Aller au contenu

Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 1/8

La bibliothèque libre.
Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 238-276).

CHAPITRE VIII.


Lettres de Saurin aux églises. — Mesures des synodes. — Requête des curés des Cévennes à la cour. — Réponse de l’intendant du Languedoc. — Incendie de livres protestants. — Applications de l’édit de 1724.


Pendant que le culte réformé se relevait dans le 1733-1735. midi de la France, et à peu près à la même époque où il parut démontré que la déclaration de 1724 rencontrerait mille impossibilités dans l’exécution la politique pacifique du cardinal de Fleury ne put empêcher la guerre de se rallumer en Europe. Cette fois l’étincelle naquit et jaillit bien loin de nous, par l’élection du beau-père de Louis, Stanislas Leczinski, au trône de Pologne. Mais le père de Marie-Thérèse, l’empereur d’Autriche, Charles VI, ordonna une seconde élection au profit de l’électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, son neveu par alliance ; la Russie l’appuya et la fit triompher. Tout réussit à leur gré en Pologne ; mais l’Empereur, battu à la fois sur le Rhin et en Italie, fut obligé de transiger ; son gendre, le duc de Lorraine, eut l’héritage des Médicis, le grand-duché de Toscane ; une branche de la maison d’Espagne reçut Naples et la Sicile, et Stanislas, paré du titre de roi, obtint la Lorraine avec réversion à la France.

Parmi les alliances qui furent alors contractées par la cour de Versailles, il y en eut une qui aurait pu exercer quelque influence sur les intérêts et sur la tranquillité des églises du désert. Le cardinal de Fleury s’allia avec les deux grandes puissances protestantes de l’Europe, la Hollande et l’Angleterre, et s’assura de la coopération ou de la neutralité de ces États ; car la Prusse n’avait pas encore été constituée par l’épée du grand Frédéric. Mais on ne voit pas que ce rapprochement ait sensiblement adouci en France le sort des réformés.

Ils éprouvèrent à cette époque un malheur que n’eût pas compensé même une interruption dans les mesures des persécuteurs ; ce fut la mort de Jacques Saurin, le puissant orateur de La Haye. Les églises durent pleurer la perte de cette éloquence religieuse 1730.
30 décemb.
et politique, qui remettait sans cesse sous les yeux des réfugiés le tableau des malheurs de leurs frères, et qui en déduisait les leçons les plus énergiques de conduite et de mœurs. Il y avait alors des hommes d’élite dans toute l’Europe protestante, parmi lesquels la langue française commençait à se répandre. Notre langue s’étendait, d’abord par une cause fort glorieuse, l’ascendant littéraire du grand siècle, et ensuite par une cause qui l’était beaucoup moins, l’exil et la dispersion des réfugiés. Ces protestants influents et zélés se pressaient dans le temple de La Haye pour entendre la parole vibrante du grand orateur, cet accent incisif qui tenait en même temps de la ferveur de l’école genevoise et de l’ardeur méridionale, et surtout pour s’édifier à l’ouïe de ces prières solennelles, où Saurin déployait une ferveur de ton et de supplication, dont on n’avait jamais vu d’exemple. Ils avaient ainsi l’occasion de connaître la France en la personne du plus illustre de ses exilés. La mort du prédicateur de La Haye priva les églises du désert d’un tel député auprès de l’Europe.

Cette perte ferma l’école de la grande littérature théologique des réfugiés français. Lors de leur bannissement du sein de la France, lors de la ruine simultanée de leurs académies et de leurs temples, la science religieuse était en voie notable de progrès. Les savantes idées de Samuel Bochart, de Caen, avaient ouvert la lice où les recherches de l’érudition orientale et classique allaient constituer la théologie à l’état de science archéologique. Les monuments des arts et les traditions mythologiques de tout l’ancien monde furent rapprochés des annales hébraïques ; ce fut le premier pas de l’école féconde où marchèrent, un siècle et demi plus tard, Heyne et Bauer. Dès les premières années du xviiie siècle, un autre savant réfugié, homme d’une imagination excitable, mais laborieux, plein de zèle et d’une érudition consciencieuse, Pierre Jurieu, de Mer, dans l’Orléanais, pasteur à Rotterdam, avait examiné, dans une histoire générale des dogmes, quelle fut la filière des idées religieuses des peuples de l’antiquité, et comment l’humanité se développa sous le point de vue religieux (1704). Jurieu termina sa carrière un peu avant la mort de Louis XIV, lorsque les églises désolées auraient eu le plus besoin du secours de sa science ; mais ses pressentiments politiques l’avaient déconsidéré dans ses derniers jours (1713). Ce vaste et méthodique travail avait paru presque en même temps que celui de Jacques Basnage, de Rouen, qui passa de longues années de son exil à écrire sa grande histoire de l’église (1699), livre qui fraya de nouvelles voies à la théologie raisonnable ; ce fut la fin du scepticisme et de la scolastique ; la science religieuse historique n’avait rien produit alors, et depuis elle n’a rien créé de plus sensé en critique, de plus fin quant aux aperçus, de plus agréable quant au style. Le flambeau de la science protestante française fut surtout relevé au xviiie siècle par le célèbre réfugié et pasteur à Berlin, de Beausobre, dont les livres sur des questions européennes ou orientales sont restés comme des modèles classiques de modération, d’impartialité et de savoir. Peu de temps avant Jacques Saurin, Basnage était mort (1723) ; les églises du désert avaient perdu un de leurs soutiens les plus considérés de l’Europe entière, y compris la cour de Versailles. Pierre Bayle, du Caria, pays de Foix, avait terminé sa vie, agitée par mille disputes, bien avant tous ses savants confrères d’exil et de science (1704) ; mais la réputation et la prodigieuse influence de son Dictionnaire et de ses idées n’avaient cessé de croître. Si cet esprit dangereux, admirable et subtil, voulut réellement établir la paix et appuyer la tolérance sur l’exposition de la vanité de tous les systèmes ; s’il voulut effectivement fonder un progrès stable sur des doutes passagers, ce dessein trop enveloppé ne fut point compris durant sa vie par les plus consciencieux de ses contemporains. Ils durent, au contraire consacrer leurs efforts à relever ces dogmes et ces croyances pour lesquels tant de Français avaient souffert, et qui ne trouvaient plus chez un de leurs anciens ministres que le plus impitoyable des railleurs. Jacques Saurin plaça tout le poids de son éloquence dans la thèse contraire. Il fut d’une manière spéciale l’antagoniste de Bayle. Pendant plus de vingt-cinq années, occupant la chaire extraordinaire de l’auditoire des nobles à LaHaye (1702 à 1730), Jacques Saurin opposa son dogmatisme arrêté et entraînant à l’influence du philosophe sceptique de Rotterdam. Ce fut sous ce rapport que Saurin rendit le plus de services au monde protestant. Il fortifia la foi que la philosophie du xviiie siècle allait bientôt attaquer de mille moyens, au sein d’une littérature catholique et des salons des encyclopédistes. Tandis que Bayle prêcha indirectement l’accommodement avec les circonstances, et qu’il essaya de mettre en relief l’obscurité égale de toutes les théologies, Saurin, au contraire, fit du dogme réformé un système de raison et de sentiment, où il tenta, par une voie tout opposée, de fournir au cœur et à l’intelligence le plus inébranlable des appuis. Partout il justifie l’exil des réfugiés ; partout il fait voir que leur résolution est sainte ; partout il recommande et supplie qu’on vienne chercher même hors de France les privilèges du culte public ; partout il exalte les malheurs des réfugiés, et partout il proclame que leur foi en vaut bien la peine. Tout cela est mitigé chez ce grand orateur, par ces douces réminiscences de la patrie absente, par ces vifs appels aux malheurs des églises, par ces mouvements tout français, qui forment pour nous aujourd’hui encore, un des plus grands charmes de sa manière.

