Histoire des Canadiens-français, Tome II/Chapitre 7

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Wilson & Cie (IIp. 93-106).

CHAPITRE VII

1626 — 1760


La tenure seigneuriale



D
ans cette étude, faite exclusivement pour décrire le type canadien-français, nous devons accorder une large place à l’examen de la « question seigneuriale. » Un préjugé, répandu partout, a été cause que l’on a confondu le mode de concession de nos terres avec le système féodal. Ce dernier mot ne répond pas plus à la chose dont nous allons entretenir le lecteur, que le terme Yankee ne donne l’idée d’un Anglais — et cependant les origines de ces deux peuples sont les mêmes. Le régime féodal, tel que pratiqué dans la Nouvelle-France, a beaucoup intrigué les historiens de langue anglaise. Toujours le mot féodalité les a renvoyés au moyen-âge, et ils s’y sont perdus. Il y a tant de commentaires à écrire sur un simple mot ! Seulement, il faudrait se demander si le mot est à sa place — mais c’est trop exiger de bien des gens. Parlons un instant de la tenure des terres dans la vieille France ; nous verrons ensuite sous quel régime mille fois plus doux les Canadiens ont vécu.

« Les Français qui achevèrent la conquête des Gaules n’étaient pas en assez grand nombre pour posséder toutes les terres : ils n’en prirent que le tiers, qui fut divisé en terres saliques, en bénéfices militaires et en domaines du roi. Les terres saliques étaient celles qui échurent en partage à chaque Français, et qui, par conséquent, étaient héréditaires. On donna le nom de « bénéfices militaires » à des terres que l’on ne partagea point, qui demeurèrent à l’État et que les rois devaient distribuer pour récompenses viagères à ceux qui en méritaient par leurs actions ou par l’ancienneté de leur service. On appela « domaines du roi » les parts considérables qu’eut le chef dans le partage général.

« De tous temps et en tous pays, les princes ont donné des terres en récompense des services qu’on avait rendus à l’État.

« On ne mit des impôts que sur les Gaulois. Les Français ne payaient que de leur personne ; le métier des armes était le seul qu’ils connussent.

« Les grands vassaux relevaient tous de la couronne, c’est-à-dire qu’ils lui devaient hommage, et les petits relevaient des grands. Celui qui recevait un bourg ou une ville faisait serment à celui qui s’était emparé de toute une province, de le reconnaître pour son seigneur et de défendre sa personne et ses biens, à condition que, de son côté, il le protégerait, le défendrait, et ne lui « dénierait jamais justice. »

« Avant le règne de Louis le Jeune (1137), il n’y avait d’hommes libres en France que les gens d’église et d’épée ; les autres habitants des villes, bourgades et villages étaient plus ou moins esclaves.

« Parmi les gens non libres, les uns étaient serfs et les autres n’étaient qu’hommes-de-poëte.

« Les serfs étaient attachés à la glèbe, c’est-à-dire à l’héritage. On les vendait avec le fonds : ils ne pouvaient s’établir ailleurs. Ils ne pouvaient ni se marier ni changer de profession, sans la participation du seigneur : ce qu’ils gagnaient était pour lui ; et, s’il souffrait qu’ils cultivassent quelques terres à leur profit, ce n’était qu’à condition qu’ils payeraient, par mois ou par an, la somme dont ils convenaient pour eux, leurs femmes et leurs enfants.

« Il s’en fallait de beaucoup que les hommes-de-poëte dépendissent autant du seigneur. Celui-ci ne pouvait disposer ni de leur vie ni de leurs biens ; leur servitude était bornée à lui payer certains droits, et à faire pour lui des corvées.

« On pourra juger de l’état des serfs en France par cette charte :

« Qu’il soit notoire à tous ceux qui ces présentes verront, que nous, Guillaume, évêque indigne de Paris, consentons que Odeline, fille de Padulphe Gaudin, du village de Cérès, femme de corps de notre Église, épouse Bertrand, fils du défunt Hugon, du village de Verrière, homme de corps de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés ; à condition que les enfants qui naîtront du dit mariage seront partagés entre nous et la dite abbaye ; et que, si la dite Odeline vient à mourir sans enfants, tous ses biens mobiliers et immobiliers nous reviendront ; de même que tous les biens mobiliers et immobiliers du dit Bertrand retourneront à la dite abbaye, s’il meurt sans enfants. Donné l’an douze cent quarante-deux. »

« Comme, parmi les enfants, il y en a de mieux constitués, de mieux faits ou qui ont plus d’esprit les uns que les autres, les seigneurs les tiraient au sort. S’il n’y avait qu’un enfant, il était à la mère, et par conséquent à son seigneur ; s’il y en avait trois, elle en avait deux ; et s’il y en avait cinq, elle en avait trois.

