Histoire des églises et chapelles de Lyon/Bernardines

La bibliothèque libre.
H. Lardanchet (tome Ip. 73-79).

BERNARDINES

Ce fut dans le premier tiers du xviie siècle que la plupart des instituts et des congrégations s’établirent à Lyon. Les réformes des plus anciens ordres firent de même. Les religieuses réformées de Cîteaux, dites vulgairement Bernardines, n’eurent pas, à beaucoup près, pour cela les commodités ni les secours qui ne manquèrent point à d’autres religieuses cloîtrées. Il semble qu’avant d’avoir reçu, le 30 octobre 1632, du cardinal de Richelieu, archevêque de Lyon, la permission de construire et de se fixer solidement, elles eussent fait, pour s’adonner à quelqu’une des multiples œuvres rémunératrices que leur permettait la règle de saint Benoît, commentée par saint Bernard, diverses tentatives témoignant qu’elles manquaient de protecteurs assez généreux ou de ressources suffisantes.

Parmi les titres qu’elles présentèrent à l’autorité diocésaine, afin d’obtenir son adhésion, on trouve un concordat conclu par François d’Angley et Constant d’Allimandé, de l’ordre de Saint-Benoît, « pour donner au sieur Meurony, licence de fonder une rente et une chapelle à l’usage de religieuses qui se donneraient au soin des enfants et à divers travaux de miséricorde ». Une autre pièce qu’elles n’exhibèrent pas, prouve que, vers 1627, c’est-à-dire un peu avant ce concordat qui paraît être de 1629, elles s’étaient aussi efforcées de fonder une de ces petites écoles qui furent, dès la fin du xiie siècle, parmi les premières occupations des Cisterciennes et qui, restaurées au xviie siècle dans un esprit moins monacal, nourrirent le zèle de quelques-uns des réformateurs de la discipline ecclésiastique durant cette féconde période.

D’ailleurs, lorsque force leur eut été d’accepter les conditions assez vagues que leur imposa, pour le temporel, le pieux primat, elles ne renoncèrent pas tout à fait à l’enseignement. Elles prirent des « pensionnaires à étudier », suivant les termes d’une lettre de la première supérieure à M. Pallet, secrétaire de l’archevêché, celui qui avait signé par mandement leur lettre d’institution. De cette lettre même, il ne se peut rien tirer qui nous éclaire sur ce que l’on attendait de leur intelligence et de leur activité. Quant aux « pensionnaires à étudier », étudiaient-elles dans la clôture, comme ce fut la coutume des Bénédictines primitives et dès lors se destinaient-elles par une sorte de postulat prolongé au noviciat et à la profession ? On l’ignore et il n’importe, car dès 1642, « ordre fut donné aux religieuses Bernardines de ne plus se distraire à cet embarras ». Cela leur était signifié, sans métaphore, par le vicaire général.

D’embarras, hélas, elles en connaissaient déjà bien d’autres et des pires, des embarras d’argent. Elles avaient reçu, dès le 5 janvier 1633, de Claude Pellot, seigneur du Port-David, chancelier, conseiller du roi, trésorier général de France en la généralité de Lyon, prévôt des marchands, « permission de s’établir en telle maison qu’elles voudraient, sous réserve d’observer les règlements du consulat sur l’alignement ». Louis XIII, en avril de la même année, les autorisa à « bâtir un couvent où et comme il leur serait plus commode ».

Faute de crédit, elles ne purent commencer à construire qu’en 1639, au lieu qu’elles avaient tout d’abord choisi et qui était voisin de celui où elles habitaient, une maison provisoire et dépourvue de tout agrément, « proche la place d’armes de la montée de la Croix-Rousse ». C’est tout ce que précise un mémoire de la mère Guiguet, avec laquelle on fera plus ample connaissance. Toutefois, antérieurement à cette époque, elles avaient acquis des propriétés soit à Lyon, soit à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, ce qui ne laisse pas d’étonner un peu, et elles avaient aliéné des biens de quelque valeur dans la ville et à Dardilly. En 1621, par exemple, tandis qu’elles s’occupaient de « faire du profil par leur ministère d’enseignement », elles avaient acheté partie d’une maison indivise avec le sieur Piquet, située au territoire du Peyrol ou de Saint-Clair. Mais encore l’examen de leurs comptes, à cet égard, prouve-t-il qu’elles ne faisaient que de minimes dépenses et se mettaient sans cesse en quête de « petits moyens de délai, de petits accords de bonne foi », suivant les termes qu’elles emploient. Quoi qu’il en ait été, le premier état à peu près complet du monastère est fourni par le rapport de visite dressé, le 8 août 1641, le lendemain du jour où fut signé le contrat définitif d’achat par les sieurs Rousset et Allemand, au nom du sieur Jean Perrette, marchand drapier, bourgeois de la ville, et de sa femme, Madeleine Proyard : ces experts visitèrent le tènement, maison, jardin et vigne vendus aux religieuses Bernardines, par Perrette et sa femme ; ces biens étaient situés près la maison brûlée en la montée Saint-Sébastien.

