Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 1/5

La bibliothèque libre.
Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 143-172).

CHAPITRE V.


Édit de 1724 contre les églises réformées. —
Principes et conséquences de ce code de lois.


À peine le duc d’Orléans eut-il fermé les yeux, que l’évêque de Fréjus, depuis le cardinal de Fleury, détermina son élève, le jeune Louis XV, à confier la patente de premier ministre à Louis, duc de Bourbon ; seulement l’évêque, qui exerçait déjà tout l’ascendant d’un vieillard spirituel et grave sur un triste et débile adolescent, ne remit le pouvoir au duc que dans le dessein bien arrêté de cultiver soigneusement le crédit nécessaire pour le lui ôter sans retour. Cependant l’apparition de la maison de Condé à la direction des affaires de France fut comme destinée, par une bizarre fatalité de cour, à mettre le dernier sceau aux calamités qui pesaient sur les églises réformées.

Pour expliquer, ou au moins pour tâcher de concevoir la violence inouïe que le duc de Bourbon montra contre les protestants dans son passage au premier poste de l’État, il faut reprendre les choses de plus haut. La maison de Condé, qu’il représentait, issue d’un frère d’Antoine, roi de Navarre, père de Henri IV, avait vu une formidable concurrence, dans la ligne des princes du sang, naître contre elle par la résurrection de la nouvelle branche d’Orléans, provenue d’un frère de Louis XIV. La rivalité des deux maisons ne tarda pas à se faire jour, plutôt, il est vrai, par des intrigues que par des querelles. Lors du 1713.
15 mars.
traité d’Utrecht et de l’enregistrement des lettres patentes, qui confirmaient la renonciation de Philippe v à tous droits sur la couronne de France, le duc de Bourbon, alors un jeune homme de vingt-un ans et d’un esprit plus que médiocre, s’avisa, contre ses intérêts évidents, puisque la renonciation le rapprochait du trône, de protester en secret. Le véritable motif de cette ambition maladroite fut sans doute, que l’absence du duc d’Anjou et de sa ligne était encore plus favorable à la maison d’Orléans qu’à celle de Condé. Toutefois, sous la régence, un intérêt, ou plutôt une vanité commune, rapprocha les deux branches. L’impulsion vint du duc de Bourbon. Le régent eût laissé volontiers les princes légitimés, le duc du Maine et le comte de Toulouse, s’éteindre dans les honneurs sous lesquels le feu roi avait déguisé le scandale de leur naissance ; mais, le duc de Bourbon entraînant avec lui ses jeunes frères, le prince de Conti et le comte de Charolais, poursuivait avec fureur la dégradation des légitimés. Voici le portrait que Lemontey donne du duc de Bourbon : « Le bel héritage de gloire laissé par le grand Condé à sa famille n’y avait pas été recueilli. À deux princes affligés de manie succédait un jeune homme farouche, d’une intelligence grossièrement ébauchée, d’un aspect hideux depuis qu’il avait perdu un œil, et brutal dans ses haines comme dans ses amours. » (Vol. i, ch. vi.) Aussi ce prince, qui vint renchérir encore sur le code persécuteur de Louis XIV, était cependant le même qui, sous la régence, voulut forcer le maréchal de Montesquiou à quitter un nom porté par celui qui assassina le premier prince de Condé sur la sanglante plaine de Montcontour. Cet esprit aussi borné que vaniteux ne vit donc pas que la plus digne manière d’honorer les cendres du héros calviniste, c’eut été de laisser respirer les protestants.

Le duc de Bourbon atteignit le faîte du pouvoir dès que le roi d’Espagne, en remontant sur le trône par l’ordre de ses jésuites, eut dissipé les craintes que son abdication prématurée avait soulevées à la cour de France. Le premier soin du chef de la maison de Condé, dont Mme de Prye devint la duchesse de Maintenon, fut de se constituer fortement en place et d’entreprendre des réformes multipliées pour flatter la cour, ou pour se concilier le peuple écrasé par les traitants. L’aristocratie eut sa part en de très-nombreuses promotions au cordon bleu ; sept maréchaux de France furent nommés en pleine paix. En élevant à cette dignité le duc de Roquelaure et le comte de Medavy, on eût dit que Monsieur le duc voulût décorer les auteurs des dragonnades languedociennes et dauphinoises, que ces courtisans avaient dirigées contre les églises après la mort de Louis XIV. Il voulut tout régler. Les finances, la mendicité, le code contre le vol, le code noir, dont d’Aguesseau tenta vainement d’adoucir l’horreur, portèrent les marques de l’inhabileté de Monsieur le Duc et du garde des sceaux Fleuriau d’Armenonville. Il était facile de croire que sous un tel maître, l’esprit de l’ancien conseil de conscience, comprimé par le sens droit du duc d’Orléans et de Dubois, romprait bientôt toutes les bornes. Ce fut ce qui arriva. Il est vraisemblable que Monsieur le Duc, qui apportait en tout la plus incroyable légèreté, voulut régler, ou du moins voulut laisser régler d’un coup tout ce qui regardait l’état des dissidents réformés, et que ce fut cette manie qui l’emporta au point de promulguer le fameux édit dont rien ne semblait motiver les rigueurs extraordinaires. S’il est plus que probable qu’il n’eut pas l’initiative de cette loi désastreuse, tous ses actes attestent qu’il dut subir docilement les influences diverses qui la lui dictaient.

