Histoire des Abénakis/2/20

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CHAPITRE VINGTIÈME.

missionnaires des abénakis en canada

1700-1760.

Nous avons vu qu’en 1700 le P. Jacques Bigot transféra à Saint-François la mission abénakise de la rivière Chaudière. Il demeura dans la nouvelle mission jusqu’en 1708. Ce Père et son frère, le P. Vincent Bigot, furent les fondateurs des missions abénakises en Canada.

Le plus âgé, le P. Vincent, était un homme d’esprit et de talents remarquables. Il fut supérieur des Jésuites en Canada. Il a laissé quelques lettres, et une relation de sa mission de l’Acadie. Ses correspondances avec les chanoines de la cathédrale de Chartres sont bien écrites, et dénotent un homme rempli d’esprit.

Le P. Jacques, quoique moins brillant que son frère, était néanmoins remarquable. Il avait un zèle tout-à-fait étonnant pour le salut de ses sauvages. Les relations de ses missions le prouvent de la manière la plus évidente. Lorsqu’il transféra à Saint-François la mission de la rivière Chaudière, il y avait un certain nombre de sauvages qui n’étaient pas encore baptisés. Il continua leur instruction avec tant de soin et d’application qu’il eut la consolation de les baptiser tous lui-même. Il fut missionnaire des Abénakis en Canada pendant près de 28 ans. En 1708, il fut remplacé par le P. Jean Loyard, qui ne demeura qu’un an à Saint-François, laissant pour son successeur le P. Joseph Aubéry, le plus remarquable, sous tous rapports, des missionnaires de Saint-François.

Le P. Aubéry fut ordonné prêtre à l’automne 1700. Il dit sa première messe à la mission de Saint-François de Sales, où il demeura quelque temps ; puis il accompagna le P. Vincent Bigot à la mission de Pentagoët, Acadie, où il demeura quelques années. En 1709, il fut envoyé à Saint-François, et demeura dans cette mission jusqu’à sa mort, qui arriva en 1755. Il était alors dans sa 55ème année de prêtrise. Il fut inhumé dans la première église des Abénakis à Saint-François[1]. Environ dix ans plus-tard, ses cendres et celles de Samuel Gill furent exhumées et placées dans la nouvelle église.

Ce missionnaire demeura 46 ans à Saint-François. Pendant cette période, il exerça toujours les fonctions de son ministère avec un zèle qui ne se ralentit jamais. Aussi, sa mémoire est restée en vénération parmi les sauvages. On en parle encore aujourd’hui.

En 1750, il voulut renouveler l’union de prières que les Abénakis avaient contractée, près de soixante ans auparavant, avec les chanoines de la Cathédrale de Chartres, auxquels il écrivit la lettre suivante.

« Il y a une soixantaine d’années environ que votre illustre compagnie voulut bien contracter une union d’adoption par laquelle elle regardait la nation abénakise du Canada comme ses frères, quoique les Chefs de cette nation, n’osant pas s’élever si haut, se contentassent et se trouvassent infiniment honorez et avantagez d’estre, illustre compagnie, les enfans. Elle leur envoya dès lors une chemise d’argent en reliquaire. Pour répondre à cet honneur et ce bonheur, cette nation, quelques années après, n’ayant rien de plus précieux que ce qu’on appelle la porcelaine, qui est icy leur argent et leur or, on en composa en collier de onze rangs environ et de six pieds aussi environ de longueur, orné autant qu’ils le peuvent de porc-épic ; on l’enferma dans une boëste d’écorce travaillée aussi délicatement qu’on le peut faire en cette matière, et avant de l’envoyer à votre illustre compagnie, feu le R. P. Vincent Bigot, supérieur alors de la mission, l’exposa dans l’église pendant huit où neuf jours pour que, par les prières que firent les sauvages, la Sainte-Vierge eust pour agréable l’union que l’on prétendoit renouveler et affiermir pour toujours avec le chapitre de Chartres. Le présent fut envoyé, et vous eustes la bonté d’y respondre magnifiquement par une image de la Sainte-Vierge d’argent, toute semblable à celle que vous conservez dans votre église souterraine. Il y a maintenant 49 ans, et il y en aura 50 au printemps, selon que le marque la lettre de M. d’Ormeville, alors chanoine à Chartres, député dans le chapitre pour escrire au dit feu le R. P. Vincent Bigot. J’étois avec lui en la mission et ce fut cette année que je dis ma première messe, laquelle j’ai de nouveau célébrée hier pour la deuxième fois, après 50 années de prêtrise et de mission.

