Histoire de ma vie (Sand, Calmann-Levy 1855)/1/01
PREMIÈRE PARTIE[1]
HISTOIRE D’UNE FAMILLE, DE FONTENOY À MARENGO.
I
Je ne pense pas qu’il y ait de l’orgueil et de l’impertinence à écrire l’histoire de sa propre vie, encore moins à choisir, dans les souvenirs que cette vie a laissés en nous, ceux qui nous paraissent valoir la peine d’être conservés. Pour ma part, je crois accomplir un devoir, assez pénible même, car je ne connais rien de plus malaisé que de se définir et de se résumer en personne.
L’étude du cœur humain est de telle nature, que plus on s’y absorbe, moins on y voit clair ; et pour certains esprits actifs, se connaître est une étude fastidieuse et toujours incomplète. Pourtant je l’accomplirai, ce devoir ; je l’ai toujours eu devant les yeux ; je me suis toujours promis de ne pas mourir sans avoir fait ce que j’ai toujours conseillé aux autres de faire pour eux-mêmes : une étude sincère de ma propre nature et un examen attentif de ma propre existence.
Une insurmontable paresse (c’est la maladie des esprits trop occupés et celle de la jeunesse par conséquent) m’a fait différer jusqu’à ce jour d’accomplir cette tâche ; et, coupable peut-être envers moi-même, j’ai laissé publier sur mon compte un assez grand nombre de biographies pleines d’erreurs, dans la louange comme dans le blâme. Il n’est pas jusqu’à mon nom qui ne soit une fable dans certaines de ces biographies, publiées d’abord à l’étranger et reproduites en France avec des modifications de fantaisie. Questionnée par les auteurs de ces récits, appelée à donner les renseignements qu’il me plairait de fournir, j’ai poussé l’apathie jusqu’à refuser à des personnes bienveillantes le plus simple indice. J’éprouvais, je l’avoue, un dégoût mortel à occuper le public de ma personnalité, qui n’a rien de saillant, lorsque je me sentais le cœur et la tête remplis de personnalités plus fortes, plus logiques, plus complètes, plus idéales, de types supérieurs à moi-même, de personnages de roman en un mot. Je sentais qu’il ne faut parler de soi au public qu’une fois en sa vie, très-sérieusement, et n’y plus revenir.
Quand on s’habitue à parler de soi, on en vient facilement à se vanter, et cela, très-involontairement, sans doute, par une loi naturelle de l’esprit humain, qui ne peut s’empêcher d’embellir et d’élever l’objet de sa contemplation. Il y a même de ces vanteries naïves dont on ne doit pas s’effrayer lorsqu’elles sont revêtues des formes du lyrisme, comme celles des poëtes, qui ont, sur ce point, un privilége spécial et consacré. Mais l’enthousiasme de soi-même qui inspire ces audacieux élans vers le ciel n’est pas le milieu où l’âme puisse se poser pour parler longtemps d’elle-même aux hommes. Dans cette excitation, le sentiment de ses propres faiblesses lui échappe. Elle s’identifie avec la Divinité, avec l’idéal qu’elle embrasse : s’il se trouve en elle quelque retour vers le regret et le repentir, elle l’exagère jusqu’à la poésie du désespoir et du remords ; elle devient Werther, ou Manfred, ou Faust, ou Hamlet, types sublimes au point de vue de l’art, mais qui, sans le secours de l’intelligence philosophique, sont devenus parfois de funestes exemples ou des modèles hors de portée.
Que ces grandes peintures des plus puissantes émotions de l’âme des poëtes restent pourtant à jamais vénérées ! et disons bien vite qu’on doit pardonner aux grands artistes de s’être drapés ainsi des nuages de la foudre ou des rayons de la gloire. C’est leur droit, et en nous donnant le résultat de leurs plus sublimes émotions, ils ont accompli leur mission souveraine. Mais disons aussi que, dans des conditions plus humbles, et sous des formes plus vulgaires, on peut accomplir un devoir sérieux, plus immédiatement utile à ses semblables, en se communiquant à eux sans symbole, sans auréole et sans piédestal.
Il est certainement impossible de croire que cette faculté des poëtes qui consiste à idéaliser leur propre existence et à en faire quelque chose d’abstrait et d’impalpable soit un enseignement bien complet. Utile et vivifiant, il l’est sans doute ; car tout esprit s’élève avec celui des rêveurs inspirés, tout sentiment s’épure ou s’exalte en les suivant à travers ces régions de l’extase ; mais il manque à ce baume subtil, versé par eux sur nos défaillances, quelque chose d’assez important, la réalité.
Eh bien ! il en coûte à un artiste de toucher à cette réalité, et ceux qui s’y complaisent sont vraiment bien généreux ! Pour ma part, j’avoue que je ne puis porter aussi loin l’amour du devoir, et que ce n’est pas sans un grand effort que je vais descendre dans la prose de mon sujet.