Tous ces traits divers donnaient à son éloquence quelque chose d’exceptionnel et de particulier ; mais on voit d’un autre côté, sous un point de vue plus général, que l’illustre exilé de Nîmes avait emporté avec lui l’influence de la grande école littéraire. Par la couleur de Saurin, le siècle de Louis XIV se manifeste encore dans la chaire du réfugié de La Haye. Sans ornements, sans subtilités, et même sans esprit à proprement dire, le caractère de ses discours est la logique, la force et la grandeur. La Providence, la liberté, le monde futur, l’enfer et le ciel, les perfections divines, toutes ces redoutables questions n’ont point de mystères qu’il n’aborde avec audace, avec succès, et non sans remuer profondément les âmes. Son style âpre et net se tient à la hauteur d’un tel dessein. La force du raisonnement et la hardiesse de la pensée, font paraître naturel ce qui paraîtrait outré ou téméraire chez d’autres orateurs. Aussi on n’y rencontre aucunes recherches de style, aucun agrément, aucunes fleurs. Mais presque toujours aussi la vive éloquence et les saisissantes images naissent du pathétique de sa pensée. Alors Saurin est simple ; mais il est attendrissant au plus haut degré. Sous ce rapport sa manière tient des tragiques grecs ; la sensibilité découle sans effort du sein même de la conception.

Un autre point de vue sous lequel la lecture de ces magnifiques harangues intéressera et instruira toujours, c’est la rigueur et la grandeur de leur dogmatisme. Ce fut là un des traits saillants de Saurin. Son dogmatisme est toujours logique et parfaitement arrêté. Il ne s’égara qu’une fois ; ce fut, lorsque examinant la nature des voiles dont le prophète Samuel s’enveloppa pour tromper Saül, il crut trouver une apologie du mensonge dans les oracles du peuple de Dieu, comme si le code hébraïque dût servir partout de loi morale aux chrétiens. Il fut entraîné par une analyse trop profonde et trop curieuse. Mais, quant à ses sermons, ils sont nettement démonstratifs et bibliques. La religion qu’ils exposent, revêtue d’un style classique et de bon goût, n’est pas moins la religion des anciens temps. Le dogme chrétien n’y est amoindri par aucune concession à l’esprit du jour. Aussi, toutes les difficultés de la foi, et même de la philosophie, y sont indiquées et traitées sans réticence. On voit que Saurin avait l’habitude de regarder jusqu’au fond des choses. Sans appeler les abîmes, il osait les sonder. Aussi la lecture de ses sermons a quelque chose de singulièrement vif et de fortifiant. C’est un voyage dans un pays de montagnes ; on y respire plus librement même au milieu des colosses sur lesquels on rampe, et qui vous écrasent. Saurin nous fait habiter au milieu des plus hautes questions qui puissent occuper et effrayer l’intelligence[1]. Il faut ajouter encore deux traits ; le premier, que ses discussions sont, en général, très-sensées et très-claires ; on ne s’y heurte pas sans cesse contre l’exposé de ces dogmes superstitieux et de ce mysticisme catholique, où même tout le génie de Bossuet ne réussit pas toujours à captiver un lecteur intelligent ; le second trait, c’est que Saurin ne fut pas l’orateur courtisan d’une cour absolue, et qu’il ne ravala jamais la dignité de sa parole par des flatteries indignes de la chaire chrétienne. Quand il parla des grands, ce fut suivant la pensée religieuse que Dieu seul est grand. Pour résumer ce tableau, ce qui fera toujours de ses sermons la lecture favorite des gens de goût et des penseurs, c’est qu’ils ont beaucoup d’élévation, une grande manière de style, une appréciation vigoureuse des passions et du cœur, la douloureuse énergie et regret d’un exilé, et enfin un certain degré de liberté politique : ce sont ces qualités réunies qui ne se trouvent chez aucun autre orateur du siècle de Louis XIV.

Même d’après cette esquisse, on peut se figurer toute la perte qu’éprouvèrent les églises du désert lorsqu’elles pleurèrent le grand prédicateur de La Haye. Ses dernières relations avec elles jettent même quelques lumières sur leur histoire. On peut les recueillir dans ses lettres qu’il intitula l’État du Christianisme en France, et qui ne répondent pas fort 1725. exactement à leur titre[2]. Son livre ne s’est pas étendu au-delà de la première partie de son plan ; les lettres qu’il fit paraître dans les années qui précédèrent sa mort (12 janv. 1726 — 22 fév. 1727) roulent sur la controverse contre l’autorité et contre les miracles catholiques. Ce dernier point est abordé à propos d’un mandement du cardinal de Noailles, du 1er août 1725, dans lequel l’archevêque de Paris célèbre l’éclatant miracle qui guérit une dame de La Fosse d’une cruelle hémorrhée, miracle qui fut opéré dans la paroisse de Sainte-Marguerite du faubourg Saint-Antoine de Paris, et qui frappa de son évidence plusieurs nouveaux réunis et nouvelles réunies de la capitale (Mand. du card. de N…). Ce fut avant tout un miracle de couleur janséniste que Saurin n’eut pas de peine à signaler. Selon le cardinal de Noailles, ce prodige provint « de ce que Dieu a voulu confondre les incrédules et donner, pour la consolation des fidèles et pour la pleine conviction de nos frères réunis une preuve sensible des grandes vérités. » Mais selon l’évêque de Montpellier, janséniste persécuté comme le cardinal de Noailles, ce miracle avait été fait pour consoler l’église catholique dans ses membres affligés ; le curé de la paroisse de Sainte-Marguerite étant docteur de Sorbonne et des plus attachés à la cause ; « parce qu’on ne veut point recevoir les sacrements de ses mains, entre ses mains Jésus-Christ avait voulu accorder la guérison miraculeuse de la nouvelle hémorrhoïsse, » disait l’évêque dissident de la constitution papale Unigenitus. Comme il était donc incertain si le miracle était destiné à la conversion des molinistes ou des protestants, Saurin prouva facilement qu’il ne concernait personne. Ce qui est plus intéressant que cette controverse, c’est la dissertation ingénieuse où elle engagea Saurin quant à la nature des miracles et quant à l’Eucharistie.

Nous rentrerons plus particulièrement dans notre sujet en faisant connaître, d’après ces lettres, les sentiments que les réfugiés entretenaient pour la France. Leurs professions, sous ce rapport, font partie de l’histoire des réformés français. Nous citerons leurs paroles d’autant plus volontiers qu’elles fournissent un tableau consolant. Après tant de malheurs éprouvés en France par ceux des réformés qui s’expatrièrent comme par ceux qui ne purent s’y décider, on éprouve quelque joie à voir le sort heureux de ceux au moins que la Providence avait recueillis sur des bords hospitaliers. On ne peut se défendre de ressentir aussi de la tristesse en entendant ces illustres Français remercier les états-généraux de tous ces bienfaits de liberté et de calme qu’ils auraient dû trouver dans leur patrie, ou plutôt qu’ils n’auraient jamais dû perdre. « Il est vrai, disait Saurin aux églises du désert, que les catholiques nous ont réduit, nous et les compagnons de notre exil, aux dernières extrémités. Ils nous ont contraint à nous arracher au lieu de notre naissance ; ils nous ont envahi nos biens ; ils ne nous ont laissé d’autre ressource que la charité des peuples qui nous ont tendu les bras dans notre refuge… Mais ce qu’ils avaient peut-être d’abord pensé en mal, c’est une expression de l’Écriture, Dieu l’a formé en bien (Genèse, 50, 20). Nous leur devons du moins la guérison d’un préjugé né avec nous et dans lequel sont encore aujourd’hui la plupart des gens de notre nation : c’est qu’il n’y a point de séjour agréable hors de la France. Nous vivons dans des pays délicieux et sous le gouvernement du monde le plus doux. Nous trouvons dans les Provinces-Unies un dédommagement universel aux sacrifices que nous avons faits pour notre religion. Nos souverains sont en quelque sorte nos égaux par leur affabilité et par un certain esprit d’égalité qui règne dans les républiques, autant que cela est compatible avec le bien de la société. Ceux de nous qui ont quelque savoir et quelque industrie se sont poussés dans leur art. Nos frères exilés dans d’autres pays protestants y éprouvent mille douceurs, et s’il y en a quelques-uns qui se trouvent dans l’indigence, comme on ne saurait en disconvenir, ils en sont amplement récompensés par la paix de leur conscience, le plus précieux de tous les biens. Ainsi, quand nous aurions eu le cœur ulcéré contre nos persécuteurs, les premières années de notre persécution, nos plaies sont fermées depuis bien longtemps. Ils n’ont donc aucun lieu de soupçonner que nous leur parlerons comme des personnes aigries par les malheurs dans lesquels ils nous ont plongés. » (Préf., p. 4-8).

D’ailleurs Saurin déplore encore ici l’état du christianisme en France dans les premières années de Louis XV. Il déclare avoir besoin de toute sa soumission aux ordres du ciel pour voir avec résignation le redoublement des fléaux dont Dieu les visitait. Aussi il désirait très-vivement les voir réunis aux églises dont le malheur des temps les avait arrachés. L’exil des uns et le séjour des autres avait tronqué les familles : « l’un de nous est séparé de son frère, l’autre de son père, l’autre de son enfant. » (P. 24).