En effet, parmi les prélats les plus ambitieux et aussi les moins austères, figurait Lavergne de Tressan, ex-aumônier de Philippe, qui était devenu évêque de Nantes et secrétaire du conseil de conscience. Il avait pour collègue le cardinal de Noailles, et il avait été témoin des efforts inouis de Rome pour faire abjurer le jansénisme au premier pasteur de Paris. Il avait vu la pourpre de l’Église récompenser le zèle du cardinal de Bissy pour la même cause, comme plus tard elle alla décorer la vie scandaleuse de l’abbé de Tencin. Cette soif du cardinalat qui avait consumé Dubois vint s’emparer de l’évêque de Nantes, qui voyait dans le chapeau un pas de fait vers le poste de premier ministre déjà convoité par l’évêque de Fréjus. Mais le jansénisme était comprimé ; ce champ épineux ne paraissait plus promettre des récompenses prochaines. Alors l’évêque de Nantes chercha à remplir auprès du duc de Bourbon le rôle vacant par l’absence des jésuites ; il crut trouver dans les fonctions d’un autre Letellier le moyen sûr de s’attirer la plus haute bienveillance de Rome. On conçoit qu’après avoir vainement sollicité dans le sens de sa cause et le duc d’Orléans et Dubois, il se soit empressé de l’offrir au duc de Bourbon, dont l’esprit était entièrement incapable d’en saisir toutes les conséquences, et aux yeux duquel les protestants ne paraissaient qu’une petite fraction de sectaires séditieux. Ces dispositions devaient d’autre part flatter la cour, et entrer dans les vues de ces grands seigneurs commandants du midi, dont le duc de Bourbon venait de récompenser le vigilant fanatisme. Ainsi, l’ardeur des dignités de l’Église, la vanité nobiliaire, et la manie gouvernementale, semblaient se réunir pour inspirer un retour vers l’ancienne intolérance. À côté de toutes ces vues diverses, le cauteleux Fleury laissait faire, sans pousser au fanatisme et sans s’y opposer, espérant par là éviter l’odieux d’une cruauté gratuite, et se réservant, sans y prendre une part directe, un certain mérite auprès de Rome pour le chapeau qu’il convoitait en silence. Le duc de Bourbon fut donc joué en toute cette affaire par les espérances ambitieuses de deux prêtres, qui surent faire tourner à leur profit personnel l’odieux dont ils le couvraient. Ces manœuvres si bien déguisées expliquent comment le nouvel édit éclata si subitement, sans préparation aucune, en produisant autant de surprise chez les grands corps de l’État que de stupéfaction chez les victimes qu’il frappait[1].

Nous ne prétendons point que les considérations précédentes donnent la clé complète de la promulgation de l’édit meurtrier de Monsieur le Duc. C’est le sort des cours absolues, où les mesures les plus grandioses dépendent des prétentions de quelque ambition subalterne ou du manège de quelques intrigues obscures ; elles ne sauraient elles-mêmes rendre compte de leurs actes. De là il suit que l’historien, concluant de la gravité des résultats à la gravité des causes, est exposé à chercher de grands motifs aux choses qui n’en eurent que d’imperceptibles, axiome qui s’est confirmé de plus en plus à la cour de Louis XV. Quoi qu’il en soit, ce qui prouve démonstrativement que le duc de Bourbon et que l’évêque de Nantes rêvaient un système complet et bien suivi d’intolérance, c’est que Tressan eut soin de confier la rédaction des instructions secrètes pour les intendants au vieux Baville : l’ancien intendant du Languedoc ranima tous les secrets de sa longue et odieuse expérience, pour porter les derniers coups à une secte qui avait bravé son génie ; « mais, dit Lemontey en son énergique coloris, la mort le surprit, achevant cet ouvrage et savourant cette odeur de proie qui charmait ses derniers jours. » Ainsi, les églises délivrées de Mme de Maintenon et du père Letellier, furent condamnées, neuf ans après la mort de Louis XIV, à voir reparaître l’inquisition de cet intendant farouche, qui avait peuplé les galères de protestants et désolé le Languedoc de combats et de supplices. Ce fut un malheur que cet obstiné vieillard ne vécut pas assez, pour voir ses lois homicides succomber sous l’impossibilité de leur pratique, sous l’indulgence forcée des magistrats, et sous l’indignation d’un siècle aussi corrompu que le sien, mais d’une corruption moins dévote et moins impitoyable.

Lorsque l’édit de 1724 fut rendu, le duc de Bourbon, gouverné par la marquise de Prye, était premier ministre en titre. Fleury, l’évêque de Fréjus, était membre du Conseil ; il assistait à toutes les délibérations les plus secrètes, et il continuait en réalité la charge de précepteur du roi, même après sa majorité. Phélypeaux de Saint-Florentin était ministre de la maison. Tonnelier de Breteuil tenait la direction de guerre. Fleuriau d’Armenonville avait les sceaux, pendant l’exil volontaire de d’Aguesseau à sa terre de Fresnes. L’évêque Lavergne de Tressan était le directeur des mesures religieuses du duc de Bourbon. Ce fut ce prélat, qui devint plus tard archevêque de Rouen, et dont le neveu, académicien caustique et brillant militaire, rajeunit en français nos vieux romans de chevalerie et les riantes fictions de l’Arioste. On ne comprend guère comment les salons de son oncle, rendez-vous de toute la belle société du Palais-Royal, auraient pu laisser passer sans critique des projets aussi peu chevaleresques que ceux de l’édit de 1724, qui semblait inspiré par le génie de Philippe II. Ce fut une bien légère expiation de tant de calomnies contre les églises réformées que la traduction véritablement classique qu’a donnée de nos jours le dernier descendant de cette maison, l’abbé de Tressan, d’un des ouvrages les plus estimés de la chaire réformée, les Sermons de Hugh Blair.

Il faut donc avoir soin de renvoyer à qui de droit la responsabilité de l’édit de 1724. Il fut l’œuvre de M. le duc de Bourbon, et surtout de Lavergne de Tressan, évêque de Nantes et ensuite archevêque de Rouen. Monsieur le Duc, que sa naissance et non ses talents avait porté au premier pouvoir, et qui se mêlait peu de politique, laissa faire les magistrats administrateurs et les dévots. Peu de temps après cette mesure, l’évêque de Fréjus prit sa place et le renvoya pour jamais dans le brillant exil de Chantilly, où il mourut en 1740. Phélypeaux de la Vrillière, comte de Saint-Florentin, grand administrateur et infatigable signataire des lois les plus opposées, signala les dernières années de ses charges par cette mesure, qui ne lui coûta pas plus que tant d’autres d’un esprit analogue. On a peu parlé du ministre de la guerre de Breteuil, qui mourut en 1743, et qui, ainsi que Lamoignon de Baville suivi de Malesherbes, fut remplacé longtemps après l’édit de 1724 par le baron de Breteuil, d’une autre branche, qui rendit une éclatante justice aux droits des réformés. Enfin les sceaux du chancelier, en l’absence momentanée de d’Aguesseau, étaient alors tenus par d’Armenonville, qui les conserva de 1722 à 1727, et qui termina ses jours dans une assez douce disgrâce au château de Madrid. On voit donc que dans ce ministère si peu solide, où le chef du cabinet, Monsieur le Duc, n’était remarquable que par son importante nullité, où le cardinal de Fleury n’était pas encore le maître, et d’où l’intègre d’Aguesseau s’était retiré, on ne sait sur qui faire reposer la responsabilité de l’édit funeste de 1724. Surtout elle ne saurait atteindre le sage historien Claude Fleury, confesseur du jeune roi Louis XV, dont tous les écrits déposent contre un tel système, et qui d’ailleurs termina sa carrière (1723) avant que ce code fût promulgué.

