi lui-même, goûtoient fort Montaigne et ne s’en cachoient pas.

Tout sembla, sous Louis XIII, favoriser la propagation du scepticisme. Les passions religieuses se rallumoient, en apparence ; mais l’intérêt religieux n’étoit évidemment que le prétexte de l’intérêt politique. Le cardinal de Richelieu combattoit la réforme à la Rochelle, et la soutenoit en Allemagne. De leur côté, les chefs de la réforme, en France, avoient moins en vue la liberté de conscience, qu’on ne leur contestoit plus, que l’établissement d’une république, à l’exemple de celle des Provinces-Unies. Dans la direction religieuse de la vie privée, les jésuites étoient décrédités ; les jansénistes, que n’avoit point encore grandis la persécution, étoient fort respectables, mais leur affectation d’austérité les rendoit insupportables au commun des mortels.

L’éclat de la dispute entre les jansénistes et les jésuites, les deux plus brillantes écoles du catholicisme triomphant, fut un des grands scandales du dix-septième siècle ; ainsi l’attestent tous les mémoires des contemporains3. Les huguenots en tirèrent avantage et les sceptiques encore plus : les jésuites s’attaquant à détruire l’impression de l’austérité des jansénistes, et ces derniers s’attaquant à ruiner la considération des jésuites, par la critique de leur relâchement. Saint-Évremond a tiré sur les jésuites, dans la Conversation du maréchal d’Hocquincuurt, et sur les jansénistes, dans la conversation de M. d’Aubigny. La domination, objet secret et véritable de la lutte, demeura aux jésuites ; mais l’opinion la plus autorisée se rangea du côté de Port-Royal. Le scepticisme devoit, à ce spectacle, gagner des partisans. C’est ce qui ne manqua point d’arriver, car, des deux côtés, les fautes amenèrent le discrédit. Richelieu se méfioit de l’ambition des jansénistes, et craignoît de mettre l’État entre leurs mains. Il ne vouloit pas davantage des jésuites, qui auroient livré la France à la papauté. Il fit donc attaquer les jansénistes par les sceptiques, tels que La Mothe le Vayer ; et les jésuites par les gallicans, tels que les Dupuy : la religion servant visiblement d’arme à sa politique intérieure, comme elle en servoit évidemment à sa politique extérieure.

Le scepticisme a donc pénétré profondément alors, dans les intelligences françoises, et s’y est tellement enraciné, qu’il s’est reproduit ensuite dans toutes les formes de la pensée, et dans toutes les applications de l’esprit philosophique : doute sensualiste de Saint-Évremond, doute méthodique de Descartes, doute théologique de Pascal et de Huet, pyrrhonisme critique de Bayle ; nous retrouvons le Que sais-je de Montaigne, dans toutes les directions, bien que le but soit souvent opposé. Pour les uns, le scepticisme est illimité ; il est tout à la fois le résultat et le terme de la connoissance humaine ; et comme l’esprit humain, une fois lancé sur la pente des folies, ne s’arrête ordinairement qu’au fond du précipice, le scepticisme est allé, plus tard, jusqu’à douter du témoignage des sens, ou de la perception extérieure. L’audacieux et subtil Berkeley a dépassé, à cet égard, le pyrrhonisme grec, dans un livre auquel l’originalité de son titre a valu, autant au moins que l’esprit singulier de son auteur, une retentissante célébrité4. Pour les cartésiens, le scepticisme n’est qu’un instrument de la recherche de la vérité, un moyen de trouver la certitude, après avoir écarté la terre mouvante qui la cache. Tous séparent la foi de la raison, mais avec des intentions diverses : les premiers, pour se délivrer seulement d’un embarras qui les gêne ; les cartésiens, pour faire de la raison épurée un auxiliaire de la foi, considérant la raison et la foi comme deux intuitions différentes de la vérité éternelle, comme deux ordres parallèles de révélation, ayant chacune leur objet et leur certitude, mais cependant subordonnées l’une à l’autre. Le scepticisme théologique poursuit un autre but ; il sépare aussi la raison de la foi, mais pour anéantir la raison dans le doute, et montrer à l’esprit qu’il n’a d’espérance que dans la foi. La raison ne conduira l’esprit qu’à la probabilité ; la foi seule peut le mener à la certitude. Argumentation captieuse et téméraire ! pleine de péril pour la foi, comme pour la raison, et qu’a reproduite, au dix-neuvième siècle, le plus célèbre et le plus éloquent des adeptes d’une nouvelle philosophie religieuse.

La Bruyère signale aussi l’influence des voyages, comme une des causes de la corruption des esprits, en matière de religion, au dix-septième siècle, ainsi qu’elle l’avoit été au seizième. Faisant allusion à Bernier, il dit : « Quelques-uns achèvent de se corrompre par de longs voyages, et perdent le peu de religion qui leur restoit : ils voient de jour à autre un nouveau culte, diverses mœurs, diverses cérémonies. Ils ressemblent à ceux qui entrent dans les magasins, indéterminés sur le choix des étoffes qu’ils veulent acheter : le grand nombre de celles qu’on leur montre les rend plus indifférents ; elles ont chacune leur agrément et leur bienséance ; ils ne se fixent point, ils sortent sans emplette. » Nous devons dire que le bon esprit de Saint-Évremond s’est abstenu de ce genre d’argument, qui a fort touché Montaigne, entraîné Charron, et complètement égaré Bernier. En effet, loin que l’aspect de la diversité des cultes éloigne du sentiment religieux, elle y ramène : car, comme dit la Bruyère : « Toute religion est une crainte respectueuse de la Divinité. » Or, à cette hauteur de vue, la diversité n’est autre chose que le témoignage des peuples, varié dans la forme, unanime dans le fond, en faveur de l’existence de Dieu. Saint-Évremond nous dit de même : « Ce que nous appelons aujourd’hui les religions, n’est, à le bien prendre, que différence dans la religion, et non pas religion différente. » Saint-Évremond n’est point athée, il est sceptique, ce qui n’est pas la même chose. On lui surprend un bon vouloir pieux. Il est même chrétien par sentiment, catholique par bienséance. Cette bienséance étoit comme une affaire d’honneur dans la bonne compagnie du dix-septième siècle. On l’observoit même à huis clos ; à la différence du dix-huitième siècle, où le bon goût fut, un certain temps, de montrer qu’on ne croyoit à rien.

