Histoire de la ville d’Agde depuis sa fondation/Appendice

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impr. de I. Tournel aîné (p. 330-340).

Appendice

Rade de Brescou


Peu satisfaites de la brièveté avec laquelle j'ai parlé de la rade de Brescou dans mon article sur ce fort, plusieurs personnes qui, quoique étrangères à la ville d'Agde s'intéressent à sa prospérité et à celle des villes voisines, m'ont engagé à traiter ce sujet avec plus d'étendue. Elles trouveront dans cet appendice, la preuve de ma condescendance pour leurs désirs.

Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a reconnu que les intérêts de l'humanité et du commerce sollicitaient concurremment l'établissement d'une rade sur un point du golfe du Lion, dans laquelle pussent se réfugier les navires surpris par les tempêtes fréquentes que la violence des vents de Sud-Est et de Sud-Ouest élève sur les côtes de Provence et de Languedoc. Depuis plusieurs siècles, tous les gouvernements qui se sont succédé en France en ont senti la nécessité, et l'espace de mer qui sépare Brescou de la plage a toujours paru l'emplacement convenable pour cette rade.

La construction en fut tentée sous le ministère du Cardinal de Richelieu ; mais, comme si la mort de ce grand homme eût ôté à son entreprise toute son utilité, on ne la poursuivit plus sous ses successeurs, et l'abandon de l'ouvrage en amena presque l'entière destruction. De quoi s'agirait-il aujourd'hui ? de reprendre les projets d'un Ministre qui n'en forma que de propres à éterniser sa mémoire. Combien un établissement qui a pu arrêter la pensée, éveiller la sollicitude, mériter la présence d'un des plus grands hommes de la France, ne se recommande-t-il pas, par cela seul, au Gouvernement restaurateur sous lequel ce royaume a été replacé depuis quelques années ! Quoi de plus digne du règne de Louis-le-Désiré, que l'exécution de ce qui a été conçu sous le règne de Louis-le-Juste !

Brescou, au centre du golfe du Lion, à 3500 mètres environ d'Agde et à une triple distance de Sète, invite par son avantageuse situation et par ses heureuses propriétés, à l'établissement d'une rade qui y serve de lieu d'asile et de salut aux navires qui fréquentent ces deux ports, où l'on n'aborde point sans danger par un gros temps. Celui de Sète surtout, où l'étendue de son commerce en vins et en eau-de-vie amène un plus grand nombre de gros bâtimens qui s'y rendent du Nord de la France et de l'Europe, n'aurait plus la douleur d'en voir périr au terme même de leur voyage. Cette dernière ville participerait d'autant plus aux avantages de cet établissement, que la certitude de trouver une bonne relâche aux environs de son port, lorsqu'il y a trop de risques à y entrer pendant la violence d'une tempête, ne pourrait que contribuer à le faire fréquenter davantage par les navigateurs français et étrangers.

L'État aussi aurait dans cette rade un refuge assuré, non-seulement pour ses petits armemens durant le cours des guerres maritimes, mais même pour ses vaisseaux de haut-bord dans un cas de nécessité. Trois batteries, celle du fort Brescou, du Cap d'Agde et de Rochelongue, susceptibles d'être armées de beaucoup plus de pièces d'artillerie qu'il n'y en a dans ce moment, protègent le mouillage propre à cet établissement, et leurs feux qui se croisent semblent disposés tout exprès pour en défendre l'abord à une flotte ennemie. S'il eût subsisté en novembre 1809, lorsque le Gouvernement français voulant ravitailler Barcelonne par mer, fit partir de Toulon un convoi escorté par une division qu'une escadre anglaise dispersa et poursuivit jusque sur les côtes du département de l'Hérault, les vaisseaux de ligne le Robuste et le Lion auraient peut-être été conservés à la France par la retraite qu'il leur aurait offerte ; tandis que n'ayant pu entrer dans le port de Sète, moins encore dans celui d'Agde, il fallu les échouer tout près du premier et les faire sauter en l'air pour qu'ils ne devinsent pas la proie des Anglais. De pareilles pertes forment la démonstration la plus sensible et la plus complète de la nécessité d'une rade à Brescou.

Mais, ne nous en rapportons pas sur les avantages qui doivent en résulter, au sentiment particulier des villes de Sète, d'Agde, ou de toute autre de nos contrées dont l'intérêt peut en solliciter ou en repousser la construction. Prenons nos motifs dans des vues plus générales et plus honorables. Écoutons les vœux de l'humanité qui nous presse d'ouvrir un asile de salut là, où la tempête a creusé un tombeau à tant de navigateurs. Consultons le bien général du commerce qui demande à nos côtes une protection plus efficace contre la perfidie de l'élément dépositaire trop souvent infidèle de la fortune du spéculateur. Qui osera contester que plus on multipliera les lieux de refuge contre l'impétuosité des vents et le courroux des flots, moins les naufrages seront fréquens ? Auprès, au milieu de deux ports même d'un abord facile, un abri de plus contre la tourmente ne serait-il pas une probabilité de moins de la perte de ceux qu'elle surprend en pleine mer ? Peut-il y avoir trop de moyens de sauver aux hommes et la vie et leurs propriétés ?

