Histoire des églises et chapelles de Lyon/Incurables

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H. Lardanchet (tome Ip. 327-330).

INCURABLES

Chapelle des Incurables.

Le vrai merveilleux est dans l’histoire de la charité chrétienne : quelle diversité dans les œuvres, les caractères, les cœurs, et pourtant combien ils ne forment qu’un seul cœur ! Lyon a ajouté, au début du xixe siècle, une belle page aux annales du bien, conclura-t-on après avoir lu l’œuvre d’Adélaïde Perrin. C’était une humble personne qui n’avait pas à compter outre mesure sur les faveurs du monde. Née en 1789, elle n’eut, dès son enfance, aucun goût pour la parure ou les amusements ; bien plus, adolescente et jeune fille, elle possédait à un rare degré la singulière faculté de se cacher et de se faire oublier. Lorsqu’elle commença à paraître, un peu contre son gré, ce ne fut que pour soulager les maux les plus répugnants. À dater de cette heure elle crut que sa vie méritait d’être étudiée par elle-même, et elle se mit à écrire ses mémoires, son journal, afin de garder la recette du bien. Ce sont des pages admirables de style ferme, de bons sens, d’intuition, de finesse claire, comme le maître psychologue d’en haut sait en inspirer à qui le cherche tout droit ; il y a là aussi de l’économie sociale, positive, vraie.

Le commencement de l’étrange apostolat d’Adélaïde fut petit, comme sont presque tous les débuts des grandes choses. En juillet 1819, une inconnue vint, en l’absence de la pieuse demoiselle, lui recommander une jeune fille qui se trouvait à l’hôpital et qu’on se proposait de renvoyer, parce qu’elle était incurable. La novatrice ne se vante pas : elle repoussa, dit-elle, trois fois la charitable messagère qui trois fois revint à la charge. Mlle Perrin va enfin, et comme par hasard, visiter la pauvre incurable, et dès lors elle ne peut plus s’en détacher. La science lui représente que ces plaies hideuses et rebelles à tous soins, sont la suite fatale des vices des ancêtres, et qu’il est des races qui doivent s’éteindre. Elle, ne voit dans l’alourdissement fatal du mal héréditaire qu’un être innocent en lui-même qui gémit sous ses yeux. La malheureuse a une famille, elle en connaît l’indigence. Alors sans discuter avec la médecine ou la statistique, elle prend l’incurable à sa charge, puis deux, puis trois : elle était partie sur le chemin de sa vocation. N’ayant pas de fortune, elle quêtait des secours ; vingt fois elle se vit à bout d’expédients, et chaque fois Dieu lui vint en aide à point nommé : « J’admirais chaque jour », écrit-elle, « les soins de la Providence qui n’est jamais si belle que lorsqu’on la considère dans ces détails minutieux, où l’on reconnaît la tendresse d’une mère ».

Après les obstacles matériels se présentèrent des difficultés morales pires encore. Elle essaya d’apprendre à ses pensionnaires d’un nouveau genre de petits métiers qui les tireraient de leur abjection : il lui fut souvent impossible de vaincre l’inertie des âmes enfouies dans ces corps de rebut. Elle se découragea, et prit ou crut prendre la ferme résolution de ne plus s’en mêler. Sur ces entrefaites, elle fut atteinte d’une grave maladie, guérit très vite et se sentit remplie d’un courage et de forces qu’elle ne s’était jamais connues. L’œuvre cependant se développait dans l’ombre : les curés des alentours grossissaient par leurs envois le misérable troupeau.

Mlle Perrin obtint de sa mère de loger ces pauvres dans les vastes greniers de la maison qu’elle habitait place Saint-Jean. De plus, quelques amies intelligentes et dévouées, mesdemoiselles Richard, Catelin et Roch, se firent ses auxiliaires et lui permirent de respirer et d’espérer. Pourtant elle n’avait pas franchi son plus difficile passage ; le curé du quartier Saint-Georges, M. Julliard, jusque-là son guide, son admirateur, lui marqua peu à peu quelque relâchement d’amitié, quelque froideur même dont elle ne sut la cause que plus tard : il ne concevait pas qu’une semblable besogne de charité restât entre des mains laïques, et proposa à Mlle Perrin de confier ses malades à des religieuses cloîtrées, ses malades qu’elle ne verrait plus, mais à l’entretien desquelles elle continuerait à pourvoir par ses quêtes. Elle n’accepta pas ces conditions : le caractère laïque de l’œuvre lui tenait autant à cœur qu’il donnait à craindre aux prêtres les mieux disposés à son égard.