On voit percer trop manifestement ici l’éloignement de Saurin pour la conduite de ceux de ses frères qui étaient restés dans leur patrie. Selon sa pensée intime, ils méritaient tous la qualification de temporiseurs. Il est surprenant que Saurin eût porté sur eux un jugement aussi absolu ; il est probable qu’il n’avait que des renseignements fort incomplets sur leur conduite et sur leur noble résistance à l’abolition du culte. Cependant son opinion sur la conduite des églises du désert est singulière ; elle mérite que nous essayions de nous en rendre compte. Dans cette préface, principalement adressée aux églises de France, il se reproche de n’avoir pas donné à ses compatriotes des preuves assez sensibles de son amour. Il rappelle qu’ils avaient souvent imploré son secours ; qu’ils avaient demandé des directions ; qu’ils avaient exigé de lui des formulaires de piété convenables à leur état. « Nous nous sommes refusé jusqu’à présent à des demandes qui semblent si justes. » Les raisons qui portaient Saurin à ne pas subvenir aux vœux et aux besoins de ses frères peuvent se déduire aisément de ses propres déclarations. Il craignait toute concession aux facilités et aux tendances du culte secret. Pour lui c’était faire l’apologie de la faiblesse et fournir aux fidèles de nouveaux prétextes de s’affermir dans ce qui était à ses yeux une désertion de leur foi. Il redoutait la prédominance du for intérieur sur l’obligation sacrée de confesser la religion au dehors. Il allait jusqu’à émettre cette proposition, qui pourrait paraître étrange à bon droit : « leur proposer des moyens de suppléer dans leur cabinet au culte public dont ils sont privés, n’aurait-ce pas été reconnaître que le culte public n’est pas nécessaire. »

Ainsi Saurin donnait aux églises du désert les plus austères conseils. Il ne se reproche qu’une seule chose, c’est de n’avoir pas travaillé sans cesse à arracher le bandeau que les fidèles avaient sur les yeux. Il reculait devant l’obligation de leur dépeindre l’atrocité de leur conduite « et toute l’horreur de leur état ; » une indolence qui durait depuis quarante années ; tant de mariages contractés dans des circonstances si peu propres à attirer les bénédictions du ciel ; tant d’enfants retenus dans des lieux où il est si difficile de connaître la vérité ; tant de mourants privés de consolations ; tant de vœux de se relever formés mille et mille fois, et violés autant de fois. Il insistait encore en adjurant les fidèles français à bien peser, qu’un culte rendu à la Divinité dans un genre de vie qu’elle condamne d’une manière si expresse, était moins propre à concilier sa faveur qu’à exciter son indignation. Enfin les habitudes d’éloquence du fervent orateur reviennent dans cette épître, à cet endroit où il s’écrie, en parlant des protestants qui s’obstinaient à rester dans les églises du désert : « La plume nous tombait des mains, toutes les fois que nous la prenions pour leur déclarer, que nous n’avions d’autre direction à leur donner, que celle que le Saint-Esprit donne lui-même à tous ceux qui sont dans leur cas : « Sortez de Babylone, mon peuple, de peur qu’en participant à ses péchés, vous ne participiez à ses plaies. » (Apoc, 18. 4.)

Il est clair que les motifs de Saurin étaient louables, et qu’ils durent occasionner de violents conflits dans une âme aussi fervente. Il était, pour ainsi dire, partie intéressée dans la question. Ses ouvrages étaient proscrits en France. Nous verrons plus tard que l’intendant du Languedoc fit brûler une masse considérable de volumes d’un orateur sacré, qui honorait à la fois et sa province et sa patrie. Sa foi ne pouvait consentir à approuver que des églises restassent dans un pays où elles étaient contraintes à mille actes d’hypocrisie, tandis que l’exil leur eût assuré, à elles et à leur foi, la possession d’un culte public et tous les bienfaits de la liberté de conscience. Mais on conçoit qu’il se trouva des Français, et en grand nombre, auxquels l’absence rendait tout le reste amer. D’autre part, Saurin ne pouvait ignorer qu’en conseillant aux fidèles du désert le devoir indispensable du culte public, il risquait d’attirer sur eux de nouvelles persécutions. La cour, redoutant sans cesse les assemblées des religionnaires, les eût poursuivis d’autant plus et eût d’autant plus réveillé les édits tombés en désuétude, que ces convocations auraient eu l’air de naître par suite des instigations de l’étranger. On savait les liaisons politiques de Basnage et de Saurin avec le cabinet des stadholders et avec Leurs Hautes Puissances. Ces relations, toujours prudentes, et jamais systématiquement ennemies de la France, auraient cependant effrayé les ministres de Louis XV. En conséquence, si les exhortations de Saurin fussent restées dans l’obscurité, elles auraient été perdues ; si elles fussent devenues publiques, elles auraient été dangereuses. On ne le voit que trop ; rien de plus compliqué ni de plus difficile à bien saisir, que la position de l’illustre orateur de La Haye vis-à-vis de ses compatriotes français, demeurés parmi les églises nationales du désert. D’ailleurs, les lettres qu’il destinait aux protestants temporiseurs en France, la mort ne lui a pas laissé le temps de les leur adresser ; nous sommes par-là privés d’un épisode éloquent, et considérable pour notre sujet. Nous aurons occasion de revenir sur ce que Saurin a placé ici concernant l’état de la France sous le rapport des progrès du déisme.

Les récits de la position des églises auxquelles nous allons maintenant revenir vont confirmer d’une manière éclatante les jugements et les hésitations mêmes du prédicateur de La Haye. Son opinion sur la nécessité de la fermeté en face des prétentions de l’Église dominante fut soutenue tacitement par les décisions d’une foule de synodes du désert. Mais les exigences des édits atteignant les réformés dans tous les actes, sans exception, de leur vie civile et religieuse, leur imposèrent des dissimulations presque inévitables dans un temps si malheureux. Ces concessions d’un moment n’arrêtaient pas le progrès des églises dans les provinces du Languedoc. Il y a plus encore : les persécutions ne parurent pas ralentir la nouvelle organisation ecclésiastique, qui prenait chaque jour plus de force. Dans l’année qui suivit l’évasion du ministre Claris, nous le voyons, en qualité de secrétaire ou de président modérateur, se réunissant à ceux de ses collègues que nous avons déjà fait connaître, sauf le ministre Viala, pour coopérer à plusieurs mesures d’un caractère plus général, et de nature à rallier les fidèles des provinces les plus éloignées. La disette de pasteurs savants existant toujours, et la province de Guyenne étant presque dénuée de leur secours, le Languedoc, malgré d’injustes jalousies, prit l’initiative. Cette province invita les collègues de Suisse à dresser un formulaire de prières accommodées au temps, que les anciens pussent réciter au défaut d’un culte régulier devant le nombre de fidèles que la prudence permettait. C’était toutefois agir un peu contre l’avis de Saurin. On délibéra de plus que toutes les fois que des jeunes gens souhaiteraient d’étudier pour devenir ministres, deux députés se transporteraient sur les lieux pour examiner si les aspirants avaient les mœurs requises et le talent pour la prédication. La persécution apportant trop d’obstacles aux députations du Dauphiné et du Vivarais, on adopta l’avis de considérer comme synode national la réunion des représentants des églises de Guyenne, haut et bas Languedoc, et Cévennes ; on les divisa en trois corps ; le corps du bas Languedoc eut les pasteurs Roux et Claris, et Rivière, prédicateur ; celui des Cévennes eut les pasteurs Combes et Maroger, et Rouvière, prédicateur ; celui du haut Languedoc et Guyenne eut le pasteur Bétrine, et Viala, prédicateur. Tous signèrent cette délibération, dont la date1733.
26 février.
est importante pour l’histoire des églises, parce qu’elle prouve qu’alors la France protestante se composait des provinces du Vivarais, du Dauphiné, des deux Languedoc, de Guyenne, et des Cévennes. (Syn. or. Mss. P. R.) Le reste, comprenant le nord, l’ouest et le centre, ne paraissait pas s’être mis encore en rapport avec la partie du midi ; le culte public s’y était éteint ; la foi ne se conservait que dans l’intérieur des familles, qui n’obtenaient que de bien rares visites de pasteurs ; il fallut encore plus de dix années pour que le Poitou figurât, par ses députés, dans les synodes des courageuses provinces du midi. À la même époque, de sages mesures d’administration financière marchaient de front avec les règlements d’éducation et de discipline. On régularisa les comptes des deniers des pauvres, ceux des fonds pour l’acquit des amendes encourues pour fait de religion, et ceux « de la taxe du saint ministère. » (Syn. or. Mss. P. R.) On nomma des commissaires à cet effet pour chaque district de29 octobre. colloque, et aussi pour surveiller les écoles ambulantes, et recueillir des fonds destinés à les soutenir.