Le cardinal Dubois et Philippe d’Orléans, son maître, étaient morts tous les deux. C’est à tort qu’on a voulu charger leur mémoire de ce code cruel. Enfin lorsqu’on fit prendre cette mesure à Louis XV il n’était majeur que depuis treize mois environ ; il avait précisément quatorze ans et deux mois d’expérience. Est-ce bien à un enfant de cet âge qu’il faut renvoyer la responsabilité d’un tel forfait ?

Nous allons maintenant rapporter les dispositions principales de cet édit trop fameux, et il sera facile de remonter de la teneur de sa jurisprudence à l’esprit qui dut le dicter. On fait dire au jeune roi ces paroles dans le préambule de la déclaration : « De tous les grands desseins que notre très — honoré seigneur et bisaïeul a formés dans le cours de son règne, il n’y en a point que nous ayons plus à cœur de suivre et d’exécuter que celui qu’il avait conçu d’éteindre entièrement l’hérésie dans son royaume, à quoi il a donné une application infatigable jusqu’au dernier moment de sa vie. Dans la vue de soutenir un ouvrage si digne de son zèle et de sa piété, aussitôt que nous sommes parvenus à la majorité, notre premier soin a été de nous faire représenter les édits, déclarations et arrêts du Conseil, qui ont été rendus sur ce sujet, pour en renouveler les dispositions, et d’enjoindre à tous nos officiers de les faire observer avec la dernière exactitude. Mais nous avons été informés que l’exécution a été ralentie depuis plusieurs années, surtout dans les provinces qui ont été affligées de contagion, et dans lesquelles il se trouve un plus grand nombre de nos sujets, qui ont ci-devant fait profession de la religion prétendue réformée, par les fausses et dangereuses impressions que quelques uns d’entre eux, peu sincèrement réunis à la religion catholique et excités par des mouvements étrangers, ont voulu insinuer secrètement pendant notre minorité ; ce qui nous ayant engagé à donner une nouvelle attention à un objet si important, nous avons reconnu que les principaux abus qui se sont glissés et qui demandent un prompt remède, regardent principalement les assemblées illicites, l’éducation des enfants, l’obligation pour tous ceux qui exercent quelques fonctions publiques de professer la religion catholique, les peines ordonnées contre les relaps, et la célébration des mariages : sur quoi nous avons résolu d’expliquer bien directement nos intentions… Nous avons dit et ordonné que la religion catholique soit seule exercée dans notre royaume, pays et terres de notre obéissance ; défendons à tous nos sujets, de quelque état, qualité ou condition qu’ils soient, de faire aucun exercice de religion autre que ladite religion catholique et de s’assembler, pour cet effet, en aucun lieu et sous quelque prétexte que ce puisse être, à peine, contre les hommes, des galères perpétuelles, contre les femmes, d’être rasées et enfermées pour toujours, avec confiscation des biens des uns et des autres (art. 1er …) Étant informé qu’il s’est élevé, et s’élève journellement dans notre royaume plusieurs prédicants, qui ne sont occupés qu’à exciter les peuples à la révolte et les détourner des exercices de la religion catholique…, ordonnons que tous les prédicants qui auront convoqué des assemblées, qui y auront prêché, ou fait aucunes fonctions, soient punis de mort…, sans que ladite peine de mort puisse à l’avenir être réputée comminatoire… ; défendons à tous nos sujets de recevoir lesdits ministres ou prédicants, de leur donner retraite, secours et assistance, d’avoir directement ou indirectement aucun commerce avec eux ; enjoignons à tous ceux qui en auront connaissance de les dénoncer aux officiers des lieux, le tout à peine, en cas de contravention, pour les hommes, des galères perpétuelles, et pour les femmes d’être rasées et enfermées pour le reste de leurs jours, avec confiscation des biens des uns et des autres (art. 2). Ordonnons à tous nos sujets, et notamment à tous ceux qui ont autrefois professé la religion prétendue réformée…, de faire baptiser leurs enfants dans les églises des paroisses où ils demeurent, dans les vingt-quatre heures après leur naissance ; enjoignons aux sages-femmes, et autres personnes qui assistent les femmes dans leurs accouchements, d’avertir les curés des lieux de la naissance des enfants, et nos officiers et ceux des sieurs, qui ont la haute justice, d’y tenir la main et de punir les contrevenants par des condamnations d’amendes, même par de plus grandes peines, suivant l’exigence des cas (art. 3)… Quant à l’éducation des enfants… nous défendons à tous nos susdits sujets d’envoyer élever leurs enfants hors du royaume, à moins qu’ils n’en aient obtenu de nous une permission signée de l’un de nos secrétaires d’état, laquelle nous n’accorderons qu’après que nous aurons été suffisamment informés de la catholicité des pères et mères, et ce à peine d’une amende, laquelle sera réglée à proportion des biens et facultés…, et néanmoins ne pourra être moindre que de la somme de 6,000 livres, et sera continuée par chaque année que leurs susdits enfants demeureraient en pays étranger… (art. 4)… Voulons qu’il soit établi, autant que cela sera possible, des maîtres et maîtresses d’écoles dans toutes les paroisses pour instruire tous les enfants de l’un et de l’autre sexe des principaux mystères et devoirs de la religion catholique, les conduire à la messe tous les jours ouvriers autant qu’il sera possible, et avoir soin qu’ils assistent au service divin les dimanches et les fêtes (art. 5) Enjoignons à tous les pères, mères et tuteurs, chargés de l’éducation des enfants, et nommément de ceux dont les pères et mères ont fait profession de la religion prétendue réformée… de les envoyer aux écoles et aux catéchismes jusqu’à l’âge de quatorze ans, même pour ceux qui sont au-dessus de cet âge jusqu’à celui de vingt ans ; enjoignons aux curés de veiller avec une attention particulière sur l’instruction desdits enfants dans leurs paroisses, même à l’égard de ceux qui n’iraient pas aux écoles. Ordonnons aux pères et mères qui en ont l’éducation de leur représenter les enfants