J’avais toujours trouvé qu’il était de mauvais goût non-seulement de parler de soi, mais encore de s’entretenir longtemps avec soi-même. Il y a peu de jours, peu de moments dans la vie des êtres ordinaires où ils soient intéressants ou utiles à contempler. Je me suis sentie pourtant dans ces jours et dans ces heures-là quelquefois comme tout le monde, et j’ai pris la plume alors pour épancher quelque vive souffrance qui me débordait, ou quelque violente anxiété qui s’agitait en moi. La plupart de ces fragments n’ont jamais été publiés, et me serviront de jalons pour l’examen que je vais faire de ma vie. Quelques-uns seulement ont pris une forme à demi confidentielle, à demi littéraire, dans des lettres publiées à certains intervalles et datées de divers lieux. Elles ont été réunies sous le titre de Lettres d’un voyageur. À l’époque où j’écrivis ces lettres, je ne me sentis pas trop effrayée de parler de moi-même, parce que ce n’était pas ouvertement et littéralement de moi-même que je parlais alors. Ce voyageur était une sorte de fiction, un personnage convenu, masculin comme mon pseudonyme, vieux quoique je fusse encore jeune ; et dans la bouche de ce triste pèlerin, qui en somme était une sorte de héros de roman, je mettais des impressions et des réflexions plus personnelles que je ne les aurais risquées dans un roman, où les conditions de l’art sont plus sévères.
J’avais besoin alors d’exhaler certaines agitations, mais non le besoin d’occuper de moi mes lecteurs. Je l’ai peut-être moins encore aujourd’hui, ce besoin puéril chez l’homme et dangereux tout au moins chez l’artiste. Je dirai pourquoi je ne l’ai pas, et aussi pourquoi je vais pourtant écrire ma propre vie comme si je l’avais, comme on mange par raison sans éprouver aucun appétit.
Je ne l’ai pas, parce que je me trouve arrivée à un âge de calme où ma personnalité n’a rien à gagner à se produire, et où je n’aspirerais qu’à la faire oublier, à l’oublier moi-même entièrement, si je ne suivais que mon instinct, et si je ne consultais que mon goût. Je ne cherche plus le mot des énigmes qui ont tourmenté ma jeunesse ; j’ai résolu en moi bien des problèmes qui m’empêchaient de dormir. On m’y a aidée, car à moi seule je n’aurais vraisemblablement rien éclairci.
Mon siècle a fait jaillir les étincelles de la vérité qu’il couve ; je les ai vues, et je sais où en sont les foyers principaux, cela me suffit. J’ai cherché jadis la lumière dans des faits de psychologie. C’était absurde. Quand j’ai compris que cette lumière était dans des principes, et que ces principes étaient en moi sans venir de moi, j’ai pu, sans trop d’effort ni de mérite, entrer dans le repos de l’esprit. Celui du cœur ne s’est point fait et ne se fera jamais. Pour ceux qui sont nés compatissants, il y aura toujours à aimer sur la terre, par conséquent à plaindre, à servir, à souffrir. Il ne faut donc point chercher l’absence de douleur, de fatigue et d’effroi, à quelque âge que ce soit de la vie, car ce serait l’insensibilité, l’impuissance, la mort anticipée. Quand on a accepté un mal incurable, on le supporte mieux.
Dans ce calme de la pensée et dans cette résignation du sentiment, je ne saurais avoir d’amertume contre le genre humain qui se trompe, ni d’enthousiasme pour moi-même qui me suis trompée si longtemps. Je n’ai donc aucun attrait de lutte, aucun besoin d’expansion qui me porte à parler de mon présent ou de mon passé.
Mais j’ai dit que je regardais comme un devoir de le faire, et voici pourquoi :
Beaucoup d’êtres humains vivent sans se rendre un compte sérieux de leur existence, sans comprendre et presque sans chercher quelles sont les vues de Dieu à leur égard, par rapport à leur individualité aussi bien que par rapport à la société dont ils font partie. Ils passent parmi nous sans se révéler, parce qu’ils végètent sans se connaître, et, bien que leur destinée, si mal développée qu’elle soit, ait toujours son genre d’utilité ou de nécessité conforme aux vues de la Providence, il est fatalement certain que la manifestation de leur vie reste incomplète et moralement inféconde pour le reste des hommes.
La source la plus vivante et la plus religieuse du progrès de l’esprit humain, c’est, pour parler la langue de mon temps, la notion de solidarité[2]. Les hommes de tous les temps l’ont senti instinctivement ou distinctement, et toutes les fois qu’un individu s’est trouvé investi du don plus ou moins développé de manifester sa propre vie, il a été entraîné à cette manifestation par le désir de ses proches ou par une voix intérieure non moins puissante. Il lui a semblé alors remplir une obligation, et c’en était une, en effet, soit qu’il eût à raconter les événements historiques dont il avait été le témoin, soit qu’il eût fréquenté d’importantes individualités, soit enfin qu’il eût voyagé et apprécié les hommes et les choses extérieures à un point de vue quelconque.
