Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 6

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Nouvelle Librairie nationale (p. 211-225).


CHAPITRE VI

DE LA BARRICADE DE BAUDIN À LA GUERRE CONTRE LE TSARISME


« Louis-Philippe avait cru qu’il suffisait de respecter cette forme du droit qu’on nomme la légalité pour conserver son trône et son pouvoir. Il y a deux mois, au contraire, qu’est-ce qui s’est passé ?… Il est vrai que Louis-Napoléon n’a pas observé la Constitution. Et cependant qui donc s’est levé pour défendre la Constitution, la Presse, l’Assemblée ? Quant à la France, loyalement interrogée, elle a répondu par sept millions cinq cent mille suffrages que Louis-Napoléon, en faisant tout cela, avait bien fait. »
Histoire complète et authentique de Louis-Napoléon Bonaparte, depuis sa naissance jusqu’à ce jour,
par MM. Gallix et Guy, 1852.


J’AI si souvent entendu raconter le coup d’État et la mort de Baudin, que je vois la scène du vieux faubourg comme si j’y avais été. Mon père, enfant, était alors à l’institution Fontaine, d’où les élèves étaient conduits au lycée Charlemagne. Le 3 décembre 1851, en sortant du lycée pour rentrer à la pension, les collégiens virent des barricades dans la rue Saint-Antoine. Mon père et un camarade ne voulurent pas manquer un si beau spectacle. Quittant les rangs à l’insu du maître d’étude, ils se promenèrent en curieux à travers le faubourg. Ils passèrent près de la poignée de députés qui, Schœlcher en tête, protestaient vainement contre le césarisme et les prétoriens, et qui crurent leur dernière heure venue lorsque la troupe chargea à la baïonnette mais les voltigeurs, débonnaires, dispersèrent les représentants du peuple sans leur faire de mal.

Quelques instants plus tard, les deux collégiens qui faisaient cette école buissonnière historique aperçurent un homme ceint d’une écharpe tricolore qui parlait et gesticulait du haut d’une barricade. À ce moment, un coup de feu retentit, puis la fusillade éclata, tandis que l’homme tombait. Les deux garçons, effrayés, prirent leurs jambes à leur cou sans demander leur reste. Plus tard seulement, ils surent qu’ils avaient vu Baudin consommer un sacrifice inutile et montrer au faubourg insultant et sceptique comment on meurt pour vingt-cinq francs par jour.

Lorsque les collégiens, le cœur battant, rentrèrent à la pension Fontaine, mon grand-père était là et il attendait avec sévérité. À la nouvelle des événements, craignant l’insurrection du quartier Saint-Antoine, dont la réputation, depuis Juin, restait terrible, il était venu à Paris chercher son fils. Il commença par une réprimande et un soufflet au jeune amateur de barricades. Puis, comme c’était un homme qui ne perdait pas ses minutes, avant de reprendre le chemin de la maison, il passa chez l’agent de change, et il donna l’ordre d’acheter des actions de chemins de fer. Depuis le matin, le succès du coup d’État ne faisait plus de doute. Le prince-président inspirait confiance à la bourgeoisie. L’Empire rassurait contre le socialisme et il était une promesse de prospérité.

Tandis que les bourgeois achetaient des actions de chemins de fer, les ouvriers restaient ironiques ou indifférents. Beaucoup étaient plus séduits qu’ils ne voulaient se l’avouer à eux-mêmes par la légende napoléonienne. La plupart avaient les journées de juin sur le cœur. « Que les fusilleurs bourgeois et le fusilleur Bonaparte s’arrangent », disaient les ouvriers du faubourg. Et ils jouaient au billard tandis que Baudin tombait. Plus tard, la génération républicaine surgie de l’Empire a donné au coup d’État une autre couleur. Presque tous, nous avons trouvé, dans la bibliothèque paternelle, l’Histoire d'un crime et les récits plus prosaïques de Ténot. À lire ces relations des journées de décembre, on s’aperçoit qu’à Paris, comme en province, la résistance avait été débile. La masse du public ne la soutint pas. Morny, qui avait bien préparé son affaire, avait étudié de près les Révolutions de 1830 et de 1848. Il s’était rendu compte des négligences et des maladresses des gouvernements déchus et il avait fait en sorte de ne pas les recommencer. Son opération fut habilement conduite. Mais ce qui en servit le mieux le succès, ce fut que, cette fois, le sentiment général était du même côté que le chef de l’État et le ministre de l’Intérieur. En faveur de qui Paris se serait insurgé ? Pour une assemblée impopulaire ? Quelques hommes hardis ayant attaqué l’escorte qui conduisait une voiturée de députés à Vincennes, ce furent ces parlementaires eux-mêmes, des conservateurs peu héroïques, qui refusèrent d’être délivrés. On les laissa aller à leur prison avec un dégoût mêlé de raillerie. Les jours suivants, les curieux vinrent voir et narguer les députés en cage. Quand l’heure de la promenade les faisait apparaître sur la plate-forme du vieux donjon, les quolibets de la foule montaient jusqu’à eux. C’était l’état d’esprit de Brumaire, lorsque les habitants de Saint-Cloud étaient allés, au milieu des rires, ramasser les écharpes et les chapeaux à plume semés à travers bois par les Cinq-Cents fuyant devant les grenadiers de Bonaparte. Mon père, mon oncle répétaient souvent ce rapprochement que leur père avait fait devant eux au moment de Décembre, ce qui ne les empêcha pas, à l’âge d’homme, d’être républicains.