L’aristocratie françoise qui s’étoit fait du respect une loi de bienséance, au dix-septième siècle, se fit de la dérision une belle manière au dix-huitième siècle ; on voit dans le Discours des agréments du chevalier de Méré que, de son temps, le bon air étoit celui du respect. Ce que Saint-Évremond reproche à l’impiété, c’est son inconvenance. Elle lui fait horreur, non pas seulement comme le désavœu d’un mouvement de la nature, mais encore, et de plus, comme une action d’homme mal élevé. C’est qu’en effet les bienséances sont une loi de la société polie. Leur observation s’impose au libre penseur, comme une condition du respect de sa liberté, par les autres. L’équilibre entre le respect d’une part, et la liberté de l’autre, est la marque d’une société bien réglée. Jamais le scepticisme de Saint-Évremond ne manqua au commandement des bienséances. Telle fut aussi la pratique constante de la bonne compagnie de son siècle. Les nièces très-dissipées de Mazarin nous apprennent que le cardinal leur en faisoit un sermon perpétuel, trop rarement observé de leur part, quand il fut mort.

Le scepticisme de Saint-Évremond peut se justifier par un but moral très-élève. Il veut montrer aux dogmatistes de tous les partis, que nul d’entre eux n’est à l’abri de la critique et des objections ; que tous, par conséquent, doivent mettre la paix et la charité au-dessus des systèmes, des opinions et des disputes. Voilà le dernier mot de sa philosophie. « À bien considérer la religion chrétienne, écrit-il, on diroit que Dieu a voulu la dérober aux lumières de notre esprit, pour la tourner sur les mouvements de notre cœur. » Quelque autre part, il dit : « Retournant à cette antiquité qui m’est si chère, je n’ai vu chez les Grecs et chez les Romains qu’un culte superstitieux d’idolâtres, ou une invention humaine, politiquement établie, pour bien gouverner les hommes. Il ne m’a pas été difficile de reconnoître l’avantage de la religion chrétienne, sur les autres ; et, tirant de moi tout ce que je puis, pour me soumettre respectueusement à la foi de ses mystères, j’ai laissé goûter à ma raison, avec plaisir, la plus pure et la plus parfaite morale qui fut jamais. » Sur ce point, Saint-Évremond a été plus que chrétien de profession: il a été catholique déclaré. Nous avons, à cet égard, une éclatante manifestation de sa pensée dans sa lettre à M. Justel, où sa philosophie remonte à de si hauts principes politiques, et où il montre que les réformés ne sont pas restés plus conséquents, ni plus irréprochables que les catholiques ; qu’il faut savoir vivre et mourir dans la religion de son pays, garder les traditions, et qu’à tout prendre le catholicisme gallican auroit dû suffire à des esprits avisés, sans recourir à la séparation. « Si j’avois été à la place des réformés, dit-il, j’aurois reçu le livre de M. de Condom, le plus favorablement du monde ; et après avoir remercié ce prélat de ses ouvertures insinuantes, je l’aurois supplié de me fournir une catholicité purgée, et conforme à son exposition de la foi catholique. Il ne l’auroit pas trouvée en Italie, en Espagne, ni en Portugal : mais il auroit pu vous la faire trouver en France, dégagée des superstitions de la multitude, et des inspirations des étrangers ; réglée avec autant de sagesse que de piété par nos lois, et maintenue avec fermeté par nos parlements. Alors, si vous craignez la puissance du pape, les libertés de l’Église gallicane vous en mettront à couvert ; alors Sa Sainteté ne sera ni infaillible, ni arbitre souveraine de votre foi ; là, elle ne disposera ni des États des princes, ni du royaume des cieux, à sa volonté ; là, devenus assez Romains, pour révérer avec une soumission légitime son caractère et sa dignité, il vous suffira d’être François pour n’avoir pas à craindre sa juridiction. » Ainsi parloit Saint-Évremond dans son exil, à un pasteur célèbre par sa science et son autorité, quatre ans avant la révocation de l’édit de Nantes.

