Histoire des églises et chapelles de Lyon/Célestins

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H. Lardanchet (tome Ip. 23-28).

CÉLESTINS

Il est peu d’ordres qui aient une histoire aussi merveilleuse que l’ordre des Célestins. Tout y est empreint d’une singulière fortune : l’origine, les premiers développements et jusqu’au nom même. Ce dernier est à peu près oublié aujourd’hui, quoiqu’on rencontre nombre de villes qui possèdent une rue, un quai, un pont des Célestins. La Révolution a si vite détruit et l’on a si promptement oublié, qu’il faut être érudit pour se rappeler ce que fuient les Célestins, les Feuillants, les Prémontrés, les Augustins et tant d’autres instituts religieux qui contribuèrent, pour une large part, à la foi et à la prospérité de notre patrie.

C’était au mois de mai de l’année 1274, le grand pape Grégoire X venait d’ouvrir à Lyon le concile où se réunirent les Grecs et les Latins. On prêtait à ce sage pontife la pensée de résoudre certains points de discipline ecclésiastique en supprimant tous les ordres religieux nouvellement fondés. Un moine napolitain d’une extraordinaire austérité, Pierre de Mouron, ou à mieux dire de Mourrone, né à Izerna dans la province de Pouille, avait établi, sur le mont Moroni, un monastère où il avait soumis la règle cénobitique à la règle primitive de saint Benoît. Sur la nouvelle qu’on lui donna de Naples des desseins

Le Couvent des Célestins au xvie siècle. (Restitution de M. R. Lenail.)
du concile, il se rendit à Lyon à pied ; il n’y parvint que rompu de fatigue, et se logea dans une maison qui avait appartenu aux Templiers. Une vision le réconforta aussitôt : le ciel lui révéla qu’il obtiendrait du pape ce qu’il voulait et qu’un jour le lieu où il dormait serait une possession de son ordre. Selon les auteurs de V Année bénédictine, si Grégoire X accorda à Pierre de Mourrone, non seulement l’autorisation d’instituer sa congrégation réformée mais encore des privilèges, c’est qu’ayant assisté à sa messe, il le vit suspendre son ample manteau blanc à un rayon de soleil. Ceci est de la légende, respectons pourtant la croyance des simples. Grégoire X accorda la bulle confirmative le 11 avril 1275. Dès le 19 mai, Pierre de Mourrone reprit la route de l’Italie, et fut secondé par des miracles manifestes.

L’histoire apprend que le 5 juillet 1294, le Saint-Siège étant vacant depuis plus de deux années par la mort de Nicolas IV, un cardinal, irrité des ambitions puissantes qui partageaient le conclave, jeta, comme par défi, le nom de l’ermite parmi tous ceux que l’on discutait. On crut à une inspiration divine ; on alla aux voix et Pierre de Mourrone fut élu. Il quitta, non sans regret ni larmes, sa cellule effroyable du mont de Margella et fit son entrée solennelle dans la ville d’Aquila, monté sur un âne dont la bride était aux mains de Charles II le Boiteux, roi de Sicile, et de son fils, roi de Hongrie, le futur Robert le Sage. Il prit le nom de Célestin V, en s’asseyant sur le siège de Saint-Pierre. Son pontificat qui ne dura que six mois ne tint pas les promesses que l’on en avait conçues : il s’avoua impropre à gouverner les hommes, abdiqua la tiare en décembre 1294, et mourut le jour de Pentecôte 1296. Son successeur Boniface VIII accabla d’honneurs son humble mémoire ; Clément le canonisa et le roi Philippe le Bel, en 1300, appela son ordre en France ; les successeurs de ce monarque, particulièrement Charles V, ne cessèrent de favoriser les Célestins.

Entre temps l’ex-commanderie du Temple, où Pierre de Mourrone avait discerné en rêve l’avenir de son œuvre, avait passé aux chevaliers de Malte : puis les ducs de Savoie l’avaient échangée pour l’une de leurs propriétés et y faisaient parfois leur résidence. Le 22 février 1407, Amédée VIII, des princes de Savoie, lequel n’en eut pas moins le malheur de devenir l’anti-pape Félix V, « la céda à ses bien-aimés pères, les fils de Pierre de Mourrone » pour qu’ils y construisissent un monastère et une église, qui seraient dédiés à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Par l’une des clauses de l’acte de donation, il se réservait, dans le monastère, un logement à perpétuité. Un des premiers prieurs du nouveau couvent fut Jean Gerson, frère du célèbre chancelier de l’Université de Paris.