Les premières années du second Empire furent d’une facilité extraordinaire. On n’en pouvait pas douter, la France possédait le régime de ses vœux et de son choix. Il y avait longtemps qu’on n’avait vu aussi peu de dissidences. Des plébiscites triomphaux venaient affirmer que les Français avaient bien le gouvernement qu’ils avaient voulu. L’Empire excellait dans l’art d’obtenir les bulletins de vote, mais l’activité de ses préfets n’aurait pas suffi à expliquer un assentiment aussi général. C’est un fait que le second Empire a été, de tous les gouvernements de la France au dix-neuvième siècle, le mieux accueilli et le moins discuté. Il faudra attendre 1858 pour voir apparaître cinq opposants, les « cinq » fameux, au Corps législatif. Il est vrai qu’en 1871 il n’y aura plus que trois bonapartistes à l’Assemblée nationale pour protester contre la déchéance de l’Empire. Mais qui donc, après Sedan, se souvenait de l’approbation presque unanime de Décembre ? Alors Louis-Napoléon avait contenté tout le monde. Il avait rendu à la foule le suffrage universel que les parlementaires avaient imprudemment mutilé. Il avait rassuré les propriétaires et les rentiers. Il avait capté les conservateurs, dont il avait mesuré, quand ils possédaient à l'Assemblée une majorité dont ils avaient été incapables de rien faire, la force au point de vue social et la débilité au point de vue politique. La France conservatrice était à prendre : Napoléon III la mit dans sa poche. Après quelques jours d’emprisonnement, il relâcha les députés de la droite. Plus tard, il en nomma quelques-uns sénateurs.

S’il fut plus sévère avec les montagnards et les plus purs du parti démocratique, il avait pourtant, contre les républicains, une arme plus forte que les commissions militaires, les déportations et l’exil. Il avait la popularité de son nom. Il avait les idées napoléoniennes. Dans son exil, Victor Hugo n’a jamais compris cela. Il n’a pas vu que le jour où la minorité montagnarde avait blâmé l’assemblée pour la « faiblesse » de sa politique européenne, — le même reproche qui avait fini par être mortel à la Monarchie de Juillet, — l’Empire était inévitable. Quant à Napoléon III, il avait admirablement pénétré la pensée testamentaire de son oncle. Pour effacer les traités de 1815, pour accomplir la politique des nationalités, pour assurer la gloire et la grandeur de la France et la liberté des peuples, pour établir la justice dans le monde, pour satisfaire enfin les illusions et les désirs du peuple français, contrariés depuis trente-cinq ans par la Monarchie légitime, la Monarchie orléaniste et la République parlementaire des conservateurs, il n’y avait qu’un nom, le nom napoléonien, il n’y avait plus qu’un régime à essayer, c’était l’Empire. Comme il avait vu juste, l’Empereur déchu, de son rocher ! L’Empire se reconstituait à l’aide des forces qu’il avait mises en mouvement et des sentiments qu’il avait calculés. Le testament de Sainte-Hélène valait un trône, joyeusement accordé, par sept millions de suffrages, à l’aventurier de Strasbourg et de Boulogne. Mais ce trône, il ne l’eût pas obtenu s’il eût joué un rôle, s’il n’eût pas été sincère. Ce n’est pas seulement parce qu’il représentait les idées et les sentiments de sa génération, c’est parce qu’il les partageait, que Napoléon III a eu cette fortune merveilleuse.