Il y a encore un genre de travail personnel qui a été plus rarement accompli, et qui, selon moi, a une utilité tout aussi grande, c’est celui qui consiste à raconter la vie intérieure, la vie de l’âme, c’est-à-dire l’histoire de son propre esprit et de son propre cœur, en vue d’un enseignement fraternel. Ces impressions personnelles, ces voyages ou ces essais de voyage dans le monde abstrait de l’intelligence ou du sentiment, racontés par un esprit sincère et sérieux, peuvent être un stimulant, un encouragement, et même un conseil et un guide pour les autres esprits engagés dans le labyrinthe de la vie. C’est comme un échange de confiance et de sympathie qui élève la pensée de celui qui raconte et de celui qui écoute. Dans la vie intime, un mouvement naturel nous porte à ces sortes d’expansions à la fois humbles et dignes. Qu’un ami, un frère vienne nous avouer les tourments et les perplexités de sa situation, nous n’avons pas de meilleur argument pour le fortifier et le convaincre que des arguments tirés de notre propre expérience, tant nous sentons alors que la vie d’un ami c’est la nôtre, comme la vie de chacun est celle de tous. « J’ai souffert les mêmes maux, j’ai traversé les mêmes écueils, et j’en suis sorti ; donc tu peux guérir et vaincre. » Voilà ce que l’ami dit à l’ami, ce que l’homme enseigne à l’homme. Et lequel de nous, dans ces moments de désespoir et d’accablement où l’affection et le secours d’un autre être sont indispensables, n’a pas reçu une forte impression des épanchements de cette âme dans laquelle il allait épancher la sienne ?
Certes alors c’est l’âme la plus éprouvée qui a le plus de pouvoir sur l’autre. Dans l’émotion, nous ne cherchons guère l’appui du sceptique railleur ou superbe. C’est vers un malheureux de notre espèce, souvent même vers un plus malheureux que nous, que nous tournons nos regards et que nous tendons nos mains. Si nous le surprenons dans un moment de détresse, il connaîtra la pitié et pleurera avec nous. Si nous l’invoquons lorsqu’il est dans l’exercice de sa force et de sa raison, il nous instruira et nous sauvera peut-être ; mais à coup sûr il n’aura d’action sur nous qu’autant qu’il nous comprendra, et pour qu’il nous comprenne il faut qu’il ait à nous faire une confidence en retour de la nôtre.
Le récit des souffrances et des luttes de la vie de chaque homme est donc l’enseignement de tous ; ce serait le salut de tous si chacun savait ce qui l’a fait souffrir et connaître ce qui l’a sauvé. C’est dans cette vue sublime et sous l’empire d’une foi ardente que saint Augustin écrivit ses Confessions, qui furent celles de son siècle et le secours efficace de plusieurs générations de chrétiens.
Un abîme sépare les Confessions de Jean-Jacques Rousseau de celles du Père de l’Église. Le but du philosophe du dix-huitième siècle semble plus personnel, partant moins sérieux et moins utile. Il s’accuse afin d’avoir l’occasion de se disculper, il révèle des fautes ignorées afin d’avoir le droit de repousser des calomnies publiques. Aussi c’est un monument confus d’orgueil et d’humilité qui parfois nous révolte par son affectation, et souvent nous charme et nous pénètre par sa sincérité. Tout défectueux et parfois coupable que soit cet illustre écrit, il porte avec lui de graves enseignements, et plus le martyr s’abîme et s’égare à la poursuite de son idéal, plus ce même idéal nous frappe et nous attire.
Mais on a trop longtemps jugé les Confessions de Jean-Jacques au point de vue d’une apologie purement individuelle. Il s’est rendu complice de ce mauvais résultat en le provoquant par les préoccupations personnelles mêlées à son œuvre. Aujourd’hui que ses amis et ses ennemis personnels ne sont plus, nous jugeons l’œuvre de plus haut. Il ne s’agit plus guère pour nous de savoir jusqu’à quel point l’auteur des Confessions fut injuste ou malade, jusqu’à quel point ses détracteurs furent impies ou cruels. Ce qui nous intéresse, ce qui nous éclaire et nous influence, c’est le spectacle de cette âme inspirée aux prises avec les erreurs de son temps et les obstacles de sa destinée philosophique, c’est le combat de ce génie épris d’austérité, d’indépendance et de dignité, avec le milieu frivole, incrédule ou corrompu qu’il traversait et qui, réagissant sur lui à toute heure, tantôt par la séduction, tantôt par la tyrannie, l’entraîna tantôt dans l’abîme du désespoir, et tantôt le poussa vers de sublimes protestations.
Si la pensée des Confessions était bonne, s’il y avait devoir à se chercher des torts puérils et à raconter des fautes inévitables, je ne suis pas de ceux qui reculeraient devant cette pénitence publique. Je crois que mes lecteurs me connaissent assez, en tant qu’écrivain, pour ne pas me taxer de couardise. Mais, à mon avis, cette manière de s’accuser n’est pas humble, et le sentiment public ne s’y est pas trompé. Il n’est pas utile, il n’est pas édifiant de savoir que Jean-Jacques a volé trois livres dix sous à mon grand-père, d’autant plus que le fait n’est pas certain[3]. Pour moi, je me souviens d’avoir pris dans mon enfance dix sous dans la bourse de ma grand’mère pour les donner à un pauvre, et même de l’avoir fait en cachette et avec plaisir. Je trouve qu’il n’y a point là sujet de se vanter ni de s’accuser. C’était tout simplement une bêtise, car, pour les avoir, je n’avais qu’à les demander.