Cette expertise fait détail d’une grande maison sise tout auprès de la porte de la Croix-Rousse au bas de la montée Saint-Sébastien. « L’entrée y est par la porte du Côté de la place d’armes proche de la maison du sieur Corneille Breton. La dite porte est en pierre de taille de trois pieds et demi de tour et de six pieds de hauteur, mais le logis est de médiocres matériaux, de pierres communes et de pizé. La cour est pavée de cailloux tout à neuf. Il y a un grand puits à eau claire. On accède à la cave par le côté du soir et l’on trouve à l’entrée une rompure de couverture mais sans dommage. La voûte de cette cave est en berceau de dix-huit pieds de long et de neuf de large ; au bas de la montée, il y a deux autres portes dont l’une aussi a sa couverture rompue. Les murs et les lambrissages sont communs comme le revêtement extérieur. À l’entrée du principal corps se voient trois arcadoires dont les piliers sont de pierres de taille : l’un est au-dessus de la maçonnerie en briques donnant jour sur une galerie longue de vingt et large de dix coudées. À un angle du jardin, est ménagée la maisonnette du cordonnier. Les chambres sont assez grandes. » Le monastère, dans le document cité, n’est pas encore surnommé la Divine Providence : on ne trouve ce titre qu’en 1650, dans un devis de réparation réglé à un maître charpentier. De la chapelle, il n’est nullement question : dans une lettre datée de 1692, la mère Madeleine de La Melette se plaint de ce qu’elle soit « nue et trop étroite », plus simple et plus pauvre encore que l’exige la règle cistercienne. Bref, on se représente aisément un bâtiment uni et sans plus de symétrie que d’ornement.

Saint Bernard promet la paix aux couvents de chétive apparence. Celui de la Divine Providence tel qu’il était, connut beaucoup de contradictions et d’épreuves. Son mal originel, c’est-à-dire l’instabilité de ses finances, ne cessa pas de se prolonger : de 1652 à 1740, on ne trouve guère de documents dans ses archives, sinon de procès perpétuels, de litiges chaque année ressuscites, de difficiles rentrées de rentes, d’arriérés exagérés de pension, d’impayements de locations, et par une conséquence inéluctable, de dettes croissantes dont des communautés plus riches que la leur qui ne l’était pas du tout, ne se fussent pas préservées en semblable cas. Joignez à cela que l’emplacement qu’elles occupaient était le plus chargé qu’il se pût imaginer de droits à acquitter comme on dirait aujourd’hui ; de directes, de pensions, de dîmes, disait-on alors.

À cet égard, il ne se pouvait pire situation : la Divine Providence s’élevait au point de rencontre de quantité de suzerainetés et juridictions : elle était tributaire d’Ainay, de la commanderie Saint-Georges de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, de l’abbaye Saint-Pierre, de la custodie de Saint-Jean. Il fallut contenter ou amener à composition tous ces fiscs, ne pas succomber sous ces coûteux vasselages : directes actives et passives, rentes nobles, censives seigneuriales. Ce qui ne signifie pas qu’on ne leur accordât assez souvent des allégements. En 1738. par exemple, elles firent, en quelque sorte, appel de la dîme Saint-Clair, dont la rigueur leur avait été imposée depuis neuf ans par l’abbaye Saint-Pierre. Par devant Charles de Masso de La Perrière, sénéchal de Lyon, elles représentèrent que « le dixième appartenant à l’abbaye, appelé le dixième de Saint-Clair, de fruits croissants dans l’étendue de leur clos, était sujet à variations, qu’elles étaient obligées de tenir leur porte ouverte, pour l’exaction, aux jardiniers et préposés, que, dès lors, elles avaient demandé déjà à défunte abbesse, dame de Cossé de Brissac, de fixer cette dîme à une redevance annuelle et perpétuelle, ce que ladite défunte abbesse avait accepté avec son conseil ». Sur quoi, il fut fait droit à cette requête, étant présentes par devant le notaire royal et conseiller du roi, pour l’abbaye Saint-Pierre : Marguerite de Virieu de Beaumont, prieure, Philiberte de La Martinière, receveuse, Suzanne de Lauras et Marie de Chevrier, professes, et pour le monastère de la Providence Divine : Jeanne-Marie de la Croix Ribier, supérieure, Élisabeth Morel, assistante, Madeleine Romieu, Jeanne-Marie Blond. L’acte conclut « qu’à partir de l’an prochain, la dîme Saint-Clair sera une redevance fixe, annuelle, perpétuelle ». C’était autant de gagné et du moins elles se libéraient des risques de vol et de l’offense à la vie claustrale dont se compliquait cet impôt.