C’est cette union que nos Chefs, au nom de toute la mission, veulent à présent renouveler. Il est vrai que vos présens exposez dans l’église leur en rappellent continuellement la mémoire, mais ils veulent la rafraîchir et comme si elle estoit faite de nouveau. Ils demandent que je vous le témoigne s’ils avoient quelque chose ce précieux ils l’enverroient comme leur lettre ; de la porcelaine vous en avez desja un et il ne seroit d’aucune utilité. Ils vous prient donc que vous ayiez la bonté de regarder cette lettre comme une marque très-sincère et authentique des sentimens de leurs cœurs, pour que vous, monsieur et tous les messieurs de votre compagnie, les veuillent bien continuer de regarder et d’aider comme leurs enfans spirituels ; et, en effet, j’attribue à vos prières en partie que toute cette nation de la mission où je suis, ait fait un progrès considérable dans l’esprit du christianisme, que ce soit la plus fidèle et la plus attachée au service de Dieu et à celui du Roy.

« Je vous prie donc, monsieur, comme à la tête du chapitre de votre illustre compagnie, de recevoir cette parole, de la présente à vos messieurs, et d’écouter favorablement la prière de cette nation de Saint-François des Abénakis et de leur missionnaire, qui a l’honneur d’estre, quoiqu’inconnu, avec un profond respect en union de vos S. S. S. S. et de celle de vos messieurs,

« Monsieur,
Votre très-humble
et très-obéissant serviteur,
Jos. Aubery.
de la compagnie de Jésus.
missionnaire des Abénakis à Saint-François.
Michel Terrouërmant,
Jérôme Atecouando,
Nicolas Ouaouënouroué,
Pierre Thomas Pepiouërtnet.
Joseph Louis Magsiouiganbaouit »[2].

Le P. Aubéry était très-versé dans la langue abénakise. Il écrivait beaucoup et presque toujours en cette langue. Par un travail ardu et persévérant, pendant 46 ans, il forma une collection considérable de manuscrits précieux. Comme ces manuscrits étaient déposés dans l’église, avec les registres de la mission, ils furent malheureusement détruits, en 1759, dans l’incendie de cette église. De tous ces objets précieux, on n’a pu conserver qu’un vocabulaire abénakis et un fort cahier, contenant une grande quantité d’hymnes, de motets, de psaumes et de cantiques, parceque, lors de l’incendie, ils étaient entre les mains du P. Virot. Ce vocabulaire contient un grand nombre de notes fort précieuses qui nous ont servi beaucoup pour l’histoire des Abénakis.

Le successeur du P. Aubéry fut le P. F. Virot, qui fut missionnaire à Saint-François jusqu’à la capitulation de Montréal.

En 1757, le P. Virot fut absent de Saint-François, pendant quelques mois, ayant été envoyé, avec vingt Abénakis, à la vallée de l’Ohio, pour essayer d’y établir une mission chez les Loups, sauvages de cette contrée. Ce projet ne put réussir. Voici ce qu’écrivit à cette occasion un Père Jésuite[3], qui remplaçait à Saint-François le P. Virot, pendant cette absence. « Le but de mon voyage était uniquement de conduire à M. le Marquis de Vaudreuil une députation de vingt Abénakis, destinés à accompagner le P. Virot, qui est allé essayer de fondre une nouvelle mission chez les Loups d’Oyo ou de la Belle-Rivière. La part que je puis avoir dans cette glorieuse entreprise, les événements qui l’ont occasionnée, les difficultés qu’il a fallu surmonter, pourrait fournir dans la suite une matière intéressante pour une nouvelle lettre. Mais il faut attendre que les bénédictions répandues aient couronné les efforts que nous avons faits pour porter les lumières de la foi chez des peuples qui paraissent si disposé à les recevoir ».

À Bécancourt, les Abénakis furent desservis, de 1700-1716, par les Jésuites qui résidaient au Cap-de-la-Magdeleine. En 1716, le P. François-Eustache Lesueur y fut envoyé comme missionnaire.