« Les hommes de corps et les gens de poëte formaient les cinq-sixièmes des habitants du royaume. Les serfs d’une même terre, obligés de se marier entre eux, devaient être plus portés à se soulager pendant leurs maladies et pendant les infirmités de la vieillesse. Ne pouvant point sortir de la terre qu’ils habitaient, on ne voyait presque pas alors en France de vagabonds ni de fainéants ; d’ailleurs, ils étaient excités au travail par le désir d’augmenter leur pécule (c’est-à-dire le bien qu’ils acquéraient par leur industrie particulière et dont ils pouvaient disposer), et par l’espérance de pouvoir un jour s’affranchir. Les hommes libres, les affranchis et les serfs qui demeuraient dans les villes cultivaient les arts, les sciences, faisaient le commerce ou travaillaient aux manufactures.

« Nous avons dit que les seigneurs pouvaient donner, vendre, échanger leurs serfs ; en voici deux exemples :

« En 858, l’abbé de Saint-Denis fut pris par les Normands. On donna pour sa rançon six cent quatre-vingt-cinq livres d’or, trois mille deux cent quarante livres d’argent, des chevaux, des bœufs et plusieurs serfs de son abbaye avec leurs femmes et leurs enfants.

« Un pauvre gentilhomme se présenta un jour, avec deux filles qu’il avait, devant Henri, surnommé le Laye, comte de Champagne, et le pria de vouloir bien lui donner de quoi les marier. Artaud, intendant de ce prince, devenu riche, dur, arrogant comme tout intendant, repoussa ce gentilhomme en lui disant que son maître avait tout donné, qu’il ne lui restait plus rien à donner. « Tu as menti, vilain, lui dit le comte ; je ne t’ai pas encore donné ; tu es à moi. Prenez-le, ajouta-t-il en s’adressant au gentilhomme ; je vous le donne et je vous le garantirai. » Le gentilhomme s’empara d’Artaud, l’emmena, et ne le lâcha point qu’il ne lui eut payé cinq cents livres pour le mariage de ses deux filles.

« Louis le Gros (1108-1137) est le premier de nos rois qui commença d’affranchir les serfs dans les villes et gros bourgs de son domaine ; c’est-à-dire qu’ils cessèrent d’être attachés aux lieux où ils étaient nés, et qu’il leur fut permis à l’avenir de s’établir où bon leur semblerait. Peu après, la plupart des seigneurs, pour se mettre en équipage dans le temps des croisades, ruinés par ces guerres d’outre-mer, ou par la dépense qu’ils avaient faite aux cours plénières et aux tournois, affranchirent aussi leurs sujets, moyennant de grosses sommes qu’ils en tirèrent.

« Les villes, bourgs et villages qui se rachetèrent acquirent de leurs seigneurs la permission de se choisir un maire et des échevins. Cette permission était confirmée par le roi, et, afin qu’elle fût plus solide, le seigneur donnait pour caution un certain nombre de gentilshommes et de prélats du voisinage. Les gentilshommes s’engageaient à prendre les armes contre lui, s’il contrevenait au traité, et les évêques promettaient, s’il manquait de l’exécuter, de mettre ses terres en interdit.

« Le peuple, devenu libre, demanda des lois, car jusqu’alors il n’y en avait pas eu. Le seigneur du lieu avait été et la loi et le juge. Chaque seigneur en donna de plus ou de moins favorables, selon sa manière de voir et ses dispositions en faveur des nouveaux affranchis. De là vient cette multitude de coutumes qui régirent par la suite les diverses provinces de la France.

« Les affranchis voulurent aussi jouir de l’avantage que possédaient la noblesse et le clergé, de n’être jugés que par leurs pairs (c’est-à-dire leurs égaux en rang). Ils demandaient que leurs juges fussent choisis parmi la bourgeoisie ; ils obtinrent leur demande, et beaucoup de ces nouveaux juges prirent le nom de « pairs bourgeois. » La justice, néanmoins, se rendait au nom du seigneur, et il y avait appel de ces premiers juges aux siens.

