Histoire des églises et chapelles de Lyon/Carmes-Déchaussés

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H. Lardanchet (vol. IIp. 165-172).

CARMES-DÉCHAUSSÉS

Avant que le pic du démolisseur ait fait disparaître la chapelle de l’ancien couvent des Carmes-Déchaussés, nous croyons devoir en rappeler les origines et l’historique jusqu’à nos jours.

La partie déclive de la colline de Fourvière qu’occupe le bâtiment des Carmes-Déchaussés était couverte, du temps des Romains, par des villas et des jardins qui terminaient Lugdunum du côté nord. Elle formait une sorte de plateau à mi-côte, dont le prolongement suivait le chemin actuel de Montauban, où, à plusieurs reprises, on a cru découvrir des vestiges de voie romaine, jusqu’au rocher de Pierre-Encise, que la tradition dit avoir été entaillé par Agrippa pour prolonger la via Strata qui gagnait le Rhin. Ce plateau surplombe la Saône par un précipice presque à pic, d’une cinquantaine de mètres de hauteur, ne donnant place à aucune construction inférieure jusqu’au quai.

On comprend qu’à cause même de leur situation escarpée et en retrait, les villas romaines de ce lieu ne pouvaient être ni vastes, ni nombreuses. C’est tout ce que permettent de supposer les inductions historiques sur ce terrain, à l’époque romaine. Le moyen âge sera plus riche en souvenirs.

Deux points se précisent alors : 1o le nom de Thunes donné à ce lieu ; 2o la recluserie qu’on y rencontre. D’où vient cette dénomination de Thunes donnée à la partie inférieure du tènement qu’on nommait auparavant la Thibaudière ? Les avis sont partagés. D’aucuns prétendent qu’elle la doit à des pestiférés venus de Tunis et relégués dans ce lieu. D’autres que c’est en souvenir de saint Louis, mort dans les environs de Tunis. Cependant Thunes, s’écrivant par un h, ne saurait être assimilé à Tunis qui n’en a point. Quelle que soit l’origine de ce nom, une recluserie fort ancienne, dont le vocable n’a point été conservé, s’élevait à cet endroit. Elle dut disparaître de bonne heure, car elle n’est point mentionnée dans les listes des recluseries reconnues du moyen âge.

On retrouve ensuite ce tènement divisé en deux parties appelées Grand et Petit Thunes, et devenu une taverne renommée, où le peuple allait boire et manger, et qui jouissait d’une singulière réputation de bonne chère, puisque, jusqu’à nos jours, on s’est servi de cette locution familière faire thunes ou thuner, comme on disait autrefois, faire ripailles, en souvenir de la vie délicate et somptueuse que le duc de Savoie Amédée VIII menait à Ripailles, sur les bords du lac de Genève.

Le chemin de Montauban, qui y donnait accès, facilitait ces ébats, car il était très fréquenté, soit par les familiers et les hommes d’armes du Chapitre de Saint-Jean, en rapports incessants avec le château fort de Pierre-Scize, résidence des archevêques, soit par les officiers du gouverneur de la ville depuis l’époque (1468) où Louis XI enleva cette forteresse à l’archevêque Charles de Bourbon, pour en faire une prison d’Etat.

À l’extrémité de ce tènement de Thunes, placé comme en vedette sur la roche nord coupée à pic, se dresse encore un pavillon carré, aux fenêtres croisillonnées, d’une époque antérieure au couvent, ayant tous les caractères du temps des Valois : on l’appelle quelquefois pavillon François 1er. En réalité, on ne connaît de son histoire qu’un fait, c’est que les religieux Carmes, après leur fondation, s’en servaient comme d’hermitage.

En effet, en souvenir de la vie solitaire qu’ils avaient menée primitivement, il était de tradition que, dans chaque maison, un religieux vécût en ermite, pendant un mois, dans une cellule isolée du couvent, où les frères lui apportaient ses aliments. Les Carmes affectèrent à cet usage le coquet pavillon style Henri II : fin inattendue pour ce belvédère qui avait dû être témoin antérieurement de joyeux devis et de copieux festins.