Vers ce temps-là, Saint-Évremond avoit recommandé la tolérance aux catholiques, dans des termes qui convenoient alors, pour la faire accepter, ou du moins pour lui donner crédit. Il écrivoit, la veille des dragonnades, et dans une lettre célèbre qui fut livrée à la publicité par le maréchal de Créqui : « Dans la diversité des créances qui partage le christianisme, la vraie catholicité me tient, à elle seule, autant par mon élection, si j’avois encore à choisir, que par habitude, et par les impressions que j’en ai reçues. Mais, cet attachement à ma créance ne m’anime point contre celle des autres, et je n’eus jamais ce zèle indiscret qui nous fait haïr les personnes, parce qu’elles ne conviennent pas de sentiment avec nous. L’amour-propre forme ce faux zèle, et une séduction secrète nous fait voir de la charité pour le prochain, où il n’y a rien qu’un excès de complaisance pour notre opinion.... La feinte, l’hypocrisie dans la religion, sont les seules choses qui doivent être odieuses ; car, qui croit de bonne foi, quand il croiroit mal, se rend digne d’être plaint, au lieu de mériter qu’on le persécute. L’aveuglement du corps attire la compassion. Que peut avoir celui de l’esprit, pour exciter la haine ? Dans la plus grande tyrannie des anciens, on laissoit à l’entendement une pleine liberté de ses lumières ; et il y a des nations, aujourd’hui, parmi les chrétiens, où l’on impose la loi de se persuader ce qu’on ne peut croire. Selon mon sentiment, chacun doit être libre dans sa créance, pourvu qu’elle n’aille pas à exciter des factions qui puissent troubler la tranquillité publique. Les temples sont du droit des souverains : ils s’ouvrent et se ferment, comme il leur plaît ; mais notre cœur en est un secret, où il nous est permis d’adorer leur maître, comme nous l’entendons. »

Quant à l’union du scepticisme avec l’épicuréisme, on l’entrevoit déjà dans Montaigne. Elle se manifeste ouvertement dans Gassendi, qui en est comme le consécrateur. Je m’autorise, à cet égard, d’un témoignage irrécusable, celui de Bayle, qui attribue à l’apologiste de la morale d’Épicure, à Gassendi, l’honneur d’avoir mis le scepticisme à la portée de tout le monde, et d’avoir fait connoître à ses contemporains des sources de doctrine pyrrhonienne, auparavant inconnues. De son côté, le sceptique La Mothe le Vayer ne se borne pas à la profession du pyrrhonisme, il invoque en même temps Épicure, et s’en rapporte au livre célèbre de Gassendi. Un autre sceptique, Naudé, l’ami, le défenseur du cardinal Mazarin, appelle Gassendi l’unique oracle de la philosophie de son siècle. Toute la jeunesse de ce temps s’étoit éprise d’Épicure ; Molière traduisoit Lucrèce en vers françois, pendant que son ami Hesnault, dont il nous est resté quelques beaux vers, se donnoit la même tâche. Une société nombreuse de beaux esprits, dans la robe et dans l’épée, partagea cet engouement pour Épicure et Gassendi, devenus les auxiliaires du scepticisme. Toute la clientèle littéraire de Fouquet fut de ce bord, et la moitié des salons du Marais. Enfin, Saint-Évremond nous apprend lui-même comment il a été confirmé par Gassendi, dans le doute systématique. « Je savois, dit-il, par le consentement universel des nations que Platon, Aristote, Zenon, Épicure avoient été les lumières de leur siècle ; cependant on ne voyoit rien de si contraire que leurs opinions. Trois mille ans après, je les trouvois également disputées ; des partisans de tous les côtés, de certitude et de sûreté nulle part. Au milieu de ces méditations, qui me désabusoient insensiblement, j’eus la curiosité de voir Gassendi (1639), le plus éclairé des philosophes, et le moins présomptueux. Après de longs entretiens, où il me fit voir tout ce que peut inspirer la raison, il se plaignit que la nature eût donné tant d’étendue à la curiosité, et des bornes si étroites à la connoissance ; qu’il ne le disoit point pour mortifier la présomption des autres, ou par une fausse humilité de soi-même, qui sent tout à fait l’hypocrisie ; que peut-être il n’ignoroit pas ce que l’on pouvoit penser sur beaucoup de choses ; mais de bien connoître les moindres, qu’il n’osoit s’en assurer. Alors, une science qui m’étoit déjà suspecte, me parut trop vaine pour m’y assujettir plus longtemps : je rompis tout commerce avec elle, etc., etc. »

Un autre personnage, aujourd’hui oublié, joua un rôle actif dans la propagation de la doctrine d’Épicure : ce fut Habert de Montmor, d’une famille de robe puissante, riche, et très-lettrée, conseiller au parlement de Paris, et mort doyen des maîtres des requêtes, en 1679. Il jouissoit d’une fortune qui ajoutait à sa considération, par l’usage généreux qu’il en faisoit. Ses relations étaient très-étendues dans tous les rangs de la société : les Sévigné lui étaient fort attachés. On ne s’explique pas comment le nom d’un homme de cette importance a été omis dans nos biographies les plus accréditées. Une assemblée de gens de lettres se réunissoit chez lui une fois par semaine ; il étoit leur Mécène, et leur réunion formoit une sorte d’académie, à l’instar des autres de ce temps. Elle étoit un foyer de philosophie épicurienne. Gassendi accepta l’hospitalité d’Habert de Montrnor, y vécut plusieurs années, et y mourut. Ce philosophe n’eut pas dans la société parisienne, d’apologiste plus influent, ni plus zélé que Montmor, par les soins duquel les œuvres de Gassendi furent réunies et imprimées à Lyon, en même temps qu’un monument fut élevé à sa mémoire. Montmor composa un nouveau De rerum natura, demeuré inédit, mais dont les contemporains ont parlé avec beaucoup d’éloges : Huet eut, avec lui, d’intimes relations. Comme Montmor, Guy Patin vénère Gassendi. « Il méritoit, dit-il, de vivre encore cent ans. » Gassendi fut, en effet, pendant un quart de siècle un des maîtres de l’opinion, à Paris. La reine Christine lui écrivoit souvent ; il fallut longtemps à Descartes pour prendre, dans les esprits, la supériorité sur Gassendi.