« Ce changement fut avantageux au royaume. Les villages se multiplièrent, et il n’y eut plus de terres incultes. Le paysan, devenu libre et maître de son industrie, se fit fermier de son seigneur, et prit à cens ou à champart les terres que, quelques jours avant, il faisait valoir comme esclave. Les villes furent plus peuplées ; les habitants s’y adonnèrent aux sciences, aux arts, au commerce : les Français, jusque là, s’étaient peu mêlés de négoce ; presque tout le trafic se faisait par les étrangers, qui enlevaient l’or du royaume et n’y apportaient seulement que des bagatelles[1]. »

Les Gaulois, conquis par les Francs au cinquième siècle, étaient donc redevenus à peu près libres dans leur propre patrie vers la fin du quatorzième siècle. Cette situation ne fit que s’améliorer avec le temps, et il y eut enfin dans la France une véritable nation (les descendants des Gaulois), dominée cependant encore par la noblesse, issue des anciens Francs. À l’époque où Jacques Cartier découvrit le Canada, le régime féodal s’était adouci au point de n’être presque plus reconnaissable. Nous le verrons s’implanter sur les bords du Saint-Laurent, mais transformé au point que les mots : féodalité, seigneurs, cens, rentes, droits de banalité, etc., n’ont plus du tout la signification qu’on leur prête en France. Les écrivains étrangers à notre pays pourront tirer de bons renseignements des citations que nous allons leur mettre sous les yeux, et, s’ils persistent à nous peindre comme des esclaves du régime du moyen-âge, nous ne chercherons plus à les faire sortir de leur ignorance.

Dès 1598, Henri iv donnait au marquis de La Roche le pouvoir « de faire baux des terres de la Nouvelle-France aux gentilshommes, en fiefs, châtellenies, comtés, vicomtés et baronnies, à la charge de tuition et défense du pays, et à telles redevances annuelles dont il jugerait à propos de les charger, mais dont les preneurs seraient exempts pour six années[2]. »

L’entreprise de La Roche n’eut pas de suite.

« Lorsque Richelieu forma la compagnie des Cent-Associés (1627), il lui fit accorder par le roi toute la Nouvelle-France en pleine propriété, seigneurie et justice, avec le pouvoir d’attribuer aux terres inféodées tels titres, honneurs, droits et facultés qu’elle jugerait convenables, et d’ériger même des duchés, marquisats, comtés, vicomtés et baronnies, sauf confirmation par le prince. Elle ne pouvait songer, néanmoins, à couvrir de duchés et de marquisats un pays sans habitants — elle y concéda de simples seigneuries[3]. »

De ce jour date, pratiquement, l’introduction du régime seigneurial parmi nous. Cent trente-deux ans plus tard, à la chute de Québec (1759), il subsistait encore, après avoir noblement facilité la colonisation du pays et créé cet esprit national dont les Habitants se sont toujours montré fiers avec raison.

« Le système suivi par la France, dans la création et le développement de sa colonie, offre un caractère original et unique en son genre dans l’histoire de l’Amérique du Nord. Il contraste d’une manière frappante avec le régime auquel furent soumises les colonies de la Nouvelle-Angleterre. Là fut appliqué, dès l’origine, le système de concessions territoriales en franc-alleu, qui a prévalu dans toute l’étendue de ce continent[4]. »

À partir de 1627, « le système de colonisation consistait non-seulement à distribuer des terres aux émigrants autour de Québec, mais encore à concéder d’immenses étendues de terrains, à titre de tenure seigneuriale, à ceux qui, par leur fortune et leur situation, paraissaient en état de créer eux-mêmes des centres de population. Ce dernier mode de concession fut celui qui prévalut à la longue et pendant toute la domination française ; la colonisation s’opéra par l’intermédiaire des concessions seigneuriales, au moins dans la contrée qui forme aujourd’hui le Bas-Canada[5]. »

« Dans le système de tenure introduit en Canada, et emprunté à la féodalité, le roi était le seigneur suzerain de qui relevaient toutes les terres accordées à titre de franc-alleu, fief et seigneurie. À chaque mutation à laquelle la vente ou la donation donnait lieu, le seigneur suzerain avait droit au quint, qui était le cinquième de la valeur du fief ; l’acquéreur jouissait de la remise d’un tiers s’il payait comptant. Lorsque le fief passait aux mains d’un héritier collatéral, cet héritier était soumis au droit de relief, c’est-à-dire au payement de la valeur d’une année de revenu ; il n’était rien dû si le fief descendait en ligne directe… Il n’y eut que deux fiefs en franc-alleu en Canada : Charlesbourg et les Trois-Rivières[6]. » Une terre en franc-alleu ne relève d’aucun seigneur.

