Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 10

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Nouvelle Librairie nationale (p. 260-273).


CHAPITRE X

LA RÉPUBLIQUE DOIT CONCILIER LES DÉSIRS DE PAIX ET LES ASPIRATIONS NATIONALES


« Depuis mon dernier passage au quai d’Orsay, des changements sensibles s’étaient produits dans la politique européenne. En ce qui concerne la France, l’évolution se résume d’un mot : nous nous étions éloignés de l’Angleterre et rapprochés de l’Allemagne. À ce jeu nous avions perdu toute possibilité d’entente avec nos voisins sans rien gagner ailleurs, sauf la permission de disperser nos forces hors d’Europe. »
Souvenirs de C. de Freycinet.


APRÈS quatre années de discussions et de luttes, une assemblée monarchiste avait fini, de guerre lasse, par fonder le régime républicain : elle n’avait pas pu remonter le courant que Thiers avait créé. Il restait à défendre la République, à la consolider, et les choses se conservent par le même moyen qu’elles s’engendrent. La leçon de 1871 et la manœuvre de Thiers n’avaient pas été perdues pour les républicains. Non seulement ils ne seraient plus le parti de la guerre, mais encore ils retourneraient contre leurs adversaires le terrible grief. Tactique qui devait être couronnée de succès. Mais, par la force des choses, elle n’allait pas tarder à devenir système de gouvernement. Alors les conséquences seraient graves. Une réaction nationaliste surgirait de la démocratie elle-même. Et la République risquerait d’être tuée par un mouvement inverse de celui qui avait failli la rendre impossible. À cette lumière, il devient facile de saisir la suite confuse des événements jusqu’à l’orage boulangiste.

Ainsi, la République s’était faite. Après quels conflits, quelles résistances, quelles contestations passionnées ! Par quel concours de circonstances imprévues ! Elle n’avait été votée qu’à une voix de majorité. Elle n’était encore qu’un régime provisoire, sujet à revision, consenti faute de mieux, toléré plutôt jusqu’à ce que, le comte de Chambord ayant disparu, la Monarchie redevînt possible. Cette République à terme, accordée avec répugnance par des hommes de droite, la droite conservatrice en était encore maîtresse. Il fallait la lui arracher. On y réussirait en touchant l’électeur à l’endroit sensible. Ni guerre, ni révolution : l’expérience l’avait prouvé, c’était la formule magique qui agissait sur la masse électorale. Les républicains seraient les plus forts s’ils cessaient définitivement de passer pour les révolutionnaires et les belliqueux et s’ils retournaient contre les monarchistes au moins la seconde de ces qualifications, et même, à la rigueur, la première : car le suffrage universel aime et respecte les faits accomplis. La République en était un et rien n’était plus simple que de représenter comme des séditieux ceux qui voulaient la détruire. Dès lors les conservateurs n’avaient plus qu’à plier bagage.

Le peuple français, après son désastre, restait fier, patriote, jaloux de sa dignité nationale, passionné pour son relèvement. Mais il continuait à vouloir la paix. De bon gré, plus volontiers encore que les charges fiscales, carte à payer de ses erreurs, il acceptait les charges militaires. Il y poussait même, à ce moment-là, étant encore sous le coup de l’invasion, et dans l’idée que sa prévoyance et ses sacrifices rendraient impossible une invasion nouvelle. Quant à la guerre, fût-ce même une guerre de revanche, il n’en voulait pas. Le souci de Gambetta qui mena, pour les républicains de gauche, la campagne électorale de 1876, fut de rassurer les foules pacifiques. Avec art, il sut ménager la transition, ombrer, sans la renier, la déclaration de Bordeaux et la mission que lui avait confiée l’Alsace. Plus rien d’impératif dans ses discours. Plus de ces paroles qui effarouchent et qui feraient penser à l’obligation d’un conflit armé. « J’espère, disait-il, qu’un jour, rien que par l’ascendant du droit, nous retrouverons, pour l’équilibre de l’Europe et le triomphe de la justice, nos frères séparés. » Ainsi tout allait bien. « Retrouver » les provinces perdues, ce n’était pas les reconquérir. Et les retrouver « rien que » par l’ascendant du droit, c’était plus tranquillisant encore.

Ces nuances savantes, qui conciliaient tout, n’échappaient pas aux oreilles à qui elles étaient destinées. Jusqu’en politique étrangère il fallait de l’ « opportunisme » pour asseoir la République.

