Histoire des églises et chapelles de Lyon/Providence Caille
PROVIDENCE CAILLE ET PETITS FRÈRES DE MARIE
Joseph Caille, chanoine d’honneur de la cathédrale de Lyon, fut le fondateur de cet établissement. Il naquit en Savoie, le 9 août 1760, à Puisgros, canton de Chambéry. Ses parents vertueux, mais peu favorisés de la fortune, l’envoyèrent à Lyon à l’âge de quatre ans et demi chez un oncle maternel qui le fit recevoir, en 1766, enfant de chœur du chapitre de Saint-Just, et favorisa sa vocation ecclésiastique. En 1784, il fut nommé maître des enfants de chœur, c’est-à-dire chargé d’élever les enfants qui devaient servir les offices célébrés par les chanoines de Saint-Just. Lorsque cette collégiale fut obligée de se dissoudre, en novembre 1791, Caille embrassa l’état d’instituteur, afin de subvenir à sa vie quotidienne. Après la Révolution, la renommée de son pensionnat s’accentua, et l’abbé Joseph Caille profita des ressources acquises en instruisant les enfants riches, pour réaliser le projet qu’il caressait depuis longtemps de fonder une maison d’éducation gratuite à laquelle il donnerait le nom de Providence. On y recevrait les jeunes garçons nés à Lyon ou dans les faubourgs et qui seraient pauvres et sans parents. Par son testament, daté du 10 septembre 1840, il légua à cette œuvre future sa fortune, sa propriété de Fourvière et sa maison d’habitation. Celle-ci destinée à loger les administrateurs du futur établissement « est bornée, dit-il, au nord, par la vigne des Frères de la doctrine chrétienne, et elle est séparée des autres bâtiments qui serviront tous de grand berceau à l’établissement, dont la réussite est l’objet de tous mes désirs. Cette maison est composée au rez-de-chaussée, d’un salon, d’une salle à manger, d’une cuisine et d’un lavoir. Toutes les pièces qui sont au-dessus de ce rez-de-chaussée, sont comprises dans cette destination, aussi tous les meubles et effets, mon bureau, ma commode et mon lit ; la première administration disposera aussi de ma bibliothèque comme elle le croira plus convenable à l’utilité et à l’avantage de l’établissement ».
Il ajoute des détails historiques qui ne manquent pas d’intérêt : « Nulle maison de Lyon, n’a été honorée, comme celle-là, de la présence d’un aussi grand nombre d’illustres personnages de l’Europe entière. Ils y sont venus pour jouir du spectacle ravissant que présente la terrasse de ce délicieux séjour. Le 19 avril 1806, l’immortel souverain pontife Pie VII, honora de sa présence ma maison de Fourvière, il daigna y accepter, de ma propre main, une légère réfection, du chocolat et un verre d’eau. Ce bon et très vénérable saint Père, pendant son déjeuner, daigna plusieurs fois m’adresser la parole.
« Le 24 juillet 1814, Mme la duchesse d’Orléans vint visiter l’église de Notre-Dame de Fourvière ; après y avoir entendu la messe avec édification, cette princesse, dont les rares qualités et les vertus étaient célébrées dans toute l’Europe, fut conduite dans mon pensionnat par M. le comte d’Albon, alors maire de la ville, et Mme la comtesse d’Albon. »
Le testament du bon chanoine renferme quelques articles fondamentaux du futur règlement de la Providence ; tous respirent l’amour du pauvre et le désir de porter les jeunes gens au bien en les rendant heureux. Il demande, comme tribut de reconnaissance, trois Pater et trois Ave à la suite de la prière du matin et du soir ; il désire que les élèves assistent au service anniversaire de son décès, et prient pour lui en leur particulier ; parce qu’il a grande confiance en la prière du pauvre.
Un renseignement historique peu connu est fourni par ce testament. On sait que, pendant la Révolution, l’église de Fourvière fut désaffectée, vendue comme bien national, enfin rachetée plus tard par la fabrique de Saint-Jean. Le chanoine Caille ne fut pas étranger aux négociations qui aboutirent au rachat de Fourvière. Pie VII, lorsqu’il vint faire l’ouverture du célèbre sanctuaire, avait été mis au courant de cette situation par le cardinal Fesch, et il tint à féliciter hautement l’intelligent chanoine en lui disant : « Vous vous êtes fait une grande protection ». Il est juste de rendre à chacun ce qui lui revient, et ce ne sera pas une des moindres parties de la dette de reconnaissance contractée par le clergé du diocèse envers Joseph Caille.
