Histoire des Abénakis/3/01

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CHAPITRE PREMIER.

ce qu’étaient les abénakis du canada, en 1760.
— ce qu’ils sont aujourd’hui.

Nous avons vu qu’en 1760, la population des Abénakis du Canada était d’environ 1,500 âmes ; depuis cette époque, il en arriva environ 500 de l’Acadie, ce qui porta cette population à environ 2,000 âmes.

En 1760, il n’y avait à Saint-François qu’environ 700 sauvages, et 300 à Bécancourt. Ainsi, dans l’espace de 60 ans, la population des Abénakis du Canada avait diminué d’environ 1,000 âmes. Cette diminution extraordinaire fut causée par les nombreuses guerres, qui remplirent cette époque, et par les fréquentes épidémies, qui causèrent tant de ravages parmi les sauvages de ce pays. Il est probable que, si la guerre eût continué encore quelques années en Canada, la nation abénakise eût été presqu’entièrement éteinte.

Depuis 1760, les Abénakis n’ont pas rencontré les mêmes causes de destruction ; cependant, leur population, au lieu d’augmenter, a toujours diminué graduellement. Aujourd’hui, on ne compte qu’une cinquantaine de sauvages à Bécancourt, et un peu plus de 300 à Saint-François. Si cette population continue à diminuer, dans la même proportion, il est probable que, dans 50 ans, les Abénakis auront disparu du Canada.

En 1760, ces sauvages avaient une foi très-vive et étaient très-attachés à leur religion ; leur piété et leur ferveur étaient un grand sujet d’édification pour les Canadiens, qui s’établissaient dans leur voisinage. Les missionnaires en éprouvaient beaucoup de consolations. Nous avons vu qu’en 1750, le P. Aubéry écrivait aux chanoines de la cathédrale de Chartres « que ses sauvages avaient fait beaucoup de progrès. dans le christianisme. » Ce missionnaire se plaisait à publier hautement la piété exemplaire de ces bons chrétiens

Aussi, dès que la guerre fut terminée, ceux de Saint-François songèrent à ériger dans leur village une nouvelle église, pour remplacer celle qui avait été brûlée, en 1759. Mais cette entreprise était au-dessus de leurs forces. Ils étaient alors presqu’entièrement ruinés ; car, pendant la guerre, leurs terres avaient été dévastées, leurs maisons, leurs loges et leurs bestiaux avaient été détruits. Ils s’adressèrent alors au gouverneur, demandant quelque secours pour la construction de cette église. Le gouverneur, qui avait reçu l’ordre de bien traiter les sauvages, accéda à cette demande.

Cette nouvelle église fut construite en bois, avec les mêmes dimensions que la première. Elle fut placée à quelques pas des ruines de l’autre, vers le Nord-Ouest. Les travaux de construction de cette église se firent très-lentement. Trente ans plus tard, ils n’étaient pas entièrement terminés ; car, en 1791, les sauvages nommèrent, dans un grand conseil, des syndics pour collecter des cotisations dans le village, pour la continuation des ouvrages de cette église. Voici un extrait de ces délibérations. « Les sauvages nomment pour le recouvrement des deniers dûs à l’église, pour achever la bâtisse, six syndics pour percevoir de chaque sauvage, revenant de la chasse, la somme dont il est taxé pour sa quote-part, et en rendre compte au missionnaire ou à celui qu’il préposera à sa place »[1].

Les Abénakis veillaient sans cesse au bon ordre dans leur église. Un sauvage, de bonne conduite et jouissant d’une bonne renommée, était choisi pour remplir cette charge, et tous se soumettaient sans murmures à ses ordres, L’un des grands Chefs était nommé « Chef de la prière ». Ce Chef était le premier dans l’église, après le missionnaire ; il présidait aux prières, qui se faisaient en commun à l’église, chaque jour ; il veillait à ce que chaque sauvage fût exact à remplir ses devoirs religieux ; il réprimandait les méchants et les négligents, et ne les laissait en repos que lorsqu’ils se présentaient au missionnaire.

Les sauvages s’occupaient aussi à empêcher les désordres dans leur village. Plusieurs d’entr’eux étaient choisis pour y veiller. Pour éviter les troubles causés par les médisances et les calomnies, on choisissait quelques femmes vertueuses, dont le devoir était de donner bon exemple aux autres femmes par leurs discours modérés et réservés, et de réprimander celles qui causaient quelque trouble sous ce rapport. C’est ce qu’on voit par les délibérations des conseils. En voici un extrait.