Les dix premières années de son règne furent un enchantement. Depuis longtemps la France n’avait eu un gouvernement avec qui elle se fût sentie en intimité plus complète. On pouvait bien lui passer de confisquer les libertés civiques et de bâillonner la presse bien plus sévèrement que Polignac et Charles X, puisqu’enfin, l’expérience l’avait montré, il n’y avait plus que la dictature pour faire la politique extérieure que voulait la nation.

Cependant, pour engager cette politique, il fallait une occasion et un prétexte. Napoléon III ne pouvait, de but en blanc, bouleverser l’Europe. « L’Empire, c’est la paix, » avait été une de ses premières paroles. Il fallait rassurer les puissances. Et puis, la paix est un si grand bien que tout gouvernement la promet, doit la promettre et jure qu’il n’est fait que pour la conserver. Tenir la promesse est autre chose. Si Napoléon III y eût été fidèle, son règne eût pris la tournure de celui de Louis-Philippe, et, au lieu de finir à Sedan, il eût fini, lui aussi, selon le mot du duc d’Orléans, dans le ruisseau de la rue Saint-Denis. Ses deux premières guerres, celle de Crimée et celle de l’Italie, consolidèrent l’Empire, non pas seulement parce qu’elles furent heureuses, mais parce qu’elles étaient conformes l’une et l’autre au programme de la démocratie.

Il eût été pourtant facile au nouveau régime impérial d’éviter les aventures et de marcher dans les mêmes voies paisibles que les deux monarchies antérieures et la république conservatrice, si facile qu’un « rêveur couronné » comme Napoléon III lui-même parut d’abord pencher vers la prudence. Pour changer la carte de l’Europe, il fallait qu’une condition première fût remplie. Il fallait que l’empereur Nicolas, qui, depuis 1848, était l’arbitre du monde européen et qui représentait le principe de conservation, fût mis hors de cause. Jamais la Russie n’avait été aussi forte. Seule de toutes les puissances continentales, elle avait échappé aux révolutions. C’est pourquoi elle avait pu intervenir partout, en Hongrie, en Prusse, en Autriche. S’entendre avec elle à ce moment-là, c’était pour la France s’assurer une tranquillité durable. Même en 1829, l’alliance avec la Russie n’avait pas été plus digne d’être désirée. Jamais elle ne devait plus l’être au même point. Cela était si évident, la raison parlait si haut, que Napoléon III fut tenté. Mais les circonstances et le mauvais génie de la démocratie, de l’élection et de la popularité en décidèrent autrement. C’est lorsque l’Empire russe était puissant que le peuple français lui aura fait la guerre et la lui aura faite d’enthousiasme, avant de le prendre pour allié, d’enthousiasme encore, au moment où il entrait en décadence et où il approchait de la décomposition.

Cinq mois avant le coup d’État, attaquant Louis-Napoléon à la tribune de l’Assemblée, Victor Hugo, parmi ses accusations, avait relevé les bonnes relations que le prince président entretenait alors avec l’empereur de Russie. Hugo était certain que ce grief porterait sur l’opinion libérale. Il savait qu’il touchait un point sensible. « Que dirait le grand Napoléon, s’écriait-il, si, revenant sur cette terre, il voyait son glorieux et belliqueux empire soutenu par des hommes qui se tournent vers le Nord et qui collent l’oreille contre terre pour écouter s’ils n’entendent pas venir enfin le canon russe ? » Provocation détestable ! Ce qui n’avait pas eu d’effet sur Louis-Philippe devait avoir une influence décisive sur Napoléon, souverain, mais candidat, soumis au plébiscite, et par conséquent attentif à l’opinion de la foule. De ce côté-là, il y avait danger pour lui à se compromettre avec le tsar, le « tyran », le « vampire » du romantisme révolutionnaire. Une occasion favorable ne tarda pas lui être fournie d’entrer en lutte avec le champion de la réaction européenne, aux applaudissements de sept millions d’électeurs.