qu’ils ont chez eux lorsque les archevêques et évêques l’ordonneront dans le cours de leurs visites, pour leur rendre compte de l’instruction qu’ils auront reçue touchant la religion, et à nos juges, procureurs, et à ceux qui auront la haute justice, de faire toutes les diligences, perquisitions et ordonnances nécessaires pour l’exécution de notre volonté à cet égard, sous peine de condamnation d’amendes, qui seront exécutées par provision, à telles sommes quelles puissent monter (art. 6) Voulons que nos procureurs se fassent remettre, tous les mois… un état exact de tous les enfants qui n’iront pas aux écoles et catéchismes, pour faire ensuite les poursuites nécessaires contre les pères et mères, tuteurs et curateurs (art. 7)… Les secours spirituels n’étant en aucun temps plus nécessaires, surtout à ceux de nos sujets qui sont nouvellement réunis à l’église, que dans des occasions de maladie où leur vie et leur salut sont également en danger, voulons que les médecins, et à leur défaut les apothicaires et les chirurgiens qui seront appelés pour visiter les malades, soient tenus d’en donner avis aux vicaires et curés des paroisses aussitôt qu’ils jugeront que ladite maladie pourrait être dangereuse, afin que nos sujets nouvellement réunis à l’église puissent en recevoir les avis et les consolations spirituelles… Enjoignons aux parents, serviteurs, et autres personnes qui seront auprès desdits malades, de les faire entrer auprès d’eux et de les recevoir avec la bienséance convenable à leur caractère, et voulons que ceux desdits médecins, apothicaires et chirurgiens qui auront négligé de ce qui est de leur devoir à cet égard, et pareillement les parents, serviteurs et autres soient condamnés en telle amende qu’il appartiendra (art. 8)… Enjoignons pareillement à tous curés de visiter soigneusement les malades, de quelque état et qualité qu’ils soient, notamment ceux qui ont ci-devant professé la religion prétendue réformée, ou qui sont nés de parents qui en ont fait profession, de les exhorter en particulier et sans témoins, à recevoir les sacrements de l’église… Et en cas qu’au mépris de leurs exhortations et avis salutaires, lesdits malades refusent de recevoir les sacrements qui leur seront par eux offerts, et déclarent ensuite publiquement qu’ils veulent mourir dans la religion prétendue réformée…, voulons que s’ils viennent à recouvrer la santé, le procès leur soit fait et parfait…, et voulons qu’ils soient condamnés au bannissement à perpétuité, avec confiscation des biens… Si, au contraire, ils meurent dans cette malheureuse disposition, nous ordonnons que le procès sera fait à leur mémoire par nos dit baillifs et sénéchaux, pour être leur dite mémoire condamnée, avec confiscation des biens (art. 9)… Voulons que le contenu au présent article soit exécuté, sans qu’il soit besoin d’autre preuve pour établir le crime de relaps que le refus qui aura été fait par le malade des sacrements de l’église, offerts par les curés, vicaires, et autres ayant charge des âmes…, sans qu’il soit nécessaire que les juges du lieu se soient transportés dans la maison desdits malades…, et sans que lesdits curés ou vicaires soient tenus de requérir le transport desdits officiers, ni de leur dénoncer le refus ou la déclaration qui aura été faite (art. 10)… Et attendu que nous sommes informés que ce qui contribue le plus à confirmer lesdits malades dans leurs anciennes erreurs est la présence et l’exhortation de quelques religionnaires cachés qui les assistent secrètement en cet état, et abusent des préventions de leur enfance et de la faiblesse où la maladie les réduit pour les faire mourir hors du sein de l’église, nous ordonnons que le procès soit fait à ceux qui se trouveront coupables de ce crime…, savoir : les hommes aux galères perpétuelles ou à temps, et les femmes à être rasées et enfermées à perpétuité ou à temps (art. 11)… Ordonnons que, suivant les anciennes ordonnances des rois nos prédécesseurs, nul de nos sujets ne pourra être reçu… en aucune charge de judicature, et généralement en aucun office ou fonction publique…, sans avoir une attestation de l’exercice actuel qu’ils font de la religion catholique (art. 12)… Voulons pareillement que les licences ne puissent être accordées, dans les universités de ce royaume, en droit ou en médecine, que sur des attestations semblables que les curés donneront (art. 13)… Les médecins, chirurgiens et apothicaires, et les sages-femmes, ensemble les libraires et imprimeurs, ne pourront être admis à exercer leur profession dans aucun lieu de ce royaume… sans rapporter pareille attestation. (art. 14)… Voulons que les ordonnances sur le fait des mariages soient exécutées, suivant leur forme et teneur, par nos sujets nouvellement réunis à la foi catholique (art. 15)… Les enfants mineurs, dont les pères et mères se sont retirés en pays étrangers pour cause de religion, pourront valablement contracter mariage sans attendre ni demander le consentement de leurs dits pères et mères, à condition néanmoins de prendre le consentement et avis de leurs tuteurs et curateurs, s’ils en ont dans le royaume, sinon il leur en sera créé à cet effet (art. 16)… Défendons à tous nos sujets… de consentir ou approuver que leurs enfants, ou ceux dont ils seront tuteurs ou curateurs, se marient en pays étrangers sans notre permission expresse et par écrit à peine des galères à perpétuité pour les hommes, et de bannissement perpétuel contre les femmes, et de confiscations de biens des uns et des autres (art. 17)… Voulons que dans tous les arrêts et jugements qui ordonneront la confiscation des biens de ceux qui l’auront encourue… il sera pris sur les biens confisqués une amende qui ne pourra être moindre que de la valeur de la moitié desdits biens, laquelle tombera, ainsi que les biens confisqués, dans la régie des biens des religionnaires absents pour être employés… à la subsistance de ceux de nos sujets nouvellement réunis qui auront besoin de ce secours, ce qui aura lieu pareillement à l’égard de toutes les amendes (art. dernier)… Versailles, le 14 mai 1724.