Mais ce n’était pas assez de dire qu’on n’était pas soi-même la guerre, si l’on ne rejetait l’accusation sur les autres. Le parti républicain associa l’idée de péril extérieur à sa lutte contre le cléricalisme. Il était facile de soutenir qu’une politique catholique au dedans aurait pour corollaire au dehors la défense du pouvoir temporel de la papauté. Et comment rendre Rome au pape sans l’arracher d’abord à l’Italie ? C’était l’argument à l’usage de la foule et il était d’un effet infaillible. Mais les têtes pensantes de la gauche en savaient davantage et voyaient plus loin. Par la force des choses, une France gouvernée par des catholiques, qu’elle fût Monarchie ou République, polariserait en Europe tout ce qui restait hostile aux événements d’où l’unité italienne et l’unité allemande étaient sorties. L’Autriche et les éléments particularistes d’Allemagne, encore mal ralliés à la Prusse, se tourneraient vers Paris dans l’espoir d’une revanche commune. C’eût été la « politique blanche » que Bismarck avait calculée comme une des possibilités de l’avenir et à laquelle il était résolu à s’opposer. Son Kulturkampf, forme impériale et politique de l’anticléricalisme, n’avait pas d’autre raison. Bien qu’il laissât dire le contraire, la question religieuse lui était indifférente. C’était le catholicisme allemand comme force « centrifuge », ennemie de l’Empire, qu’il voulait briser. La preuve en est qu’il fit sa paix avec lui et avec le pape dès qu’il jugea que le péril était écarté. Avec sa franchise brutale il a d’ailleurs, plus tard, dévoilé tout son secret.

En 1876 et 1877, le parti républicain français a-t-il pris pour argent comptant l’anticléricalisme bismarckien ? A-t-il cru y voir le frère de son anticléricalisme dogmatique ? Il est peu probable, en tout cas, que Thiers ait eu cette illusion. A aucun degré Thiers n’était anticlérical. Jusqu’en 1870, sa politique, hautement affirmée, avait été « romaine ». Il avait combattu la politique italienne du second Empire pour plusieurs raisons, en particulier parce qu’elle portait atteinte aux intérêts de la France comme puissance catholique, et ses discours fameux n’avaient pas été sans effet pour établir le principe de « Rome intangible. ». Après 1870, Thiers ne songea plus qu’à une chose : au danger de déplaire à Bismarck, au danger de lui résister, d’attirer sur la France une nouvelle invasion. Ne pas donner de griefs à l’Allemagne, s’entendre avec elle, abonder dans son sens : il ne voyait de salut que là. Si l’on pouvait connaître ses pensées intimes, les propos qu’il tenait à ses confidents, on découvrirait sans doute que ses impressions de 1871 s’étaient confirmées, développées au point de former un système. Pendant l’alerte de 1875, Thiers avait tremblé. Il avait jugé téméraire la politique du duc Decazes qui avait tenu tête à l’orage et qui l’avait conjuré grâce à l’appui diplomatique de l’Angleterre et de la Russie. Thiers était encore sous le coup de sa vaine tournée de 1871 à travers les capitales de l’Europe, de son inutile appel aux puissances. Il était frappé par la force allemande. Pour lui, la sagesse, le patriotisme consistaient à s’incliner, à ne pas braver plus fort que soi. C’est pourquoi il allait, dans les derniers mois de sa vie, jusqu’à l’idée d’une réconciliation complète avec l’Allemagne. L’historien Edmond Hippeau a même pu écrire « M. Thiers estimait que la France devait, sept ans après la guerre, pratiquer la politique d’oubli du passé et que le meilleur moyen de désarmer l’hostilité de l’Allemagne était de lui proposer nous-mêmes un rapprochement, en lui donnant un gage sérieux de nos sentiments pacifiques. »