Voilà comment une philosophie demi-païenne se fit jour, s’établit, et entraîna une partie de la société polie du dix-septième siècle. De la spéculation épicurienne où étoit resté Gassendi, le siècle se plongea dans l’épicuréisme pratique. Le sensualisme, la vie aisée, le plaisir, furent l’objet d’un entraînement que ne purent arrêter d’admirables exemples d’austère vertu, ni l’autorité d’hommes et de femmes illustres par leur génie, par leur piété, leur régularité, leur foi vive et sincère. L’Église elle-même, la grande Église de France, ne résista point à cette influence pernicieuse. Je m’abstiendrai de rappeler des scandales qu’il faudrait effacer du livre de l’histoire : le Coadjuteur !…, l’orgie de Roissy, qui n’empêcha point un de ses acteurs de devenir cardinal !…, la mort de Lavardin, évêque du Mans !… etc., etc. Et Tallemant, ne nous dévoile-t-il pas vingt aventures qui valent celles de Mme de Saint-Sulpice, de Mme de Gacé, de Mme Molé, au dix-huitième siècle !…

Après le scandale de Roissy5, foiblement puni par le cardinal Mazarin, qui ne voulut faire exemple que de son neveu, une des hardiesses qui fit le plus de bruit, à cette époque, fut la mascarade du carnaval de 1658, où l’on vit le jeune roi, alors non marié, suivi de Mademoiselle, de Monsieur, et des filles d’honneur de la reine mère, courir en masque tous les bals de Paris, suivis, mais à quelque distance, par une petite troupe de capucins et de capucines, qui n’étoient autres que les plus grands seigneurs et les plus belles dames de l’époque : le comte et la comtesse d’Olonne, en tête. La ravissante comtesse, alors au début de ses galanteries, émut beaucoup, dit-on, M. de Turenne, chez le maréchal d’Albret, par les beautés qu’elle laissoit voir, sous le capuce. Le lendemain, tous les prédicateurs de Paris tonnèrent dans les églises, et il fallut leur donner une légère satisfaction.

On ne remarqua plus rien de pareil, il faut le dire, quand le gouvernement personnel de LouisXIV fut bien établi ; mais Saint-Simon, témoin irrécusable, cette fois, ne soulève-t-il pas le voile qui cache encore, aux yeux du gros du monde, l’état véritable des esprits, au dix-septième siècle, lorsqu’il nous représente ce président de Maisons, l’un des hommes les plus considérables du parlement, vivant, « au milieu des richesses, d’amis distingués en tout genre, touchant de la main à la plus haute fortune de son état, » étroitement lié avec Saint-Simon lui-même, et professant l’athéisme. « Il est commun, dit Saint-Simon, de trouver des esprits forts qui se piquent de n’avoir point de religion…, mais il est rare d’en trouver qui osent s’en parer. Pour le prodige que je vais exposer, je doute qu’il y en ait jamais eu d’exemple, en même temps que je n’en puis douter,… ayant vécu avec le fils de Maisons dans la plus grande familiarité, et dans l’amitié la plus intime. Son père étoit sans aucune religion. Veuf, sans enfants, fort jeune, il épousa la sœur aînée de la maréchale de Villars, qui se trouva n’avoir pas plus de religion que lui. Ils eurent ce fils unique, pour lequel ils mirent tous leurs soins à chercher un homme d’esprit et de mise, qui joignît la connoissance du monde à une belle littérature… ; mais, ce dont le père et la mère firent également leur capital, un précepteur qui n’eût aucune religion, et qui, par principes, élevât avec soin leur fils à n’en point avoir… Ils rencontrèrent ce phénix accompli. »

Ce n’est point un homme isolé que peint ici Saint-Simon, quoi qu’il en dise, c’est un coin de la société du dix-septième siècle. Là s’entretient, se conserve l’esprit païen ; et de ce coin partira bientôt l’explosion du dix-huitième siècle. Le scepticisme étoit dans tous les esprits, à une certaine époque. Qu’importe que les jésuites aient élevé la génération qui est entrée dans le monde avec Louis XIII ? Saint-Évremond, Saint-Ibal6, Chapelle et Desbarreaux, avoient été nourris au collège de Clermont ; Théophile au collège de la Flèche, tenu aussi par les jésuites. Ce fou de Cyrano de Bergerac avoit été instruit par un prêtre, lequel probablement ne lui avoit pas inspiré ces deux vers, qui étoient dans la bouche de tous les beaux seigneurs de la Fronde :

Une heure après la mort notre âme évanouie
Sera ce qu’elle étoit, une heure avant la vie.

Les élèves des jésuites n’en sont pas moins devenus, avec le siècle, épicuriens ou sceptiques. C’est que le monde auquel les jésuites ont rendu leurs élèves vivoit de ces doctrines, et que les doctrines du monde ont retourné l’esprit des élèves. La scène originale du Pauvre, dans le festin de Pierre de Molière, n’est-elle pas du pur dix-huitième siècle ? La fable des Deux rats, le renard et l’œuf, ne sent-elle pas le conte philosophique de Voltaire ? Elle ne reproduit, cependant, que les idées courantes de la société choisie de Mme Hervart, ou de Mme de la Sablière. La mort si peu chrétienne de la maréchale de Guébriant est de 16S9. Le comte de Grammont a failli finir de même, en 1695. Le spirituel de Matha, l’ami du comte de Grammont, voulut mourir sans confession ; et Maurice de Nassau7 !… La vie de l’abbé de Choisy, avant sa conversion, valoit-elle mieux que celle de l’abbé d’Entragues, sous la régence ? Et le cardinal le Camus, l’officiant de Roissy, étoit-il moins scandaleux que le cardinal de Tencin ? La conversation du maréchal d’Hocquincourt n’est-elle pas plus piquante que le père Nicodème de Voltaire ?

