Histoire des églises et chapelles de Lyon/Bénédictines de Chazeaux

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H. Lardanchet (tome Ip. 91-97).

CHAZEAUX

Ce monastère, comme quelques autres, fut une conquête de saint Benoît sur sainte Claire, ou, à le dire sans métaphore, passa de la règle franciscaine à la règle bénédictine, moitié pour son relâchement, moitié pour sa situation matérielle, qui d’ailleurs avait causé plus qu’à demi son relâchement. On pourrait rappeler dans la même province de Lyon, pareille mésaventure qui advint à une maison du même ordre. On citerait d’ailleurs peu de couvents de Pauvres Dames qui, liées, par des largesses reçues, à des bienfaiteurs même discrets, ont put conserver leur vie propre.

Celui de Chazeaux en Forez ne fit pas exception à cette sévère logique. Il n’avait, non plus que d’autres, dérogé au régime essentiel de la pauvreté, à la non-possession de biens : mais encore s’y ménageait-on pour la subsistance au delà de ce qu’il eût fallu, sans doute, et le mêlait-on aussi à des embarras de délimitations, de procédure, de partages qui ne pouvaient que troubler sa paix et le mener à la ruine. Saint François d’Assise voyait et prévoyait juste, comme toujours, lorsqu’il craignait plus d’incertitudes pour ses fils et ses filles des hasards de successions d’héritage, que de la mendicité.

Le monastère de Chazeaux fut fondé, en faveur des religieuses de sainte Claire, par Luce de Baudiner, dame de Cornillon, le 19 septembre 1302. La seigneurie de Cornillon établie en haute, moyenne et basse justice, dès 1240 tout au moins, était une ample et riche terre dont Luce de Baudiner prétendit faire une belle part, soit en revenus, soit en privilèges, à ses moniales préférées auxquelles l’attachait surtout sa fille Jeanne, l’une de leurs professes les plus distinguées. On conserve la copie collationnée de cet acte de fondation passée au château de Beaurepère, devant Jacques Tanard, conseiller du duc de Bourbon et d’Auvergne, comte de Forez, frère Barthélémy de Saint-Pierre, prieur de Toutzaulx, Jean Berthos, de l’ordre des Frères-Prêcheurs, Jean Fabre, gardien des frères Mineurs d’Annecy, noble homme Athaud de Revézel, chevalier, maître Pierre du Vernet, jurisconsulte, maître Jacques Socher, notaire public de Mazaulx et Jean de Riézel, écuyer.

D’autre part, les archives de Chazeaux ont gardé la traduction par Le Moine, archiviste du chapitre métropolitain de Lyon, de toute la série de divers titres et pièces concernant la seigneurie de Cornillon et le monastère de Chazeaux, pièces importantes en ce qu’elles sont certifiées extraites du cartulaire du premier monastère. On n’en citera ici que l’attestation des droits de haute, moyenne et basse justice de la seigneurie de Cornillon, dont le château est situé dans le ressort de la sénéchaussée de Lyon, hors du bailliage de Tallanes et proche les confins et limites du même bailliage, signée Pellicier, notaire royal, la ratification de cette attestation par la dame du Cornillon, enfin le consentement par la même dame des échanges entre le prieur de Firminy et Jourand de Lauras dit Perceval, seigneur de Feugerolles, le 3 mai 1334. Cette ratification, pour claire quelle nous paraisse, n’en fut pas moins la source sans cesse jaillissante des mille et une difficultés du monastère. Les prieurs de Firminy notamment ne se lassèrent pas de contester la qualité des échanges consentis par leur prédécesseur à Jourand de Lauras, prête-nom des Clarisses et de la noble fondatrice. Presque à chaque renouvellement de prieure, ils chicanaient tant sur le profit des fonds de Firminy malencontreusement cédés, que sur les litiges de juridictions chevauchantes en deux pays, que leur causaient les fonds qu’ils avaient reçus en retour.