Louis Phélipeaux. »

Telle fut la loi, aussi confuse et inexécutable que cruelle et inique, dont un conseil de courtisans et de prêtres ne craignit pas de déshonorer les premières années du jeune Louis XIV. Nous avons déjà vu, quant au personnel des auteurs de la déclaration, qu’aucun homme d’état d’une certaine portée n’y figura directement. La mort du sage et tolérant prieur d’Argenteuil, Claude Fleury, aussi vertueux et plus éclairé que son collègue Fénelon, était venu interrompre ses consciencieuses fonctions de confesseur du jeune monarque. Le cardinal Dubois avait précédé de fort peu son maître au tombeau. Le parti politique du Conseil était dirigé par l’ancien évêque de Fréjus et par le duc de Bourbon ; le parti religieux, par l’évêque de Tressan : à côté d’eux se montrait l’influence de la haute magistrature, dignement représentée par le grand d’Aguesseau et par le procureur-général Joly de Fleury. Il faut pénétrer plus avant les diverses influences qui s’agitaient ambitieusement autour du duc de Bourbon, et surtout il faut démêler les fils secrets du système janséniste. Nous avons vu que l’évêque de Nantes, Tressan, encouragé par les honneurs des cardinaux de Bissy et de Rohan, et appuyé de l’inertie prudente de l’ancien évêque de Fréjus, obsédait le duc de Bourbon de ses projets d’intolérance pure et simple, qu’il revêtait de toute la grandeur d’une tradition de Louis XIV. Joly de Fleury, qui succéda en 1717 à d’Aguesseau dans les fonctions de procureur-général au Parlement de Paris, charge qu’il remplit avec éclat pendant près de trente ans, était un magistrat sage, prudent, et praticien consommé ; ainsi que son ami d’Aguesseau, il se montra vigilant gardien des maximes gallicanes, dont la profession est voisine de l’esprit janséniste. Joly de Fleury, longtemps après cette époque, se démit de ses fonctions ; la retraite de ce sage magistrat, bien différente de celle du cruel Baville, fut honorée par une foule de mémoires législatifs, où il déposait le fruit de sa longue expérience et de ses habitudes formalistes. Malesherbes publia sous Louis XVI une consultation lumineuse de Joly de Fleury sur la situation des protestants en 1752. Si d’un côté on y voit la trace profonde des habitudes d’un esprit parlementaire aveuglément imbu de la routine des anciennes lois ; de l’autre, on y découvre nettement le véritable esprit selon lequel l’édit de 1724 fut disposé, édit sur lequel Joly de Fleury lui-même ne fut pas sans influence.

On y voit clairement que dans les idées de la haute magistrature d’alors, la renaissance religieuse des églises du Languedoc, qui avait signalé la venue du régent, n’était qu’un trop confiant espoir qu’il fallait refouler. On voulut y remédier par une nouvelle loi qui devait renfermer la substance de tant d’édits tombés en désuétude ; on voulut en faire un corps, et les coordonner entre eux. « M. le chancelier d’Aguesseau y travailla. Son séjour à Fresnes suspendit l’ouvrage. On reprit le système d’une nouvelle loi après la mort du duc d’Orléans, » disait le vieux Joly de Fleury au Conseil du roi Louis XV. Il est impossible de méconnaître par l’exposé des idées du procureur-général, que la déclaration de 1724 avait un double objet ; d’abord le projet appuyé par l’évêque de Tressan et par l’esprit moliniste ultramontain, de poser en fait qu’il n’y avait plus que des catholiques en France, et de poursuivre à toute outrance les dissidents avoués ; ensuite le projet que soutenait toute la magistrature jansénienne, de tirer parti de cette fiction pour empêcher le clergé d’être le juge du fait de la conversion sérieuse ou stimulée des ouailles, et pour l’obliger d’accorder les sacrements sans enquête à ceux qui les demanderaient l’édit à la main. « Les magistrats, dit plus tard Malesherbes, étaient encore plus attachés à ce système que les ministres. » La déclaration fut donc le produit d’un rapprochement facile, qui mit au jour tout ce que l’esprit moliniste et tout ce que l’esprit janséniste recelaient de plus monstrueux ; le premier esprit s’y déclara par des rigueurs cruelles, dont l’habitude lui était chère, quoiqu’elle eût si mal réussi ; le second esprit attacha la présomption légale de la foi à des communions religieuses machinales et obligatoires. Ce fut là le véritable sens de cette déclaration fatale, où l’esprit ultramontain personnifié en l’évêque de Nantes, montra au moins de la franchise, mais où l’esprit janséniste chercha à produire l’unité religieuse par des formalités de palais et des condescendances indignes. Toute l’argumentation de Joly de Fleury, qu’il appuie à la fois sur la jurisprudence séculière et sur le droit canonique, se concentre en ce principe, que les demandes de baptême, de mariage et d’enterrement, faites par des nouveaux convertis, réputés anciens catholiques par la loi, sont des faits auxquels le clergé ne peut refuser son concours, et que ce sont des actes dont le clergé n’a nullement le droit de scruter le for intérieur.

Cependant ni d’Aguesseau, ni l’esprit éminemment logicien de Joly de Fleury, ne purent espérer sérieusement de rallier par de tels moyens à la religion dominante, des sectaires, que tant de tourments, frappant sur les corps et les biens, n’avaient pu ni convaincre, ni disperser ; mais les magistrats crurent sans doute, en entraînant les protestants au confessionnal et en effaçant sans retour leur nom de reformés, obliger le clergé d’accepter en paix un fait accompli et extérieur. Ils purent même espérer que l’adhésion extérieure des protestants, rendue complète par l’obligation où le clergé était de la recevoir, deviendrait une garantie de paix publique, que l’édit ne serait guère qu’un épouvantail sans effet, et que des rites bien ou mal observés par les religionnaires laisseraient dormir à jamais les sanctions cruelles dont leur loi était confirmée. Ils cherchèrent, en un mot, à obtenir de l’hypocrisie ce qu’on n’osait plus espérer des supplices. Il faut peser l’ensemble de ces motifs pour s’expliquer comment des magistrats, tels que d’Aguesseau, Joly de Fleury, et en général, les parlementaires, ne craignirent pas de disposer et de favoriser une œuvre si profondément entachée de cruauté et d’injustice. Nous apprécierons plus tard l’effroyable désordre qui en résulta. Toutefois, il faut bien avouer que le chancelier d’Aguesseau dut avoir nécessairement une forte part à la conception de l’édit de 1724. Dès 1698, on le voit au conseil d’état conférer sur un nouveau système de répression avec le cardinal de Noailles et le ministre Pontchartrain, et faire prédominer avec le cardinal le mode de la législation jansénienne. Son projet était entièrement bâti sur l’idée artificieuse, que tous les sujets du roi s’étaient convertis, bien que toutes les instructions secrètes avouassent le grand nombre de calvinistes qui étaient restés en France. Tandis que les évêques du parti opposé demandaient qu’on retranchât de la loi l’horrible scandale des cadavres traînés sur la claie, d’Aguesseau remarque, dans des mémoires secrets que Rulhière affirme avoir vus, « que s’il est bon d’ôter cette peine, qui fait tant d’horreur, il est bon de la laisser craindre. » On retrouve fidèlement cette théorie dans l’édit de 1724, qui résuma toutes les lois précédentes en un code incohérent. Ses dispositions cruelles devaient être corrigées par les ordres précis transmis aux intendants. Elles devaient être prodigieusement adoucies dans l’exécution. L’idée fondamentale se résume évidemment en cet axiome janséniste : à savoir, que les prêtres devaient, sous l’autorité des magistrats, accorder les sacrements sans examen aux nouveaux convertis, précisément de même qu’aux appelants de la constitution Unigenitus au futur concile. D’ailleurs, le conseiller d’Aguesseau, que Rulhière appelle « le plus grand adversaire des héritiers calvinistes, » le père du chancelier, avait été chargé par Louis XIV de la direction de la régie spoliatrice des biens des religionnaires ; il ne quitta ces fonctions que lorsqu’un arrêt du Conseil du régent (10 août 1716) les transféra au conseil de conscience, et ce fut ensuite Lavergne de Tressan, archevêque de Rouen, et auteur de l’édit de 1724 » qui dirigea les affaires de cette intolérance fiscale. Nous verrons plus tard le vieux procureur-général Joly de Fleury jetant ses regards en arrière sur cet ouvrage artificieux. On jugera, par ses aveux mêmes, qu’il se trompa doublement, lorsqu’il pensa d’abord que des curés molinistes se contenteraient de l’adhésion extérieure de disciples suspects, et lorsqu’il crut ensuite que la foi indomptable des nouveaux convertis pourrait revêtir sans peine un masque aussi lâche. Aussi l’on verra que les prêtres reculèrent devant le sacrilège, comme les réformés devant la dissimulation. L’édit de 1724 fut cassé dans la suite par la bonne foi des persécuteurs et par l’héroïsme des persécutés. Tandis que la cour du duc de Bourbon, excitée par la soif d’honneurs qui dévorait quelques prélats, voyait ses mesures cruelles adoptées et tournées en un sens favorable par les jansénistes, les inflexibles synodes du désert ne cessaient de fulminer contre ces décrets ; toutes les mesures adroites et toutes les mesures violentes venaient se briser contre la patiente autorité de leur foi.