Au milieu du dix-septième siècle, les prêtres alloient encore aux représentations théâtrales, qui n’étoient pas plus pudiques qu’aujourd’hui. Cette tenue digne, grave et sévère qui distingue le clergé de France, entre tous les autres clergés de l’Europe, n’étoit point encore solidement pratiquée. On sait le mot de Jean de Werth, qui ayant vu l’abbé de Saint-Cyran à Vincennes, et le cardinal de Richelieu à un ballet, dit que ce qui le surprenoit le plus, en France, c’étoit de voir les Saints en prison, et les Évêques à la comédie. Veut-on connoître ce qu’on pensoit, en certain monde, des manifestations religieuses, par lesquelles on flattoit le populaire, qui s’y montroit fort adonné, on n’a qu’à lire une description de la procession de Sainte-Geneviève, que Loret nous a laissée, dans sa gazette du 16 juin 1652.

La question de l’immortalité de l’âme préoccupoit cependant les esprits. Mais jusqu’au moment où furent publiées les Méditations de Descartes (1641), la confiance de l’immortalité avoit été reléguée dans le domaine de la religion, par les sceptiques et les épicuriens, qui sembloient se tenir pour assurés d’avoir facilement raison de la démonstration religieuse, quand la thèse philosophique en seroit dégagée. Aussi unirent-ils leurs efforts contre Descartes, lorsque le cogito vint les troubler. Le dogme de l’autre vie étoit donc effacé des croyances d’une partie de la société polie. Saint-Évremond parle quelquefois de la mort, et toujours, il faut le dire, avec une sérénité non affectée, mais toujours aussi avec peu d’espoir de la survie de l’âme. Un désolant Rien, voilà le refrain constant de ses réflexions : je citerai seulement ses vers sur la mort de son ami le maréchal de Créqui. Spinosa disoit que : « la chose du monde à laquelle un homme libre doit penser le moins, c’est la mort. La sagesse n’est point une méditation de la mort, mais de la vie. » Saint-Évremond développe ce thème avec un esprit gracieux, quoique triste, en plusieurs endroits. Il avoit vu Spinosa en Hollande et beaucoup causé avec lui. Dans une pièce de poésie, un peu légère à la vérité, c’est par pure galanterie qu’il s’éloigne du spinosisme. On voit, en lisant la correspondance de Bussy-Rabutin, combien cette doctrine du désespoir agitoit la société françoise, au milieu du dix-septième siècle, et dans Bossuet, combien elle lui sembloit menaçante pour l’avenir. Qui ne connoît cette charmante défense de l’espérance écrite par la palatine Anne de Gonzague ? Elle étoit donc attaquée, l’espérance d’une autre vie, puisqu’une si grande dame et d’un si haut esprit en prenoit la défense ! C’est contre un ami particulier de Saint-Évremond, contre Bourdelot, qu’elle étoit dirigée. « Que vous a-t-elle fait, cette espérance chrétienne, pour la bannir ainsi de la société humaine et du commerce des honnêtes gens ? »

Il y avoit toutefois, dans l’épicuréisme de Saint-Evremond, une teinte de spiritualisme, ou de déisme chrétien, dont Bernier, Scarron, Chapelle, Sarrazin, et surtout Desbarreaux, s’étoient complètement affranchis. Saint-Évremond admire et professe la morale affectueuse du christianisme, qu’il habille, il est vrai, selon son goût, mais avec un sentiment sincère. « Quand les hommes, » dit-il, en prêtant le propos à son ami, le général hollandois Würtz, le célèbre Würtz du passage du Rhin, « quand les hommes auront retiré du christianisme ce qu’ils y ont mis, il n’y aura plus qu’une même religion pour tous les hommes, aussi simple dans sa doctrine que pure dans sa morale. » Il y avoit plusieurs bandes d’esprits forts. La plus déterminée étoit, à coup sûr, celle des grands seigneurs, dont il est parlé dans la conversation du maréchal d’Hocquincourt ; celle des parlementaires étoit plus réservée et plus politique ; celle des philosophes, plus spéculative et plus tendre ; celle des gens de lettres comme Saint-Pavin, Saint-Amant, et autres, plus bruyante et plus fanfaronne ; enfin celle des hommes pratiques, traduisoit l’épicuréisme en un sensualisme plus ou moins délicat, et de toutes nuances. Nous avons vu la variété du sensualisme gourmand, dans un chapitre qui précède. Bernier se faisoit des jouissances, une sorte d’obligation religieuse. « M. Bernier, dit Saint-Évremond, me dit un jour : ‹ Je vais vous faire une confidence que je ne ferois pas à Mme de la Sablière, à Mlle de Lenclos même, que je tiens d’un ordre supérieur. Je vous dirai donc que l’abstinence des plaisirs me parait un grand péché. › Je fus surpris de la nouveauté du système ; il ne laissa pas que de faire quelque impression sur moi. » On devine la série de déductions par où les épicuriens arrivoient là. Saint-Évremond, qui cumuloit ces diverses délicatesses, dit ailleurs : « Si je suis obligé de regretter quelque chose, mes regrets seront plutôt des sentiments de tendresse, que de douleur. Si pour éviter le mal, il faut le prévoir, ma prévoyance ne va pas jusqu’à la crainte. Je veux que la réflexion de me voir libre et maître de moi, me donne la volupté spirituelle du bon Épicure : j’entends cette agréable indolence, qui n’est pas un état sans douleur et sans plaisir ; mais le sentiment délicat d’une joie pure, qui vient du repos de la conscience et de la tranquillité de l’esprit. »