Louis Ier, fils d’Amédée VIII, hérita des sentiments de son père pour les Célestins de Lyon. Il leur accorda une grosse somme pour édifier une seconde église qui remplaça promptement la première, trop exiguë ; son cœur y fut inhumé devant le grand autel, conformément à ses suprêmes volontés, peu après qu’il fut mort, le 29 janvier 1465, dans la maison qui faisait l’angle de la place Saint-Jean et qui appartenait à la veuve d’un riche commerçant. Pour renfermer ce cœur très cher, les Célestins élevèrent un superbe tombeau sur lequel se lisait une épitaphe de noble allure, dont nous traduisons le début : « J’ai engendré, je l’avoue, des rois, des ducs, des comtes ; j’ai été moi-même le gendre du roi de France [Louis XI]. Que me servent maintenant à moi, qui me suis acquitté de la vie, et les sceptres dominateurs et les honneurs que je fis triompher. Voici que je meurs, laissant à mes fils ma patrie et mes peuples. Hors les âmes, tout cède à la mort. » Guichenon, dans son Histoire de Savoye, rapporte une autre inscription célestine des deux ducs Amédée et Louis, beaucoup plus fastueuse mais moins chrétienne.

Camille de Neuville, archevêque de Lyon.

L’église des Célestins, abondante en objets d’art, était éclairée par de magnifiques vitraux. La grande vitre, don du duc Louis Ier ornait le maître-autel au fond du chœur. Louis XI et Charlotte de Savoie, sa femme, avaient fait présent du vitrail de droite : une Résurrection ; Charles VIII et Anne de Bretagne de celui qui était à côté de la sacristie : la Madeleine reconnaissant le Christ ressuscité ; Philippe de Savoie et Marguerite de Bourbon du vitrail où on voyait la Flagellation. Louis d’Amboise, évêque d’Albe et frère du cardinal, offrit la verrière de gauche, qui représentait l’Arbre de Jessé.

Quant au fameux cardinal Georges d’Amboise, de passage à Lyon et logé chez les Célestins, il y mourut le 25 mai 1510. Son cœur fut déposé dans leur église, sous un marbre blanc très simple où on lisait : « Ceci est le cœur du très illustre cardinal Georges d’Amboise, légat perpétuel en France et en Avignon, archevêque de Rouen, insigne bienfaiteur de ce monastère. » Si on en croit Clapasson, l’église des Célestins était d’un gothique des plus communs et son architecture n’avait rien de remarquable ; encore renfermait-elle de bons tableaux de Blanchet et de Le Blanc, ainsi que de louables sculptures de Mimerel le cadet, auteur de quelques belles figures que l’on voyait naguère encore à l’angle de nos rues, et d’un Bacchus, rue du Bœuf. Un des meilleurs sinon le meilleur élève du Poussin, Jacques Stella, avait peint une Descente de croix, au-dessus du grand autel. L’orgue placé sur la tribune imitait toutes les inflexions de la voix humaine, et était l’œuvre de Mollard. À côté de la porte, deux figures en relief représentaient saint Benoît et saint Pierre Célestin ; au-dessus du portail se trouvait une Annonciation avec les armes d’Amédée VIII.

Jean Thibot, ou sans doute Thibaud, qui fut plusieurs fois conseiller de ville, fit bâtir, en 1433, la chapelle qu’on appela d’abord la grande Notre-Dame et qu’on annexa Camille de Neuville, archevêque de Lyon.

ensuite à celle de Saint-Pierre de Luxembourg, commencée par un sieur Étienne de Viry et achevée par Jean Cœur, fils de Jacques, l’argentier fameux de Charles VII. « L’on voit encore, écrit Clapasson, contre le mur à côté de l’une de ces chapelles, à main droite, une forme de tombeau de marbre, terminé par une figure de la mort ; ce sont les restes du magnifique mausolée que les Pazzi avaient fait élever dans cette église et que Marie de Médicis, étant en cette ville, fit renverser par ressentiment. »

Malvin de Montazet, archevêque de Lyon.