À gauche de ce vestige du moyen âge, sur un double étage de terrasses, soutenues par de pittoresques arcades qui font corps avec le rocher, l’ancien couvent des Carmes-Déchaussés développe ses bâtiments d’habitation et sa vaste chapelle que dominent un fronton grec et un petit clocher, le tout d’aspect italien. Quelles en sont l’origine et l’histoire ?

Un premier couvent de Carmes, appelés Grands-Carmes, avait été fondé à Lyon, en 1303, sur des terrains que leur avait concédés Louis de Villars, et qui formaient là partie comprise actuellement entre la place de la Miséricorde, la rue Terme et la rue des Auges. Mais, à Lyon, comme ailleurs, l’ordre s’était relâché de sa première discipline, au point que plusieurs saints personnages, tels que saint Jean de la Croix et sainte Thérèse, résolurent, au xvie siècle, de le réformer. Ceux qui embrassèrent cette réforme s’appelèrent Carmes-Déchaussés, parce que, contrairement au grand ordre, ils marchaient nu pieds, avec des sandales.

Plusieurs notables de Lyon, au début du xviie siècle, s’efforcèrent de favoriser cette réforme et d’y introduire de nouveaux religieux. Parmi eux, il faut citer Philibert de Nérestang, grand-maître de l’ordre de Saint-Lazare, et premier grand-maître de l’ordre des chevaliers du Mont-Carmel, érigé par Paul V, ainsi que le marquis d’Halincourt, gouverneur de Lyon.

Il ne fallut rien moins que ces protecteurs puissants pour vaincre l’obstruction du consulat et des recteurs de l’Aumône générale qui estimaient que l’ordre ayant déjà un couvent à Lyon, il était inutile pour la ville et préjudiciable aux intérêts de la population d’en entretenir deux. Mais « sur la requeste présentée par les RR. PP. Bernard de Saint-Joseph, provincial, et Joseph de Sainte-Marie, religieux Carmes réformés, la dicte supplique tendant à ce que, en conséquence de la volonté du roi, par ses lettres patentes du mois de mai 1611, il plaise au consulat de Lyon de consentir et permettre que l’ordre établisse une de ses familles en ladicte ville, les consuls décident, en délibération du 19 septembre 1617, que pour l’honneur et le respect que les ditz sieurs veulent et doivent porter à la pieuse intention et volonté de sa majesté et à la glorieuse mémoire du roi sainct Louis, fondateur en France de l’ordre des dictz religieux de Nostre Dame du Mont Carmel, il a été convenu, comme il est dit ci-dessus, entre le prévôt des marchands et échevins d’une part, et les recteurs des deux hôpitaux d’autre part, qu’ils donneront leur consentement à l’établissement requis, mais à la condition que, préalablement et avant toutes choses, les religieux Carmes devront présenter au consulat les contractz de dotation et de fondation qu’ils espèrent, pour y être cogneu de la quantité, qualité, certitude ou incertitude du revenu qu’ils se promettent, etc. »

Le marquis de Nérestang et le gouverneur de Lyon ne se contentèrent pas d’appuyer la demande des Carmes-Déchaussés. En 1618, ils achetèrent les deux maisons appelées alors Grand et Petit Thunes, et leur assignèrent un revenu de mille livres pour l’entretien de huit religieux, dont le nombre s’éleva bientôt jusqu’à vingt, au moyen de nouveaux biens qu’ils acquirent.

Église des Carmes-Déchaussés.

L’occasion de rendre à la ville les services qu’ils en avaient obtenus se présenta du reste bientôt aux Carmes. On sait que le terrible fléau de la peste fit d’affreux ravages dans Lyon, à partir de 1628, dix ans après leur fondation. En tête des communautés d’hommes qui se signalèrent par leur dévouement aux pestiférés, nous trouvons les Carmes-Déchaussés qui, avec leurs voisins, les grands Capucins, et les Capucins du Petit-Forest, rivalisèrent de courage et tombèrent bientôt en grand nombre, victimes de leur admirable charité.