Or la plupart de nos fautes, à nous autres honnêtes gens, ne sont rien de plus que des bêtises, et nous serions bien bons de nous en accuser devant des gens malhonnêtes qui font le mal avec art et préméditation. Le public se compose des uns et des autres. C’est lui faire un peu trop la cour que de se montrer pire que l’on n’est, pour l’attendrir ou pour lui plaire.
Je souffre mortellement quand je vois le grand Rousseau s’humilier ainsi et s’imaginer qu’en exagérant, peut-être en inventant ces péchés-là, il se disculpe des vices de cœur que ses ennemis lui attribuaient. Il ne les désarma certainement pas par ses Confessions ; et ne suffit-il pas, pour le croire pur et bon, de lire les parties de sa vie où il oublie de s’accuser ? Ce n’est que là qu’il est naïf, on le sent bien.
Qu’on soit pur ou impur, petit ou grand, il y a toujours vanité, vanité puérile et malheureuse, à entreprendre sa propre justification. Je n’ai jamais compris qu’un accusé pût répondre quelque chose sur les bancs du crime. S’il est coupable, il le devient encore plus par le mensonge, et son mensonge dévoilé ajoute l’humiliation et la honte la rigueur du châtiment. S’il est innocent, comment peut-il s’abaisser jusqu’à vouloir le prouver ?
Et encore là il s’agit de l’honneur et de la vie. Dans le cours ordinaire de l’existence, il faut, ou s’aimer tendrement soi-même, ou avoir quelque projet sérieux à faire réussir, pour s’attacher passionnément à repousser la calomnie qui atteint tous les hommes, même les meilleurs, et pour vouloir absolument prouver l’excellence de soi. C’est parfois une nécessité de la vie publique ; mais dans la vie privée on ne prouve point sa loyauté par des discours ; et, comme nul ne peut prouver qu’il ait atteint à la perfection, il faut laisser à ceux qui nous connaissent le soin de nous absoudre de nos travers et d’apprécier nos qualités.
Enfin, comme nous sommes solidaires les uns des autres, il n’y a point de faute isolée. Il n’y a point d’erreur dont quelqu’un ne soit la cause ou le complice, et il est impossible de s’accuser sans accuser le prochain, non pas seulement l’ennemi qui nous attaque, mais encore parfois l’ami qui nous défend. C’est ce qui est arrivé à Rousseau, et cela est mal. Qui peut lui pardonner d’avoir confessé madame de Warens en même temps que lui ?
Pardonne-moi, Jean-Jacques, de te blâmer en fermant ton admirable livre des Confessions ! Je te blâme, et c’est te rendre hommage encore, puisque ce blâme ne détruit pas mon respect et mon enthousiasme pour l’ensemble de ton œuvre.
Je ne fais point ici un ouvrage d’art, je m’en défends même, car ces choses ne valent que par la spontanéité et l’abandon, et je ne voudrais pas raconter ma vie comme un roman. La forme emporterait le fond.
Je pourrai donc parler sans ordre et sans suite, tomber même dans beaucoup de contradictions. La nature humaine n’est qu’un tissu d’inconséquences, et je ne crois point du tout (mais du tout) à ceux qui prétendent s’être trouvés d’accord avec le moi de la veille.
Mon ouvrage se ressentira donc par la forme de ce laisser aller de mon esprit, et, pour commencer, je laisserai là l’exposé de ma conviction sur l’utilité de ces Mémoires, et je le compléterai par l’exemple du fait, au fur et à mesure du récit que je vais commencer.
Qu’aucun de ceux qui m’ont fait du mal ne s’effraie, je ne me souviens pas d’eux ; qu’aucun amateur de scandale ne se réjouisse, je n’écris pas pour lui.
Je suis née l’année du couronnement de Napoléon, l’an xii de la république française (1804). Mon nom n’est pas Marie-Aurore de Saxe, marquise de Dudevant, comme plusieurs de mes biographes l’ont découvert, mais Amantine-Lucile-Aurore Dupin, et mon mari, M. François Dudevant, ne s’attribue aucun titre. Il n’a jamais été que sous-lieutenant d’infanterie, et il n’avait que vingt-sept ans quand je l’ai épousé. En faisant de lui un vieux colonel de l’Empire, on l’a confondu avec M. Delmare, personnage d’un de mes romans. Il est vraiment trop facile de faire la biographie d’un romancier, en transportant les fictions de ses contes dans la réalité de son existence. Les frais d’imagination ne sont pas grands.
On nous a peut-être confondus aussi, lui et moi, avec nos parents. Marie-Aurore de Saxe était ma grand’mère, le père de mon mari était colonel de cavalerie sous l’Empire. Mais il n’était ni rude ni grognon ; c’était le meilleur et le plus doux des hommes.