« Les seigneuries furent généralement divisées en fermes de quatre-vingt-dix arpents, qui se concédaient à raison de un à deux sols de rente par arpent, plus un demi-minot de blé pour la concession entière ; mais les cens et rentes n’ont jamais été fixées par les lois. Le censitaire s’engageait à faire moudre son grain au moulin du seigneur, en donnant la quatorzième partie de la farine pour droit de mouture ; pour droit de lods et ventes, le douzième du prix de la terre. Il n’était point dû de lods et ventes pour les héritages en ligne directe. Bientôt, la loi ne considéra plus le seigneur que comme une espèce de fidéicommissaire ; car, s’il refusait de concéder des terres aux colons à des taux fixes, l’intendant était autorisé à le faire pour lui. Après la conquête, nos tribunaux s’écartèrent de cette sage jurisprudence ; chose singulière, à mesure que nos institutions devenaient plus libérales, les cours de justice devenaient plus rigoureuses à l’égard des concessionnaires, qu’elles laissaient exposés, sans protection, à la rapacité des seigneurs. Déjà, en 1673, Frontenac écrivait que « le roi entendait qu’on ne regardât plus les seigneurs que comme des engagistes et des seigneurs utiles[7]. »

« Le pays était divisé suivant la configuration du sol, et découpé en circonscriptions. Ces parties de territoire étaient attribuées à titre seigneurial, à charge pour le seigneur de peupler son domaine. Le seigneur s’installait dans sa terre, et faisait des concessions moyennant une rente perpétuelle de un sou et deux sous par arpent superficiel. Le profit était mince, mais il venait s’y joindre une part sur les lods et ventes, ainsi que les droits de mouture, c’est-à-dire sur quiconque avait un moulin et du blé moulu. Telle était l’institution seigneuriale ; elle offrait plus d’avantages que les nouveaux systèmes. Le concessionnaire n’avait pas à faire de déboursés. Le seigneur ne pouvait se faire spéculateur de terrains ; la coutume de rentes fixes le forçait à concéder toutes les terres au même prix. Ces conditions aidaient les familles établies à placer leurs enfants sur les terres subséquentes. Le seigneur lui-même se trouvait poussé, par son propre intérêt, à favoriser leur extension ; en effet, le droit prélevé sur les lods et les ventes était d’un bon rapport. Or, plus sa seigneurie était peuplée, plus étaient nombreuses les mutations, et plus ses revenus grossissaient[8]. »

On a prétendu que les seigneurs, mis en possession de grandes étendues de terres, étaient libres de les vendre, toutes ou parties, c’est-à-dire de faire ce que de nos jours on nomme une spéculation. Sir Louis-Hypolite Lafontaine a démontré clairement que, d’un côté, avant les deux arrêts de Marly, 1711, il n’existait aucun texte ou « titre » qui empêchât formellement le seigneur d’en agir ainsi, mais que, d’un autre côté, si « la défense de vendre n’était pas écrite en termes exprès dans les actes d’inféodation, on peut raisonnablement prétendre qu’elle résulte de l’ensemble de leurs stipulations, de leur esprit, de leur teneur, ainsi que de toute la législation antérieure sur l’obligation de défricher, et partant de sous-concéder. »