La belle conduite des Carmes leur valut les sympathies tardives mais définitives du consulat, qui leur fit plusieurs fois don de sommes importantes. C’est à l’aide de ces subsides qu’ils feront construire successivement la chapelle moins le portail, puis un grand corps de logis « où, dit l’historien Saint- Aubin, l’utile et le nécessaire disputent de la préférence, et l’avantage avec l’agréable, tant il est bien pris ».

Le bienfaiteur principal des religieux, le marquis Philibert de Nérestang, ne put voir terminer son œuvre. Peu de temps après l’achèvement de l’église, en 1628, il tombait mortellement blessé à la bataille des Ponts-de-Cé ; son corps, ramené à Lyon, fut inhumé près du maître-autel.

Comme l’église des Carmes était la partie la plus intéressante et la plus stylée du couvent, nous en ferons la description, telle qu’elle se présentait au xviie siècle, à l’époque de sa splendeur.

L’adoration des mages (premier fragment) (peinture de M, P. Borel).

Un large escalier de douze marches descendait dans la cour d’honneur qui précède l’église. La façade, telle que nous la connaissons, est une œuvre du xviie siècle, d’une grande simplicité, rappelant l’art italien : elle est ornée d’un écusson aux armoiries de l’ordre, avec cet exergue : « Zelo zelatus sum pro Domino meo », le tout surmonté de cette inscription latine s’adressant à Marie : « Dedisti nobis signum protectionis tuæ. Vous nous avez donné un signe de votre protection », allusion à l’imposition du scapulaire à saint Simon Stock, religieux carme.

Parmi les documents inédits qui se trouvent aux archives départementales, il importe d’en signaler quelques-uns qui ont trait à l’église des Carmes. Voici, par exemple, le perron de devant la chapelle qui est réparé le 22 décembre 1731 ; le boisage de la grande chapelle le 20 octobre 1730 ; celui du chœur le 3 mars 1679 ; le parquetage de l’église le 14 janvier 1738 ; la confection d’un tabernacle en 1663 ; la fourniture en 1742 d’un devant d’autel de marbre ; la pose, le 2 novembre 1730, d’une balustrade à l’entrée de la grande chapelle de l’église, coûtant 1400 livres payés à Marc Chabry, sculpteur de Lyon ; deux tableaux placés aux côtés de la grande chapelle, payés 1200 livres au peintre de Lyon Daniel Sarrabat, le 8 juin 1730.

L’église était très irrégulière ; elle se composait d’une seule nef, dans le goût italien du xviie siècle, terminée par un chœur sans abside ni transept. Derrière le sanctuaire se trouvait le chœur des religieux séparé du maître-autel par une galerie vitrée. Quatre chapelles, deux à gauche et deux à droite de l’unique nef, attiraient les regards. Dans la première de droite, à l’entrée, se voyait un beau tableau représentant sainte Geneviève, peint par Vignon, élève de Vouët, et surmonté des armes des Besset : d’or à l’aigle éployé de sable, au chef d’azur chargé de trois étoiles d’or.

La chapelle suivante était réputée la plus riche de Lyon, au xviie siècle. Le retable à colonnes accouplées, l’autel, le pavé et les balustres étaient des plus beaux marbres d’Italie. Elle avait été édifiée sous le vocable de sainte Thérèse, réformatrice de l’ordre. Là, au centre du retable, un excellent tableau du Guerchin représentait une apparition de Jésus-Christ à sainte Thérèse. Un peintre flamand avait décoré les parois et la voûte. Une inscription, placée au-dessus d’une porte de communication avec la chapelle précédente, apprenait « qu’elle avait été construite aux despens de noble Barthélémy de Lumagne, des Grisons, seigneur de la Haye, qui y était inhumé avec sa femme Anne du Bourg ». Au sommet de l’arc plein cintre se trouvait le blason des Lumagne : de gueules à trois escargots d’or, au chef cousu d’or, chargé d’une fleur de lys du même. Un document des archives, daté du 1er juillet 1627, parle de cette chapelle Sainte-Thérèse, située la première proche le grand autel, côté de l’épître ; Barthélémy Lumagne, bourgeois de Lyon, s’était engagé à fournir l’autel et les ornements. Le 7 septembre 1730, on changea la balustrade de cette chapelle.