Le 27 décembre 1669, l’archevêque Camille de Neuville consacra de nouveau l’autel de la chapelle Saint-Pierre de Luxembourg sous le titre de ce même saint, de saint Joseph et de saint François de Sales. Auparavant, la muraille qui séparait la chapelle de la grande Notre-Dame de celle de Saint-Pierre de Luxembourg avait été abattue et, au-dessous de l’autel qui était adossé, on avait trouvé une boîte en plomb contenant quelques reliques, trois grains d’encens et une feuille de parchemin portant un acte latin de consécration du 17 octobre 1573, émanant de Jean Henry surnommé le Fléau des hérétiques, évêque de Damas et suffragant d’Antoine d’Albon, archevêque de Lyon. La chapelle dite de la comtesse, construite par le comte de Clissy et la comtesse sa femme, Jeanne de Bigny, qui y furent inhumés, et celle des Onze mille Vierges due à Jean Garnier, notaire du xve siècle, n’offraient rien de remarquable.

La dernière nuit d’avril 1562, les calvinistes surprirent Lyon : ils entrèrent d’abord dans le couvent des Célestins ; les soldats du baron des Adrets s’y retranchèrent comme dans une citadelle et bombardèrent de là les antiques et épaisses murailles du cloître des chanoines-comtes de Saint-Jean. Les religieux, à leur retour, l’année suivante, ne rencontrèrent que des murs demi-démolis. En 1383, alors qu’ils s’étaient à peine relevés de leurs ruines, un non moindre fléau les frappa, la peste, qui sévit dans leur couvent puis dans le monastère des Cordeliers de Saint-Bonaventure, tant et tant, écrit un annaliste contemporain qu’il n’y demeura quasi personne. Il est très étonnant que le Père Benoit Gonon, le plus agréable historien de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, n’ait pas mentionné ce fait d’importance dans sa chronique, plus savoureuse d’ailleurs par le langage que recommandable par l’exactitude chronologique.

De la fin du xvie siècle au xviiie, la dévotion à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle se refroidit. En 1721, le monastère qui s’en allait en ruines fut rebâti sur un nouveau plan. La façade, exécutée d’après Masson, ne fut finie qu’en 1739 : elle avait trois cents pieds de longueur et faisait un assez bel effet de masse. Les quatre bâtiments que l’on voit aujourd’hui sur le quai, ornés d’appliques et de frontons, sont des parties conservées du soubassement de cette façade. La pièce insigne du cloître, selon Clapasson, était, dans le réfectoire, un grand tableau cintré qui en occupait tout le fond : les Noces de Cana, exemple rare de l’intelligence du clair-obscur et du coloris, et œuvre de Vernansal, peintre parisien, qui, après de longues études à Venise, habita quelques années à Lyon.

Les Célestins subirent, en 1744, deux incendies presque coup sur coup. Le premier consuma, le 26 novembre, leur riche bibliothèque, dont M. d’Aigueperse, greffier du tribunal de commerce de Lyon, a possédé longtemps un magnifique Térence, de 1675, sur le titre duquel on lisait : « A flammis ereptus, 1744. Préservé de l’incendie de 1744. » Le second, pendant la nuit de Noël, dévora les deux corps de logis les plus voisins de la place du Port-du-Roi. La décadence menaçait en même temps les Gélestins : par lettres patentes de Louis XVI, du 13 mai 1779, ils se sécularisèrent, et l’archevêque de Lyon, Malvin de Montazet, le 6 novembre suivant, réunit leurs biens à ceux du clergé. Le prélat avait compté sans une intervention, inattendue à vrai dire, du passé le plus archaïque. Victor-Amédée III, duc de Savoie et roi de Sardaigne, prince assez peu dévot mais très versé dans l’histoire de ses aïeux, revendiqua « la Célestinière de Lyon », en excipant de la clause citée d’après la charte de donation du 27 février 1407. Il y eut procès, bref d’ailleurs pour l’époque, vraisemblablement à cause de la qualité des parties, puisqu’il ne dura que quatre ans un mois et six jours. Un arrêt du conseil des dépêches, du 12 janvier 1784, envoya en possession du couvent en litige Victor-Amédée III, qui, le 10 mai 1785, aliéna la totalité du vaste emplacement au prix de 1.500.000 livres, dont il usa, dit-on, pour payer la noce de son fils, le prince de Piémont, avec la sœur de Louis XVI. L’acquéreur revendit, par morceaux, le terrain à peu près net et on y perça des rues. On sait le reste : l’église se changea en un théâtre qui ne rappelle guère les concerts spirituels, si fort vantés au xviie siècle, des disciples de Pierre de Mourrone.