Si l'utilité d'une rade à Brescou n'eût pas été de toute évidence et sa construction de toute facilité, comment tant d'hommes de génie se seraient-ils trouvés à cet égard, et dans des temps différens, d'une opinion unanime ? Après Richelieu, Vauban en conçut le projet ; Basville en demanda l'exécution ; Groignard et d'autres ingénieurs montrèrent par quels ouvrages on pouvait en obtenir la stabilité ; plus récemment, le général Marescot en a reconnu l'importance, et le général Andréossy en a indiqué le lieu et les avantages dans son Histoire du canal du Midi. Sont-ce là des témoignages suspects de quelques vues particulières, ou de quelque sentiment de prédilection pour la ville d'Agde ou pour les villes voisines. Et n'est-il pas évident qu'il est produit par un désir commun et par la connaissance de l'heureuse situation des lieux ?

« Le fort Brescou, flanqué de quatre petits bastions, dit M. de Lalande dans son ouvrage sur les canaux de navigation, est situé dans la mer à 700 toises de la terre ferme, entre les ports d'Agde et de Sète, distant d'une lieue du premier et de trois lieues de celui de Sète. On y trouve un bassin qui, en exceptant les 100 toises les plus proches de la terre, a dans son circuit de 15 à 20 pieds d'eau, et dans beaucoup d'endroits plus de 25, fond qui n'a jamais manqué. On le trouve partout garni d'une plante à longue feuille, appelée algue, ce qui le rend très-propre à l'ancrage, et prouve que les courans de la mer venant de l'Est n'y font aucun dépôt. Cette dernière observation établit démonstrativement qu'on n'aura pas besoin pour cette rade une fois construite, de l'entretien inévitable auquel sont soumis les ports et les rades attenantes à la terre, qui s'ensablent si aisément. Ceux de Sète et d'Agde en sont des preuves. »

« Lors de la vérification faite en 1767, par ordre du Gouvernement, continue le même auteur, on y a reconnu 25 à 26 pieds d'eau, comme en 1633 et 1634, temps où l'on s'en était déjà occupé. On y voit, en effet, une digue fort avancée dans la mer, construite sous le ministère de Richelieu dont elle porte le nom. Vauban avait eu le même dessein, ainsi que Basville comme on le voit dans ses mémoires. Pour y former un bassin, on construirait deux jetées de 30 toises chacune. Il faudrait commencer par celle de l'Est, comme la plus nécessaire, la mer étant rarement mauvaise dans ces parages avec les vents qui soufflent de l'Ouest. »

« .......... On y trouverait de quoi protéger et assurer en tout temps la navigation et le commerce maritime, et procurer dans l'occasion un asile à la marine nationale. Elle serait à portée de défendre dans le besoin les côtes du ci-devant Languedoc, tandis qu'elle serait elle-même protégée par le fort Brescou. On pourrait prendre sous l'escorte des escadres de la nation, les bâtimens de transport qui chargent ordinairement à Agde les vivres et les munitions pour les armées d'Italie. Cette ville ayant l'avantage du canal du ci-devant Languedoc, de beaucoup de moulins sur la rivière d'Hérault, et de 150 bâtimens appartenant à la navigation d'Agde, ces avantages doivent être pesés comme des raisons d'État en faveur de la rade proposée pour Brescou......... »

« Depuis la rade de Roses, en Espagne, jusqu'à celle de Marseille, il n'y en a absolument aucune sur cette étendue de côte, et c'est ce qui la fait généralement redouter des navigateurs. La plupart des vaisseaux qui passent le Détroit de Gibraltar pour aller en Italie, en Provence ou au Levant, particulièrement les Malouins revenant de la pêche à la morue, évitent avec toutes les précautions possibles le golfe de Lion, qui ne leur présente que le danger d'un naufrage par défaut d'asile. Ils n'auraient plus ce danger à craindre si au milieu de cet espace de mer qui se trouve entre la Catalogne et la Provence cette rade s'offrait à eux. »

Tel est le sentiment de M. de Lalande sur un établissement dont l'utilité l'a trop tôt frappé, pour qu'il se dispensât de la démontrer avec quelque détail. La bonté de l'emplacement n'a échappé à aucun de ceux qui l'ont visité. Le fond n'en a jamais varié. Les sondes qu'ordonna de faire le Cardinal de Richelieu, ne présentent pas un résultat différent de celles qui ont été faites au commencement du 18.[[e}} siècle par le Maréchal de Vauban, en 1767 par le Prince de Beauveau, commandant en chef dans le Languedoc, en 1785 par M. de Groignard, ingénieur général de la marine, à diverses époques, et aujourd'hui même par plusieurs autres ingénieurs. La nature, en aplanissant les voies pour l'exécution du projet de cette rade par les matériaux qu'elle a placé à pied-d'œuvre, et par les rochers sur lesquels elle invite à en asseoir les fondemens, encourage à entreprendre des travaux que ces heureuses facilités rendront moins longs et moins dispendieux.