L’adoration des bergers (second fragment) (peinture de M. P. Borel).

Les archives mentionnent, le 14 juillet 1683, la concession de la chapelle Saint-Joseph à Annet Ranicie, bourgeois de Lyon. Celle-ci, située la première du côté de l’évangile, est, le 15 septembre 1635, concédée à demoiselle Pernette Boissier, veuve Gratiani. Le 12 août 1734, on passe une convention pour réparer, moyennant 2.000 livres, la chapelle Saint-Joseph, appartenant à Messieurs Albanet. Elle était ornée d’un remarquable Saint Joseph, œuvre de Perrier. À mentionner aussi la concession, le 15 septembre 1666, d’une chapelle près la porte des Trois-Maries à Jacques Regioli, bourgeois de Lyon.

Le grand autel, dont s’est enrichi depuis l’église de la Charité, était composé de deux ordres de colonnes en marbre noir avec des niches qui recevront, au xviiie siècle, les statues des quatre évangélistes, et de saint Pierre et de saint Paul, par le célèbre sculpteur Chabry. Le même sculpteur élèvera aussi une chaire en marbre rehaussé d’or, du plus bel effet, qui deviendra, après la Révolution, la chaire de la Charité. Enfin, dans le chœur, on remarquait, au milieu, un tableau de Dassier, deux de Sarrabat sur les côtés, et, dans la nef, une Descente du Saint-Esprit, copie médiocre du Guide, enfin trois bonnes toiles de Trémolières : Les Bergers à la crèche, La Purification, L’Adoration des Mages.

Parmi les objets précieux possédés par les Carmes, on mentionnera un crucifix de bois légué par Émeraude Rival veuve Taure aux religieux du Tiers-Ordre de Saint-François de la Guillotière ; il lui avait été donné par monseigneur Alphonse de Richelieu, archevêque de Lyon ; des pères du Tiers-Ordre, il passa aux mains des Carmes, le 27 janvier 1681. Ils possédaient aussi une relique de saint Jean de la Croix enchâssée dans un reliquaire d’arquemie, accordée à Rome le 7 juin 1727.

La chapelle des Carmes qui vient d’être démolie, mesurait 32 mètres de longueur sur 14 mètres 50 de largeur, et se composait d’une seule nef et des quatre chapelles latérales, dont il sera question plus loin. Elle était dédiée à Notre-Dame du Mont-Carmel.

Le maître-autel était orné d’un bas-relief représentant la sainte Vierge donnant le scapulaire au bienheureux Simon Stock, Carme. Le chœur était décoré de trois statues : Notre-Dame du Mont-Carmel, saint Jean de la Croix et saint Élie. Au sommet de la nef, près de la voûte, se trouvaient six grandes statues dont le style accusait le xviiie siècle : à droite, saint Paul, saint Marc et saint Jean ; à gauche saint Pierre, saint Matthieu et saint Luc. Deux tableaux ornaient également la nef : Notre-Seigneur apparaissant à sainte Thérèse et La Flagellation.

Quatre vastes chapelles latérales s’ouvraient, comme on l’a dit, sur la grande nef. Elles ont subsisté jusqu’à la démolition toute récente de l’église. La première, sous le vocable de sainte Thérèse, était ornée d’un tableau représentant la réformatrice du Carmel ; la deuxième, autrefois dédiée à saint Jean de la Croix, passa ensuite sous le vocable des âmes du purgatoire. Au-dessus de l’autel on voyait un tableau signé Cl. Barriot, Lyon, 1867, représentant la Sainte Vierge secourant les âmes souffrantes. À gauche, la première chapelle, dédiée à saint Joseph, était décorée d’un tableau en mauvais état représentant saint Joseph, conduisant l’Enfant Dieu.

Le reste du bâtiment des Carmes se composait, comme dans les autres couvents de l’ordre, d’un grand parloir à l’entrée, au rez-de-chaussée, puis, sur la même ligne, d’un vaste réfectoire et de plusieurs autres salles dont l’enfilade faisait un assez grandiose effet. La galerie du cloître et un escalier desservant le premier étage, où se trouvaient les cellules des religieux, terminaient le claustral du côté nord.