Non sans des résistances, des rougeurs secrètes, Gambetta avait accédé aux raisons de Thiers. Gambetta n’ignorait pas que le veto de Bismarck avait pesé quelque temps sur lui. Quiconque était capable de conduire une politique de revanche, qu’il fût de gauche ou de droite, était suspect à Berlin. Étant donné les souvenirs de la Défense nationale et de la guerre à outrance, Bismarck ne voulait pas plus d’une République gambettiste que d’une Monarchie ou d’une République catholique. De même qu’il avait fallu dépouiller le vieil homme, sortir de la peau du « fou furieux » pour ne pas effaroucher l’électeur français, il fallait que Gambetta donnât des apaisements à Bismarck, et on ne l’apaiserait qu’en lui apportant des gages. Il fallait en passer par là. La trompeuse ressemblance de l’anticléricalisme et du Kulturkampf rendit plus facile la transition. Toutefois Gambetta s’impatientait, s’irritait quand ses amis, les républicains patriotes, inquiets de son nouveau langage, l’interrogeaient, lui reprochaient même d’être devenu le complice des hommes de Berlin. Mme Juliette Adam, qui se plaisait à tourner le fer dans la plaie, qui jouissait du malaise et de la colère où ses questions et ses blâmes jetaient son illustre ami, eut un jour l’intuition de la vérité probable : ce qu’il y avait d’italien dans le sang de Gambetta s’était laissé séduire par l’idée d’une combinazione semblable à celle qui devait associer l’Italie à l’Autriche pendant plus de trente années. Puisqu’il fallait cela pour que la République devînt possible, on s’arrangerait avec l’Allemagne, on se rapprocherait d’elle, on cultiverait ce qu’on avait en commun, l’anticléricalisme, et puis, quand la République serait solide, quand elle aurait franchi les caps dangereux, elle reprendrait sa liberté, elle ferait une politique nationale : du moins Gambetta s’en flattait.

Sur la première partie du programme, les élections de 1876 puis celles de 1877, qui suivirent le 16 mai et la dissolution, montrèrent que son calcul était juste. Le besoin de la paix avait apporté le pouvoir aux droites en 1871. Le spectre de la guerre le rendait aux gauches. Comme disait Jules Ferry, la République était « acclimatée. » De Berlin, Bismarck se vantait d’avoir aidé l’opération en agitant son tonnerre, d’avoir « mis les choses en scène » pour donner le coup de grâce à la Monarchie et aux cléricaux. Mais il n’entendait pas qu’après avoir aidé la République elle lui tournât casaque et se mît à faire en Europe une politique indépendante. C’est ici que le raisonnement de Gambetta se trouvait court et sa combinaison imparfaite. La France était engagée sans le savoir, liée sans échange de signatures, aiguillée dans une direction à laquelle elle n’échapperait plus qu’au prix d’une crise. Ces modérés, disciples de Thiers, et qui venaient de fonder la République en suivant ses enseignements, Bismarck les tenait par leur timidité, par la crainte de compromettre leur ouvrage en rouvrant l’ère des difficultés extérieures. Sciemment ou non, ils s’étaient mis entre ses mains et ils suivraient le cours que cet esprit audacieux entendait imprimer à la politique de l’Europe.

Consolider le nouvel Empire allemand, lui donner des alliances, le plus d’alliances possible, prévenir toute coalition dont la France serait l’âme, c’était le souci dominant de Bismarck. Il lui fallait une France qui renonçât à jouer un grand rôle sur le continent et qui trouvât ailleurs des occupations et des compensations. Cependant il règlerait le compte de la Russie et du slavisme qui se réveillaient en Orient et qui alarmaient l’Angleterre. Chez nous, l’inquiétude était que cette guerre russo-turque, survenant si tôt après notre désastre, ne nous entraînât nous-mêmes dans une vaste guerre européenne, et le mot d’ordre était l’abstention. Oh ! certes la France était guérie des aventures. Personne n’y demandait plus de voler à l’aide des nationalités opprimées ou de faire une guerre de principes. Mais s’abstenir, même moralement, c’était une chimère. La République se voyait, dès ses premiers pas, rejetée dans ces complications extérieures dont elle aurait voulu s’écarter. Aller au Congrès de Berlin, ce ne pouvait être que pour approuver ce qui s’y ferait, et ce qui s’y ferait c’était l’isolement et la diminution de la Russie par l’Allemagne associée à l’Angleterre, c’était la consécration européenne de la victoire allemande de 1870. N’y pas aller, c’était une désapprobation, un blâme à Bismarck, qui dès lors nourrirait le soupçon que la France cherchait à se rapprocher de la Russie. On y alla.