Parmi les différents plans qui ont été présentés, la préférence me semble devoir être accordée à celui qui forme la rade de Brescou, en rattachant à ce fort un môle curviligne du côté de l'Est, et un môle rectiligne du côté de l'Ouest, chacun de 600 mètres de longueur, de 20 mètres de largeur au couronnement, avec talus et empatement. C'est là le plan de feu M. Rigaud-de-Saint-Étienne, ingénieur du port d'Agde, dont on va retrouver en abrégé, dans ce qui me reste à dire, les idées mûries par l'étude et l'expérience. J'ai trop peu de confiance dans les miennes sur un sujet que je saurais à peine effleurer, pour ne pas en emprunter de plus lumineuses à ceux qui donnent de l'autorité à leurs jugements par les connaissances qui en font la base.

Le môle rectiligne du côté de l'Ouest devra être presque parallèle à la côte et au courant littoral, afin de ne pas opposer à ce courant un obstacle qui, en le faisant refouler dans le bassin de la rade, pourrait à la longue y occasionner une dépôt des sables qu'il charrie par le repos qu'ils y trouveraient. Cette raison doit prévaloir sur la crainte que la forme rectiligne de ce môle ne laisse trop participer les eaux du bassin au mouvement de celles de la mer en courroux, et qu'il y ait moins de sûreté pour les navires que s'il était en demi-cercle. L'expérience nous rassure à cet égard en nous démontrant que, même sans jetées et dans son état actuel, l'espace qui sépare Brescou de la terre est souvent un refuge assuré pour les bâtimens qui, connaissant ce mouillage, sont à portée de le gagner par un gros temps. Quel abri n'y trouveront donc pas les navigateurs, lorsque deux môles arrêteront l'impétuosité des flots et formeront un bassin où l'eau, si elle n'est pas aussi parfaitement calme que dans un port fermé, aura perdu totalement cette violente et dangereuse agitation qu'elle conservera au dehors pendant les tempêtes.

C'est une vérité reconnue par tous les gens de l'art, et que confirment l'observation et la marche de la nature, que si dans la construction des môles on les dispose de manière à être heurtés perpendiculairement par le courant littoral, les sables s'amoncelleront peu à peu derrière ces môles, où le repos les invitera à se déposer. Tel est l'inconvénient auquel on doit se soustraire en donnant aux jetées, autant qu'il est possible, une direction parallèle à celle du courant littoral de l'Est à l'Ouest, afin que son mouvement ne soit pas trop décomposé, et qu'il continue à emmener les sables et les graviers dont il est chargé. Le parallélisme du môle de l'Ouest avec ce courant assurera cet avantage inappréciable à la rade de Brescou. La forme de courbe allongée qu'il convient de donner au môle curviligne de l'Est contribuera à ce résultat, en adoucisssant la résistance qu'on ne peut entièrement éviter de ce côté, et en laissant à la mer une plus grande action sur le bassin, ce qui est essentiel : car le fond d'eau qui détermine ordinairement à construire un port ne diminue souvent, après l'exécution des ouvrages qui en forment l'enceinte, que parce que la mer n'agissant plus immédiatement sur les points qui lui sont dérobés par les môles, le défaut de courant permet aux sables de s'y déposer.

Tels sont les ouvrages à la faveur desquels on peut se flatter d'établir au fort Brescou une rade où, sans le secours dispendieux des pontons, sans avoir à ajouter aux dépenses de l'établissement, celles d'un entretien souvent plus coûteux encore, on conservera toujours la profondeur d'eau qu'on y trouve aujourd'hui. On peut même espérer qu'elle augmentera par le rétrécissement du bras de mer entre la rade et la terre, parce qu'alors les courans, ayant plus d'énergie, entraîneront les sables du fond au delà du bassin vers l'Ouest. Pourrait-on regretter deux millions qui seront peut-être plus que suffisans pour porter cette rade à sa perfection, lorsque l'on met cette dépense en parallèle avec son utilité de son objet ? Sous un Prince qui n'attache de prix à la Couronne qu'en raison du bien qu'elle lui donne le moyen de faire, les vœux que l'on forme pour un établissement réclamé par l'humanité comme un bienfait, ne sont que les précurseurs de la reconnaissance que va généralement exciter leur prochain accomplissement.