À ce propos, et je demande bien pardon à mes biographes ; mais, au risque de me brouiller avec eux et de payer leur bienveillance d’ingratitude, je le ferai : je ne trouve ni délicat, ni convenable, ni honnête, que, pour m’excuser de n’avoir pas persévéré à vivre sous le toit conjugal, et d’avoir plaidé en séparation, on accuse mon mari de torts dont j’ai absolument cessé de me plaindre depuis que j’ai reconquis mon indépendance. Que le public, à ses moments perdus, s’entretienne des souvenirs d’un procès de ce genre, et qu’il en ait gardé une impression plus ou moins favorable à l’un ou à l’autre, cela ne se peut empêcher ; et il n’y a pas à s’en soucier de part ni d’autre, quand on a cru devoir affronter et subir la publicité de pareils débats. — Mais les écrivains qui s’attachent à raconter la vie d’un autre écrivain, ceux surtout qui sont prévenus en sa faveur et qui veulent le grandir ou le réhabiliter dans l’opinion publique, ceux-là ne devraient pas agir contre son sentiment et sa pensée, en frappant d’estoc et de taille autour de lui. La tâche d’un écrivain en pareil cas est celle d’un ami, et les amis ne doivent pas manquer aux égards qui sont, après tout, de morale publique. Mon mari est vivant et ne lit ni mes écrits ni ceux qu’on fait sur mon compte. C’est une raison de plus pour moi de désavouer les attaques dont il est l’objet à propos de moi. Je n’ai pu vivre avec lui, nos caractères et nos idées différaient essentiellement. Il avait des motifs pour ne point consentir à une séparation légale, dont il éprouvait pourtant le besoin, puisqu’elle existait de fait. Des conseils imprudents l’ont engagé à provoquer des débats publics qui nous ont contraints à nous accuser l’un l’autre. Triste résultat d’une législation imparfaite et que l’avenir amendera. Depuis que la séparation a été prononcée et maintenue, je me suis hâtée d’oublier mes griefs, en ce sens que toute récrimination publique contre lui me semble de mauvais goût, et ferait croire à une persistance de ressentiments dont je ne suis pas complice.
Ceci posé, on devine que je ne transcrirai pas dans mes Mémoires les pièces de mon procès. Ce serait me faire ma tâche trop pénible que d’y donner place aux rancunes puériles et aux souvenirs amers. J’ai beaucoup souffert de tout cela ; mais je n’écris pas pour me plaindre et pour me faire consoler. Les douleurs que j’aurais à raconter à propos d’un fait purement personnel n’auraient aucune utilité générale. Je ne raconterai que celles qui peuvent atteindre tous les hommes. Encore une fois donc, amateurs de scandale, fermez mon livre dès la première page, il n’est pas fait pour vous.
Ceci est probablement tout ce que j’aurai à conclure de mon mariage, et je l’ai dit tout de suite pour obéir à un arrêt de ma conscience. Il n’est pas prudent, je le sais, de désavouer des biographes bien disposés en votre faveur, et qui peuvent vous menacer d’une édition revue et corrigée ; mais je n’ai jamais été prudente en quoi que ce soit, et je n’ai point vu que ceux qui se donnaient la peine de l’être fussent plus épargnés que moi. À chances égales, il faut agir selon l’impulsion de son vrai caractère.
Je laisse là le chapitre du mariage jusqu’à nouvel ordre, et je reviens à celui de ma naissance.
Cette naissance qui m’a été reprochée si souvent et si singulièrement des deux côtés de ma famille est un fait assez curieux en effet, et qui m’a parfois donné à réfléchir sur la question des races.
Je soupçonne mes biographes étrangers particulièrement d’être fort aristocrates, car ils m’ont tous gratifiée d’une illustre origine, sans vouloir tenir compte, eux qui devaient être si bien informés, d’une tache assez visible dans mon blason.
On n’est pas seulement l’enfant de son père, on est aussi un peu, je crois, celui de sa mère. Il me semble même qu’on l’est davantage, et que nous tenons aux entrailles qui nous ont portés, de la façon la plus immédiate, la plus puissante, la plus sacrée. Or, si mon père était l’arrière-petit-fils d’Auguste II, roi de Pologne et si, de ce côté, je me trouve d’une manière illégitime, mais fort réelle, proche parente de Charles X et de Louis XVIII, il n’en est pas moins vrai que je tiens au peuple par le sang, d’une manière tout aussi intime et directe ; de plus, il n’y a point de bâtardise de ce côté-là.
Ma mère était une pauvre enfant du vieux pavé de Paris ; son père, Antoine Delaborde, était maître paulmier et maître oiselier, c’est à dire qu’il vendit des serins et des chardonnerets sur le quai aux Oiseaux, après avoir tenu un petit estaminet avec billard, dans je ne sais quel coin de Paris, où, du reste, il ne fit point ses affaires. Le parrain de ma mère avait, il est vrai, un nom illustre dans la partie des oiseaux : il s’appelait Barra ; et ce nom se lit encore au boulevard du Temple, au-dessus d’un édifice de cages de toutes dimensions, où sifflent toujours joyeusement une foule de volatiles que je regarde comme autant de parrains et de marraines, mystérieux patrons avec lesquels j’ai toujours eu des affinités particulières.
Expliquera qui voudra ces affinités entre l’homme et certains êtres secondaires dans la création. Elles sont tout aussi réelles que les antipathies et les terreurs insurmontables que nous inspirent certains animaux inoffensifs. Quant à moi, la sympathie des animaux m’est si bien acquise, que mes amis en ont été souvent frappés comme d’un fait prodigieux. J’ai fait à cet égard des éducations merveilleuses ; mais les oiseaux sont les seuls êtres de la création sur lesquels j’aie jamais exercé une puissance fascinatrice, et, s’il y a de la fatuité à s’en vanter, c’est à eux que j’en demande pardon.