« Les six syndics, ci-bas nommés, sont également autorisés à empêcher l’usage de la boisson dans le village, et à n’en souffrir aucune entrée ; et les sauvages s’obligent de les assister de toute leur force dans l’exécution de leur charge. Nous avons aussi nommé huit femmes de vertu, lesquelles sont autorisées à veiller à ce que les autres femmes, soit par leur langue, soit par leurs faits, n’apportent aucun trouble dans notre village. »[2].

On voit encore à Saint-François des restes de ces louables et sages coutumes. Pendant la saison de l’été, chaque jour, quelques sauvages se réunissent le soir à l’église, pour y faire la prière en commun. La prière est toujours suivie du chant d’un cantique. Lorsqu’il arrive dans le village des désordres, causés par l’ivrognerie, les bons en sont profondement affligés. Alors, ils assemblent le conseil et s’efforcent de prévenir de nouveaux désordres par des règlements, qui produisent quelquefois un bon effet.

Chaque année, la procession du Saint-Sacrement se faisait dans le village avec la plus grande solennité. Plusieurs jours d’avance, on commençait à préparer, avec le plus grand soin, le chemin où devait passer le Saint-Sacrement. Les femmes s’occupaient activement à la décoration du reposoir ; elles y déposaient leurs colliers de perles ou d’or, leurs bracelets et pendants-d’oreille. Les hommes fournissaient pour cette décoration des colliers et des ceintures de wampum, et ce qu’ils avaient de plus précieux. Les sauvages assistaient à la procession en costume des grandes solennités. Un certain nombre de guerriers, sous les armes, servaient de garde au Saint-Sacrement, et les Chefs, armés de longues lances, précédaient le dais. Tout se faisait dans un ordre admirable. La bonne tenue de tous les sauvages, leur angélique piété, le bruit de la fusillade et du canon, alternant avec le chant, rendaient cette cérémonie fort imposante. Des Canadiens venaient des paroisses voisines pour assister à cette procession.

L’apparition du protestantisme parmi les sauvages a amené peu-à-peu la disparition de la solennité qu’on donnait à cette procession. Cependant, les sauvages s’y font encore remarquer par leur bonne tenue et leur piété. Nous avons souvent vu des sauvages passer une grande partie de la nuit qui précède cette fête à balayer le chemin où devait passer la procession.

La fête de S. Jean-Baptiste était toujours célébrée avec solennité, et se terminait par un feu de joie ; ce qui procurait aux sauvages une belle récréation. Voici ce que l’on faisait. Dans un lieu retiré du village, on plantait dans le sol un arbre, long de 25 à 80 pieds et dépouillé de ses branches, moins quelques unes qu’on laissait au sommet. Puis, on élevait au pied de cet arbre un petit bûcher de bois sec. Le missionnaire s’y rendait, et bénissait le feu qu’il mettait au bucher. Bientôt, les flammes s’élevaient le long de l’arbre. Pendant ce temps, les jeunes gens, rangés en demi-cercle, à 20 ou 25 pas du feu, tiraient à balle vers le sommet de l’arbre, et celui qui abattait le bouquet de branches recevait une récompense. On accordait quelquefois trois ou quatre récompenses, qui étaient distribuées à ceux qui faisaient ensuite tomber, chacun, un bout de l’arbre. Il n’y a qu’environ quinze ans que cette coutume a été abandonnée à Saint-François.

Le 29 Juin, fête de S. Pierre et S. Paul, était aussi un jour de grande solennité chez les Abénakis. Cette fête se terminait par un festin, dont ceux d’entre les sauvages qui portaient le nom de Pierre faisaient les frais. On préparait une grande quantité de bouillie de maïs, que le missionnaire allait bénir, à une heure indiquée. Puis, tous les sauvages savouraient en commun cette nourriture, qui leur paraissaient toujours délicieuse. Ce festin rappelait les agapes des premiers chrétiens. Cette coutume a été abandonnée depuis plus de 20 ans.

À l’exemple de leurs ancêtres, les Abénakis célébraient la fête de Noël avec pompe. Ils avaient une grande dévotion en Jésus naissant. Aussi, la messe de minuit était toujours une occasion de communion générale, Rien n’était plus édifiant que la ferveur et la piété des sauvages dans cette solennité ; c’est pour cela qu’ils donnaient à ce jour le nom de « Nibôiamiômek », la nuit de la prière. Ce mot a été conservé.