Une autre fois, bien plus tard, les vicaires généraux tentèrent un second assaut, elle écouta le plus docilement du monde leur admonestation bien intentionnée ; bien plus, elle s’offrit à être elle-même religieuse, et se mit en route sans différer pour un monastère qu’on lui indiqua, et où elle ne fut pas accueillie. Ce dernier trait de la Providence acheva de la persuader, nous citons encore ses mémoires « qu’une des vues de la bonté infinie du Christ, est de sanctifier les âmes qui se perdent, en les attirant par le spectacle de ses membres souffrants, et d’établir un rapport de bonnes œuvres entre les personnes qui vivent dans le monde et celles qui s’en sont séparées. Le Seigneur, poursuit-elle, n’est-il pas venu prêcher à tous les vertus chrétiennes, et pour montrer que les gens du monde pouvaient les suivre, n a-t-il pas appelé saint Mathieu et saint Paul à sa suite. »

Ce sage programme de piété et d’humilité, où la présomption n’avait pas de part, fut béni de Dieu. Mille industries ingénieuses augmentèrent les ressources d’Adélaïde : en voici une, par exemple, qui ne manquait pas d’originalité. Elle lançait des invitations à travailler pour les pauvres ; les jeunes filles, par curiosité d’abord, puis par une joie intérieure qu’elles ne cachaient pas se mettaient autour des tables à ouvrages ; enfin, lorsque tricots, gilets, couvertures s’amoncelaient et que les pauvres de la paroisse étaient pourvus, mademoiselle Perrin retenait timidement trois couvertures de laine pour ses incurables : on sut alors où elle prétendait mener ses invitées.

Adélaïde Perrin, fondatrice de l’œuvre des Incurables.

Il faudrait un volume pour raconter les péripéties, les ébranlements perpétuels de l’œuvre des Incurables, même longtemps après qu’il eut semblé à Adélaïde que l’avenir en était à peu près assuré. La bonne dame aux miracles, comme l’appelaient en riant ses amies, ne perdait jamais l’espoir, mais son caractère demeuré très vif, et sa santé redevenue faible, souffraient beaucoup de ces alternatives et de ces épreuves. Elle dut, sur ces entrefaites, quitter ses chères incurables, les confier à la garde de sa meilleure assistante, pour aller à la campagne soigner sa mère qui ne tarda pas à mourir. Or, une nuit, au chevet du lit de la malade, elle eut un songe qu’elle relate simplement : « Je vis un grand nombre de mes incurables réunies dans un grand local, et soignées par des sœurs de l’ordre de Saint-Joseph, lesquelles me firent entrer dans une chapelle, puis me montrèrent des caves, des greniers où elles avaient d’amples provisions ».

Vingt ans après cette vision prophétique, il ne restait plus rien à en réaliser : une maison spacieuse contenait cent douze hôtes de la souffrance, les Sœurs Saint-Joseph donnaient leurs soins aux jeunes incurables, et il y avait le nécessaire dans les caves et les greniers. Durant la seconde partie de sa vie, Mlle Perrin connut les prémices de la prospérité. Dès 1825, année où fut composé le conseil d’administration sous la présidence de la fondatrice, l’œuvre se développa rapidement. En 1826, M. de Lacroix-Laval, maire de Lyon, reçut, en faveur des jeunes incurables, la souscription de madame la dauphine ; l’année suivante tous les princes imitèrent ce noble exemple : en 1832, le conseil municipal obtint pour cet établissement la reconnaissance d’utilité publique, et lui alloua une annuité de mille francs.

À la mort de Mlle Adélaïde on comptait cinquante jeunes filles incurables ; en 1839 soixante-cinq. En 1840, le roi et les princes firent une abondante souscription, exemple qui, en 1842, fut suivi par le cardinal de Bonald, le préfet, le maire, le receveur général et nombre de personnes généreuses de Lyon. Cependant le nombre des malades admises croissait proportionnellement à celui des subventions : on en comptait cent en 1844, cent dix en 1831 ; lorsque le ministre de l’intérieur eut appliqué aux incurables une somme de 500 francs en 1875, elles étaient cent soixante-quatorze. Ajoutons qu’en 1853 un établissement semblable avait été fondé à Paris.

La chapelle, de vastes dimensions, est l’œuvre de M. Sainte-Marie Perrin, l’éminent architecte de Fourvière, neveu de la fondatrice ; elle date de 1898. Dépourvue d’ornements superflus, toute sa beauté réside dans la pureté et la simplicité de ses lignes. Elle est à une seule nef, et ne possède ni transept ni chapelles. Le maître-autel de pierre est surmonté par un groupe admirable : une Pietà par Dufraisne. La Vierge, avec une expression de tristesse profonde, contemple son fils mort. La vue des souffrances de la Mère de Dieu est bien propre à inspirer des sentiments de résignation chrétienne aux pauvres Incurables qui viennent prier devant ce groupe. À droite et à gauche, deux anges de grandeur naturelle placés dans une niche tiennent l’un la couronne d’épines, l’autre l’inscription : Ecce homo. De chaque côté de l’autel, on a placé les statues du Sacré-Cœur et de Saint-Joseph. L’édifice est éclairé par sept baies qui y déversent une lumière abondante.

Dans la chapelle, enrichie d’indulgences accordées par les papes Grégoire XVI et Pie IX, on voit une plaque de marbre sur laquelle est gravée cette inscription modeste comme l’âme dont elle rappelle le souvenir : « À la mémoire de Louise-Adélaïde Perrin, fondatrice, en mars 1819, de l’établissement des jeunes filles incurables, née à Lyon, le 11 avril 1789, décédée dans cette maison, le 15 mars 1838. — Bienheureux celui qui étend sur le pauvre une charité industrieuse et intelligente : Dieu le délivrera au jour de l’affliction. Psaume XL, 4. »