Ce n’était pas assez de régulariser le culte, de multiplier les mesures d’administration, et de veiller surtout à ce que les fonctions pastorales tombassent entre des mains dignes de les remplir ; il fallait encore s’occuper de sauver la jeunesse des efforts renouvelés du clergé catholique pour la ravir aux pratiques et à la doctrine qu’on lui inspirait au prix de tant de persécutions. Pendant toute la première moitié du xviiie siècle, comme dans les dernières années du xviie siècle et depuis la révocation, le clergé dominant, pendant qu’il excitait à persécuter les parents, circonvenait la plus tendre enfance de mille pièges et de toutes les séductions appropriées au premier âge. Les pièces du temps fournissent des révélations curieuses. Dans tout le vaste district du midi du royaume, depuis Montpellier jusqu’à l’extrémité du Vivarais, les mêmes artifices étaient mis en usage. Les missionnaires s’attachaient surtout aux jeunes filles ; tantôt on étudiait leur goût pour la gourmandise, ou pour le luxe des habits ; tantôt on leur promettait une bonne dot et un parti avantageux, tandis qu’on offrait toute sûreté et toute protection à celles qui s’irritaient contre leurs parents. « Le zèle du clergé romain, disent les déclarations synodales, est peu délicat et peu scrupuleux. Le succès qu’ont eu déjà ses artifices l’excitera sans doute à les redoubler, et nous avons tout lieu de craindre que les perversions ne deviennent tous les jours plus nombreuses. La persécution la 1733.plus violente est moins à craindre que ces voies sourdes et clandestines. Que deviendront nos églises si on séduit nos enfants qui en sont la pépinière, et qui doivent les perpétuer ? » (Avis important à MM. les pasteurs et les anciens des églises réformées. Mss. P. R.) Malgré ces menées, les assemblées continuaient toujours ; de nouveaux pasteurs sortaient du séminaire de Lausanne ; tous les jours le culte revêtait un caractère plus régulier. L’année suivante il fut arrêté que chaque église se pourvoirait d’un lecteur et d’un chantre « choisis parmi les fidèles qui ont le plus de piété et de talent. » Le chant des psaumes n’avait pas cessé d’être l’un des principaux exercices du culte. Cette harmonie naïve rappelait aux églises les souvenirs des cantiques, qui furent adoptés dans les premiers temps, et qui dans l’une et dans l’autre fortune avaient édifié et consolé les fidèles. Il fut même toujours fort difficile d’obtenir que les assemblées du désert ne fissent pas retentir au loin les échos de ces chants qui pouvaient les faire découvrir. Aussi, même au milieu de tant de persécutions, on trouve dans les délibérations synodales l’article suivant, qui démontre que les églises du désert s’occupaient à donner aux chants plus de solennité et plus de justesse : « Dieu ayant suscité un nombre considérable de musiciens pour enseigner la musique à la jeunesse dans les églises sous la croix, et y ayant eu quelque peu d’émotion parmi eux, à cause du peu d’ordre qu’ils ont tenu et de l’irrégularité de la conduite de quelques-uns, l’assemblée synodale a jugé à propos, pour maintenir l’ordre, de charger les pasteurs d’appeler les susdits musiciens pour les exhorter et les censurer. » (Syn. prov. Mss. P. R.)1734.
5 mai.

Toutes ces mesures attestent que la persécution tendait à devenir moins vive. L’ordre établi dans le culte, la sagesse des restaurateurs de la discipline, leur haute prudence, le soin avec lequel ils combattaient le fanatisme, et surtout la peine qu’ils se donnaient pour tout pacifier et pour éteindre les cendres encore fumantes de la guerre des Cévennes, paraissent avoir frappé l’attention des intendants et par suite celle de la cour. La déclaration de 1724 et toutes ses dispositions d’une si cruelle minutie, étaient évidemment inexécutées ; il est vrai qu’elle était inexécutable, sans une proscription horrible, qui eût indubitablement fait reprendre les armes aux descendants des Camisards. Déjà, vers cette époque, commence un usage bizarre de la cour, dans ses rapports avec ses sujets protestants, qui était de nier leur existence, d’une part, et de l’autre part, non seulement de la reconnaître, mais de tolérer tacitement les assemblées. Dès cette époque on voit se dessiner la pratique gouvernementale, de laisser en vigueur une législation effroyable, et puis de l’adoucir considérablement dans la pratique : politique malhabile et cruelle, qui ne comportait ni le despotisme ni la liberté. Cette faiblesse mélangée de rigueur peut seule faire concevoir les événements qui se passèrent bientôt au sein des églises réformées. Leurs malheurs arrivèrent par secousses et par saccades, selon la disposition des intendants, la sévérité des parlements, et les intrigues du clergé, qui ne cessa d’invoquer l’exécution intégrale des édits. Sans doute un zèle exagéré de conversion trompait les prêtres sur l’injustice d’une législation si éloignée de l’esprit de l’Évangile. Quoi qu’il en soit, il y eut vers ce temps un relâchement sensible 1730-1744.dans les mesures de vigueur.

Après l’exécution du ministre A. Roussel à Montpellier, en 1728, quatre ans s’écoulèrent avant qu’un tragique événement de ce genre ne se renouvelât. Ce n’était point toutefois que des condamnations aux galères perpétuelles, des amendes et des confiscations de tous genres, ne fussent très-souvent décernées contre des réformés coupables d’un simple acte de zèle pour leur culte. À cette époque, le Conseil d’état, siégeant à Versailles, décida que la dame de Tremond, d’Uzès, serait punie suivant la rigueur de la déclaration de 1724, art. 8, 9 et 11, pour avoir donné asile chez elle à un soldat du régiment d’Eu, et avoir contribué à l’affermir, dans sa dernière maladie, à mourir protestant ; Louis XV ordonna aussi qu’il serait fait procès à la mémoire du soldat (Extr. du reg. du Cons. d’état. Mss. P. R.), poursuivant ainsi la 1737.
4 mai.
conscience jusqu’au-delà du degré où toute juridiction humaine s’arrête.

Mais des mesures de ce genre, qui se répétaient souvent et sous toutes les formes qu’une jurisprudence ingénieuse et alliée aux intérêts du fisc pouvait suggérer à la chicane, n’infirmaient point le fait général d’un adoucissement dans l’application des lois persécutrices, adoucissement fondé sur l’impossibilité absolue de les mettre à exécution. Cet adoucissement, la justice de l’histoire force à l’avouer, ne convenait pas au clergé. Ce qu’il appelait l’hérésie avait montré une vie très-dure et s’était obstinément conservé. Les lois les plus cruelles avaient multiplié les émigrations, et quoique cette cause, jointe à un nombre considérable de conversions arrachées à la lassitude ou à l’intérêt, eût diminué d’une manière sensible le nombre des églises, cependant il était clair que de nombreuses populations tenaient encore à ce culte, si longtemps et encore si sévèrement proscrit. La position du clergé catholique était difficile. Les condamnations n’avaient pas réussi, et toute nouvelle rigueur décidait de nouvelles émigrations. La proscription en masse n’était plus dans les mœurs du temps, outre qu’elle eût risqué d’allumer la guerre civile. Il ne restait donc au clergé que la ressource d’invoquer l’exécution des édits ; aussi des doléances rédigées en faveur de ce moyen parvinrent souvent à la cour.