Le jour de Pâques, un magnifique pain-bénit était distribué aux sauvages. Chacun conservait avec soin, pendant toute l’année, le morceau de ce pain qui lui était donné. Les sauvages avaient une grande confiance en la vertu du pain-bénit de Pâques. Ils croyaient qu’il les protégeait en voyage contre les accidents. Aussi, ils en avaient toujours dans leurs voyages de chasse. Cette confiance était poussée même jusqu’à la superstition. Comme ils prétendaient que ce pain-bénit donnait une vertu extraordinaire aux remèdes, ils en mêlaient ordinairement à leurs médecines. Quelques sauvages pratiquent encore aujourd’hui cette pieuse superstition.

Telles étaient les principales solennités religieuses des Abénakis, à cette époque.

Ces sauvages avaient le plus grand respect pour leur missionnaire. Ils reposaient en lui la plus grande confiance, même pour leurs affaires temporelles. Aussi, chaque fois que le conseil était réuni, pour une affaire de quelqu’importance, le missionnaire était invité à le présider, et les résolutions étaient soumises à son approbation. Le procès-verbal du conseil était rédigé et signé par lui.

Ils avaient conservé l’usage du wampum. Quoiqu’à cette époque cet objet ne fût pas chez eux d’une aussi grande valeur qu’autrefois, il était néanmoins encore précieux et fort significatif. Ils en conservaient toujours un dépôt, qu’ils appelaient « le trésor ». Ce trésor était déposé dans un sac, qu’ils appelaient « Pitangan »[3], et qui était mis sous la garde de quelques sauvages de confiance[4].

Les branches de wampum étaient des paroles qui avaient chacune leur signification, suivant la couleur du wampum, ou la grandeur de la branche. Le wampum teint en rouge signifiait la guerre, et le blanc annonçait la paix. Une grande branche était envoyée pour une affaire importante.

Les colliers de wampum étaient donnés surtout comme marque d’alliance avec une autre tribu ou avec les blancs. Ainsi, les sauvages donnèrent un de ces colliers aux Gill. Ce collier fut déposé dans l’église du village de Saint-François, comme signe de l’alliance des sauvages et des Gill.

Chaque fois qu’on assemblait le grand conseil, le trésor[5] y était apporté pour en faire l’inventaire.

Ces sauvages avaient leurs armoiries ; comme leur village renfermait deux tribus différentes, celle des Abénakis et celle des Sokokis, ils avaient deux insignes : l’ours, pour les Abénakis, et la tortue pour les Sokokis. Ils peignaient ces insignes au bas de leurs documents. L’ours était appelé « 8ga8inno », le dormeur, parceque cet animal passe l’hiver à dormir ; la tortue se nommait « Pela8inno », qui s’amuse, parcequ’elle chemine lentement et s’amuse souvent en marchant. Ils ajoutaient ces noms aux insignes.

En différentes affaires, les sauvages se partageaient en deux partis, dont l’un s’appelait « 8ga8inno » et l’autre, « pela8inno ». Le premier, représentait les Abénakis, et le second, les Sokokis. Dans les affaires de contestation, on ne mentionnait jamais le nom de la tribu ; on disait : 8ga8inno, pense de telle manière, pela8inno dit telle chose. Ceci se remarquait même dans les jeux, où on se divisait en deux partis. Ainsi, dans le jeu de crosse, un parti s’appelait « 8ga8inno », et l’autre, « pela8inno ».

Les Abénakis avaient choisi l’ours pour leur insigne, parcequ’ils avaient une grande vénération pour cet animal. Ils n’osaient jamais tirer un second coup de fusil sur un ours, parcequ’ils croyaient que ce second coup lui rendait la vie. C’est de la croyance en cette étrange prérogative qu’originait la vénération que les sauvages avaient pour cet animal. Aujourd’hui encore, un Abénakis hésite toujours à tirer un second coup de fusil sur un ours.

Nous ignorons pourquoi les Sokokis avaient tant de vénération pour la tortue ; peut-être était-ce parceque cet animal, par ses mouvements lents, semblait approuver leur extrême indolence. Presque tous ces sauvages conservaient précieusement dans leurs wiguams de petites tortues en pierre.