Une telle division entre des adeptes de même école ne doit pas nous étonner. Dès la plus haute antiquité, les disciples d’Épicure s’étoient partagés sur le sens et la portée de la maxime du maître, que la sagesse n’étoit que l’art de la vie, et que bien vivre, c’étoit vivre selon la nature : les uns tournant, selon leur inclination, à la volupté sensuelle, les autres à la volupté supérieure de l’esprit. De là vient que, selon ces aspects divers, Épicure est resté pour les uns un apôtre de débauche, et pour les autres un apôtre de vertu. Parmi les Pères de l’Église eux-mêmes, saint Augustin parle d’Épicure comme d’un voluptueux abandonné à la sensualité ; saint Jérôme, au contraire, le propose en exemple aux chrétiens, pour les détourner de la dissolution. Saint-Évremond entend Épicure d’une façon moyenne, mais qui se rapproche de celle de saint Jérôme. « La nature, dit-il, porte tous les hommes à rechercher leurs plaisirs ; mais ils les recherchent différemment, selon la différence des humeurs et des génies. Les sensuels s’abandonnent grossièrement à leurs appétits, ne se refusent rien de ce que les animaux demandent à la nature. Les voluptueux reçoivent une impression sur les sens, qui va jusqu’à l’âme. Je ne parle pas de cette âme purement intelligente, d’où viennent les lumières les plus exquises de la raison : je parle d’une âme plus mêlée avec le corps, qui entre dans toutes les choses sensibles, qui connoit et goûte les voluptés. L’esprit a plus de part au goût des délicats qu’à celui des autres ; sans les délicats, la galanterie seroit inconnue, la musique rude, les repas malpropres et grossiers. C’est à eux que l’on doit l’erudito luxu de Pétrone, et tout ce que le raffinement de notre siècle a trouvé de plus poli et de plus curieux dans les plaisirs. »

L’influence du scepticisme épicurien au dix-septième siècle ne sauroit donc être méconnue ; et, chose singulière ! comme les épicuriens affichoient peu la prétention de prendre part aux affaires de ce monde, dont ne s’inquiétoit pas leur philosophie, on les tourmenta moins, eux qui nioient tout en religion, que de simples dissidents, au demeurant très-bons chrétiens, tels que les jansénistes, qui s’ingéroient, avec une agitation importune, dans le ménage de ce monde. Les jansénistes parurent bien autrement dangereux à Richelieu que les épicuriens. On n’exigeoit de ceux-ci que le respect extérieur : ils promirent de le garder, surtout après les exemples de sévérité dont j’ai parlé. Mais cette philosophie, qui sembloit être partie du bon sens pratique, aboutit bientôt à la folie. Elle attaqua toute certitude ; elle ébranla les fondements de la société civilisée ; et, à un jour venu, on n’eut plus, pour tout renverser, qu’à refuser le respect, qui étoit la seule chose qui restât.

Soyons justes toutefois envers Saint-Évremond. On ne sauroit lui imputer l’abus qu’on a fait de ses principes ; il écrivoit pour un public d’élite, où les avantages de l’éducation pouvoient balancer le danger des maximes ; et d’ailleurs il n’est aucune doctrine humaine qu’on puisse maintenir toujours dans ses justes limites. Sa pratique est sensée, douce et facile ; bien qu’il ait le tort de l’isoler de l’élévation morale : « Pécher, écrit-il à Ninon, c’est ne savoir pas vivre, et choquer la bienséance, autant que la religion. » Il se gouverne avec calme, éloigné des chimères et de toute exagération, sensible à tous les plaisirs, et ne s’en refusant aucun, mais sage ménager des ressorts d’une existence trop courte ; révérant Dieu dans toutes ses œuvres par une sorte d’honnêteté philosophique, et s’appliquant à vivre avec une délicatesse recherchée, selon les inspirations épurées de la nature ; croyant au droit, cependant : l’observant en toute chose, et « satisfait, disoit-il, après avoir vécu dans la contrainte des cours, d’achever sa vie dans un pays de liberté, où les lois mettoient à couvert des volontés des hommes, et où, pour être sûr de tout, il suffisoit d’être sûr de soi-même. » Il ne fait point de prosélytes à la religion, mais il la respecte, même dans un écrit assez agressif, son Prophète Irlandois. Il ne vit pas de polémique, comme Pierre Bayle ; mais, pratiquant la liberté de penser, s’il combattit peu pour elle, il en donna toujours l’exemple, et nul exemple ne fut plus influent sur la société du dix-septième siècle, soit en France, soit en Angleterre. La morale chrétienne n’a même pas, à l’occasion, d’apologiste plus persuasif. En respectant la religion, il croyoit se respecter lui-même, et si ce sentiment n’étoit pas celui de la piété, il lui sembloit, du moins, être celui d’un honnête homme.