Ajoutons, en finissant, cette description, qu’un petit oratoire, dans une des chambres du cloître, est orné de ravissantes fresques de P. Borel, peintes en 1862, représentant l’Adoration des Mages et la mort de saint Joseph. C’est bien, à notre avis, cette peinture franchement religieuse, évoquant le parfum de l’évangile, inspirée par une ardente dévotion, obtenue au dire de Huysmans, « sans pastiches des primitifs, sans tricheries de corps gauches, sans apprêts et sans dois ». Pour être moins connue, cette œuvre de Borel n’est pas la moins remarquable. Dans la démolition actuelle de la chapelle, ces peintures seront heureusement conservées. Mais reprenons l’histoire du couvent.

Après les années de prospérité, le couvent des Carmes-Déchaussés vit venir l’épreuve, qui n’a pas discontinué depuis plus d’un siècle. En 1789, il ne comptait déjà plus que huit pères et six frères convers. Bientôt éclata la tourmente révolutionnaire ; en 1792, les religieux furent renvoyés dans leurs familles et leurs maisons aliénées comme biens nationaux.

Dans la première moitié du xixe siècle, les bâtiments servirent à différents usages jusqu’au moment où la municipalité les loua et les disposa pour caserner les troupes de passage. En 1848, ils furent occupés par une troupe d’insurgés, appelés Voraces, qui durent s’y trouver bien, car on eut, paraît-il, de la peine à les en retirer à la fin des troubles.

Le célèbre P. Hermann, juif converti et musicien renommé, racheta, en 1860, la maison à l’État pour y rétablir l’ordre du Carmel : les religieux reprirent alors possession de leur ancienne propriété, après l’avoir entièrement restaurée. À cette époque, le P. Hyacinthe Loyson y séjourna à plusieurs reprises et prêcha dans Lyon avec le succès que l’on sait.

Après le 4 septembre 1870, et en vertu d’un arrêté de l’autorité municipale, les religieux durent abandonner leur demeure et se disperser devant une troupe de garibaldiens qui commirent toutes sortes de déprédations. L’église surtout fut littéralement ravagée, l’orgue démonté, les confessionnaux et les bénitiers souillés. Après cette nouvelle tourmente, les Carmes rentrèrent de nouveau en possession de leur maison. Ils n’étaient pas au bout de leurs tribulations. En vertu des décrets du 29 mai 1880, deux commissaires de police, assistés de nombreux agents, pénétrèrent violemment dans le monastère, arrachèrent les religieux à leurs cellules et les jetèrent à la rue, en apposant les scellés sur les portes.

Les Carmes, n’espérant plus y rentrer, louèrent leur couvent à un institut préparatoire aux écoles du gouvernement, qui subsista jusqu’en 1899. Une quatrième fois, pourtant, à la faveur d’une accalmie politique relative, les religieux tentèrent de s’y rétablir. Trois ans après, en 1902, les décrets les dispersèrent de nouveau et leur couvent vendu fut acheté par le gouvernement qui, après transformations, y installera les archives départementales.

À gauche du portail de l’église des Carmes, un arc ogival, en pierre de Couzon très dégradée, attire l’attention de l’archéologue. S’il pénètre dans le jardin auquel cette porte donne accès, il se trouve en face d’une maison à deux étages, avec rez-de-chaussée en arcades plein cintre et tourelle carrée à droite, le tout d’aspect irrégulier et délabré. C’est la maison Mascranni, ainsi nommée de ses propriétaires, originaires des Grisons. Les Mascranni vinrent s’établir à Lyon vers 1580, et furent naturalisés Français en 1622 ; ils devinrent seigneurs de Laverrière et de Thunes : ce dernier titre indique parfaitement leur propriété sur le coteau de Fourvière. Leurs possessions s’étendaient sur la plus grande partie du terrain jusqu’au plateau supérieur dit tènement de la Thibaudière. Ce fut Paul Mascranni, banquier, prévôt des marchands en 1667, qui vendit aux Lazaristes la maison où ces religieux établirent leur communauté. Devenue à la Révolution bien national, elle fut achetée plus tard par les Frères des Écoles chrétiennes qui y fondèrent un vaste pensionnat appelé Les Lazaristes du nom des anciens religieux qui l’avaient occupé. Paul Mascranni mourut en 1675 et fut inhumé dans l’église des Grands Capucins.