On en revint avec la Tunisie et avec une tentation : aux hommes prudents qui dirigeaient la République et qui continuaient la pensée de Thiers, Bismarck avait montré la voie. Bientôt Jules Grévy serait élu à la présidence. Toute une politique y entrerait avec lui, et elle consisterait à chercher des dérivatifs à l’idée de revanche, à ne plus « s’hypnotiser sur la trouée des Vosges ». Le monde est vaste, avait suggéré Bismarck. En Afrique, en Asie, l’Allemagne vous donne carte blanche. Et il pensait qu’il aurait les mains libres en Europe, que l’humeur inquiète des Français serait employée au loin, leur créerait des embarras, si même elle ne les mettait pas en conflit avec l’Angleterre. Et de leur côté, plusieurs des chefs du parti républicain trouvaient l’offre séduisante. L’expansion coloniale, la constitution d’un vaste domaine africain et asiatique, ne serait-ce pas une compensation honorable au traité de Francfort ? Il ne suffisait pas d’avoir fondé la République. Il ne suffisait pas d’être résolu à éviter les complications européennes et de rassurer l’Allemagne sur les intentions du régime. Il fallait encore donner des satisfactions à l’amour-propre national, un emploi aux activités, ouvrir des perspectives aux esprits. Une nation comme la nation française ne peut pas vivre dans l’immobilité. Il semblait à Jules Grévy, à Jules Ferry, que la politique de l’expansion coloniale fût propre à concilier tout.

Cependant, sur ce point et sur d’autres, avant même que la République fût enlevée aux monarchistes, avant même qu’elle fût définitivement fondée, des divergences étaient apparues entre les républicains. Le régime aurait ses modérés et ses radicaux, ses conservateurs et ses réformateurs, ses whigs et ses tories. C’était normal. C’était attendu. Mais d’où vient que, dès les premiers pas, la lutte ait été si âpre, qu’entre partisans de la même forme de gouvernement on ait échangé tant de violences ? C’est qu’on n’était pas d’accord sur la question essentielle, qui était la question nationale. On n’était pas d’accord sur l’avenir et l’honneur de la nation, sur l’attitude que la France devait prendre en face de l’Allemagne, sur ses devoirs à l’égard des provinces perdues.

Quand la route républicaine parut enfin sûre et libre, le rêve de Gambetta fut de passer, comme il disait, à « l’action extérieure ». Après des hésitations, il tendit à se retrouver tel qu’il avait été au temps de la Défense nationale. Le sens politique de l’Italien qu’il y avait en lui, qu’il avait hérité de ses ancêtres gênois, l’avertissait que les grandes réalités étaient européennes et que les colonies se sont toujours gagnées ou perdues sur le vieux continent. Sa fibre de 1870 lui disait aussi que, tôt ou tard, il faudrait en revenir à la nécessité vitale et que la France, sous peine de déchéance ou de mort, ne pouvait se résigner à naviguer dans le sillage de l’Allemagne. Au dernier moment, il s’était dérobé aux invitations de Bismarck, il avait refusé de se rendre à Varzin. Sans rompre brusquement, sans risquer d’éclat dangereux, il filait de l’huile et il préparait un retour au patriotisme républicain. Par là aussi il aggravait une défiance et une hostilité qui n’avaient jamais désarmé, celles de Jules Grévy qui, à l’Élysée, continuait de représenter, avec plus de discrétion et de réserve que le pétulant vieillard, l’idée de Thiers, l’idée d’une République modeste, effacée, n’effarouchant personne. Systématiquement, Jules Grévy écartait Gambetta du pouvoir, non pas tant par jalousie peut-être que par crainte qu'il ne compromît le régime. Lorsque les deux présidents allèrent à Cherbourg, en 1880 (Gambetta était alors président de la Chambre), le contraste apparut déjà. Le discours de Gambetta avait produit l’effet d’un coup de clairon. Discours pourtant bien modéré, où l’allusion à la revanche était voilée, lointaine, enveloppée dans le nuage de la « justice immanente ». Mais Gambetta avait parlé de son « culte passionné pour l’armée ». Il avait dit « L’avenir n’est interdit à personne. » C’en fut assez pour alarmer Jules Grévy qui, huit jours plus tard, mit le pays en garde contre les « ambitions personnelles » (traduction du mot célèbre « France, méfie-toi des individus »). Il dénonçait aussi les « impatiences » et les « exagérations ». Tout le monde comprenait ce que ce langage voulait dire et quelle en était l’adresse. Et comme, pour en finir avec la popularité de Gambetta, il fallait qu’elle eût subi l’épreuve du pouvoir où une sorte de flot le poussait, Jules Grévy l’y appela.