Je tiens ce don de ma mère, qui l’avait encore plus que moi, et qui marchait toujours dans notre jardin accompagnée de pierrots effrontés, de fauvettes agiles et de pinsons babillards, vivant sur les arbres en pleine liberté, mais venant becqueter avec confiance les mains qui les avaient nourris. Je gagerais bien qu’elle tenait cette influence de son père, et que celui-ci ne s’était point fait oiselier par un simple hasard de situation, mais par une tendance naturelle à se rapprocher des êtres avec lesquels l’instinct l’avait mis en relation. Personne n’a refusé à Martin, à Carter et à Van Amburgh une puissance particulière sur l’instinct des animaux féroces. J’espère qu’on ne me contestera pas trop mon savoir-faire et mon savoir-vivre avec les bipèdes emplumés qui jouaient peut-être un rôle fatal dans mes existences antérieures.
Plaisanterie à part, il est certain que chacun de nous a une prévention marquée, quelquefois même violente, pour ou contre certains animaux. Le chien joue un rôle exorbitant dans la vie de l’homme, et il y a bien là quelque mystère qu’on n’a pas sondé entièrement. J’ai eu une servante qui avait la passion des cochons, et qui s’évanouissait de désespoir quand elle les voyait passer entre les mains du boucher ; tandis que moi, élevée à la campagne, rustiquement même, et devant m’être habituée à voir ces animaux qu’on nourrit chez nous en grand nombre, j’en ai toujours eu une terreur puérile, insurmontable, jusqu’au point de perdre la tête si je me vois entourée de cette gent immonde : j’aimerais cent fois mieux me voir au milieu des lions et des tigres.
C’est peut-être que tous les types, départis chacun spécialement à chaque race d’animaux, se retrouvent dans l’homme. Les physionomistes ont constaté des ressemblances physiques ; qui peut nier les ressemblances morales ? N’y a-t-il pas parmi nous des renards, des loups, des lions, des aigles, des hannetons, des mouches ? La grossièreté humaine est souvent basse et féroce comme l’appétit du pourceau, et c’est ce qui me cause le plus de terreur et de dégoût chez l’homme. J’aime le chien, mais pas tous les chiens. J’ai même des antipathies marquées contre certains caractères d’individus de cette race. Je les aime un peu rebelles, hardis, grondeurs et indépendants. Leur gourmandise à tous me chagrine. Ce sont des êtres excellents, admirablement doués, mais incorrigibles sur certains points où la grossièreté de la brute reprend trop ses droits. L’homme-chien n’est pas un beau type.
Mais l’oiseau, je le soutiens, est l’être supérieur dans la création. Son organisation est admirable. Son vol le place matériellement au-dessus de l’homme, et lui crée une puissance vitale que notre génie n’a pu encore nous faire acquérir. Son bec et ses pattes possèdent une adresse inouïe. Il a des instincts d’amour conjugal, de prévision et d’industrie domestique ; son nid est un chef-d’œuvre d’habileté, de sollicitude et de luxe délicat. C’est la principale espèce où le mâle aide la femelle dans les devoirs de la famille, et où le père s’occupe, comme l’homme, de construire l’habitation, de préserver et de nourrir les enfants. L’oiseau est chanteur, il est beau, il a la grâce, la souplesse, la vivacité, l’attachement, la morale, et c’est bien à tort qu’on en a fait souvent le type de l’inconstance. En tant que l’instinct de fidélité est départi à la bête, il est le plus fidèle des animaux. Dans la race canine si vantée, la femelle seule a l’amour de la progéniture, ce qui la rend supérieure au mâle ; chez l’oiseau, les deux sexes, doués d’égales vertus, offrent l’exemple de l’idéal dans l’hyménée. Qu’on ne parle donc pas légèrement des oiseaux. Il s’en faut de fort peu qu’ils ne nous valent ; et comme musiciens et comme poëtes, ils sont naturellement mieux doués que nous. L’homme-oiseau, c’est l’artiste.
Puisque je suis sur le chapitre des oiseaux (et pourquoi ne l’épuiserais-je pas, puisque je me suis permis une fois pour toutes les interminables digressions ?), je citerai un trait dont j’ai été témoin et que j’aurais voulu raconter à Buffon, ce doux poëte de la nature. J’élevais deux fauvettes de différents nids et de différentes variétés : l’une à poitrine jaune, l’autre à corsage gris. La poitrine jaune, qui s’appelait Jonquille, était de quinze jours plus âgée que la poitrine grise, qui s’appelait Agathe. Quinze jours pour une fauvette (la fauvette est le plus intelligent et le plus précoce de nos petits oiseaux), cela équivaut à dix ans pour une jeune personne. Jonquille était donc une fillette fort gentille, encore maigrette et mal emplumée, ne sachant voler que d’une branche à l’autre, et même ne mangeant point seule ; car les oiseaux que l’homme élève se développent beaucoup plus lentement que ceux qui s’élèvent à l’état sauvage. Les mères fauvettes sont beaucoup plus sévères que nous, et Jonquille aurait mangé seule quinze jours plus tôt, si j’avais eu la sagesse de l’y forcer en l’abandonnant à elle-même et en ne cédant pas à ses importunités.