Les curieux de procédure auraient bonne proie dans ces interminables dossiers dont la philosophie est d’ailleurs que le prieuré de Firminy s’obéra, s’altéra et que les Pauvres Dames s’appauvrirent de leur vocation jusqu’à en souhaiter une différente. Dès 1409, elles adressent au général des frères Mineurs une requête en mitigation des vœux et des règles. On sait ce que signifiaient ces euphémismes qui n’allaient pas sans apostilles suspectes de voisins désireux de confisquer pour protéger. Toutefois cette requête ne montre qu’une crise passagère. À la fin du xve siècle encore, Chazeaux-en-Forez persévérait dans une ferveur franciscaine très estimable, et si, au commencement du siècle suivant, il ne voulut pas de la réforme de sainte Colette, il appuyait son refus de respectueuses raisons d’opportunité et de circonstances qui ne sont pas à mépriser. Nous le voyons à une lettre collective des sœurs, du 14 janvier 1707. Les signataires, au nombre de vingt-huit, fortifièrent cette lettre d’une traduction du privilège ou induit adressé par Jean XXII à Luce de Baudiner, en 1332, que la copie authentique du cartulaire rapporte incomplètement et inexactement parmi les pièces subsidiaires de fondation et dont voici traduits les passages notables. « Nous avons favorablement écoulé votre supplique contenant que vous aviez autrefois fait construire, à vos dépens, une chapelle ou église au lieu vulgairement appelé de Chazeaux, au diocèse de Lyon, du consentement de l’archevêque diocésain, pour le repos de votre âme, de celles de vos père et mère, de vos parents et que vous aviez obtenu du même archevêque la permission d’y faire célébrer les saints mystères et l’office divin, qu’ensuite étant portée d’un grand attachement pour l’ordre de Sainte-Claire, vous désiriez ardemment faire construire, aux environs de cette chapelle ou église, un monastère dudit ordre : nous vous accordons par noire puissance et autorité apostoliques, la faculté pleine et entière d’édifier ledit monastère avec un cimetière et les lieux réguliers nécessaires. Donné à Avignon, le 2 mars. »

Le monastère des Chazeaux, à Lyon, d’après le plan de Simon Maupin (xviie siècle).

N’empêche que la tempête n’était pas loin. On accusait de différents côtés le couvent de ne pas se contenter de la rente que lui avait donnée à jamais la dame de Cornillon : il produisit l’acte d’enquête du notaire royal et juré de la cour, Jacques de la Vergère, au nom de Pierre de Savoie, archevêque de Lyon, et l’attestation jointe que cette rente suffisait, et celle des états de dépenses inférieures aux recettes depuis ce temps. On ignore l’histoire de la période qui suivit, période de transitions et de difficultés, si l’on en croit l’acte d’une visite du promoteur du diocèse en juillet 1533, où on lit : « Les religieuses ne savent plus à quelle autorité et discipline il faut quelles s’adonnent pour se réparer. »

Comment s’opéra la translation ou la réunion : on ne le sait au juste ; on ne retrouve des fragments des annales de Chazeaux qu’en avril 1576, en une formule de réception dressée par dame Turons de la Garde, après décès de la dame d’Amanzé, par l’archevêque de Lyon Pierre d’Épinac. Dans ce document, le monastère est qualifié de « récemment agrégé au plein ordre de Saint-Benoît », ce qui signifie : au régime de l’archi-abbaye du Mont-Cassin, et le 21 août 1619 enfin « l’abbaye de Chazeaux est transférée à Lyon, tout en conservant ses fonds en Forez, Beaujolais et Velay », dit la lettre renonciatrice et démissoriale du duc de Ventadour, dont Chazeaux quittait pour partie la juridiction ; celle d’Annonay, province du Languedoc dont Ventadour était lieutenant général. Dans quel but ? Le voici, d’après le document : « la nouvelle abbesse de Chazeaux, qui est une religieuse tirée de l’abbaye Saint-Pierre de Lyon, veut réformer ladite abbaye de Chazeaux, ce qu’elle fera plus aisément dans une ville close selon les décrets du Concile de Trente ». Chazeaux se transportera donc à Lyon.

L’acte définitif de réunion ne fut rédigé néanmoins que le 12 mai 1623, par quinze religieuses signant après la révérende dame Gilberte-Françoise d’Amanzé, de Chauffailles, d’une part, et messieurs du consulat de Lyon, d’autre part, devant le notaire du roi, ses assesseurs et témoins. Les lettres royales translatrices de juridiction se firent attendre vingt ans, délai qui ne nuisit en rien au nouvel établissement de l’abbaye. Les procès seuls y firent quelque dommage. Décidément Chazeaux, qu’il s’enfermât ou se réformât, était voué aux procès ! Et d’abord, on disputa à l’abbaye la validité ou la bonne foi même de son achat de la maison de Bellegrève, à Fourvière, où elle s’était érigée canoniquement dès la fin de l’année 1619 ; on l’avait obtenue à beaux deniers comptant de messire de Souvré, marquis de Courtanvault. La première révision du débat tourna, il est vrai, en sa faveur ; mais en 1649, Catherine de Neuville, en tant qu’héritière de la dame Robert, veuve du sieur de Mandelot et fondée de pouvoir de M. de Courtanvault, remit toutes choses en l’état et faillit arracher aux juges une sentence d’expropriation. Cela s’apaisa au prix de vingt-quatre mille livres dont les religieuses s’allégèrent. Après quoi, elles goûtèrent, à travers de menus litiges encore, de 1630 à 1730, une paix, ou une trêve de Dieu, qu’elles employèrent à se loger au mieux et au plus large. Elles accrurent en jardins et en vignes leur agréable séjour, le plus haut des séjours monastiques de Lyon ; elles acquirent le tènement de Bel-Air, au nom bien mérité, qu’on trouve dans les actes administratifs et judiciaires dès 1706.