Jules Ferry venait de tomber au moment où il avait réalisé l’offre de Bismarck et occupé la Tunisie. Les critiques que l’on faisait alors de l’expédition tunisienne nous paraissent aujourd’hui étranges et entachées de parti-pris. Mais, dans ces sortes de conflits, l’objet de la dispute disparaît. Il n’y a que l’idée qui compte. Celle qui dressait déjà Clemenceau contre Jules Ferry, c’était que l’ère des expéditions coloniales détournerait la France de ses tâches en Europe et en ferait la servante de la politique bismarckienne. La pensée de Jules Ferry, pensée qu’une pudeur l’empêchait d’exprimer tout haut, c’était que la France ne pouvait pas « s’hypnotiser sur la trouée des Vosges ». Entre ces deux conceptions, il y avait lutte, et, une première fois, Jules Ferry succomba. C’était l’heure de l’autre tendance Gambetta fut chargé de former le ministère, mais dans de telles conditions que son prestige dût y rester. Sur un mot d’ordre parti de l’Élysée, le vide se fit autour de lui. Le haut personnel parlementaire lui refusa son concours. Et quand le cabinet fut constitué, à la diable, une rumeur commença de courir « Gambetta, c’est la guerre. » Mot perfide.

Accusation mortelle. Lorsque Gambetta eut nommé le général de Miribel (un réactionnaire avéré, par surcroît) chef d’état-major général, quand il se mit à s’occuper ostensiblement de l’armée et de réformes militaires, l’inquiétude, attisée par ses adversaires, s’accrut. Gambetta semblait belliqueux et, comme en 1870, comme au temps de la Défense nationale, il effrayait. Deux mois après sa naissance, son ministère était renversé. Le seul soupçon qu’il pût conduire à la guerre avait suffi. La carrière de Gambetta était terminée. La guerre ! Le péril extérieur ! L’arme électorale qu’il avait si bien maniée contre les conservateurs, cinq ans plus tôt, se retournait contre lui. Donc, il y avait ceci d’étrange et qui semblait rendre la République presque ingouvernable : deux courants d’opinion également forts se heurtaient. Une politique qui renonçait ouvertement à tout espoir de revanche et nous rapprochait de l’Allemagne soulevait les colères du patriotisme. Une politique qui, même par de prudents détours, ramenait la France aux souvenirs de 1870, faisait penser qu’elle provoquerait la guerre, et alors une autre vaste portion du pays s’alarmait.

Les hommes qui dirigeaient la République ne se rendaient pas compte de ce dualisme, ou bien ils persistaient à croire que le parti du renoncement et de l’oubli était le plus fort et que la diversion coloniale était la meilleure méthode à suivre, tant à l’égard de l’Allemagne qu’à l’égard du peuple français. Toujours est-il qu’après Gambetta, Jules Grévy en revint bientôt à Ferry, et Ferry aux expéditions lointaines. Cette fois, ce n’était plus la Tunisie, c’était le Tonkin. Tout ce qui, en France, sentait d’instinct que ces expéditions répondaient à une idée préconçue et inavouée, suivait avec inquiétude ce qui apparaissait comme une déperdition de nos forces. Certes, ce n’était pas une brillante politique, celle qui ne nous avait fait renoncer à l’Égypte, après l’Alsace, que pour nous mettre en conflit avec l’Angleterre sur d’autres points du monde. Et voilà que, moins de quinze ans après le traité de Francfort, nous étions en guerre avec qui ? Avec la Chine ! Absurdité prodigieuse. Quand la nouvelle du désastre de Lang-Son fut connue, une tempête s’éleva contre Jules Ferry. « Tout débat est fini entre nous », dit l’âpre voix de Clemenceau, qui s’éleva encore à la tribune de la Chambre avec les accents qu’on devait lui retrouver trente ans plus tard. « Nous ne pouvons plus discuter avec vous les grands intérêts de la patrie ». La colère de Paris fut plus violente cent fois que celle de la Chambre. Il y avait longtemps qu’on n’avait vu, sur un homme politique, s’amasser une haine aussi tumultueuse. Un jour, reconnu dans sa voiture, Jules Ferry fut entouré par la foule, insulté, maltraité. Jamais les plus impopulaires des réactionnaires du 16 mai n’avaient subi de ces outrages. C’est que le « tonkinois », qui détournait les yeux de la « trouée des Vosges », avaient commis le grand blasphème.