Auparavant, elles n’avaient pas eu un pareil succès auprès du commandeur de Saint-Georges et Temple de Vaux, François-Aimé Dusset de Château-Vert, chevalier de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. En 1646, 1683, 1733, elles amassent le papier noirci et le papier timbré pour défendre contre « l’homme de gestion » de M. de Saint-Georges, presque toujours absent de Lyon, telle partie du bâtiment « servant autrefois de colombier appelé le Croyat », telle parcelle du pré, du verger ou de la vigne de cinq journées d’hommes en la côte Saint-Sébastien, paroisse Saint-Vincent. « C’est un écheveau à démêler dans le panier aux épluchures », écrivait une religieuse en 1646. En 1776, l’écheveau tenait encore bon ou plutôt s’enroulait et se nouait de plus en plus. Il fallut que les Bernardines de Lyon cessassent d’exister pour échapper à ces chicanes.

Elles n’eurent pas moins de peine du côté de la passive directe et de la censive d’Ainay. Les pièces comptables de ce débat commencèrent à se superposer dès 1641, première année de l’existence légale du monastère. La custodie de Saint-Jean fut moins âpre à leur appliquer ses prétentions.

À ces alertes sans trêve, les religieuses ajoutèrent elles-mêmes ce qui prépara la crise qui faillit les emporter avant leur heure sonnée. Le précaire état de leur temporel finit par persuader au suprême pouvoir du diocèse que leur spirituel n’était plus en sûreté, que la disproportion était telle entre leur passif et leur actif qu’on voyait désormais « convenance d’église » à ce qu’elles disparussent.

La mère Ponsonas, fondatrice des Bernardines, morte à Lyon en 1675.

La menace de dissolution ou de réunion à un autre monastère mieux conditionné flottait dans l’air depuis 1743 : des lettres du promoteur en témoignent. Les premiers grondements de l’orage se firent entendre en 1749. Mme Guiguet était supérieure depuis le 11 septembre de cette année : femme de tête et de cœur, aussi habile en administration et en procédure civile et canonique, que moniale instruite et pieuse, elle lutta, dans une minute de défaillance, pour conserver sa chère maison. Elle fut vraiment la seconde fondatrice de la Divine Providence comme ses filles lui en donnèrent le nom. Elle résistait pied à pied aux instances, atténuées dans la forme, mais inexorables au fond, de M. Carrier, vicaire général, et de l’évêque suffragant de Lyon, Claude Navarre, évêque de Sidon, supérieur direct des Bernardines. Elle alléguait le passé dont on s’était tiré, l’avenir qui serait meilleur, si on lui accordait du loisir et des facultés pour « rassembler son bien épars et pour ainsi dire confisqué par le trop de charges ».

Cette volumineuse correspondance Guiguet-Carrier-Navarre, de 1749 à 1752 surtout, serait une utile contribution à l’histoire ecclésiastique de Lyon, par maints détails, par maints éclaircissements qui vont au delà de la querelle. Il parut bien que les efforts de la vaillante supérieure n’aboutirent qu’à une dérision ; les ennemis puissants ne lui manquaient pas. Le 24 septembre 1749, dix-huit jours après son élection, on lui intima défense de la part du roi « de plus recevoir de novices jusqu’à nouvel ordre » et le soir de ce jour, sans autre délai ni formes, elle fut arrêtée par lettre de cachet et gardée en appartement. Un mémoire apologétique anonyme, paru en 1761, accuse de ce coup de force, plus encore que le cardinal de Tencin, dont on possède cependant des lettres affectueuses à Mme Guiguet, les puissants amis des Bénédictines de l’abbaye royale de Chazeaux, parce qu’elles avaient promesse qu’on leur ferait passer les biens de ces religieuses.