Rien de plus curieux sous ce rapport que l’affaire des correspondances des curés des Cévennes et environs, excités sans doute par leur évêque, avec le cardinal de Fleury, qui se montrait alors, comme toujours, le successeur fort doux des Richelieu, des Louvois, des Chamillart, bien qu’il ait sévi à plusieurs reprises d’une manière assez vive contre les réformés. On a déjà vu que le comte de Saint-Maurice était alors intendant de la province de Languedoc, et que le marquis de La Fare, comme commandant, le secondait dans ce poste délicat. Le comte, ainsi que ses subdélégués Daudé, Caveirac et les autres magistrats, quelles que fussent d’ailleurs leurs vues personnelles, avaient reconnu, par l’examen si souvent répété des lieux, l’impossibilité absolue de faire exécuter la déclaration de 1724 en son entier. Leur rôle se bornait à tâcher de saisir les auteurs des infractions les plus flagrantes. Cela fait, comme dans le cas de la belle tournée du ministre Antoine Court, ils fermaient les yeux sur ce qu’il était impossible d’empêcher. Nous avons vu que, depuis vingt ans, les assemblées synodales se multipliaient, que le culte tendait à reprendre son ancienne régularité, enfin que partout les temples abattus étaient remplacés par des assemblées qui n’avaient pour dôme que la voûte des cieux. Cet état de choses excita la sollicitude amère du clergé dominant. Aussi nous allons le voir adresser ses représentations au premier ministre en personne, après avoir essayé de trouver accès favorable auprès du gouverneur de la province. Cette correspondance offre un grand intérêt, parce qu’elle permet de juger l’état des églises à cette époque, en même temps qu’elle fait concevoir cette lutte singulière, qui alors commençait, entre des lois cruelles, invoquées par le clergé, et l’esprit d’un temps qui commençait à devenir meilleur (Copie d’une lettre écrite à Son Éminence le cardinal de Fleury. Mss. P. R.).

1737.Les curés des Cévennes, « après avoir longtemps gémi dans le secret de leur cœur sur la triste situation où se trouvent les affaires de la religion dans ce pays, » commencèrent à faire leurs représentations à leur évêque. Le prélat répondit sèchement qu’il était très-sensible à leurs maux, mais que, dans un « renversement si général des lois et du bon ordre, » il fallait s’adresser aux puissances dont l’autorité pouvait les maintenir. Par suite de cette invitation, après avoir épuisé la voie des autorités de l’intendance, « après avoir longtemps attendu le remède à des maux si pressants, et voyant qu’on n’adoptait aucun remède pour les arrêter, » le clergé du midi s’adressa directement au cardinal premier ministre. Il commença par déclarer que plusieurs de ses membres desservaient leurs églises depuis quarante-cinq ans, et que jamais ils n’avaient vu les lois « plus ouvertement méprisées et plus impunément violées. »

La remontrance du clergé contre les protestants, est divisée en plusieurs chefs distincts où il est traité des questions religieuses, et aussi de celles qui ont rapport à l’état civil. Nous devons présenter quelques extraits de ce mémoire ; ils serviront à nous faire apprécier l’état du culte des réformés à cette époque, et les progrès qu’il avait faits depuis la fin des guerres religieuses.

Voyons comment le clergé même du théâtre de tant de persécutions parlait alors de ses frères dissidents ; et ne lisons ce mémoire qu’avec l’idée qu’il faut attribuer quelque exagération à l’âcreté d’une partie plaignante et à la haine théologique. Il nous faudra ensuite le comparer avec les autres renseignements certains que l’on possède sur l’état des églises au même temps. Il pourra résulter de ce rapprochement quelques confirmations utiles pour l’histoire ; d’ailleurs ce que le mémoire présente d’exagéré fut réfuté, comme nous le verrons, par une dépêche du gouverneur du Languedoc, qui est sous plusieurs points de vue en opposition avec leurs dires. On est frappé d’étonnement, en lisant la lettre du clergé cévenol au premier ministre du roi, de l’état inouï d’oppression où la jurisprudence du temps avait placé les réformés. Il faut observer que leur tableau, sauf quelques différences dans les détails, devait également convenir à la situation des réformés de toutes les autres provinces de France.

Les curés des Cévennes traitent d’abord « des hérétiques. » Il y a dans tout ce pays, disent-ils, des prédicants en grand nombre, et pour qui l’on impose dans chaque paroisse une somme considérable. Cette somme est exactement payée et colligée par deux ou plusieurs habitants, sans y comprendre les quêtes qui se font à chaque assemblée qui tient, et qui sont aussi considérables. Ces prédicants rassemblent leurs consistoires régulièrement à certains temps ; ils tiennent des assemblées très-nombreuses et très-fréquentes en plein midi, sur les montagnes, dans les bois, et souvent dans des maisons particulières ; nous le savons, nous le voyons, personne cependant ne dit rien ; personne même n’ose rien dire, crainte d’être assassiné, comme il est arrivé. Nos catholiques souffrent persécution ; on n’oublie rien pour les détourner de la bonne voie, on emploie les menaces, on n’épargne pas même les mauvais traitements envers certains de ceux qui se rendent assiduement à nos églises, sous prétexte qu’ils avertissent leurs curés de la tenue des assemblées illicites et de ce qui s’y passe. Plusieurs de nous avons reçu des lettres remplies de semblables menaces. Les docteurs de mensonges qui président à ces assemblées d’iniquité, n’inspirent à ceux qui vont les entendre que l’indépendance et le mépris des lois et de l’autorité. L’esprit de révolte et de sédition ne fut jamais plus généralement répandu. On fait entendre au peuple que le roi lui a accordé la liberté de conscience par un article de la dernière paix, et que s’il diffère à lui donner la permission de rebâtir les temples, ce délai de permission ne peut aller que jusqu’à 1738…… — Baptême des petits enfants. En certaines paroisses la plupart ne portent plus leurs enfants à l’église, mais à l’assemblée pour les faire baptiser, et en effet, les prédicants leur confèrent le baptême, quoiqu’il conste par des faits certains que plusieurs d’entre eux ne le confèrent pas dans les règles, soit par ignorance, soit par la persuasion où ils sont que le baptême n’est pas nécessaire, du moins pour les enfants des fidèles. Quand les pasteurs légitimes demandent ces enfants, plusieurs leur répondent avec assurance qu’ils ne les reconnaissent pas pour leurs pasteurs. — Instruction de la jeunesse. Quand ces enfants sont devenus grands, au lieu que les parents les envoyaient autrefois avec assez de soin aux écoles et à nos instructions pour éviter une amende, ils ne les envoient plus ; et si quelques uns les envoient, ces enfants, inspirés par des personnes mal intentionnées, ne veulent plus répondre à celui qui, par les ordonnances du roi, est obligé de les appeler dans l’église les dimanches et les fêtes, pour savoir s’ils sont absents ou présents. Ces pauvres enfants, que leur inclination naturelle porterait à notre culte catholique, se trouvent, par le malheur de leur naissance, sans instruction et sans aucun exercice de religion, vivent souvent dans le libertinage, deviennent plus obstinés que leurs pères, et, ne sachant ce qu’ils doivent croire, se réduisent à ne rien croire dans le fond. — Mariage. Ces jeunes gens pensent enfin à s’établir par le mariage, et c’est alors qu’ils violent plus ouvertement les lois de l’église et de l’État. Quelques uns (le nombre en est aujourd’hui très-petit) s’adressent à nous, ils nous déclarent qu’ils veulent vivre et mourir dans la religion catholique ; ils se font instruire pendant six mois selon les règlements de monseigneur notre évêque, ils nous paraissent persuadés et convaincus ; du moins, ils nous le disent et nous bénissons leur mariage dans les règles ; mais ils nous trompent, et d’abord que leur mariage est célébré ils ne paraissent plus dans nos églises ; nous les allons chercher, nous leur exposons les promesses qu’ils nous ont faites à la face des autels, et confirmées par un serment solennel ; quelques uns nous disent qu’ils souhaiteraient nous tenir ce qu’ils nous ont promis et qu’ils voudraient y être obligés par les lois du prince, pour se mettre à couvert des menaces et des mauvais traitements auxquels ils seraient autrement exposés. D’autres nous répondent avec indifférence qu’ils n’ont jamais eu dessein d’être catholiques, et que, quand ils ont fait semblant d’abjurer l’hérésie, ils ont prétendu renoncer par une restriction mentale à la catholicité ; c’est ce qui a fait prendre à plusieurs de ceux qui sont préposés pour la conduite des paroisses, la résolution de ne bénir aucun de ces mariages pour ne pas s’exposer au péril évident de trahir leur ministère en profanant le sacrement. D’autres plus ouvertement déclarés ne gardent aucune mesure ; ils ne s’embarrassent point de sauver les moindres apparences ; ils vont aux assemblées ; et là, ils se donnent réciproquement la foi devant un prédicant, quelquefois sans avoir même passé devant notaire aucun contrat, pour en épargner les frais, et vivent ensuite comme s’ils étaient légitimement mariés, au grand scandale du public. Cette dernière classe est la plus nombreuse, et nous voyons tous les jours quelque nouvelle conjonction de cette espèce. Ces prétendus mariages sont également contre la religion et contre les lois de l’État. Les enfants qui en naîtront porteront l’iniquité de leurs pères ; ils n’auront point d’état fixe, et ne pourront être regardés que comme illégitimes ; les procès que l’intérêt ne manquera pas de leur susciter sur la succession qu’ils devraient recueillir s’ils étaient légitimes (il y a déjà de ces procès intentés pour le paiement de la dot de la femme), ne peuvent que causer un grand dérangement dans tout ce pays, surtout si l’on considère le nombre prodigieux de ces mariages ; ils se multiplient tous les jours ; des esprits prévenus se laissent aisément persuader que si ces mariages n’étaient pas légitimes on ne les souffrirait pas ; et que plus il s’en fera, plus ils doivent avec assurance en contracter de nouveaux, parce que plus il y en aura, plus on y aura égard. Leur conscience ne leur reproche rien là dessus, parce qu’ils ne regardent point le mariage comme un sacrement. Ce repos où on les laisse donne du poids aux fausses raisons de leurs prédicants ; ils s’imaginent et disent hautement que tous les édits que Sa Majesté avait donnés, et surtout celui de 1724 » sont abrogés, parce qu’ils sont tranquilles malgré leurs prévarications. » Le mémoire renferme aussi des plaintes contre le progrès du libertinage, suite naturelle de l’hérésie si ouvertement déclarée et si enracinée. Il se termine ainsi : « Nous vous supplions, Monseigneur, par les entrailles de Jésus-Christ, de nous aider à ramener dans le bercail nos brebis égarées par les voies les plus efficaces, mais les plus douces, qui, en arrêtant les prévarications, conservent les prévaricateurs. » (Copie d’une lettre manuscrite à Son Éminence le cardinal de Fleury, fol. mss. P. R.)