Agathe était un petit enfant insupportable. Elle ne faisait que remuer, crier, secouer ses plumes naissantes et tourmenter Jonquille, qui commençait à réfléchir et à se poser des problèmes, une patte rentrée sous le duvet de sa robe, la tête enfoncée dans les épaules, les yeux à demi fermés.
Pourtant elle était encore très-petite fille, très-gourmande, et s’efforçait de voler jusqu’à moi pour manger à satiété, dès que j’avais l’imprudence de la regarder.
Un jour j’écrivais je ne sais quel roman qui me passionnait un peu ; j’avais placé à quelque distance la branche verte sur laquelle perchaient et vivaient en bonne intelligence mes deux élèves. Il faisait un peu frais. Agathe, encore à moitié nue, s’était serrée et blottie sous le ventre de Jonquille, qui se prêtait à ce rôle de mère avec une complaisance généreuse. Elles se tinrent tranquilles toutes les deux pendant une demi-heure, dont je profitai pour écrire ; car il était rare qu’elles me permissent tant de loisir dans la journée.
Mais enfin l’appétit se réveilla, et Jonquille sautant sur une chaise, puis sur ma table, vint effacer le dernier mot au bout de ma plume, tandis qu’Agathe, n’osant quitter la branche, battait des ailes et allongeait de mon côté son bec entr’ouvert avec des cris désespérés.
J’étais au milieu de mon dénoûment, et pour la première fois je pris de l’humeur contre Jonquille. Je lui fis observer qu’elle était d’âge à manger seule, qu’elle avait sous le bec une excellente pâtée dans une jolie soucoupe, et que j’étais résolue à ne point fermer les yeux plus longtemps sur sa paresse. Jonquille, un peu piquée et têtue, prit le parti de bouder et de retourner sur sa branche. Mais Agathe ne se résigna pas de même, et se tournant vers elle, lui demanda à manger avec une insistance incroyable. Sans doute elle lui parla avec une grande éloquence, ou si elle ne savait pas encore bien s’exprimer, elle eut dans la voix des accents à déchirer un cœur sensible. Moi, barbare, je regardais et j’écoutais sans bouger, étudiant l’émotion très visible de Jonquille, qui semblait hésiter et se livrer un combat intérieur fort extraordinaire.
Enfin, elle s’arme de résolution, vole d’un seul élan jusqu’à la soucoupe, crie un instant, espérant que la nourriture viendra d’elle-même à son bec : puis elle se décide et entame la pâtée. Mais, ô prodige de sensibilité ! elle ne songe pas à apaiser sa propre faim ; elle remplit son bec, retourne à la branche, et fait manger Agathe avec autant d’adresse et de propreté que si elle eût été déjà mère.
Depuis ce moment Agathe et Jonquille ne m’importunèrent plus, et la petite fut nourrie par l’aînée, qui s’en tira bien mieux que moi, car elle la rendit propre, luisante, grasse, et sachant se servir elle-même beaucoup plus vite que je n’y serais parvenue. Ainsi cette pauvrette avait fait de sa compagne une fille adoptive, elle, qui n’était encore qu’un enfant, et elle n’avait appris à se nourrir elle-même que poussée et vaincue par un sentiment de charité maternelle envers sa compagne[4].
Un mois après, Jonquille et Agathe, toujours inséparables, quoique de même sexe et de variétés différentes, vivaient en pleine liberté sur les grands arbres de mon jardin. Elles ne s’écartaient pas beaucoup de la maison, et elles élisaient leur domicile de préférence sur la cime d’un grand sapin. Elles étaient longuettes, lisses et fraîches. Tous les jours, comme c’était la belle saison, et que nous mangions en plein air, elles descendaient à tire d’ailes sur notre table, et se tenaient autour de nous comme d’aimables convives, tantôt sur notre épaule, tantôt volant au devant du domestique qui apportait les fruits, pour les goûter sur l’assiette avant nous.
Malgré leur confiance en nous tous, elles ne se laissaient prendre et retenir que par moi, et à quelque moment que ce fût de la journée, elles descendaient du haut de leur arbre à mon appel, qu’elles connaissaient fort bien et ne confondaient jamais avec celui des autres personnes. Ce fut une grande surprise pour un de mes amis qui arrivait de Paris que de m’entendre appeler des oiseaux perdus dans les hautes branches, et de les voir accourir immédiatement. Je venais de parier avec lui que je les ferais obéir, et comme il n’avait pas assisté à leur éducation, il crut un instant à quelque diablerie.
J’ai eu aussi un rouge-gorge qui, pour l’intelligence et la mémoire, était un être prodigieux ; un milan royal, qui était une bête féroce pour tout le monde, et qui vivait avec moi dans de tels rapports d’intimité qu’il se perchait sur le bord du berceau de mon fils, et, de son grand bec, tranchant comme un rasoir, il enlevait délicatement et avec un petit cri tendre et coquet les mouches qui se posaient sur le visage de l’enfant. Il y mettait tant d’adresse et de précaution qu’il ne le réveilla jamais. Ce monsieur était pourtant d’une telle force et d’une telle volonté qu’il s’envola un jour après avoir roulé sous lui et brisé une cage énorme où on l’avait mis, parce qu’il devenait dangereux pour les personnes qui lui déplaisaient. Il n’y avait point de chaîne dont il ne coupât les anneaux fort lestement, et les plus grands chiens en avaient une terreur insurmontable.