Outre la fondation de la Providence, il favorise dans son testament ce qu’on nomme le cimetière des prêtres à Loyasse : il accorde aux bienfaiteurs de son établissement le droit d’être inhumés dans la petite enceinte qui a pour centre une pyramide : ce monument, il l’a fait élever à la mémoire de son frère Antoine Caille, le vrai donateur du cimetière des prêtres.
Le conseil d’administration de la Providence Caille, qui recrute lui-même ses membres, est composé de plusieurs curés de Lyon et de quelques dévoués laïques. Afin de réaliser pleinement les intentions du fondateur, et de confier les enfants à des mains habiles et à des éducateurs dévoués, on s’adressa à la maison-mère des frères Maristes de Saint-Genis-Laval qui envoya, dans cette maison, plusieurs de ses meilleurs sujets.
Il est utile d’ouvrir ici une longue parenthèse, pour raconter en détail la vie du fondateur de cet Institut et rappeler l’extension de sa congrégation, devenue, par la suite, une des gloires du diocèse.
La mémoire du père Marcellin Champagnat est restée populaire dans la province lyonnaise. La vie féconde de ce simple et robuste apôtre n’a rien pour attirer la curiosité de certains psychologues qui ne s’intéressent qu’aux néants de la mélancolie, de la lâcheté de l’âme et de la paresse d’esprit. Sorti lui-même du peuple, toute son œuvre fut pour le peuple.
Le fondateur des Petits-Frères de Marie tourna de bonne heure ses facultés vers l’action, ayant constaté, après tant de saints, que c’est l’action constante et croissante qui suggère les pensées généreuses. Il s’approvisionna, par ses humbles labeurs, d’une intelligence et d’une vision nettes de la spiritualité et de la vraie direction. Ses entretiens, ses sermons, ses exhortations, ses colloques, dont ses disciples ont gardé quelque chose, sont remplis de traits, non seulement d’un bon sens assuré et impérieux, mais d’une délicatesse précieuse et claire. Son style, lui aussi, est fait directement des qualités de sa sainteté : fermeté, précision, lucidité, et cela dans les mots du meilleur choix. C’est le cas de répéter : « Aimez et comprenez toutes choses par la piété, et le reste vous sera donné par surcroît » ; le reste, c’est-à-dire les mille succès secondaires, qui ne sont que des conséquences, et où le monde croit pourtant voir des dons miraculeux. Parmi ces succès en est-il aucun qui soit aussi glorifié et envié que l’éloquence ? Or, c’est un fait connu que la piété raisonnée et ardente apprend l’éloquence.
Le père Champagnat en fit l’épreuve. La parole efficace jaillissait de ses lèvres comme le bon exemple ; il ne dut presque rien aux méthodes humaines, ni à l’étude approfondie de l’attitude et du geste. Il ne fut ni un lettré, ni un philosophe, ni un théologien. Il fut plus et mieux : une âme docile à l’évidence des simples principes de la foi, riche par conséquent de tous les moyens de connaître et de faire connaître Dieu.
Il naquit le 20 mai 1789 à Marlhes, paroisse située près les montagnes du Pilât, dans le canton de Saint-Genest-Malifaux. Cette paroisse faisait alors partie du diocèse du Puy-en-Velay. On sait que ce diocèse ne fut pas rétabli par le Concordat de 1801 et que le territoire en fut rattaché au diocèse déjà trop étendu de Lyon. Dès lors on se doute que l’instruction et les secours religieux n’abondèrent pas à Marlhes, outre que le village était d’accès fort difficile. Mais encore les bonnes populations, fermes sur leur territoire, rudes aux nouveautés révolutionnaires, avaient-elles gardé une solide fidélité à l’Église et suppléaient-elles de toute leur bonne volonté au défaut d’instruction et de consolations spirituelles où les laissait leur isolement.