On n’apprécie pas assez, peut-être, même après les belles pages écrites par M. Cousin8, l’étendue des services qu’a rendus Descartes, en présence du scepticisme épicurien qui, profitant de la chute de la scolastique, avoit, en quelque sorte, pris possession de la société françoise. Si la religion étoit jadis un instrument de fanatisme, entre les mains de Philippe II, elle étoit depuis longtemps, en France, un instrument de politique, et ce spectacle pernicieux produisoit de funestes résultats. La raison philosophique étoit en état de révolte contenue, mais déclarée, surtout en ce qui touche le dogme fondamental de l’âme et de sa destinée. Le spiritualisme battu en brèche résistoit foiblement aux attaques des sceptiques. Le jansénisme seul lui venoit en aide ; mais Richelieu, craignant de donner trop d’influence au jansénisme, dont il redoutait l’ambition, appuya les sceptiques, en secret. Ceux-ci triomphoient donc, et une sorte de faveur publique se manifestoit pour eux. Le P. Garasse déconsidéroit les jésuites, et décréditoit leur polémique. Le désordre avoit pénétré de l’intelligence dans les mœurs, et la psychologie étoit en complète déroute, dans les salons, où tout respiroit le scepticisme. Sans doute, le scepticisme n’étoit point descendu dans les classes inférieures de la société. Là, régnoit encore, non-seulement le respect, mais la foi, souvent la superstition. Un clergé riche, instruit et influent ; des corporations actives et puissantes, entretenoient l’esprit du peuple dans ces dispositions. Mais dans les classes élevées il en étoit différemment, en général. Le catholicisme y conservoit à coup sûr, des croyants sincères. Pour le plus grand nombre, la religion n’étoit qu’une affaire de calcul, ou de conduite, et Corneille n’avoit pris autre part que dans les maximes courantes, les deux vers de Polyeucte, dont j’ai parlé.

Tel étoit l’état des choses, lorsque Descartes prit sa place dans le monde. Le Discours de la méthode est de 1638. Les Méditations sont de 1641. Mais Descartes n’est devenu à la mode que trente ans plus tard. La révolution ne fut donc pas immédiate, il s’en faut ; elle fut lente au contraire, quoique décisive. Elle eut pour acteurs principaux les pieux solitaires de Port-Royal, moins Pascal, que Descartes ne put ramener à la certitude philosophique. Si Pascal n’avoit cru à la révélation, il eût été Montaigne, et bien plus déclaré. Le grand Arnaud proclama donc Descartes comme l’envoyé de la Providence, pour la conversion des esprits à la croyance de l’âme et de Dieu ; et le sensualisme demeura comme étourdi du coup que lui porta le cogito. La méthode cartésienne remit en place et la morale, et la religion, et la philosophie. On sait le parti qu’en tira Bossuet. Renouant l’alliance rompue de la raison et de la foi, le cartésianisme domina dans la seconde moitié du dix-septième siècle, comme le scepticisme épicurien a dominé dans la première moitié. Montaigne devint même l’objet d’une désaffection véritable. Je n’ai vu que deux éditions parisiennes des Essais, de 1659 à 1714. J’en ai compté huit, de 1602 à 1652, époque de la rentrée de Mazarin à Paris. Le que sais-je étoit né de l’aversion de Montaigne pour ce qu’il appelle les affirmatifs de son temps. Le cartésianisme reprit la voie de l’affirmation qui avoit tant choqué les sceptiques. Rien, en effet, n’est plus absolu que le cartésianisme, dans ses conclusions. Il n’y a, dans ce qu’il induit et déduit, aucune place pour l’incertitude. Bossuet ne doute de rien. La conviction de Descartes est également inflexible. La propension des esprits revint donc au dogmatisme, après en avoir été si éloignée, pendant cinquante ans ; et la religion, sous la plume de Bossuet, y gagna un langage d’autant plus ferme qu’il s’appuyoit sur la raison philosophique. Mais à son tour, le dogmatisme abusa de sa victoire, et ce fut son écueil. Il conseilla, il applaudit la révocation de l’édit de Nantes, il prépara le règne de l’hypocrisie, sous Mme de Maintenon, et il provoqua la réaction violente du dix-huitième siècle.

Saint-Évremond se roidit contre cette direction nouvelle des idées, mais il prescrivit la prudence et la mesure. L’épicuréisme renonça, par ses conseils, à soutenir thèse dans les écoles, où tout l’honneur delà discussion alloit aux cartésiens ; sage et discret, il prit refuge dans la pratique individuelle, et dans certains salons où se donnoit rendez-vous tout ce qui restoit d’esprits libres et brillants d’une autre époque. Saint-Évremond en demeura, du fond de son exil, le défenseur le plus accrédité, le représentant le plus autorisé. Il lui prêta l’appui d’un talent en possession de la faveur publique, et d’une considération personnelle devant laquelle tout le monde s’inclinoit, en deçà comme au delà du détroit.

Toutefois il n’oublia jamais les coups que Descartes avoit portés à sa philosophie chérie. « Je voudrois, disoit-il, au maréchal de Créqui, n’avoir jamais lu les Méditations de M. Descartes. L’estime où est parmi nous cet excellent homme m’auroit laissé quelque créance de la démonstration qu’il nous promet ; mais il m’a paru plus de vanité, dans l’assurance qu’il en donne, que de solidité, dans les preuves qu’il en apporte ; et, quelque envie que j’aie d’être convaincu de ses raisons, tout ce que je puis faire, en sa faveur et en la mienne, c’est de demeurer dans l’incertitude où j’étois auparavant. » En un autre endroit, Saint-Évremond s’écrie : « Qu’a fait Descartes, par la démonstration prétendue d’une substance purement spirituelle, d’une substance qui doit penser éternellement ? Qu’a-t-il fait, par des spéculations si épurées ? Il a fait croire que la religion ne le persuadoit pas, sans pouvoir persuader ni lui, ni les autres, par ses raisons. »