Mais mille causes vinrent s’opposer même à cette partie de l’édit. En déclarant qu’il n’y avait plus que des catholiques dans le royaume, ses auteurs ne virent pas que le décret d’un parchemin royal ne pouvait changer la conscience des gens pieux, et qu’il était par trop dérisoire d’en espérer un résultat que la perspective du bagne toujours ouvert n’avait pu arracher. Il est probable, comme Malesherbes le remarqua longtemps après[2], qu’ils jugèrent des dispositions des provinces les plus lointaines d’après celles de Paris, où la foi se perd par la dissipation, et où la corruption rend indulgent sur l’hypocrisie. Mais il n’en était pas de même dans les contrées ferventes de la Provence et du Languedoc, au milieu des rochers du Vivarais et dans les vallées montagneuses du Dauphiné et des Cévennes, Là, le culte était populaire, et la piété devait être publique. On pouvait cacher sa foi aux intendants et aux juges ; on ne pouvait, on ne voulait la cacher à ses frères d’infortunes et de constance. Obtenir que les protestants se mariassent tous à l’église catholique devant des prêtres, qui savaient très-bien que ce n’était qu’une comédie, était la chose honteuse et impraticable. Vainement espérait-on, qu’au moins ces unions empreintes d’une dévotion simulée engageraient les enfants nés de telles alliances, à fréquenter de bonne foi les sanctuaires où leurs parents n’étaient entrés qu’un seul jour. On se trompait encore. Les enfants grandissant en présence des prêches du désert et de la dissimulation de leurs proches, apprenaient au plus à se conduire avec la même prudence, sans être plus catholiques.

Personne d’ailleurs ne voulait s’exposer au mépris général par une apostasie sérieuse. Ceux même que la crainte de l’édit avait égarés un moment étaient bientôt contraints par pudeur, si ce n’était par zèle, à se rallier plus étroitement à la tribu proscrite, tandis que les bons catholiques autant que les bons protestants s’indignaient de ces sacrilèges complaisances, dont la législation devait supporter tout l’odieux. Aussi plus tard, les prêtres se fatiguèrent du rôle de marieurs et de baptiseurs d’hérétiques qu’ils connaissaient pour tels. L’édit de 1724 finit par devenir inexécutable, de quelque côté qu’on voulût s’y prendre pour l’appliquer, et quoique le clergé comme la magistrature, l’entendant chacun dans son sens, eût espéré y trouver la voie la plus sûre pour ses fins.

L’édit paraissait satisfaire les prétendues exigences de l’ordre public et les souvenirs de Louis XIV, dont le duc de Bourbon cherchait à s’armer ; il fut donc appuyé par le conseil administratif de l’État. Le parti jésuite ultramontain, qui alors relevait la tête, l’accueillit avec joie, par l’organe de l’archevêque de Tressan, comme une réorganisation complète de l’ancienne intolérance. La haute magistrature jansénienne y vit un moyen couvert et ingénieux d’enchaîner le sacerdoce aux tribunaux, qui se réservaient de le forcer à administrer les sacrements à tous les sujets du roi. Joly de Fleury prit plaisir plus tard à retourner ce dernier point de vue sous toutes les faces imaginables, et il trahit ainsi les véritables intentions des auteurs de cette loi dont les origines furent si compliquées. Mais jamais édit ne remplit moins son but. Cette arme meurtrière se brisa entre les mains de tous les partis. Les hommes d’état hésitèrent à s’en servir ; le clergé rejeta le rôle passif auquel la loi le condamnait ; les prétendus convertis persistèrent dans leur ancienne foi. Une longue suite de barbaries, sans suite, sans liaison et sans fruit, en furent l’unique résultat. Ainsi, cet odieux arbitraire recelait le germe de sa mort.

Il restait enfin les clauses pénales ; mais si les mesures religieuses de l’édit devaient être frappées de nullité par leur absurdité même, les dispositions pénales à leur tour devaient succomber sous leur atrocité impuissante. En général, on ne peut révoquer en doute que les magistrats, qui prirent part à cette mesure, n’eussent bien aperçu que la loi qu’ils rendaient échapperait à l’application de la justice. On a besoin de croire que cette considération dut voiler à leurs yeux ce qu’un pareil édit avait de palpable iniquité.