Quand vint au monde l’émule du bienheureux de La Salle, le futur restaurateur de l’instruction chrétienne des enfants du peuple, la révolution, dont il devait plus tard réparer les ruines dans l’âme des innocents, commençait à se développer. Les parents de notre héros étaient d’excellents chrétiens : son père Jean-Baptiste Champagnat, et sa mère Marie Chirat, l’élevèrent avec une force et une douceur qui montraient leur raison et leur amour. Il était le dernier de six enfants, trois garçons et trois filles, et ne fut pas un médiocre Benjamin. Le père avait du jugement et il était, de plus, très instruit pour le temps et le pays où il vivait. Les habitants de Marlhes, peu versés dans les lettres, ne cessaient de le prendre pour conseiller et pour arbitre dans leurs intérêts et leurs différents. Marie Chirat réalisait la perfection de la femme d’intérieur, prudente et énergique, économe et charitable, modeste et vigilante. Elle exigeait de ses fils comme de ses filles, beaucoup de retenue en paroles ; elle les accoutumait aussi à la sobriété du corps, au point de leur défendre de porter la main à quoi que ce fut à table, et de montrer trop ouvertement leur goût. C’est par de tels entraînements qu’on prépare les enfants aux rudes devoirs de toute vie humaine. Son rare naturel étant ainsi secondé, Marcellin faisait prévoir une foi ferme et une piété pure. Mais rien n’annonçait que ce garçonnet timide serait un apôtre si décidé et une sorte de réformateur.
À douze ans, Marcellin était cité comme un modèle de sagesse précoce : il montrait de l’inclination, surtout pour le bon usage des choses temporelles et une habileté extraordinaire aux travaux manuels. Il gardait soigneusement les pièces d’argent que son père lui donnait en récompense de sa conduite sérieuse, et ne voulait pas qu’on touchât à son petit trésor, même pour lui acheter des vêtements. Assidu à la culture et à faire valoir le moulin de ses parents, il paraissait destiné à continuer l’état et les profits de ceux-ci. Nul signe ne le marquait au dehors pour la vocation des hommes que le Seigneur appelle dans les sentiers rares et difficiles.
À cette époque, M. Gourbon, le zélé vicaire général du cardinal Fesch, se rendait auprès des curés pour recruter des élèves au grand séminaire et préparer ainsi la restauration du clergé. Natif de Saint-Genest-Malifaux et ami particulier du curé de Marlhes, il fit prier ce dernier par un professeur du grand séminaire qui passait dans cette paroisse une partie de ses vacances, de lui donner quelques jeunes gens intelligents et pieux, propres à devenir des prêtres actifs. M. Alirot, tel était le nom du curé, ne trouva à désigner à l’émissaire de M. Courbon que les garçons de la famille Champagnat « qui semblent assez retirés » écrivait-il. « Mais, je n’ai pas ouï dire qu’aucun eut l’intention d’étudier le latin ; au reste vous devez passer au Rozet, le hameau du bourg de Marlhes où habitent les Champagnat, entrez-y et vous verrez. »
L’ecclésiastique se rendit au Rozet ; le père Champagnat le reçut avec respect, et lui présenta son aîné. « As-tu envie d’étudier le latin pour être prêtre, lui demanda-t-il, renouvelant une question de l’abbé. — « Non », répondit en rougissant mais d’un ferme accent, l’adolescent intimidé. À cet instant le cadet et le petit Marcellin revenaient ensemble du moulin. Le cadet fit une réponse aussi précise ; ce fut un « non » très expressif. Marcellin embarrassé balbutia quelques mots qui ne furent pas compris. Mais l’abbé le tira à part et fut tellement frappé de son air ingénu et de son caractère franc, qu’il lui dit soudain : « Mon enfant, il faut étudier le latin, et vous faire prêtre ; Dieu le veut. » Le « Dieu le veut » entra dans l’âme de l’enfant comme un ordre irrésistible du ciel, et depuis, il ne connut pas l’ombre d’un doute sur sa vocation. Dès octobre 1805, il était admis au petit séminaire de Verrières près de Montbrison. Là, les épreuves ne lui manquèrent pas. Il était demeuré timide ; la supériorité des connaissances de ses camarades plus jeunes que lui, ajoutait encore à sa crainte. Il avait dix-sept ans, était d’une haute taille, et d’une santé qui, après avoir été délicate, s’était raffermie par les travaux des champs. Son appétit, son allure empruntée prêtaient à rire et il s’entendit qualifier : le plus grand et le plus bête de sa classe. Mais bientôt il reprit le dessus. Sa régularité, sa docilité, sa piété lui acquirent l’estime et la confiance de ses maîtres qui n’hésitèrent pas à lui donner la charge de surveiller le dortoir, de préférence à beaucoup d’autres plus anciens et plus avancés que lui.