Malgré sa modération, Saint-Évremond s’irrite contre Descartes, d’autant plus vivement que Descartes n’est pas un homme d’Église, mais un gentilhomme comme lui, élevé aussi par les jésuites, également insurgé contre eux et la scolastique, et fondateur d’une philosophie toute laïque, qui n’étoit ni moliniste ni janséniste, mais humaine, en quelque façon. Le point de raison du maréchal d’Hocquincourt étoit le mot d’ordre des théologiens, en 1650 ; et l’on voit par les écrits du temps que ce mot étoit la formule favorite des jésuites. Descartes proclamoit au contraire la souveraineté de la raison, et s’il s’inclinoit devant le catholicisme, c’étoit en tant que vérité, et non en tant qu’autorité. Descartes rétablissoit donc la raison dans le domaine philosophique, en même temps que Louis XIV rétablissoit l’ordre dans le domaine politique. Cet équilibre salutaire a duré pendant un quart de siècle. C’est Mme de Maintenon et les jésuites qui ont tout gâté. La bienséance de bon goût qui jusqu’alors avoit été la loi de la bonne compagnie, s’est changée en une hypocrisie haïssable ; et dès ce moment s’est apprêtée une reprise de faveur du scepticisme. Dès 1688, la princesse Palatine écrivoit : « La cour devient maintenant si ennuyeuse avec ses continuelles hypocrisies, qu’on n’y peut plus tenir. » Et dix ans plus tard : « On ne voit presque plus maintenant un seul jeune homme qui ne veuille être athée ; mais ce qu’il y a de plus drôle, c’est que le même individu qui fait l’athée, à Paris, joue le dévot, à la cour. »

La société polie s’étoit, en effet, partagée comme en deux courants d’opinions et d’habitudes : celui de Versailles, où dominoit l’esprit de Mme de Maintenon ; et celui de Paris, ou de la ville indépendante, où couvoit en silence l’esprit sceptique épicurien, plus ou moins modéré, abrité de l’appui des salons du parlement, de la finance et de la haute noblesse. La philosophie de Saint-Évremond avoit des forteresses respectées dans le salon si bien peuplé de la rue des Tournelles, où Ninon conservoit sa mémoire avec le culte de l’amitié, et dans les réunions moins discrètes du Temple et d’Anet, où la régence, et pire encore, étoit toute en germe, chez les Vendôme. Il ne manquoit aux scandales que la publicité qui n’avoit point alors l’éclat emporté de notre temps. Les bienséances régnoient encore en la plupart des compagnies, et Fontanelle en est un type remarquable. Mais si Bossuet avoit assuré, par son génie et la grandeur de son caractère, le triomphe du catholicisme gallican, si Louis XIV avoit commandé toujours le respect, pour sa personne royale et son autorité ; avec Louis XIV et Bossuet, tout disparut : l’esprit de Paris l’emporta sur celui de Versailles, et le scepticisme un moment refoulé, reprit un essor impétueux, irrésistible ; ce fut le souffle du dix-huitième siècle, émané de celui de Saint-Évremond, avec la sérénité de moins.

Terminons par ce portrait charmant que Saint-Évremond nous a laissé de lui-même, et qui nous donne une idée si juste de sa philosophie :

« C’est un philosophe également éloigné du superstitieux et de l’impie ; un voluptueux qui n’a pas moins d’aversion pour la débauche, que d’inclination pour les plaisirs ; un homme qui n’a jamais senti la nécessité, qui n’a jamais connu l’abondance. Il vit dans une condition méprisée de ceux qui ont tout, enviée de ceux qui n’ont rien, goûtée de ceux qui font consister leur bonheur dans leur raison.... En l’amitié, plus constant qu’un philosophe ; à l’égard de la religion,

De justice et de charité,
Beaucoup plus que de pénitence,
Il compose sa piété.
Mettant en Dieu sa confiance,
Espérant tout de sa bonté,
Dans le sein de la Providence
Il trouve son repos et sa félicité. »

Si l’on songe que Saint-Évremond a prêché ces maximes, peu sévères sans doute, mais à coup sûr délicates et affectueuses, à une noblesse qui dépouilloit à peine les allures violentes des guerres civiles et de religion ; qui, malgré les éminentes qualités d’esprit et de cœur, qui en ont fait la plus généreuse et la plus aimable noblesse du monde, avoit encore les penchants et les goûts d’un âge barbare et grossier ; qui s’enivroit d’habitude, qui aimoit l’orgie, qui avoit la fureur des duels, qui enlevoit des femmes à main armée, en plein jour, au bois de Boulogne ; qui friponnoit au jeu, qui adoroit la vie du chevalier brigand (Raubritter) de l’Allemagne, dont nos rois n’ont pu la tirer qu’en l’appelant à Paris ou à Versailles, où elle trouva une corruption moins estimable peut-être : on pensera que le succès de la philosophie de Saint-Évremond a été un progrès, et que l’aimable philosophe a puissamment contribué à l’adoucissement des mœurs, dans la classe élevée, seule capable alors de la comprendre. Il a civilisé par un sensualisme de bon goût.


NOTES

1. Voy. les Pensées de Pascal, de l’édit. de M. Havet.

2. Voy. l’édit. de Guy Patin, de M. Reveillé-Parisse, tom. I, pag. 297.

3. Mémoires de Mademoiselle, tom. III, pag. 70, édit. Chéruel.

4. Voy. les Recherches sur les vertus de l’eau de goudron, par Georges Berkeley, trad. de l’anglais en françois. Amsterdam, 1745, in-12.

5. Voy. Bussy-Rabutin, Hist. am. des Gaules, édition de M. Boiteau, tom. I, pag. 277 et suiv., 280 et suiv.

6. Voy. pag. 267 de la Muse historique de Loret, édit. de M. Ravenel. Voy. aussi inf. p. 38.

7. Voy. Tallemant, édit. de M. P. Paris, tom. I, p. 493 ; et infra, t. III, p. 42.

8. Voy. ses Études sur Pascal, et ses Fragments de philosophie cartésienne.