Tel est le tableau que le clergé catholique traçait du succès de tant de tentatives de conversion, et de tant de travaux, les uns adroits, les autres cruels, pour ébranler la ténacité des huguenots. Ce rapport, infiniment curieux et instructif, nous peint au naturel l’état des choses que Saurin condamnait si fortement. On est d’abord surpris de voir les curés des provinces, où tant de débris d’églises florissaient au milieu des orages, recommander à deux reprises l’emploi de mesures douces, auxquelles on n’était pas habitué. Mais si l’on relit plus attentivement ce monument d’une charité plus que douteuse, on reconnaît assez vite que ses auteurs, loin de conseiller l’abandon de ces mesures coercitives, dont leurs observations même proclamaient l’impuissance, avaient en réalité pour but de réveiller une ardeur assoupie. Ils cherchaient à obtenir qu’on fît cesser les folles espérances de la tolérance prochaine que les protestants avaient rêvée ; ils disaient que le mal venait de ce qu’on laissait les religionnaires tranquilles, et de ce qu’on ne poursuivait pas assez vivement l’exécution de la déclaration de 1724, avec ses sanctions pénales de mort, de galères et de confiscations ; tels furent les tristes avertissements qui parurent résulter de l’esprit de cette pièce. Il paraît que le cardinal de Fleury eut la sagesse de fermer l’oreille à ces insinuations, aussi contraires à l’Évangile qu’à la paix publique. Il renvoya le mémoire en Languedoc, au comte de Saint-Maurice, intendant, qui se chargea de son côté de réfuter les assertions du clergé par une lettre à l’évêque d’Alais (fol. 8 pag. or. signée de B. de Saint-Maurice, Mss. P. R.). Nous ferons 1737.
14 août.
connaître en entier cette pièce remarquable ; elle confirme tout ce que nous avons rapporté de l’organisation des premiers synodes et des premiers travaux ; elle laisse voir nettement quels étaient les rapports de l’administration et du clergé touchant les protestants ; elle démontre que les intendants se voyaient forcés de modérer l’ardeur des prêtres, qui poussaient aveuglément à des sévérités qui eussent probablement eu les suites les plus funestes et pour eux-mêmes et pour l’État.

« Agréez, Monsieur, que j’aie l’honneur de vous envoyer une copie pareille à celle que j’ai reçue sous le pli de monseigneur le cardinal de Fleury, d’une lettre écrite à Son Éminence sur le mauvais état où l’on prétend que les affaires de la religion se trouvent dans cette province. Il y a longtemps qu’on a fait de pareilles représentations à la cour ; j’en ai reçu moi-même, et j’ai lieu de croire qu’elles viennent de la part de quelques curés des Cévennes ou des environs, parce que je sais qu’il y en a de ces côtés-là quelques uns qui n’ont pu encore se bien rassurer sur les inquiétudes qu’ils ont prises pendant le temps de la guerre. Les nouveaux convertis se montraient effectivement alors avec un peu plus de hardiesse, parce qu’ils n’étaient pas contenus par la présence des troupes. Cependant il n’est pas venu à ma connaissance qu’ils aient rien fait qui annonçât de la révolte, et il y a bien moins lieu d’en craindre présentement. D’ailleurs, je ne sache pas qu’il se fasse rien d’extraordinaire, ou qui doive donner de l’inquiétude à l’État. Ainsi ces curés n’ont pas raison de commencer comme ils le font leur mémoire par dire à son éminence que les lois de la religion et de l’État sont plus méprisées et plus impunément violées qu’elles ne l’étaient dans le temps des troubles des Cévennes. Ce qu’ils exposent sur les autres désordres est aussi un peu trop exagéré.

« Nous savons, pour ce qui concerne le premier article, qu’il y a toujours des prédicateurs qui parcourent les cantons suspects, et il est vrai de dire que ce sont eux qui soutiennent et fomentent l’erreur. Mais leur nombre n’est pas, à beaucoup près, aussi considérable qu’on l’expose, et nous faisons de notre part tout ce que nous pouvons pour leur donner la chasse. Il y a des récompenses promises à ceux qui en procureraient la capture ; ces récompenses ont été exactement payées, dans les cas où il en a été question, et si les exemples ne sont pas fréquents, c’est que les nouveaux convertis préviennent, par le secret qu’ils gardent, l’effet de toutes les démarches qu’on pourrait faire pour les surprendre. Les curés exposent qu’ils savent et voyent ce qui se passe ; je n’en doute pas ; mais le zèle qu’ils portent à la religion ne devrait-il pas les porter à donner à propos des avis utiles, en citant des faits, et en indiquant ceux qui donnent retraite aux prédicants. Je conçois qu’ils ne veulent pas être connus, et on ne peut les en blâmer ; mais il y a des moyens de servir la religion sans se compromettre. Il n’est pas possible, par exemple, qu’il n’y ait dans chaque paroisse, ou aux environs, des gens qui, par zèle ou par l’espérance d’une récompense, s’emploieraient volontiers, si on le leur inspirait. Il faudrait, lorsqu’il y a quelque assemblée ou quelque prédicant dans un lieu, les exciter à en donner secrètement avis à ceux qui commandent les troupes ; il y en a partout à portée d’agir ; mais leurs patrouilles seront toujours inutiles, tant qu’elles ne seront que des patrouilles ordinaires, et qu’elles ne sauront pas où tomber.

« À l’égard de ces impositions en faveur de ces prédicants, nous savons aussi que, lorsqu’il en passe quelqu’un dans une paroisse, on s’y cotise pour lui donner secours. Peut-être aussi en use-t-on de même pour le paiement des amendes auxquelles les nouveaux convertis se trouvent condamnés ; mais il n’y a point d’imposition en forme. C’est cependant toujours un mal ; et il serait facile d’y remédier, si on déclarait ceux qui se chargent de ces sortes de collectes. Les curés les connaissent, et s’ils les indiquaient, on ferait des exemples en punissant les coupables. Ce qui est exposé concernant l’éducation de la jeunesse est également vague, et vous trouverez sans doute comme moi qu’il est singulier que des enfants, qui font tant que d’obéir, en se trouvant à des instructions, refusent de répondre lorsqu’on appelle leurs noms pour vérifier s’ils sont présents ou absents ; il serait, en ce cas, bien facile de les corriger, puisqu’il n’y aurait qu’à les marquer absents et faire payer l’amende aux parents de ceux qui affecteraient ainsi de ne pas répondre. Il en doit être usé de même à l’égard de ceux qui, réellement, n’assistent point. Je ne puis, pour moi, que m’en rapporter aux certificats des maîtres d’école, et s’ils ne font pas leur devoir, ou se prêtent aux nouveaux convertis je ne puis y remédier si les curés, qui sont leurs premiers supérieurs, n’y tiennent pas la main et ne donnent pas avis des contraventions en indiquant ceux qui y tombent.