En 1850, la Russie avait commis l’énorme faute de ne pas en finir avec la Prusse et le militarisme prussien, qu’elle tenait à sa discrétion. En 1854, l’Angleterre commit une faute différente mais non moins lourde, car elle devait avoir pour conséquence de lancer l’Europe sur la voie funeste au bout de laquelle se trouverait une Prusse victorieuse et une Allemagne unie. C’est l’Angleterre qui porte la responsabilité première de cette guerre de Crimée où l’ « Entente cordiale », ignorante et négligente du danger allemand, commença par affaiblir son futur associé de la Triple Entente. Une fois encore, le sort des nations, qui tient à si peu de chose, se joua dans cette circonstance. Un homme fut le maître du destin et de l’avenir de l’Europe. Et cet homme, ce n’était pas un autocrate. Ce n’était pas un chef d’État. Ce n’était pas même un ministre. Dans cette Angleterre constitutionnelle, si fière et si jalouse du droit de contrôle de son Parlement, il suffit d’un ambassadeur entêté pour décider d’une guerre dont les répercussions devaient être immenses.

Un homme dont l’obstination a suffi à précipiter le cours de l’histoire devrait bien y laisser son nom. Retenons celui de Stratford Redcliffe. Ce diplomate anglais, qui voulait la guerre, força la main à son gouvernement en poussant les Turcs contre la Russie. Engagée avec l’Angleterre dans les affaires d’Orient, la France suivit. Sans doute, la Russie n’était pas sans torts, mais rien ne rendait un conflit inévitable. La querelle des Lieux-Saints, après avoir traîné de longs mois, était en somme réglée, et très honorablement en ce qui regardait la France. Au dernier moment, lorsque déjà la flotte turque avait été détruite à Sinope, Nicolas Ier offrait encore « une main cordiale » à Napoléon III : ce fut la dernière des longues hésitations par lesquelles avaient passé les deux adversaires avant d’en venir au conflit. Cette main tendue, Napoléon ne la prit pas. Déjà, l’année précédente, quand l’affaire des Lieux-Saints s’était aigrie, et que, malgré l’avis de ses ministres, il avait fait appareiller la flotte de Toulon, il s’était senti approuvé et poussé par le sentiment public. Les catholiques saluaient avec enthousiasme une sorte de croisade pour Jérusalem et contre le schisme grec, d’accord avec les Turcs musulmans. Quant à l’opinion libérale et démocratique, dans toutes ses nuances, elle applaudissait à la guerre contre le tsarisme. Ce qu’elle voyait venir, c’était la guerre qu’elle avait appelée de ses vœux, pour laquelle elle avait renversé deux monarchies, la guerre que Louis-Philippe et les conservateurs de la deuxième République lui avaient refusée, la grande guerre contre l’autocratie et contre la réaction pour le droit des peuples. C’était exactement, et sous les mêmes prétextes, la guerre à laquelle le duc de Broglie, en 1834, avait en vain tenté d’entraîner la Monarchie de Juillet. L’instinct de la France révolutionnaire ne s’y trompait pas c’était bien le commencement d’une ère nouvelle, l’accomplissement de ses désirs. Barbès ce jour-là acclama le chef de la démocratie impériale. Et Michelet, en termes mystiques, célébra l’avènement de la justice dont le dictateur, l’homme de Décembre, se révélant, au fond, l’homme providentiel, se faisait l’ouvrier.

La préface des Femmes de la Révolution est datée du 1er  mars 1854. Elle est dédiée « aux femmes, aux mères, aux filles ». Michelet y découvre l’avenir. Il le voit distinctement, avec son coup d’œil d’historien, c’est la « guerre européenne, interrompue pendant quarante années », qui recommence. Guerre sainte, guerre qui doit dévorer le monde après être partie des rivages de Crimée, mais le dévorer pour le rendre meilleur et plus pur. Le premier coup de canon lointain, « solennel et profond », Michelet l’écoute dans une extase prophétique. « Il tonne pour la grande guerre religieuse de l’Orient et de l’Occident. » Guerre religieuse : le vrai mot est lâché. C’est au nom de la religion tombée du Sinaï de Sainte-Hélène que la France marche à la bataille. Stratford Redcliffe croit que c’est « sa guerre » : l’ambassadeur anglais n’est que l’instrument de la justice, figure nouvelle de la Providence. Ce n’est pas une guerre de diplomates et que les diplomates seront maîtres d’arrêter. Ici Michelet devient prophète. De son trépied, il découvre l’avenir :