La mère Guiguet, ajoute le mémoire, avait d’excellents projets. Elle voulait : 1o Rendre louable une maison inutile au monastère, en portant les jours sur la place d’armes et en bouchant ceux qu’elle prenait dans le clos ; c’était mettre à profit six grandes chambres et une cave dont les réparations n’auraient pas coûté plus de 1.000 livres et dont la location n’aurait pas rapporté moins de 5.000 livres annuelles ; 2o tirer un honnête gain aussi d’un emplacement loué à quatre entrepreneurs cinquante livres par an et de deux chambres qui valaient 130 livres ; 3o tirer 200 livres d’une maison que ces mêmes entrepreneurs s’étaient engagés à élever dans l’emplacement de l’ancienne Maison-Brûlée. La supérieure comptait qu’elle ajouterait facilement à ces neuf cents livres quelques rentrées des innombrables pensions dont on lui devait tout ou partie. De plus, elle avait promesse solide de neuf nouvelles pensionnaires riches, et s’apprêtait, allégua-t-elle, à recevoir neuf novices riches lorsqu’on lui lia les mains. « Depuis douze ans que Mme Guiguet est réduite à rien par la lettre de cachet, conclut le mémoire, c’est 9.600 livres que le monastère a perdus ».

Cardinal de Tencin, archevêque de Lyon.

Passons promptement sur ces misères. L’arrêt de suppression et de réunion donné en conseil d’État, en date du 11 novembre 1749, avait été, à vrai dire, très bénignement rédigé. De réunion, il n’y en eut point et la dissolution ne fut qu’une demi-dispersion à laquelle veilla la mère Guiguet elle-même, après que, le 4 avril 1753, elle eut, en conséquence de l’ordonnance rendue par le cardinal de Tencin, le 22 novembre 1752, obtenu le consentement de ses religieuses à la réquisition du promoteur. Il va sans dire que sa captivité métaphorique ne s’était pas prolongée et que la lettre de cachet n’avait eu pour effet que de la tenir éloignée de l’administration du temporel. Ce consentement « qu’elle couvrit de ses larmes » fut donné en chapitre par elle et ses religieuses. L’abbé Bron signa comme vicaire général, official, commissaire, et Navarre, comme promoteur général.

Le vicaire général, Jean-Baptiste-Marie Bron, docteur en Sorbonne, chanoine de l’église paroissiale et collégiale de Saint-Paul et officiai du diocèse, procéda, dès le lendemain, « aux formalités et informations d’extinction ». Il y employa beaucoup de douceur. Plusieurs professes restèrent à la Divine Providence. Cette fausse situation dura, non pas douze ans, comme l’écrit le mémoire, mais quinze, sans que d’ailleurs la mère Guiguet renonçât, sous l’épée de Damoclès, à rebâtir, même à bâtir à neuf, à presser des locataires encouragés par la situation à l’oubli, sinon à la mauvaise foi. Un sauveur lui vint, pour prix de sa fermeté, dans la personne du sieur Duon, « personne riche et apparentée à nombre d’ecclésiastiques », raconte un libelle justificatif des actes du monastère de la Divine Providence, daté d’avril 1759, et sans nom d’auteur. L’éloge est mince : tout amateur de l’histoire ecclésiastique de Lyon sait que ce Charles Duon ne valait pas seulement par sa parenté, il valait par lui-même. Il fit une forte avance de quinze mille livres, prit des dispositions pour « se substituer en procès » aux religieuses. Peu à peu les pétitions de bourgeois et du peuple aidant, qui « se louaient surtout de l’utilité qu’il y avait à ne pas fermer la chapelle de la Côte-Brûlée, où l’on oyait les offices commodément, tandis que la paroisse était très loin, et d’où l’on lirait le saint viatique pour l’apporter aux malades et agonisants », les Bernardines furent regardées d’un œil plus favorable par l’archevêché et moins tracassées par les héritières présomptives.

Aussi bien, le déficit de leur budget diminuait fortement. À l’avouer sincèrement, il avait été de 1749 à 1753, malaisément réparable pour l’époque puisqu’à ces dates les revenus globaux du monastère de la Croix-Rousse se chiffraient par 3.587 livres et les charges par 22.804 livres. Dès 1767 l’écart était diminué des deux tiers. Que l’on n’imagine pas pour cela que les pauvres « semi-ressuscitées », ainsi qu’on les appela un peu cruellement, atteignissent à la prospérité, ou même à la tranquillité. Elles dissipèrent les préventions et les pires créanciers et se traînèrent jusqu’à la révolution, voilà tout.

Leur longue et variée correspondance montre, de 1769 à 1788, « un bon état provisoire », suivant les termes d’une lettre de 1771 de la mère Ferroussat et un recrutement de vocation au moins aussi noble et pieux qu’il l’avait été aux premiers jours. Elles se dispersèrent et cette fois toutes et pour toujours en avril 1790.