Bel-Air s’étendait du chemin de Saint-Paul à l’Antiquaille et à Fourvière — les plans du temps désignent ainsi la montée Saint-Barthélemy — jusqu’aux Grandes-Balmes de Fourvière, formant un vaste carré échancré, à son extrémité nord-ouest, en un angle rentrant, par un chemin de servitude qui séparait de ce côté le mur d’enceinte de la grange et du chapitre pour lesquels il avait fallu construire une seconde enceinte. Au-dessous, du même côté, le mur longeait le monastère des Récollets. Un plan du commencement du xviiie siècle montre, aux confins nord, la terrasse de la dame Ollivier et la vigne de M. Durand, chanoine de Fourvière. La distribution intérieure prend ses aises. Ce sont, à remonter du chemin Saint-Paul ou Saint-Bartbélemy, vers les Grandes-Balmes de Fourvière, bâtiments d’utilité et de logement pour l’aumônier, un petit lavoir au-dessous, une cour avec arbres, une fontaine, un parloir, une allée de tilleuls, une terrasse et un puits, des bâtiments et une cour, un très grand jardin et une seconde terrasse, une grange et des écuries, une splendide allée et une terrasse qui en était digne, un berceau d’arbres, un pavillon couvert, à gauche, au-dessous d’une troisième allée avec terrasse, des communs, des jets d’eau, des bâtiments divers, une allée tournante et une vigne très étendue.

Quant à la qualité d’abbaye royale, on la trouve, pour la première fois, dans un acte de vente de mai 1708, par lequel « David Ollivier, receveur général des finances de la généralité de Lyon, échevin de cette ville, et Françoise Decombes, son épouse, témoignent vouloir faire don à l’abbaye royale de Chazeaux, de leur propre mouvement, par gratification et donation particulières, de tout le terrain, tant en vigne que vide, qui appartient à ladite dame Decombes tant en longueur qu’en largeur, au-dessous de la terrasse de sa maison située à Fourvière, et cela en considération de la profession que demoiselle Ollivier leur fille, à présent novice dans ladite royale abbaye, a témoigné vouloir y faire ». Parmi les noms des religieuses présentes à l’acte, on en relève de familles connues dans notre ville : de Beaumont, de Silvecanne, Prost, Basset, Bourgeat, Groslier de Servière, Richy, Deslandes, Piégay, Ollivier, Clapasson. Les deux premiers surtout qui furent portés l’un par Mme  de Silvecanne, en religion sœur de la Trinité de Saint-Bonnet, l’autre par Mme  Antoinette de Beaumont, abbesses en 1732 et 1738, sous l’épiscopat de Mgr de Châteauneuf de Rochebonne, ont laissé des traces dans l’histoire.

Mgr François de Châteauneuf de Rochebonne, archevêque de Lyon.

L’abbaye fut heureuse dès lors, semble-t-il, en acquisitions et en administration de biens, malgré des difficultés de possessions à Firminy. Elle avait deux maisons de rapport à Lyon, dont l’une place de la Feuillée des Augustins, des rentes solides dont elle ne dépensait pas seulement l’excès en charité, et par l’effet d’une transmission d’héritage faite à l’une de ses abbesses, comme personne privée, le 2 mars 1627. Celle-ci était châtelaine et seigneure du magnifique château et domaine de la Paliul, qu’avait fort augmenté et embelli, de 1609 à 1623, Aimé-Michel de la Chalvandière d’Orcière et de Montorsier ainsi que Guillaume, Jean et Louis-Guillaume Barjot. Les plans des fonds possédés par les dames de Chazeaux, tant en Forez qu’en Beaujolais, dressés en 1742 par Marc Meillard et Fronton, sur les ordres de l’abbesse Marie Batiiéon de Vertrieu, donnent une copieuse idée des terres et vignes aux lieux dits Pied-de-Chêne et la Roche lesquels ne le cédaient guère au domaine de la Palud proprement dit.