« Grande guerre, en vérité, et qu’on ne limitera pas. Pour le lieu, pour le temps et pour le caractère, elle ira grandissant. C’est la guerre de deux dogmes, ô femmes, de deux symboles et de deux fois, la nôtre et celle du passé. Ce caractère définitif, obscur encore dans les tâtonnements, les balbutiements de la politique, se révélera de plus en plus. Oui, quelles que soient les formes équivoques et bâtardes, hésitantes, sous lesquelles se produit ce terrible nouveau-né du temps, dont le nom sonne la mort de tant de cent mille hommes, — la guerre, — c’est la guerre du christianisme barbare de l’Orient contre la jeune foi sociale de l’Occident civilisé. »

La mort de centaines de mille hommes comme Michelet a vu juste ! Ce n’est pas aux tranchées de Sébastopol que peut s’arrêter « cette crise suprême d’où va surgir un monde ». Il faudra encore d’autres victimes, encore d’autres sacrifices. Le sang versé pour refouler la Russie tsariste et pour détruire en Europe l’influence de la réaction moscovite appellera d’autre sang. Nicolas Ier vaincu et mort, cet obstacle abattu, il faudra que d’autres Français succombent pour que les nations aient tout leur droit, jusqu’à ce que, l’ayant eu, comme l’Allemagne, elles s’en servent pour dominer et pour conquérir à leur tour et pour déchaîner des guerres plus atroces que toutes les guerres, où les hommes, cette fois, périront par millions. Car les nouveaux venus, les « nouveau-nés du temps », voudront conquérir, à leur tour, ce qu’ils appelleront leur « place au soleil ». Alors le peuple français, meurtri, dépouillé, menacé dans sa vie, tournera les yeux vers Moscou. La génération qui suivra celle de la guerre de Crimée cherchera un tsar et n’en trouvera plus que l’ombre.

« L’envoi d’une armée française en Crimée avait pour but de mettre fin à la prépondérance de la Russie, ainsi qu’à l’isolement de la France. » C’était une campagne qui devait avoir pour effet de « rendre à notre pays sa situation normale dans les conseils de l’Europe... Nous ne pouvions redevenir les amis de la Russie qu’après avoir été ses adversaires ». Voilà comment Drouyn de Lhuys, notre ministre des Affaires étrangères, définissait et justifiait pour lui-même l’expédition. Il importait à ses yeux d’écarter la Russie de l’Orient, mais plus encore de l’affaiblir. Comme il le disait, l’Orient était secondaire au regard de la grande politique. Le but à atteindre, c’était de ramener en France le centre de gravité de l’Europe, en sorte que l’Europe n’eût plus à choisir entre la Russie et la Révolution. Ce fut le programme que le ministre français, empreint des traditions conservatrices, alla développer à Vienne. Il fit valoir avec succès, dans la ville de Metternich, les avantages d’une triple alliance franco-austro-anglaise, à laquelle viendrait naturellement s’adjoindre plus tard l’Empire russe assagi, et qui garantirait la tranquillité européenne contre les agitations des nationalités. L’esprit conservateur de Drouyn de Lhuys ne reprenait pas seulement le système de Guizot. Il reconstruisait la Sainte-Alliance pour prémunir l’Europe contre les conflits de races. Mais, déjà, la guerre de Crimée, échappant aux limites tracées par le diplomate et déjouant ses calculs, avait profité surtout à la Prusse et au Piémont, les deux États dont il craignait l’ambition remuante. La guerre contre la Russie avait été l’occasion que Bismarck et Cavour, chacun de son côté et dans des camps opposés, avaient saisie au vol, pour avancer, celui-ci, en intervenant, les affaires de l’unité italienne, celui-là, en n’intervenant pas, les affaires de l’unité allemande. L’hypothèse de Drouyn de Lhuys n’avait pas compté avec ces deux profonds politiques. Elle n’avait pas compté davantage avec les sentiments et les idées sur lesquels le régime impérial était fondé en France. Drouyn de Lhuys chevauchait une chimère et sa diplomatie avait raisonné dans le vide. Désavoué par Napoléon III, il dut quitter son poste. Alors seulement il comprit que la guerre de Crimée ouvrait la voie à une politique qui allait exactement à l’encontre de celle qu’il avait conçue. Drouyn de Lhuys avait voulu concilier les idées de Louis-Philippe et les idées napoléoniennes, la « résistance » et le « mouvement ». Le mouvement fut le plus fort. Jusqu’où n’a-t-il pas conduit !