Il devait leur être de toute évidence que cette loi resterait en ses articles principaux absolument inexécutable. Appliquée quelquefois aux ministres, et plus souvent aux laïcs, elle n’eut jamais pour résultat de faire condamner aux galères perpétuelles, ou à un perpétuel emprisonnement, indistinctement tous ceux qui assistaient aux assemblées ou qui donnaient asile à des pasteurs sous un prétexte quelconque. Faire subir de pareilles peines à des populations entières, envoyer au bagne des réunions de trois mille personnes et plus était chose impossible et outrée. Nous verrons les réformés braver ouvertement ses dispositions. D’autre part, les intendants et les juges des pays où les protestants formaient au moins le tiers de la population, cherchaient en vain à suivre un code aussi monstrueux. Des condamnations très sévères, mais individuelles, venaient de temps à autre produire des résultats de colère, qui ne servaient qu’à redoubler le zèle des opposants et à faire mieux ressortir l’impuissance de la législation. D’ailleurs cette mesure, dès que le cardinal de Fleury devint maître des affaires, ne fut plus dans sa pensée qu’un épouvantail toujours suspendu sur les religionnaires, et dans lequel il comptait trouver des moyens de répression sévère, si des mouvements sérieux eussent éclaté. C’est le seul moyen de concevoir la longue durée d’une intolérance écrite, si minutieuse, telle que tout homme d’état, doué de sens, dut en découvrir sur-le-champ l’impossibilité pratique. Ce fut donc plutôt une mesure de réserve que d’action. Aussi nous verrons les assemblées être chaque jour plus fréquentes et plus nombreuses même sous l’empire de cette loi. Nous verrons de vrais prêtres supplier le gouvernement de fermer cette source féconde de sacrilèges ; nous verrons le subdélégué du Languedoc Daudé, quatre ans après sa promulgation, être témoin en quelque sorte des réunions protestantes et ne pas les troubler. Nous verrons même l’intendant comte de Saint-Maurice résister assez fortement au clergé, qui demandait quelquefois l’exécution intégrale de la déclaration ; nous verrons l’administrateur opposer aux curés et à leur évêque cette raison péremptoire, que les prisons de la province ne suffiraient pas pour renfermer le troupeau rebelle.

Toutefois on peut juger des effets désastreux que dut produire une telle arme toujours prête à frapper, dont l’usage était réglé par une foule de chances capricieuses et passagères, telles que l’esprit plus ou moins dévot de la cour, le zèle des intendants, la sévérité des parlements et l’activité des procureurs du roi. Cette minutieuse tyrannie offrait une large prise à l’injustice de détail. Si le progrès des lumières aidé de l’impossibilité administrative la fit tomber en désuétude, cependant elle occasionna de bien grands malheurs dans le cours d’un siècle, où la jurisprudence variait beaucoup dans les diverses provinces de la France. Une foule de familles protestantes furent atteintes par ses dispositions cruelles. Aussi cette Déclaration fameuse de 1724, plus d’une fois enrichit le fisc des dépouilles des protestants, peupla les galères de leurs citoyens, et les prisons de leurs femmes et de leurs filles. Nous verrons cependant, tant est grande l’influence des mœurs et des idées sur les législations, que même après leur condamnation aux termes de cet édit, souvent leurs chaînes furent brisées par ordres transmis de la cour. Il est vrai que la cupidité servait d’encouragement à la clémence, et que plus d’un protestant n’obtint sa liberté qu’au prix de sommes assez fortes qui allaient se perdre, sans doute à Paris, dans les vestibules des ministères.

Résumons le caractère général de la législation de 1724, en ce qui concernait les églises, qui avaient rêvé un tout autre avenir. Dans l’état civil, les mariages célébrés au désert et non par les curés étaient réputés illégitimes ; les enfants étaient bâtards et inhabiles à hériter. Par un odieux raffinement, les réformés ne pouvaient, sous peine des galères, consentir au mariage de leurs enfants à l’étranger ; mais les enfants, pourvu qu’ils se mariassent à l’intérieur, devant l’église, étaient dispensés de leur demander permission, et dépendaient d’un conseil de collatéraux catholiques. Pour leur état religieux, le code de Louis XIV restait en entier : les ministres punis de mort ; les hommes coupables d’avoir assisté aux assemblées envoyés aux galères à perpétuité, et les femmes à la détention sans fin. Les mêmes peines frappaient ceux qui donneraient asile à des pasteurs ou qui n’iraient point les dénoncer pour le supplice ; le tout appuyé de confiscations et d’amendes comme sanction de l’observation des cérémonies catholiques. Tel fut le cercle de supplices et d’extorsions où l’édit de 1724 renfermait les églises du désert.