Mais encore, cette abondance n’appesantissait pas ni n’obscurcissait pas le véritable esprit bénédictin, esprit large et soutenu. Le 11 avril 1697, Jeanne-Marie de Rostaing, qui n’était encore que prieure, écrivait, pour se tirer de tout soupçon de complicité avec d autres religieuses entachées de gallicanisme et de jansénisme, une ferme et noble profession de foi, qui dénonce, à cette date, un rare discernement.

Extrayons-en ces deux articles essentiels : « Je promets et jure vraie obéissance au pape de Rome, successeur des apôtres et vicaire indéfectible de Jésus-Christ. Je reconnais et professe que le pouvoir des indulgences a été accordé à l’Église par Jésus-Christ. »

Devenue abbesse peu après, Jeanne-Marie de Rostaing, aussi franche et décidée d’esprit que de race, ne souffrit pas dans son troupeau de têtes altières la moindre atténuation des doctrines catholiques. Elle fut une excellente moniale et une femme très distinguée.

Chazeaux compta d’ailleurs plusieurs abbesses de cette espèce : les Louise Savaron, les Cécile. Marthe et Marguerite d’Amanzé, les de Vauvinier, les de Verlrieu. En 1787, Bel-Air était bien déchu. Un acte de vente marque moitié moins de professes. La Révolution, là comme ailleurs, n’eut qu’à consommer, par la violence, le succès du mal de tiédeur et d’incrédulité qui l’avait annoncée.

Une note manuscrite donne un aperçu de l’état et de la disposition des bâtiments de Chazeaux à cette époque : « Les différents appartements composant cette dite maison étaient dans le bas, l’église, une très petite sacristie, le chœur des religieuses, un avant-chœur ; le réfectoire, la salle de communauté, la cuisine, la dépense et le lavoir. Au premier étage, trois pièces pour l’abbesse ; à la suite, et dans un corps de bâtiment attenant, douze chambres, dont dix occupées par les religieuses et deux par les pensionnaires. Au second étage, treize chambres occupées par les religieuses ; au troisième, neuf petites chambres, dont quatre occupées par les religieuses et cinq par les pensionnaires, le surplus consistant en grenier. Un second bâtiment en pisé donnait sur la montée de Fourvière, alors qu’une autre vieille maison, située de l’autre côté du chemin de Bel-Air, contenait cinq chambres pour les pensionnaires et des greniers ; dans un autre bâtiment se trouvait le parloir des religieuses, une écurie pour les vaches et un envier, enfin la petite maison du jardinier. »

Le 11 juin 1790, on fit un inventaire, dont le texte est conservé aux archives départementales ; il contient des renseignements intéressants sur la disposition des lieux. À cette époque, la propriété de Chazeaux comprenait » environ vingt-deux bicherées, » elle était limitée à l’est par le jardin de M. Gavinet et par le Chemin-Neuf, au midi par les Visitandines de l’Antiquaille et la propriété Imbert, à l’ouest par les possessions du chapitre de Fourvière et du sieur Ollivier, et au nord par les pères Récollets et les terres du sieur Gavinet. Du nord au midi, traversait le grand chemin de Saint-Paul aux portes de Saint-Just, aujourd’hui montée Saint-Barthélémy, sur lequel les religieuses de Chazeaux communiquaient par une galerie ou pont en pierre.

L’inventaire mentionne également les principaux objets d’art ou de valeur qui se trouvaient dans l’église ou la sacristie des Chazeaux. On y remarque : « Deux calices ; un ostensoir doré et une boîte en argent aussi doré en dedans seulement ; un ciboire doré ; un encensoir et sa navette en argent ; une boîte argent doré pour les saintes huiles ; un couvert d’argent ; une cuillère à café argent ; une paire de burette avec l’assiette argent ; une plaque pour le communicatoire argent doré ; vingt-huit chandeliers et deux croix ; une croix processionnelle, une lampe, le tout cuivre blanchi ; une fontaine en étain ; un bénitier ; trois petits chandeliers et un bassin cuivre doré ; trois douzaines d’aubes : six surplis, un rochet ; six douzaines de serviettes ou essuie-mains ; une douzaine et demie de nappes d’autel ; douze nappes de communion ; des tapis de table et d’autel en indienne ; un ornement complet ; dix-neuf chasubles bonnes ou mauvaises ; deux draps mortuaires ; quatre chapes et trois étoles ; des carreaux ou coussins et plusieurs tapis de pied pour les autels et cérémonies ; quatre missels et cartons d’autel ; deux niches de bois dorées pour l’exposition du saint Sacrement ; quatre candélabres pour les enterrements et trois autres pour la semaine sainte, le tout de bois de noyer ; deux cloches-timbres. » On le voit, c’était modeste et pauvre.