Ses condisciples d’ailleurs ne tardèrent pas à le respecter et à l’aimer, avec cette équité de sentiment qui caractérise les jeunes gens honnêtes et les rend bons juges les uns des autres.
Au grand séminaire, il ne se démentit pas. Tout au contraire, il se rapprocha très rapidement de l’idéal qu’il s’était proposé, dès son jeune âge : mortifications, renoncement à tout esprit propre, application aux bonnes œuvres de charité et de miséricorde, endurance, gaieté. Afin de se maintenir et de s’accroître dans les dispositions nécessaires pour réaliser ce programme, il se fit des règlements très détaillés, toute une comptabilité d’âme, comme autrefois il s’en était fait une de son pécule d’épargne. Jusque dans ses cahiers les plus intimes on le voit ordonné, ponctuel et ne supportant pas pour lui-même les moindres fautes. Il n’est pas rare que Dieu confie des travaux insignes à ce genre d’ouvriers.
Pendant les vacances, l’abbé Champagnat s’adonnait, avec une initiative et une ardeur singulières, où ses parents ne reconnaissaient plus sa gaucherie d’autrefois, à des catéchismes dont maintes grandes personnes venaient prendre leur part avec les enfants. Que de confessions particulières et générales, d’ignorants et de pécheurs endurcis, suscita-t-il ainsi, sans rien entreprendre sur le ministère des prêtres ! Et quand il fut prêtre à son tour, le 22 juillet 1816, des mains de Monseigneur Louis-Guillaume Dubourg, évêque de la Nouvelle-Orléans, de passage à Lyon, le catéchisme resta sa besogne favorite dans le gros village de Lavalla. Gardons-nous de taire qu’auparavant, il avait rencontré, au grand séminaire même, des âmes qui, soit intuition, soit expérience de ce qui manquait à l’apostolat catholique à peine restauré, s’étaient, comme lui, pénétrées de cette idée qu’il fallait d’abord, pour assurer le succès des missions auprès des fidèles et des infidèles jeunes et vieux de tous les continents, créer une congrégation nouvelle entièrement vouée à la sainte Vierge, une société de Marie dont l’avenir montrerait l’impérieuse nécessité. Il y eut sur ce principe une sorte de serment sacré et quelques conceptions précises échangées. Les uns le gardèrent, d’autres l’oublièrent ou le dispersèrent. Mais la semence était enfouie : elle devait, à l’heure marquée par le Soleil divin, germer, fleurir et fructifier, devenir enfin la Société de Marie, répandue aujourd’hui jusqu’en Océanie.
Lavalla, dans le canton de Saint-Chamond, était une paroisse modeste : l’abbé Champagnat avait commencé, par en saluer, à genoux, le clocher. Ce village, disséminé sur le penchant et dans les gorges des montagnes sur des hauteurs escarpées et dans des vallées profondes, convenait à sa vigueur de corps et d’esprit. Ce n’étaient que montées, descentes, rochers et précipices ; plusieurs des hameaux éloignés de l’église d’une heure ou deux et sans chemins praticables semblaient défier son enthousiasme. Les habitants étaient de bonnes gens, aussi confiants que peu instruits ; ils ne tardèrent pas à se louer de leur vicaire et, pour lui marquer leur contentement, à lui doubler la besogne en le mettant dans toutes leurs difficultés. Pour lui, il considéra que c’était le bon chemin qu’on lui montrait : peu à peu il entra dans les cœurs par les intérêts. Il prêchait d’un accent si persuasif, si naturel, que les auditeurs lui venaient de tous les côtés à travers les gouffres remplis de neige, à travers les éboulements, « à travers le diable », disait un de ses auditeurs les plus assidus, qui ne pensait pas dire si juste.