Ce fut là l’esprit général de cette législation. À ces formes brutales se mêlaient d’autres dispositions d’une absurdité telle, que les parties ne purent les subir, pas plus que les juridictions ne purent les appliquer. Ainsi le procès fait à la mémoire des morts, avant l’inhumation, devait être nécessairement anticipé dans ses résultats par une populace impatiente, qui changeait les lenteurs de la justice en horrible émeute contre un cadavre ; frénésie repoussante que bientôt les ordres positifs de la cour rendirent de plus en plus rare. L’article premier, qui punissait du plus infamant supplice après la mort, et de la perte de tous les biens, tout exercice de foi protestante et toute assemblée en aucun lieu et sous quelque prétexte que ce puisse être, livrait le culte privé et domestique aux rigueurs d’une justice fanatique. Cependant les parlements et les intendants appliquèrent très-souvent cette disposition, mais en la restreignant presque toujours aux assemblées publiques. La disposition qui condamnait à mort tous ministres ayant fait aucunes fonctions, était un adoucissement illusoire à la déclaration de Louis XIV, du 13 décembre 1686, art. 1er  qui punissait de mort leur seule présence à cause du vague illimité de ce terme de fonctions ; les parlements appliquèrent d’ailleurs plus d’une fois cet article sanguinaire, qui non seulement fit traîner les ministres au gibet, mais qui de plus frappait d’une peine infamante tous ceux de leurs fidèles qui n’allaient pas les livrer aux bourreaux, ou qui leur donnaient asile. Nous verrons plusieurs réformés subir cette noble flétrissure. Au surplus, les intendants eux-mêmes reculèrent souvent devant l’obligation de faire monter à l’échafaud les pasteurs, pour le crime simple de prêcher l’Évangile ; nous les verrons au contraire correspondre directement avec des ministres, sur lesquels, par cette qualité, l’arrêt capital restait toujours suspendu. Rarement les garde-malades et sages-femmes exécutèrent l’injonction de l’art. 3, parce que les protestants avaient l’attention toute simple de ne s’entourer que des leurs, ou de gens incapables de trahir de tels secrets. À chaque année du siècle, nous verrons les art. 4, 5, 6 et 7 de la déclaration cassés cent fois par les pasteurs comme par les laïcs, qui non seulement se gardaient bien d’envoyer leurs enfants aux instructions de la religion qui les persécutait, mais qui fondèrent une académie étrangère pour le ministère sacré. Ce fut de là, c’est-à-dire de Lausanne, qu’un grand nombre de jeunes ministres, tout prêts au martyre, revenaient parmi eux pour le braver. Cependant, les articles autorisant l’enlèvement des enfants et leur assistance forcée aux écoles catholiques, donnèrent lieu, par leur application obstinée, à de cruels désordres. L’autorité paternelle fut méconnue sous le prétexte de conversions qui souvent disparaissaient un peu plus tard. On ne vit presque jamais les médecins et autres gens de l’art accepter le rôle que la déclaration leur assignait par son art. 8, en les obligeant à dénoncer leurs malades. Le plus communément, avertis par le bruit public d’une agonie qui allait leur échapper, des prêtres venaient s’asseoir, malgré toute une famille en pleurs, au chevet d’un mourant qui les repoussait : encore faut-il reconnaître que même dans les contrées où le fanatisme était le plus âpre, la majorité des curés ne voulut jamais profiter de cet odieux privilège. Mais nous donnerons la preuve qu’il y eut des arrêts fiscaux et personnels, prononcés en vertu de l’art. 11, qui punissait des galères et de la confiscation les exhortations et les consolations dernières, dont les familles protestantes entouraient le lit de mort de leurs proches ; disposition empreinte d’un si sauvage fanatisme, que l’on peut douter si le code d’aucun peuple a jamais frappé de peines infamantes les épanchements sacrés de la piété filiale. Quant à toutes les fonctions dont les réformés furent exclus par les art. 12, 13 et 14, ils se dédommageaient de cette gêne par les travaux d’une industrie florissante ; et pour cela, plus tard dans ce siècle, ils obtenaient souvent, contre l’injonction réitérée des synodes, des certificats de catholicité, qui ne trompaient plus ni eux-mêmes ni personne. L’artificieux et habile art. 17, qui affectait toujours la moitié des confiscations et amendes à des secours en faveur des abjurations, révolta les esprits par la crudité de l’appât qu’il leur offrait, plutôt qu’il ne séduisit de timides consciences. Nos pièces ne nous ont pas montré un seul exemple de ces cupides apostasies.

Des dispositions neuves et capitales ajoutaient le plus haut degré de raffinement au code de Louis XIV ; telles furent celles des art. 9 et 10 : l’un enjoignait aux curés et vicaires, au premier bruit du danger de mort d’un nouveau converti, de le visiter en particulier, ou sans témoins, « ce qui livrait les familles à l’impudeur de conférences secrètes » ; l’autre empirait de beaucoup les lois de Louis XIV, du 19 novembre 1680 et du 29 avril 1686, en dispensant les prêtres de toute information des juges pour établir le crime de relaps, et en faisant résider la preuve en la seule déposition des curés et vicaires. Il y avait, à la rigueur, présomption légale de relaps contre tout nouveau converti qui donnait le moindre signe d’adhésion à son ancienne foi ; d’où résultait pour le mort procès à la mémoire, et pour le vivant bannissement perpétuel et confiscation des biens. Et comme la déclaration ouvrait la porte de toute demeure au clergé sans témoins, comme d’autre part la réputation de nouveau converti ne pouvait guère s’établir que sur le bruit public, en combinant ces articles avec ceux qui chargeaient les évêques de faire suivre les devoirs religieux à toutes leurs ouailles indistinctement, il résultait que ces mesures auraient pu envelopper tous les Français. Afin de mieux atteindre les protestants dans ce réseau subtil, le duc de Bourbon et le Conseil se trouvaient avoir armé le clergé de pouvoirs, qui n’avaient alors d’analogie qu’avec les statuts de l’inquisition d’Espagne. Mais, d’une part, la magistrature janséniste recula devant son ouvrage, et, d’autre part, les réformés luttèrent plus noblement encore contre un joug aussi compliqué : ajoutons que les recherches minutieuses de Lemontey l’ont conduit à attribuer les deux derniers articles que nous avons indiqués, à l’invention malfaisante de l’évêque Lavergne de Tressan. Mais ce code fut surtout blessé à mort par les suites de l’art. 15. Cette rédaction naïve démontre que le Conseil était loin de penser que la plus simple de ses mesures deviendrait la plus inexécutable. En ordonnant que les mariages des nouveaux convertis se fissent tout simplement suivant les formes canoniques ordinaires, il ne prévit pas qu’il condamnait les protestants à vivre dans une hypocrisie commode, et les prêtres à tremper dans des sacrilèges inévitables. Cet état de choses finit par rendre manifeste la nécessité de supporter des sectaires qu’il était absolument impossible de détruire ou de ramener.

Tel fut le code monstrueux qui sortit inopinément du milieu d’une cour incrédule et dissolue, encore toute peuplée de ces grands seigneurs de la régence, que la tradition nomma les roués, comme pour écarter d’avance de leur mémoire tout symptôme de véritable dévotion. Remarquons que ce fut deux ans seulement après la déclaration de 1724 contre les protestants, que Rome décora de sa pourpre l’évêque de Fréjus, le cardinal Fleury, ancien chanoine de Montpellier, issu du Languedoc, où ce code intolérant allait produire tant de calamités. Nous avons cherché à indiquer les diverses influences au milieu desquelles il fut promulgué. Nous allons maintenant voir comment il fut reçu. Nous allons raconter ce qu’il devint au milieu des églises réformées, par quelles mesures elles combattirent son oppression, et comment elles se conduisirent en présence de cet arsenal d’une tyrannie inépuisable.



  1. Lemontey a mis hors de doute que Lavergne de Tressan, l’évêque de Nantes, fut le principal auteur de l’édit de 1724 ; il nous paraît cependant qu’il faut réunir toutes les autres circonstances pour concevoir la promulgation inopinée de cette mesure rigoureuse, sans ombre de motifs apparents, et sans que la minute de la déclaration ait porté le rapport préliminaire, selon l’usage.
  2. Mémoire sur le mariage des protestants. 1785.