« Quant à ce qui concerne les baptêmes et mariages, nous convenons que c’est là où est le mal. Nous faisons bien, M. le marquis de La Fare et moi, de temps en temps, des exemples principalement contre les concubinages, mais il n’est pas possible de les punir tous ; les prisons de la province ne seraient pas suffisantes pour les contenir, et il n’y a qu’une nouvelle loi qui puisse remédier à ce désordre. Les curés, qui s’en plaignent avec grande raison, auraient bien dû expliquer les voies douces par lesquelles ils marquent qu’on pourrait y parvenir. Nous avons, pour nous, proposé depuis longtemps à M. le chancelier une déclaration dont il nous a marqué, en dernier lieu, qu’il allait reprendre l’examen. Ainsi, Monsieur, il faut espérer que le roi expliquera bientôt ses intentions, et nous mettra en état de travailler efficacement à leur exécution sur cet article.

« Mais, en attendant, ce serait un grand bien si nous pouvions trouver quelque moyen d’apporter remède aux autres abus, qui sont, en effet, trop étendus ; on n’y parviendra jamais tant que l’on ne portera que des plaintes vagues, qui ne nous apprennent que ce que nous savons, c’est-à-dire que le fond du mal en général est grand. Il serait bien plus convenable que les curés s’adressassent directement à vous, en articulant des faits, qu’ils indiquassent avec la confiance qu’ils vous doivent et qu’ils indiquassent quelque parti praticable ; alors, sur la communication que vous voudriez bien nous en donner, nous pourrions, de concert avec vous, trouver les moyens, sinon de faire cesser le désordre, du moins d’empêcher qu’il ne s’étende.

« De B. de Saint-Maurice. »


Il serait superflu de faire la moindre réflexion sur ces correspondances diverses ; elles forment le tableau le plus curieux et le plus exact de l’état des réformés dans les provinces où ils abondaient, et aussi des moyens variés qu’ils employaient pour dépister les persécuteurs. On y voit ce naïf caractère des curés cévenols, qui voulaient bien que les intendants exécutassent les édits, mais qui eux-mêmes répugnaient à se charger d’être les espions permanents de leurs voisins, souvent de leurs amis, et toujours des habitants de leurs villes où l’église catholique était l’édifice le moins fréquenté. On ne peut rien ajouter au tableau piquant de leur séjour au milieu de tous ces nouveaux convertis qui, au contraire, étaient des protestants bien endurcis et très-réels. C’est que la violence de tant d’édits était venue se briser contre ces cœurs indomptables. Cependant on voit, d’après la réponse de l’intendant surtout, combien un tel état de choses prêtait à l’arbitraire et aux vexations de toute sorte.

Nous venons de voir, dans ces déclarations des curés, l’état interne des églises ; le témoignage de l’intendant de la province nous montre un administrateur vigilant, disposé à punir, et ne s’arrêtant que devant le nombre des coupables. En effet, les mémoires du temps nous transmettent la trace d’un assez grand nombre de condamnations, prononcées de 1730 jusqu’en 1740, jusqu’au moment où la guerre de la succession de Marie-Thérèse éclata. Les vallées du pays de Foix et du Roussillon ne purent donner asile aux réformés. Les assemblées qu’ils formèrent vers1716.
22 janvier.
ce temps furent dispersées par les soins de l’intendant Bajin ; des escadrons et plusieurs compagnies d’infanterie furent casernés dans le pays même, aux frais des protestants de Gabres, en Languedoc, ainsi que de ceux de Mas-d’Azil et des Bordes.

L’intendant du Languedoc, le chevalier de Bernage, sévit contre une assemblée que l’on tint au Vivarrais, 1737.
1 mars.
dans la grange d’un protestant nommé Feissier ; plusieurs hommes furent condamnés aux galères, et trois femmes à être rasées et enfermées pendant leur vie dans la tour de Constance, sur le rivage d’Aigues-Mortes. Vers la même époque, la ville de Montauban ne fut pas épargnée. Les assemblées furent sévèrement1736.
10 août.
poursuivies. La veuve Aquié de Bergis, fut condamnée à faire amende honorable et à être enfermée à perpétuité dans l’hôpital général de la ville. Les ministres Jacques Boyer et Hollard furent condamnés à mort et exécutés en effigie[3]. Quatre des assistants furent condamnés aux galères ; mais sans doute les précautions n’étaient pas très-bien prises contre de tels captifs ; ils réussirent à s’évader de la geôle de Toulouse.

Le même intendant confirmait de plus en plus dans sa pratique administrative les assurances qu’il avait données aux curés des Cévennes. De 1736 à 1738, les lieux de Mandajor, près d’Alais, l’arrondissement de Sauve, le lieu de Freissinet, de Fourgues, furent frappés d’amendes, en conséquence de la convocation et de la tenue de réunions religieuses.

La vigilance de l’intendant du Languedoc trouva encore dans ces années d’autres objets où elle put s’exercer. Ce n’était pas assez de condamner à mort les ministres et de frapper de galères et d’amendes les réunions, il fallait encore extirper du milieu des fidèles les livres qui auraient pu entretenir leur foi. La même année où une cour germanique, celle du prince archevêque de Saltzbourg, tourmentant les calvinistes de ses États, envoya dans le Brandebourg une nouvelle et fructueuse émigration de religionnaires, la cour autrement puissante de Versailles prit 1729.
24 avril.
contre les réformés français une mesure de véritable inquisition, qui troubla une foule de familles. Une ordonnance du jeune Louis XV déclara « que tous les nouveaux convertis ne pourraient, sous quelque prétexte que ce soit, garder dans leurs maisons aucuns livres à l’usage de ladite religion, Sa Majesté leur enjoignant de porter, dans quinze jours au plus tard de la publication de la présente ordonnance, tous les manuscrits, catéchismes, sermons, prières et autres livres à l’usage de la religion prétendue réformée, sous quelque dénomination qu’ils pussent être, pour être, lesdits livres ainsi déposés, brûlés en la présence des sieurs commandants ou intendants ; qu’après ledit délai de quinze jours, il sera fait une recherche exacte desdits livres dans les maisons de tous les nouveaux convertis, et que tous ceux chez lesquels, au préjudice de la présente ordonnance, il en sera trouvé, soient, pour la première fois, condamnés à une amende qui sera arbitrée par le commandant, et, en cas de récidive, à trois ans de bannissement et une amende, qui ne pourra être moindre que du tiers de leurs biens. »

Tel fut l’ordre qui sortit du sein du Conseil du roi de France, où brillaient alors les sciences et les lettres, l’érudition élégante des Rollin, le savoir sérieux des Freret, et la muse pindarique de Jean-Baptiste Rousseau. Cet ordre du cabinet de Versailles ressemble à une mesure du saint-office d’Espagne. Toutefois il ne resta pas stérile entre les mains des gouverneurs du Languedoc. Les troupes, après avoir fait la guerre aux assemblées des protestants, se mirent à la faire contre leurs livres. Les maréchaussées se répandirent chez les religionnaires languedociens. On les dépouilla de tous les livres. Un certain nombre vint livrer les volumes proscrits, aimant mieux sacrifier leur bibliothèque que de s’exposer au bannissement et à la confiscation des biens. Tout ce qu’on trouva fut brûlé en divers lieux sur les places publiques. À ces absurdes exécutions, il se mêla une sorte de sacrilège ; un grand nombre de Bibles et de Nouveaux Testaments périrent dans les flammes ; il est vrai qu’ils étaient de la traduction approuvée par les pasteurs de Genève.