Observant le conflit des puissances occidentales avec la Russie, Bismarck avait vu et n’avait pas laissé échapper la chance inespérée d’un relèvement pour la Prusse, humiliée depuis Olmütz. L’Autriche était sur le point de commettre une de ces ingratitudes dont le monde s’étonne moins que ne l’avait pensé Schwarzenberg parce qu’elles sont la monnaie courante de la politique, surtout de la sienne. L’Autriche était toute prête à se tourner contre le tsar qui, cinq ans plus tôt, l’avait sauvée de la révolution hongroise. Comme l’âne de Buridan, l’Autriche, au dix-neuvième siècle, hésitait entre deux tentations, ne sachant si elle devait remonter le Danube ou le descendre. Il lui plaisait fort, à ce moment-là, d’en écarter la Russie à peu de frais et à peu de risques en se joignant à la France et à l’Angleterre. Et elle eût aimé entraîner avec elle la Confédération germanique qu’elle semblait encore diriger. Mais l’Allemagne ne se souciait pas de la suivre et, de plus, les Cours secondaires étaient attachées au tsar. Grâce à Bismarck et à son coup d’œil, la Prusse prit la tête de la résistance à la politique autrichienne, s’assurant ainsi, à la fois, par un beau coup double, la reconnaissance des Allemands et celle d’Alexandre II. Cela devait se retrouver en 1870. C’était un bon placement diplomatique.

Napoléon III en fit un mauvais. L’Autriche lui offrait alors son alliance, une « alliance perpétuelle », disait à Drouyn de Lhuys le jeune Habsbourg. François-Joseph est mort au milieu d’une guerre conduite contre nous en commun avec la Prusse, cinquante ans après avoir inutilement proposé à la France de s’associer à elle pour assurer le repos de l’Europe ; l’expérience de 1855 avait engagé tout son règne. Napoléon avait refermé la porte entr’ouverte sur la destinée.

En vain Drouyn de Lhuys pressait son maître d’accepter. Pendant quinze jours « qui ont décidé de la fin du siècle », selon le mot d’un historien contemporain, quinze jours qui ont décidé aussi, par conséquent, de la guerre de 1914, l’empereur hésita. Il y avait dans son esprit, comme dut le constater son ministre, une résistance qui ne put être vaincue. L’alliance autrichienne, c’était sans doute la raison. Mais c’était l’alliance réactionnaire, l’alliance condamnée par la démocratie. C’était l’alliance impopulaire par excellence, celle qui, depuis Louis XVI, avait perdu les régimes qui l’avaient conclue, celle qui, au moment du mariage de Napoléon Ier avec Marie-Louise, avait irrité la vieille armée. L’alliance autrichienne, c’était celle qui devait faire respecter les traités de 1815, arrêter l’affranchissement des nationalités, empêcher l’unité de l’Allemagne, l’unité de l’Italie. Napoléon III, pour la repousser, n’eut qu’à écouter, avec la voix qui parlait au fond de lui-même, l’opinion publique qui, chez nous, depuis un siècle, restait fidèle à son préjugé et à ses illusions sur la Prusse.

Son parti étant pris, il alla d’ailleurs au bout de son idée. Ce fut l’empereur des Français qui fit ouvrir les portes du Congrès de Paris à la Prusse, que les Anglais, ne pardonnant pas l’attitude de Bismarck, eussent voulu exclure. À ce congrès, déjà, le Piémont, grâce à l’habile politique de Cavour, avait sa place, et la question de l’unité italienne était posée devant l’Europe. Avec Manteuffel, l’unité allemande y entrait. Quant à la Russie, on la coupait de l’Orient, de Constantinople, de la Méditerranée. On la rendait impuissante contre les Turcs dans la mer Noire, et c’était le signe que, les Anglais et nous, nous étions victorieux. Que cinquante ans s’écoulent encore et des troupes anglo-françaises, unies comme devant Sébastopol, combattront pour ouvrir aux Russes le chemin des Dardanelles… Faire et défaire, serait-ce donc le dernier mot de l’histoire ? C’est seulement le sort qui attend toute politique à courte vue et qui se résout en flots de sang.