Il va de soi que l’abbé Champagnat usait, par dessus ses moyens oratoires, du catéchisme et de l’instruction familière des enfants. Il avait commencé par attirer de la sorte les parents. Mais il songeait, au plus intime de lui-même, à développer ce moyen, à en faire quelque chose comme une institution stable. Appelé un jour à plusieurs lieues, au fond d’une vallée, tandis que la pluie faisait rage, au chevet d’un garçonnet d’une douzaine d’années qui agonisait, il fut stupéfait de le trouver plus dénué qu’un sauvage de toutes notions surnaturelles ; il fallut qu’il lui apprît jusqu’au nom même de Dieu. En rentrant au presbytère, il se sentit envahi par une pensée irrésistible, celle de fonder une société de frères « pour prévenir un si grand malheur, en instruisant chrétiennement les enfants de la campagne » : ce sont les propres expressions dont il se servit, peu après, dans son avant-projet.
Sans tarder, il s’ouvrit de son dessein à un adolescent, Jean-Marie Grangeon, qui était accouru le chercher une nuit, pour qu’il confessât un malade, et dans lequel il avait discerné de suite son premier sujet. Il s’appliqua, dès lors, à seconder cet heureux naturel par des leçons répétées. Jean-Baptiste Andras, plus jeune encore, presqu’un enfant, mais dont la pureté avait mûri et fortifié l’intelligence et la volonté, se joignit à ce premier disciple. On peut dire que de ce jour, 13 décembre 1816, l’institut des Petits-Frères de Marie était né : Dieu l’avait fondé, si les hommes ne le connaissaient pas encore. Une petite maison proche du presbytère était en vente : l’abbé Champagnat, avec une belle audace qui ne l’abandonna jamais et qui le fit tenir pour fou dans la suite par les prudents du monde, n’hésita pas à l’acheter, quoiqu’il fut sans argent.
Le 2 janvier 1817, il y établit la faible communauté composée de deux corps unis en une seule âme. Les exercices de piété qu’il prescrivit à Grangeon et à Andras furent d’abord courts et peu nombreux ; leur travail manuel était de faire des clous. L’hiver se passa paisible et fécond dans ces humbles occupations ; le printemps amena une nouvelle recrue, Antoine Couturier, qui devint plus tard le modèle de la société sous le nom de frère Antoine, et mourut à Ampuis, le 6 mars 1850, après avoir usé ses forces au service de plusieurs générations d’enfants qui ne cessèrent de l’appeler : « Le frère bon Dieu. » Gabriel Rivat, la meilleure conquête de l’abbé Chainpagnat lors de ses débuts de catéchiste à Lavalla, prêchait lui-même, à neuf ans, comme un vrai missionnaire ; il vint rejoindre le noviciat.
Le reste fut le merveilleux et prompt accroissement que Dieu donne à ses œuvres, mais non sans y mêler la contradiction et l’épreuve. Trois années à peine écoulées, l’abbé Champagnat envoyait ses Petits-Frères deux à deux faire le catéchisme et la classe dans les hameaux. On a bien lu : le catéchisme et la classe ; il serait encore plus vrai d’écrire : la classe par le catéchisme. L’admirable catéchiste qu’était en effet le pieux et très positif fondateur eut, de premier jet, sitôt le plan de son institut formé, la pensée que ses disciples devaient, pour se distinguer utilement des autres communautés de religieux, s’installer aux moindres hameaux, accepter des communes un traitement plus chétif, et c’est pourquoi il voulut les nommer : Petits-Frères, petits en humilité, petits en savoir humain, petits en ressources matérielles. Mais il voulut encore et surtout restituer au catéchisme son office primordial dans l’éducation, le remettre au centre de toutes les connaissances rudimentaires, de telle façon que celles-ci n’en fussent plus que l’expression, l’épanouissement, le rayonnement. Aussi à l’origine, les Petits-Frères de Marie faisaient-ils le catéchisme trois fois par jour.
La Providence multiplia les preuves de ses bénédictions par un développement continu. Après l’école de Marlhes, en 1819, on fonda celles de Tarentaise et de Bourg-Argenlal. En 1822, une nuée de novices, disait l’abbé Champagnat, se jeta à la rescousse ; une bonne terre les avait nourris et préparés : le Velay de Notre-Dame et de saint François Régis, le Velay où les Joséphistes de M. Crétenet, avaient eu des collèges prospères. Puis le noviciat s’agrandit et sans cesse épuisé renaquit sans cesse. Peu après, l’abbé Champagnat le transféra dans le vallon de l’Hermitage arrosé par les belles eaux du Gier. En 1826, il admit ses fils spirituels à faire des vœux. En 1829, il tenta d’obtenir l’autorisation légale et il y serait parvenu l’année suivante sans la révolution de juillet ; en 1831, il fonda l’établissement de la côte Saint-André. L’autorisation de la société des prêtres Maristes, les aînés des Petits-Frères, par bref de Grégoire XVI, du 11 mars 1836, pressa encore la fortune spirituelle des petites écoles, dignes héritières transformées de leurs aïeules du xviie siècle, et répandues dans quatre diocèses.