La plus belle capture de ce genre fut opérée à Beaucaire. Il paraît qu’un libraire de Lyon, André Degoïn, avait jugé à propos de profiter de la foire pour débiter une forte partie de librairie protestante. Dès que cette marchandise fatale parvint à Beaucaire, 1735.
4 avril.
tout fut dénoncé à l’intendant. Alors, par jugement administratif, il fut dressé un immense bûcher devant l’hôtel-de-ville de Beaucaire ; les livres hérétiques furent brûlés en présence de M. de Beaulieu, subdélégué de l’intendance, des maires et consuls de la ville. Les Bibles, les Testaments, les psaumes, les livres de prières, les abrégés des Écritures, formèrent la base du feu. Ensuite on y jeta une masse considérable de l’excellent et pieux catéchisme de Charles Drelincourt, le savant et respectable pasteur de Paris, ainsi qu’une édition presque entière des sonnets chrétiens, par l’un de ses fils, le pasteur Laurent Drelincourt. Les Œuvres morales de Jean de La Placette, justement surnommé le Nicole réformé, vinrent aussi alimenter les flammes. Ce bûcher dévora encore les livres d’Isaac Jaquelot, consacrés aux démonstrations les plus logiques de l’existence de Dieu et de l’inspiration des Écritures saintes. Enfin deux cent vingt-cinq volumes des éloquents sermons de Saurin furent livrés à cet incendie qu’on eût dit avoir été allumé par une invasion de barbares. Tel fut le traitement que les ordres de la cour lettrée de Louis XV firent éprouver dans la province du Languedoc aux plus savantes et aux meilleures compositions des pasteurs protestants de France ; il est probable que leurs fameux contemporains en érudition et en génie oratoire, les Massillon, les dom de La Rue et Montfaucon n’auraient guère approuvé ces méthodes de controverse.

À côté de l’incendie des livres figuraient d’autres mesures contre la jeunesse des églises du désert, qui eussent été encore plus efficaces, si l’on eût pu les appliquer complètement. La trop fameuse déclaration de 1724 ordonnait (art. 4, 5, 6) que tous les enfants de nouveaux convertis seraient régulièrement envoyés aux écoles catholiques jusqu’à l’âge de quatorze ans, sous peine d’amende contre les parents. Pour l’exécution de ces dispositions, il intervint diverses ordonnances en forme d’instructions, par lesquelles il était enjoint aux maîtres d’école, consuls et curés, de dresser des états du nombre des enfants protestants, lesquels états devaient être transmis aux intendants ; surtout il était enjoint, sous peine d’amendes sévères, de dresser une liste de tous ceux des enfants qui auraient manqué pendant le cours du mois d’assister aux écoles, messes, catéchismes et instructions, et du nombre de fois que chacun d’eux y aurait manqué ; le tout devait être remis en double à l’intendant et au juge, à peine de 20 liv. d’amende. Il était enjoint aux juges de prononcer tous les mois des condamnations d’amendes contre les pères et tuteurs de chacun des contrevenants dénommés dans les états « sur le pied de 10 sols par chaque contravention mentionnée auxdits états. » (Mém. hist. de 1744. ib.) De plus, ces ordonnances en forme d’instructions se renouvellent de temps à autre ; de 1727 à 1736, on comptait trois de ces renouvellements périodiques.

On ne peut que s’arrêter un moment dans l’énumération de toutes ces mesures, pour admirer leur incroyable minutie. Toutes ces affaires dépendaient du ministère du comte de Saint-Florentin, qui dirigeait les intérêts de la religion prétendue réformée, ou plutôt les intérêts de ses persécuteurs. S’il est vrai que dans cette famille des La Vrillière le génie administratif fut héréditaire, nous admirerons un exemple remarquable de son esprit mesquin et tracassier. L’ordonnance que nous venons d’analyser faisait jouer le rôle de maîtres d’école aux hauts intendants des provinces. Les juges étaient chargés de juger les absents et de punir d’une amende tout vide dans les classes ecclésiastiques. La persécution s’élevait jusqu’au ridicule. On conçoit assez que de pareilles misères ne purent être mises à exécution. Elles nous expliquent bien les remontrances des curés à la cour et les espèces de gronderies administratives qui se passaient entre eux et les intendants. Chacun se renvoyait une tâche impossible. D’aucun côté on ne voulait, on ne pouvait exécuter les ordonnances. En rapprochant toutes ces dispositions, tous ces conflits, toutes ces tracasseries impraticables, on voit qu’il y a des positions où l’administration de mesures tyranniques donne presque autant de peine que la liberté.

D’autres mesures entraînèrent quelque chose de plus que des embarras administratifs. Ici le ridicule finit et d’horribles outrages commencent. Malgré la douceur apparente des ministères qui succédèrent au duc de Bourbon, et en dépit des pacifiques intentions du cardinal de Fleury, la déclaration de 1724 fut exécutée plusieurs fois en ses dispositions les plus abominables, celles qui entraînaient l’outrage aux cadavres. Dès l’année de cette loi funeste, la province du Périgord se distingua en ce genre. En 1724 même, un habitant réformé, Élie Drapeiron, de Salagnac, diocèse de Cahors, étant mort, il y eut procès à la mémoire ordonné par le sieur Dubarry, lieutenant-général au sénéchal de Sarlat, assisté en cet exploit par le sieur Pignol, procureur du roi au même siège. Sept années plus tard, un autre protestant, Jean de1731.
5 avril.
Molènes, du Poujol, au diocèse de Cahors, étant mort dans la religion réformée, on verbalisa contre le cadavre ; on apposa partout les scellés, et aux yeux de la veuve et de toute la famille, le corps tomba en proie à la putréfaction. La sépulture fut refusée obstinément, jusqu’à ce qu’un gentilhomme catholique de Sarlat, le sieur de la Roussié, ami du défunt, indigné d’une pratique barbare, déroba un aussi triste objet à la vue des parents consternés. Ce fut encore le lieutenant-général du sénéchal, Dubarry, et le procureur Pignol qui entamèrent ces procédures iniques[4].

Cependant tous ces actes furent dépassés par une seule sentence de l’intendant du Languedoc. Par son jugement la dame de Besuc de Brueix, veuve de Jean de Bramady de Tremons, et sœur de M. de Besuc, mort gouverneur de Neufchâtel, fut condamnée à tenir prison close dans le château de Beauregard, en Vivarais, pendant trois années, et en six mille livres d’amende, pour avoir contrevenu à la déclaration de 1724, art. xi, en adressant quelques paroles de consolation à Joseph Martin, réformé agonisant. La mémoire du malade, qui succomba, fut éteinte et supprimée, et condamnée à perpétuité. Cet arrêt, réellement incroyable, est de l’intendant Bernage de Saint-Maurice. Des outrages du même genre furent commis contre les restes mortels de la comtesse de Monjou, à Bagnol, et du sieur Lardat, d’Uzès. On voit, d’après tous ces détails de poursuites pour la plupart renfermées dans l’intervalle de 1724 à 1738, que les exemples que l’intendant du Languedoc s’était promis de faire n’avaient point manqué à son zèle. Sa vigilance trouva bientôt une foule d’autres occasions. Sous un tel régime il suffisait d’un changement dans la politique extérieure de la cour pour faire éclater de nouveaux malheurs. Ils se déclarèrent avec la guerre de la succession de Marie-Thérèse, où la France fut obligée d’entrer. La défiance de la cour contre les assemblées provoqua une multitude de résistances et de condamnations. C’est cette période très-glorieuse et très-douloureuse de l’histoire des églises du désert que nous allons maintenant esquisser.



  1. Nous n’avons pas le dessein de donner une liste des plus beaux discours de Saurin ; seulement, pour prouver notre dire, quant à la hardiesse des sujets qu’il aimait à traiter, nous citerons les questions impliquées dans les sermons suivants : L’uniformité de Dieu dans sa conduite ; sur la conduite de Dieu ; sur l’éternité de Dieu ; sur le ministère des anges ; sur l’impeccabilité du fidèle ; sur la méthode des prédicateurs ; sur les tourments de l’enfer ; sur l’immensité de Dieu ; sur les profondeurs divines ; sur la nature, sur la peine du péché irrémissible ; sur le trafic de la vérité, le plus original peut-être, comme les discours sur l’aumône et sur les compassions divines sont les plus tendres de tous les sermons de Saurin. C’est dans ce dernier surtout que l’on trouve les ressources les plus pathétiques de l’éloquence, et au premier rang, cette exclamation si simple et d’une sensibilité si admirable : Vous m’aimez, et je meurs ! C’est un des plus beaux mouvements qui soient jamais sortis du fond de l’âme d’un homme éloquent.
  2. L’état du Christianisme en France, divisé en trois parties, ou Lettres adressées aux catholiques romains, aux protestants temporiseurs et aux déistes. La Haye, in-8o
  3. Le Mémoire historique de 1744, qui est d’Antoine Court, nous apprend qu’en 1747 le ministre Hollard était pasteur à Christian Erlang.
  4. Mém. hist. de 1744, pag. 368. — Le Patriote français et impartial, pag. 251.