Ce Congrès de Paris, si brillant, d’où la Russie sortait abaissée, c’était le triomphe du second Empire. La France retrouvait enfin ce qu’elle avait tant désiré de la gloire, la présidence des nations, un rôle directeur et protecteur. Le Congrès de Paris effaçait déjà le souvenir de celui de Vienne. Ne servirait-il pas aussi à en effacer les traces sur la carte d’Europe ? Sur un point, l’instinct du peuple français ne se trompait pas. Le Congrès de Paris était la préface d’événements encore plus décisifs. Mais lesquels ? C’est là que l’illusion commençait. Le tsarisme vaincu, la voie était libre. La justice internationale et le droit des peuples n’étaient plus une chimère. Aussi, plus encore qu’au 2 décembre, la France s’applaudit du choix qu’elle avait fait, du maître qu’elle s’était donné, des sept millions de suffrages par lesquels elle avait proclamé le dictateur qui ne la décevait pas. Les fêtes du Congrès furent ses fêtes. Les bals et les dîners des diplomates furent les siens. Elle était si loin de se douter que le nom de Manteuffel ne tarderait pas à prendre une signification sinistre ! Elle était si loin de découvrir le ver de son fruit !

L’enchantement n’était pas près de finir encore. En 1857, lorsque Béranger mourut, ce fut un deuil national, une foule immense suivit ses restes. Dix ans plus tôt, cet enterrement, comme celui du général Lamarque, eût été l’occasion de désordres, de manifestations tumultueuses contre la Monarchie. Mais, en 1857, il y avait une popularité au moins égale à celle du chansonnier c’était la popularité de Napoléon III. L’empereur savait ce que son trône devait au poète du peuple, au chantre de la religion de Sainte-Hélène. Il ne voulut pas seulement se charger des funérailles. Comme le dit le lendemain un article du Moniteur il y présida par la pensée. Cet article, Sainte-Beuve lui-même avait été chargé de l’écrire. Avec toutes les subtilités de son esprit, il y exprima la reconnaissance officielle de l’Empire pour les immenses services rendus à la cause napoléonienne par Béranger. Sainte-Beuve le félicitait d’avoir vu, avant de mourir, la première revanche de Waterloo, les traités de 1815 à demi déchirés, tous ses vœux, ceux de la démocratie libérale, comblés ou près de l’être.

« Jours réparateurs », disait Sainte-Beuve. C’était l’illusion générale, et comme elle était profonde ! Toute la clairvoyance de Sainte-Beuve, ébloui par des apparences, ne distinguait pas dans quel labyrinthe la France était entrée.

Car la guerre de Crimée n’était qu’un commencement. Les batailles de Sébastopol n’avaient pas de sens si elles n’étaient pas la préface d’autres batailles, ces « fêtes » où le vieux sergent de Béranger avait souhaité à ses petits-fils de trouver un « beau trépas ». La liberté de mouvement acquise en Europe par la France, depuis que la Russie était abaissée, devait entraîner une action et une guerre nouvelles. Le refus opposé à l’alliance offerte par l’Autriche, pour être logique, devait être suivi d’une guerre contre l’Autriche. Il fallait que l’Autriche fût battue comme l’avait été la Russie pour que le principe des nationalités pût triompher en Europe. Mais l’Autriche ne nous donnait pas de grief. Nulle part ses intérêts ne heurtaient les nôtres. Pour avoir la guerre, Napoléon III dut la chercher et la provoquer. À la réception du 1er  janvier 1859, il adressait lui-même, publiquement et dans son propre palais, des paroles presque injurieuses à l’ambassadeur autrichien. La France n’a peut-être jamais fait de guerre plus gratuitement et plus volontairement déclarée que cette guerre démocratique, approuvée et applaudie par tout le libéralisme français, parce qu’elle était entreprise contre une puissance réactionnaire et pour la libération des peuples. Fatale erreur, et que le peuple français devait payer cher !

Cette campagne de Lombardie, marquée par des victoires, mais des victoires difficiles et disputées, comme elle justifiait les hommes prudents qui avaient résisté au parti de la guerre et qui avaient averti la France que, si forte fût-elle, elle ne pouvait pas se permettre de bouleverser l’Europe et que c’eût été folie de nous exposer à une coalition ! Napoléon III comprit le danger lorsqu’il s’aperçut que, pour affranchir l’Italie, il ameutait contre lui tout le monde germanique. Cependant la Russie se réjouissait de nos embarras. L’Angleterre ne faisait pas un geste pour nous en tirer, contente si son Palmerston avait approuvé de loin la théorie libérale du principe des nationalités. Alors Napoléon III, inquiet et cédant au parti de la sagesse, signa les préliminaires de Villafranca. Il fit sa paix avec l’Autriche : dès lors le déclin de son règne commença.