La maison Mascranni, voisine des Carmes, a subi des changements notables et perdu une partie de son aspect primitif. Il existe un dessin de l’état ancien, reproduit dans l’Histoire de Saint-Paul, par MM. les abbés Duplain et Giraud (1899).

Alexandre Mascranni, prévôt des marchands en 1642, avait épousé, en 1648, Cornélie Lumagne, une des bienfaitrices du couvent des Carmes. La famille Mascranni s’intéressa elle-même à la nouvelle fondation. En même temps, elle devenait insigne bienfaitrice de Saint-Paul. L’église Saint-Laurent, annexe et paroisse de la collégiale Saint-Paul, était, par suite de vétusté, menacée, au commencement du xviie siècle, d’une ruine complète, au point que le Consulat en avait ordonné la démolition. Le chapitre ne pouvant faire les frais de reconstruction, on s’adressa à la bienfaisance des paroissiens, et, en 1639, les quatre frères Mascranni, banquiers, habitant le quartier, s’engagèrent à fournir une somme de neuf mille livres. Dans la suite, ils en dépensèrent trente-six mille. En échange, la chapelle Saint-Claude, dans l’église Saint-Laurent, devint leur propriété, et ils eurent le droit d’apposer leurs armes au dehors et au dedans de ladite église.

Une branche de cette famille possédait, sur la ’place Bellecour, une maison appelée Maison Rouge, construite en briques de cette couleur, « où le roi logea, dit Spon, quand il fut à Lyon, en 1659 ». Elle était connue aussi sous le nom d’Hôtel de la Valette ou de Malte, parce qu’une fille de Paul Mascranni avait épousé, en 1667, Laurent Pianelli de la Valette, dont le père, Jean-Baptiste, trésorier de France en 1628, avait lui-même épousé Marie Besset. C’est sans doute par suite de cette alliance que se trouvaient dans l’église des Carmes-Déchaussés les armes des Besset.

On a vu aussi que Cornélie Lumagne, une des bienfaitrices des Carmes, avait épousé Alexandre Mascranni, le prévôt des marchands de 1642. Les deux familles de Lumagne et Mascranni étaient unies non seulement par les liens du sang, mais aussi par ceux de la même profession. Voici un trait intéressant, qui fixera sur la puissance de leur fortune, leur notoriété et leurs relations.

Lorsque Marie de Médicis vit que la perte de ses favoris Concini et Eléonora Galigaï était décidée dans les conseils royaux, elle prit ses précautions, et envoya son argent, dont elle était toujours à court à cause de ses folles dépenses, à Rome et à l’étranger. Un matin, le 13 janvier 1617, elle manda au Louvre le banquier Jean-André Lumagne, âgé de cinquante ans, originaire des environs de Baguse, anobli en 1003, fabricant, marchand, trafiquant d’argent dans toute l’Europe ; associé à Sainctot et à Mascranni, il était l’agent obligé de toute opération financière internationale. La reine lui expliqua qu’elle avait résolu de mettre de l’argent en sûreté hors du royaume, et qu’il fallait, coûte que coûte, le faire passer au delà des Alpes pour le placer sur les monts-de-piété italiens, allemands ou anversois. Elle lui remit aussitôt, contre reçu, deux cent mille livres en pisloles. M. Lumagne les adressa immédiatement à Lyon à son associé Paul Mascranni, qui leur fit passer les Alpes. On sait comment se terminèrent ces événements : par le meurtre de Concini, l’arrestation de Galigaï et l’internement de Marie de Médicis au Louvre et à Blois. Mais cette relation révèle que Lumagne et Mascranni, bienfaiteurs des Carmes-Déchaussés, passaient pour les banquiers les plus sûrs et les plus riches du royaume.