Le castor était aussi en grande vénération chez les Abénakis, à cause de son instinct admirable. Lorsqu’on prenait un castor, par le moyen de la médecine, qu’on appelait « Az8nakhigan », il était défendu d’en faire rôtir la viande, parcequ’on s’exposait à de grands malheurs en mangeant cette viande rôtie ; mais on pouvait la faire bouillir, et tout danger disparaissait.

Avant de faire cuire la viande d’un castor, il fallait enlever un petit os des pattes de derrière de l’animal ; sans cette précaution, on s’exposait à mourir bientôt, ou à devenir fou. Tous les os de l’animal devaient être jetés à l’eau, ou suspendus à un arbre. Actuellement, quelques sauvages ne manquent jamais de prendre ces précautions.

Leur croyance au « Pemola » est fort curieuse. Suivant eux, le « Pemola » est un oiseau très-gros, qui a presque la forme humaine et qui vole sans cesse avec une étonnante rapidité, en poussant d’horribles cris. Son vol est si rapide qu’il se rend, chaque jour, d’un pôle à l’autre. Il a l’ouïe si délicate qu’il entend toujours ceux qui ont l’imprudence de l’appeler lorsqu’il passe. Alors, il s’arrête et descend vers ceux qui l’appellent. À son approche, il produit une chaleur assez grande pour embrâser les forêts et les campements. Beaucoup de sauvages croient encore au « Pomela ».

Nous avons vu qu’autrefois les Chefs Abénakis choisissaient eux-mêmes les épouses de leurs jeunes gens. Mais il paraît que cette coutume n’existait plus en 1760. Voici comment les mariages étaient alors célébrés. Quand un garçon voulait se marier, ses parents allaient jeter une couverte sur la mère de la fille qu’il désirait épouser. C’était la demande en mariage. Si les parents de la fille accédaient à cette demande, le garçon était obligé de faire un présent à la mère de la fille : ce présent consistait à lui donner sa première chasse. Le garçon partait donc aussitôt pour la chasse, d’où il ne revenait que lorsqu’il avait un présent convenable à offrir à sa future belle-mère. Alors le mariage était célébré.

Lorsqu’un sauvage marié mourait, ses parents allaient déposer sur la tête de sa veuve, un capuchon, qu’elle portait pendant un an. Lorsque le temps du veuvage était terminé, on donnait à la veuve le chapeau que portaient les autres femmes, et ce n’était qu’alors qu’il lui était permis de prendre part aux réjouissances des sauvages, et de se remarier.

Les Abénakis avaient toujours leur orateur qu’ils appelaient « Mik8ôbait », celui qui rappelle les choses. C’était bien en effet le nom qui convenait à ce sauvage, car il était chargé de rappeler à la mémoire des sauvages les besoins de la nation et les désordres qu’il fallait réprimer ; il suggérait souvent les règlements qu’il fallait passer. Il était ordinairement choisi parmi les Chefs, et on avait soin de prendre le meilleur discoureur d’entreux. Aussi, cet orateur parlait toujours longuement dans les conseils. Cet usage a été abandonné depuis plus de quarante ans.

Depuis un certain nombre d’années, les Abénakis ont commencé à abandonner leur costume sauvage pour prendre celui des blancs. Aujourd’hui, tous les hommes ont adopté ce dernier costume. C’est dommage, car un sauvage n’est véritablement beau que dans son ancien costume, qui lui va si bien.


  1. Délibérations d’un grand conseil, tenu le 17 Février, 1791.
  2. Délibérations d’un grand conseil. Février, 1791.
  3. Les Abénakis n’ont plus de wampum aujourd’hui. Ce qui remplace cet objet est le revenu de leurs terres, qu’ils appellent « Pitangan ». C’est leur trésor, actuellement, au lieu du wampum.
  4. Dans un grand conseil, tenu dans le mois de Mars, 1771, le pitangan fut confié à la garde de six hommes et de sept femmes.
  5. Le trésor contenait alors 9 colliers de wampum, 2 de rasade, 13 branches de wampum, ou paroles ; en outre, 1 branche, qui voulait dire : « que le lien des os des Abénakis soit respecté », et une autre, qui signifiait : « que l’enveloppe de leurs os soit aussi respectée ». (Délibérations d’un grand conseil. Mars, 1771).