À partir de ce moment, et pour plusieurs années, la République chancela sur ses bases : cette métaphore usée s’applique avec exactitude à la situation. Les gardiens de la démocratie s’appliquaient à suivre la ligne de prudence que, depuis les débuts du régime, ils s’étaient tracée : quand Bismarck, par l’affaire Schnœbelé, chercha de nouveau querelle à la France, Jules Grévy mit tout son sang-froid à la résoudre en « grand avoué ». Mais il semblait que la fortune fût lasse. Rien ne réussissait plus. L’opinion publique ne sut aucun gré au président d’avoir évité la guerre. Ce n’était pas tout. Jamais, entre modérés et radicaux, le parti républicain n’avait été aussi divisé. Aux élections de 1885, les monarchistes avaient relevé la tête. Des scandales, des « affaires », qui atteignaient Jules Grévy lui-même dans la personne de son gendre, aggravaient le trouble moral, et un jour vint où la Chambre dut sommer le président de se démettre. Cependant une popularité foudroyante se fixait sur un ministre que les républicains extrêmes avaient inventé.

Le général Boulanger avait commencé par être le cauchemar des conservateurs de droite avant d’être leur allié. Il avait pour premier lieutenant un admirateur de Gambetta, sous les auspices duquel la Ligue des Patriotes avait été fondée : Paul Déroulède. Henri Rochefort, l’adversaire de l’Empire, le condamné de la Commune, le grand journaliste, voix de Paris, était aussi de la suite du général, il était l’animateur de la cause. Ce qu’il y avait d’impur, pour les vieux républicains, dans le boulangisme, c’était d’abord ce déclassement des partis. Là aussi était le péril. Ce mouvement, ce tumulte gaulois réunissait des hommes de toute origine dans une même protestation. Si le boulangisme syndiquait beaucoup de mécontentements très divers, son fonds solide, c’était le patriotisme blessé. C’était la question d’Alsace et la question allemande. C’était de savoir si la France serait gouvernée par des hommes résignés à courber la tête et qui, à la longue, finiraient par s’entendre expressément avec Bismarck, ce qui était dans la logique du système de Ferry : l’instinct français ne s’y trompait pas.

Ainsi la politique de Thiers et de Grévy, qui avait servi à fonder la République, risquait de la renverser. Trop de prudence avait créé un autre péril. Paris révolutionnaire, Paris communard, radical ou bien boulangiste, c’était toujours Paris patriote. Paris demandait la dictature d’un général et pourtant ce général n’avait gagné aucune bataille. Mais c’était le ministre de la guerre qui, selon le mot de Maurice Barrès, avait « relevé le pompon du soldat ». Quelques paroles, une attitude, un certain nombre de mesures militaires qui montraient où allait l’esprit de Boulanger avaient suffi. La politique du rapprochement avec l’Allemagne avait produit cette explosion de « nationalisme ».

Le 27 janvier 1889, par une élection triomphale, Paris plébiscita le cheval noir de Boulanger. Que le médiocre héros de cet enthousiasme fût capable de le vouloir, et il était, le soir même, le maître du gouvernement. « S’il s’était porté sur l’Élysée à la tête de la Ligue des Patriotes et suivi du flot de ses partisans, qui peut dire qu’il n’eût pas balayé les obstacles ? Il y avait alors bien de l’ébranlement chez les gardiens de l’ordre public. » M. de Freycinet, qui donne cette note, était bien placé pour savoir que le sort de la République parlementaire ne tint ce soir-là qu’à un fil. Né d’un père républicain qui savait par cœur les Châtiments, Boulanger recula devant un coup d’État et voulut ne tenir le pouvoir que de la légalité. Quelle erreur de calcul ! Quelle méconnaissance de l’esprit moyen des Français ! Même si la ruse d’un ministre de l’Intérieur n’eût réussi à lui faire passer la frontière, la cause de Boulanger devait succomber quelques mois plus tard devant le vote de la province. L’idée de la revanche, qui le rendait populaire à Paris, le condamnait dans les départements. C’était la même situation qu’en 1871, lorsque Paris républicain voulait poursuivre la guerre et que la province conservatrice demandait la paix. Seulement, cette fois, la République, parce qu’elle était devenue pacifique, fut sauvée par les ruraux.