En 1839, peu de mois avant sa mort, l’abbé Champagnat accepta d’un prélat généreux, ami de la congrégation, le château de Vauban pour un second noviciat ; après quoi il se donna tout entier à revoir les règles, imprimées dès 1834, et qui résumaient le travail de toute sa vie intérieure. Il voulut expressément qu’on les remit entre les mains du père Colin, supérieur général de la société de Marie, pour bien marquer la subordination, en ce qui lui appartenait, des diverses branches du tronc marial encore si jeune et déjà si riche. Le Père Champagnat, après avoir écrit son testament spirituel, le 18 mai 1840, à Notre-Dame de l’Hermitage, son séjour préféré, y mourut, le jeudi 4 juin, dans de grandes souffrances. En 1896, Léon XIII l’a déclaré vénérable.
Après sa mort, l’institut prospéra singulièrement par son union avec les frères de Saint-Paul-Trois-Châteaux, avec les frères de Viviers et par d’autres marques de la prédilection de Dieu. En moins de deux ans, il s’étendit à Saint-Lattier, dans l’Isère ; à Digoin en Saône-et-Loire, enfin dans le Pas-de-Calais. La loi sur l’enseignement du 15 mars 1850, dite loi Falloux, lui valut l’autorisation légale. Il tint cette même année un chapitre général qui accepta définitivement les règles. Il comptait, en 1806, plus de trois cents établissements contenant quinze cents frères, instituteurs et éducateurs chrétiens de cinquante mille enfants du peuple. L’institut ne cessa désormais de prospérer, protégé par les archevêques qui se succédèrent, leurs vicaires généraux, et en particulier M. Beaujolin, vicaire général de Lyon.
D’une statistique récente, il résulte que la congrégation des Petits-Frères de Marie a été autorisée, en 1851, par décret du président de la République, et approuvée en 1863 par bref de Pie IX. Elle est aujourd’hui une des plus nombreuses de France après l’institut des Frères des Écoles chrétiennes. Elle se composait, il y a trois ans, avant les expulsions et dissolutions des congrégations religieuses, de 168 frères stables, 2081 frères profès, 1383 frères à vœu d’obéissance, 832 frères novices, 414 postulants, 984 juvénistes, soit un total de 5862 membres. L’institut comptait, tant en France qu’à l’étranger, 15 maisons provinciales, 15 noviciats, 12 juvénats et 639 écoles donnant l’instruction chrétienne à 91.315 enfants. Le diocèse de Lyon était fort avantagé dans cette distribution. Il possédait : 1o la maison-mère à Saint-Genis-Laval (Rhône) avec un noviciat et un juvénat ; 2o un second noviciat à Notre-Dame de l’Hermitage près de Saint-Chamond ; 3o un second juvénat à Lavalla près de Saint-Chamond ; 4o une maison de retraite pour les vieillards et les infirmes à Charly (Rhône) ; 5o douze pensionnats dont les principaux sont ceux de Saint-Genis-Laval, Neuville-sur-Saône, Valbenoîte, Saint-Étienne et Charlieu ; 6o 105 écoles où plus de 18000 enfants recevaient l’instruction chrétienne. Les enfants de l’orphelinat Caille ont été confiés, pendant de longues années, aux mains expérimentées de ces éducateurs. Depuis trois ans, des maîtres laïques instruits et dévoués les ont remplacés, et s’efforcent de continuer les traditions de leurs prédécesseurs. La chapelle de l’établissement est modeste ; elle a été aménagée dans l’intérieur de la maison. Un autel de bois et quelques statues de saints forment tout le mobilier de l’oratoire. La maison est vaste, elle contient amplement les trente orphelins que la charité y entretient. Plusieurs maîtres y font la classe et les plus grands des enfants sont initiés aux travaux de l’agriculture dans le vaste enclos de l’établissement.