Je n’en finirais pas avec l’histoire des oiseaux que j’ai eus pour amis et pour compagnons. À Venise, j’ai vécu tête à tête avec un sansonnet plein de charmes, qui s’est noyé dans le canaletto, à mon grand désespoir ; ensuite avec une grive que j’y ai laissée et dont je ne me suis pas séparée sans douleur. Les Vénetiens ont un grand talent pour élever les oiseaux, et il y avait, dans un coin de rue, un jeune gars qui faisait des merveilles en ce genre. Un jour il mit à la loterie et gagna je ne sais combien de sequins. Il les mangea dans la journée dans un grand festin qu’il donna à tous ses amis en guenilles. Puis, le lendemain, il revint s’asseoir dans son coin, sur les marches d’un abordage, avec ses cages pleines de pies et de sansonnets qu’il vendait tout instruits aux passants, et avec lesquels il s’entretenait avec amour du matin au soir. Il n’avait aucun chagrin, aucun regret d’avoir fait manger son argent à ses amis. Il avait trop vécu avec les oiseaux pour n’être pas artiste. C’est ce jour-là qu’il me vendit mon aimable grive cinq sous. Avoir pour cinq sous une compagne belle, bonne, gaie, instruite, et qui ne demande qu’à vivre un jour avec vous pour vous aimer toute sa vie, c’est vraiment trop bon marché ! Ah ! les oiseaux ! qu’on les respecte peu et qu’on les apprécie mal !
Je me suis passé la fantaisie d’écrire un roman où les oiseaux jouent un rôle assez important, et où j’ai essayé de dire quelque chose sur les affinités et les influences occultes. C’est Teverino, auquel je renvoie mon lecteur, ainsi que je le ferai souvent quand je ne voudrai pas redire ce que j’ai mieux développé ailleurs. Je sais bien que je n’écris pas pour le genre humain. Le genre humain a bien d’autres affaires en tête que de se mettre au courant d’une collection de romans et de lire l’histoire d’un individu étranger au monde officiel. Les gens de mon métier n’écrivent jamais que pour un certain nombre de personnes placées dans des situations ou perdues dans des rêveries analogues à celles qui les occupent. Je ne craindrai donc pas d’être outrecuidante en priant ceux qui n’ont rien de mieux à faire de relire certaines pages de moi pour compléter celles qu’ils ont sous les yeux.
Ainsi, dans Teverino, j’ai inventé une jeune fille ayant pouvoir, comme la première Ève, sur les oiseaux de la création, et je veux dire ici que ce n’est point là une pure fantaisie ; pas plus que les merveilles qu’on raconte en ce genre du poétique et admirable imposteur Apollonius de Tyane, ne sont des fables contraires à l’esprit du christianisme. Nous vivons dans un temps où l’on n’explique pas bien encore les causes naturelles qui ont passé jusqu’ici pour des miracles, mais où l’on peut déjà constater que rien n’est miracle ici-bas, et que les lois de l’univers, pour n’être pas toutes sondées et définies, n’en sont pas moins conformes à l’ordre éternel.
Mais il est temps de clore ce chapitre des oiseaux et d’en revenir à celui de ma naissance.
- ↑ Cette première partie de l’ouvrage a été écrite en 1847.
- ↑ On eût dit sensibilité au siècle dernier, charité antérieurement, fraternité il y a cinquante ans.
- ↑ Voici le fait comme je l’ai trouvé dans les notes de ma grand’mère : « Francueil, mon mari, disoit un jour à Jean-Jacques : « Allons aux Français, voulez-vous ? — Allons, dit Rousseau, cela nous fera toujours bâiller une heure ou deux. » C’est peut-être la seule repartie qu’il ait eue en sa vie ; encore n’est-elle pas énormément spirituelle. C’est peut-être ce soir-là que Rousseau vola 3 livres 10 sols à mon mari. Il nous a toujours semblé qu’il y avoit eu de l’affectation à se vanter de cette escroquerie ; Francueil n’en a gardé aucun souvenir, et même il pensoit que Rousseau l’avoit inventée pour montrer les susceptibilités de sa conscience et pour empêcher qu’on ne crût aux fautes dont il ne se confesse pas. Et puis d’ailleurs quand cela seroit, bon Jean-Jacques ! il vous faudroit aujourd’hui faire claquer votre fouet un peu plus fort pour nous faire seulement dresser les oreilles ! »
- ↑ Il paraît que cette prodigieuse histoire est la chose la plus ordinaire du monde, car, depuis que j’ai écrit ce volume, nous en avons vu d’autres exemples. Une couvée de rossignols de muraille, élevée par nous, et commençant à peine à savoir manger, nourrissait avec tendresse tous les petits oiseaux de son espèce que l’on plaçait dans la même cage.