Ce serait une erreur de croire que le boulangisme n’ait été qu’un épisode bruyant. Il a marqué le commencement d’une période nouvelle dans l’histoire de la République. Les hommes les plus perspicaces du régime en avaient bien compris le sens et la leçon. C’est ce que laisse lire, entre les lignes de ses Souvenirs, M. de Freycinet, qui, témoin de nos révolutions (il avait vingt ans en 1848), en percevait le rythme plus distinctement qu’un autre. Un retour pur et simple à la politique de Jules Grévy et de Jules Ferry était désormais impossible. Il fallait trouver autre chose et donner des satisfactions au patriotisme.

Bismarck, de son côté, ne s’était pas mépris sur le sens du mouvement. Depuis la chute de Ferry, il était fixé. Il ne comptait plus voir une France oublieuse, résignée, docile, se prêter aux desseins de la politique allemande. Il avait senti ce que l’esprit national français avait d’irréductible. Si l’on pouvait agir sur la France, ce ne serait plus que par l’intimidation. La France refusant d’être l’alliée et la subordonnée de l’Allemagne, il fallait que l’Allemagne fût prête à l’écraser. Alors Bismarck organisa la levée en masse. Il fit voter le Septennat militaire après avoir dissous le Reichstag qui le refusait : ce n’était que le début des armements à outrance. Sans prendre de bon cœur son parti de l’alliance franco-russe, il la regarda comme un fait inévitable. Par une véritable provocation préméditée à l’adresse de la Russie, et pour avoir au moins l’air d’avoir voulu ce qu’il ne pouvait empêcher, il publia le texte du traité de l’alliance conclue par lui avec l’Autriche en 1879. Lorsque Guillaume II, devenu empereur, eut congédié Bismarck, le fondateur de l’unité allemande lui léguait une situation nouvelle.

C’est le mot que l’ingénieux Freycinet employait un an plus tard au banquet de Vandeuvre. Devant les attachés militaires étrangers, qui, après des grandes manœuvres brillantes, avaient pu juger des progrès de notre armée, il fit entendre qu’il y avait quelque chose de changé, que la République, sans renoncer à être « sage », sortait de son abstention et rentrait en Europe, inspirant désormais « aux uns la confiance, aux autres le respect ». L’alliance russe était annoncée, tout le monde la sentait venir, et elle faisait « vibrer le pays ». Le boulangisme n’avait pas été vain. Il avait détourné la République d’une orientation au bout de laquelle il n’y avait que le rapprochement avec l’Allemagne, c’est-à-dire le renoncement et la subordination au vainqueur.

Jules Grévy mourut à ce moment-là. C’était une conception qui s’en allait et qui, après avoir servi à fonder et à acclimater le régime, avait bien failli le faire périr. L’alliance avec la Russie contentait enfin le patriotisme français, qui d’ailleurs s’abandonnait à tort à l’illusion qu’elle était synonyme de revanche. L’illusion des hommes d’État qui l’avaient faite, pour être différente, n’était pas moindre. À leurs yeux, l’alliance franco-russe était une combinaison d’assurance et d’équilibre qui permettait à la France de reprendre sa liberté vis-à-vis de l’Allemagne en lui donnant une solide garantie contre les risques d’une guerre. Ce que les républicains de 1891 avaient voulu faire, c’était la synthèse des aspirations nationales et du désir de paix : les choses devaient tourner autrement et le calcul était trop habile pour être tout à fait juste. Il devenait même funeste s’il conduisait à regarder l’alliance comme une sécurité. Elle poserait des problème nouveaux : voilà tout. Elle nous entraînerait vers d’autres complications et d’autres dangers à la suite de la Russie qui était bien un géant, mais un géant déjà malade.

À l’avenir, il faudrait concilier l’existence et les mœurs d’une démocratie avec les exigences d’une politique extérieure de grande envergure. C’est le plus difficile des problèmes et le plus périlleux. Une attention sans défaillance, une préparation militaire sans lacunes, une discipline tenant tous les ressorts de la nation tendus : voilà ce qui eût été nécessaire à partir du moment où la France « reprenait la place qui lui était due ». Le peuple français partait sans le savoir pour une navigation orageuse. Il partait avec une seule force sûre, et cette force était en lui-même c’était un sentiment national que rien n’aurait corrompu.