Le P. Lesueur naquit en 1685, à Lunel, en Languedoc. Il entra chez les Jésuites et se consacra aux missions de l’Amérique. Il fut alors envoyé en Canada, où il arriva, dans le mois de Juin 1715. Il demeura 9 mois à Sillery, pour étudier la langue abénakise ; puis, en Septembre 1716, il fut envoyé à Bécancourt, où il demeura jusqu’en 1753, excepté quelques années qu’il alla, en différentes fois, desservir la paroisse de Sainte-Geneviève de Batiscan. En 1753, il descendit à Québec, où il mourut en 1755, à l’âge de 70 ans.

Le P. Lesueur travailla à Bécancourt pour le salut de ses sauvages avec autant de zèle et d’activité que le faisait le P. Aubéry à Saint-François ; mais il n’eut pas autant de consolation que lui dans sa mission. Tandis que les Abénakis de Saint-François faisaient de grands progrès dans le christianisme et édifiaient les Français par leur foi et leur piété, ceux de Bécancourt, trop près des Trois-Rivières, se livraient aux désordres de l’ivrognerie et causaient beaucoup de chagrin à leur missionnaire. « Souvent, » dit le P. de Charlevoix, « il gémissait devant Dieu sur les désordres de ses sauvages. » Cependant, à force de patience et de persévérance, le P. Lesueur l’emporta sur ces désordres.

Ce missionnaire était très-versé dans la langue abénakise. Il a écrit un dictionnaire de racines de cette langue. Cet ouvrage a été conservé. C’est un fort cahier de plus de 900 pages. Outre cet ouvrage remarquable, il a laissé une grande quantité de manuscrits, parmi lesquels on remarque un traité sur l'usage de la danse et du calumet chez les Abénakis. L’usage de la danse et du calumet était passé en superstition chez ces sauvages. On s’en servait, comme autrefois de la jonglerie, pour connaître les évènements futurs. Ce fut pour combattre ce désordre que le Père écrivit ce traité[4]. Presque tous les autres manuscrits sont des cahiers, contenant des sermons et des instructions sur les sacrements et la morale.

Le P. Lesueur fut remplacé à Bécancourt par le P. Simon-Pierre Gonnon.

Le P. Gonnon naquit à Toulon, en 1719. Vers 1752, il vint en Canada, et, en 1753, il fut envoyé à Bécancourt, où il demeura jusqu’en 1764. Il fut enlevé à ses sauvages par une mort prématurée. Le 3 Mai 1764, il s'était embarqué au Cap sur un méchant canot pour traverser le Saint-Laurent et se rendre à sa mission, Un fort vent de Nord-Ouest, qui s’éleva subitement, fit chavirer le canot, et le Père se noya. Un nommé François Arseneau,[5] meunier au Cap-de-la-Magdeleine, s’empressa d’aller à son secours, mais il ne put le sauver. Les restes du missionnaire furent trouvés à Deschambeault et inhumés sous le maître-autel de l’église de cette paroisse.



  1. Le P. Aubéry est le seul missionnaire qui ait été inhumé à Saint-François.
  2. Ces sauvages étaient les cinq grands Chefs du village de Saint-François. Voici la signification de leurs noms.

    Terrouërmant, de N’tôrauarmôt, qui connaît bien les choses et est rompu aux affaires.

    Atièouando, de Atia8ôndo, qui est rusé comme le chien l’est pour la chasse.

    Ouaouënouroué, de 8a8anurun, qui connaît bien et fait bien les choses.

    Pepiouërtnet, de Pappi8artnet, qui entend le badinage.

    Magouiouiganbaouit, de Mag8a8idôba8it, qui est le camarade de l’Iroquois. Ce chef était le fils de Samuel Gill.

  3. Le nom de ce Père n’est point mentionné. Nous sommes porté à croire que c’est le P. Simon-Pierre Gonnon, alors missionnaire à Bécancourt.
  4. Ce traité a été publié, en 1864, dans les Soirées-Canadiennes 4 et 5 livraisons. Avril et Mai.
  5. Arseneau était l’aïeul maternel du lieutenant-colonel Landry de Bécancourt.