La campagne d’Italie laissait, avec une œuvre inachevée, tout le monde insatisfait et meurtri. Qu’était-ce que cet État italien agrandi, mais arrêté et surveillé dans son essor et à qui l’on n’avait fait espérer l’unité que pour la limiter, ce qui revenait à la lui interdire ? Du moment qu’il y avait une Italie, il lui fallait Rome. Mais alors c’était une nouvelle question qui se posait : celle de la clientèle catholique de la France à l’extérieur, celle des électeurs catholiques de l’Empire au-dedans. Tout à coup, la politique de Napoléon III, qui n’avait connu jusque-là que des facilités et des succès, se trouvait en présence d’une infinité de problèmes. La première application du principe des nationalités soulevait des antinomies : l’Empire allait s’épuiser à vouloir les résoudre.

Désormais, tout ce que tente Napoléon III pour sortir d’affaire et redresser la situation est frappé d’insuccès et ne sert qu’à lui faire perdre pied davantage. Il veut se conformer à la raison d’être de son règne, à son programme, à son nom, « symbole de gloire et de nationalité ». Mais, instruit par ses inquiétudes de 1859, il n’ose plus rien pousser à fond. Alors il recommence un peu partout ses fautes d’Italie, esquissant les choses pour les abandonner, créant plus de rancunes que de gratitudes, se rapprochant un jour du tsar pour défendre les Slaves des Balkans, l’irritant en soutenant la cause polonaise pendant la révolte de 1863, tandis que Bismarck, toujours à l’affût des erreurs d’autrui, s’emparait de cette occasion pour faire de nouveau sa cour à la Russie. A la fin, désespérant de trouver un succès en Europe, et sentant que, de mois en mois, il s’engageait davantage dans l’imbroglio qu’il avait créé, Napoléon III concevait l’expédition du Mexique, comme un moyen de donner à la France, et à peu de frais, la gloire qu’elle attendait du régime. Pour détourner les esprits des déceptions naissantes, nos forces militaires allaient être en partie dérivées vers une entreprise stérile qui nous vaudrait par surcroît l’hostilité des États-Unis. Cependant, ces agitations avaient mécontenté et alarmé l’Angleterre. Par un lamentable résultat qui démentait toutes les promesses du règne, les traités de 1815 subsistaient dans ce qu’ils avaient de pénible pour nous, et la France était condamnée à se trouver seule à l’heure du danger. Le principe des nationalités ne nous avait fait aucun ami. Il lui restait à susciter l’éternel ennemi de la nation française.

Bismarck était là pour pousser Napoléon III à la tentation et le jeter dans la dernière et la plus grosse de ses erreurs. Où restait-il quelque chose à essayer pour remanier l’Europe conformément aux idées napoléoniennes et au droit des peuples ? C’était du côté de l’Allemagne. Si l’unité italienne n’avait pas donné ce qu’on en espérait, l’unité allemande offrirait peut-être un champ plus favorable. Bismarck alla au-devant des désirs de l’empereur. Une grande Allemagne unie sous la présidence de la Prusse et sœur de la jeune Italie, c’était le système des « grandes agglomérations » réalisé, la Sainte-Alliance des peuples entrant dans l’histoire. En outre, le tentateur promettait sur le Rhin ou peut-être en Belgique (qui, après tout, n’était pas une « nationalité »), une compensation au moins égale à la Savoie et à Nice. Napoléon III, pris à ce piège, flatté dans toutes ses chimères, prompt à se rattacher à un nouvel espoir comme un homme déçu, vit son programme européen triomphant en même temps que Waterloo serait vengé et la France agrandie. Enfin Bismarck lui apportait le salut. Sur la grève de Biarritz, ébloui par les promesses du Prussien, Napoléon III se crut l’arbitre d’une Europe réconciliée dans la justice, l’harmonie et la paix. Et si la France eût pu connaître ces conversations secrètes, elle eût partagé la même confiance et les mêmes illusions. Bismarck connaissait le credo de la démocratie française : la gloire par la libération des peuples. C’était une naïveté. Il l’exploita hardiment, quitte à se découvrir quand la partie serait assez engagée et qu’il se sentirait lui-même assez fort. C’est ainsi que ses pâles successeurs ont parlé à Brest-Litovsk le même langage que les révolutionnaires russes pour frapper du poing sur la table le jour où ils ont vu qu’ils étaient les maîtres de la situation.