Voici le texte des deux arrêts de Marly : 1o « Le roi étant informé que dans les terres que Sa Majesté a bien voulu accorder et concéder en seigneurie à ses sujets en la Nouvelle-France, il y en a partie qui ne sont point entièrement habituées et d’autres où il n’y a encore aucun habitant d’établi pour les mettre en valeur, et sur lesquelles aussi ceux à qui elles ont été concédées en seigneuries n’ont pas encore commencé d’en défricher pour y établir leurs domaines ; Sa Majesté étant aussi informée qu’il y a quelques seigneurs qui refusent, sous différents prétextes, de concéder des terres aux habitants qui leur en demandent dans la vue de pouvoir les vendre, leur imposant en même temps des mêmes droits de redevance qu’aux habitans établis, ce qui est entièrement contraire aux intentions de Sa Majesté et aux clauses des titres de concessions par lesquelles il leur est permis seulement de concéder les terres à titre de redevance, ce qui cause aussi un préjudice très considérable aux nouveaux habitans qui trouvent moins de terre à occuper dans les lieux qui peuvent mieux convenir au commerce. — À quoi voulant pourvoir, Sa Majesté étant en son conseil a ordonné et ordonne que dans un an du jour de la publication du présent arrêt, pour toute prefixion et délai, les habitans de la Nouvelle-France auxquels Sa Majesté a accordé des terres en seigneuries, qui n’ont point de domaine défriché et qui n’y ont point d’habitans, seront tenus de les mettre en culture et d’y placer des habitans dessus, faute de quoi et le dit tems passé, veut Sa Majesté qu’elles soient réunies à son domaine à la diligence du procureur général du conseil supérieur de Québec, et sur les ordonnances qui en seront rendues par le gouverneur et lieutenant général de Sa Majesté et l’intendant au dit pays ; ordonne aussi Sa Majesté que tous les seigneurs au dit pays de la Nouvelle-France ayent à concéder aux habitans les terres qu’ils leur demanderont dans leurs seigneuries à titre de redevances et sans exiger d’eux aucune somme d’argent pour raison des dites concessions, sinon et à faute de ce faire permet aux dits habitans de leur demander les dites terres par sommation, et en cas de refus de se pourvoir pardevant le gouverneur et lieutenant général et l’intendant au dit pays, auxquels Sa Majesté ordonne de concéder aux dits habitans les terres par eux demandées dans les dites seigneuries, aux mêmes droits imposés sur les autres terres concédées dans les dites seigneuries, lesquels droits seront payés par les nouveaux habitans entre les mains du receveur du domaine de Sa Majesté en la ville de Québec, sans que les seigneurs en puissent prétendre aucun sur eux, de quelque nature qu’ils soient, et sera le présent arrêt enrégistré au greffe du conseil supérieur de Québec, lu et publié partout où besoin sera. Fait au conseil d’état du roi, Sa Majesté y étant, tenu à Marly, le sixième jour de juillet, mil sept cent onze. Signé : Phelypeaux. » 2o « Le roi étant informé qu’il y a des terres concédées aux habitants de la Nouvelle-France, qui ne sont habituées, ni défrichées dans lesquelles ces habitans se contentent de faire quelques abbatis de bois ; croyant par ce moyen, et les concessions qui leur en ont été faites par ceux auxquels Sa Majesté a accordé des terres en seigneuries, s’en assurer la propriété, ce qui empêche qu’elles ne soient concédées à d’autres habitans plus laborieux, qui pourroient les occuper et les mettre en valeur, ce qui est aussi très préjudiciable aux autres habitans, habitués dans ces seigneuries ; parce que ceux qui n’habitent, ni ne font point valoir leurs terres, ne travaillent point aux ouvrages publics qui sont ordonnés pour le bien du pays et des dites seigneuries, ce qui est très contraire aux intentions de Sa Majesté, qui n’a permis ces concessions que dans la vue de faire établir le pays, et à condition que les terres seront habituées et mises en valeur ; et étant nécessaire de pourvoir à un pareil abus — Sa Majesté étant en son conseil a ordonné et ordonne que dans un an du jour de la publication du présent arrêt, pour toute préfixion et délai, les habitants de la Nouvelle-France qui n’habitent point sur les terres qui leur ont été concédées, seront tenus d’y tenir feu et lieu, et de les mettre en valeur, faute de quoi et le dit tems passé, veut Sa Majesté que sur les certificats des curés et des capitaines de la côte, comme les dits habitants auront été un an sans tenir feu et lieu sur leurs terres, et ne les auront point mises en valeur, ils soient déchus de la propriété ; et icelles réunies au domaine des seigneuries sur les ordonnances qui seront rendues par le sieur Begon, intendant au dit pays de la Nouvelle-France, auquel elle mande de tenir la main à l’exécution du présent arrêt, et de le faire enrégistrer au greffe du conseil supérieur de Québec, publier et afficher partout où besoin sera, à ce que personne n’en ignore. Fait au conseil d’état du roi, Sa Majesté y étant, tenu à Marly, le sixième jour de juillet, mil sept cent onze. Signé : Phelypeaux[9]. »

Dans un jugement du 2 avril 1792, le juge en chef Smith s’exprime comme suit : « Lorsqu’il obligeait le seigneur à établir des habitants sur ses terres sous peine de déchéance de ses droits aux parties non-établies de ces mêmes terres, le législateur français ne pouvait pas refuser à ce seigneur le même remède contre ses tenanciers qui étaient en défaut, à leur tour, de défricher et cultiver. C’est là l’origine du second édit du 6 juillet 1711 : les concessions non-désertées (non-défrichées) doivent être remises au domaine du seigneur. »

« Le lien féodal, avec toutes les charges imposées par son titre primitif, devait être respecté, suivi dans tous les degrés de l’échelle. L’obligation de sous-concéder atteignait donc les vassaux de la Compagnie comme la Compagnie elle-même. S’il en eût été autrement ; si, du moment qu’une grande sous-inféodation eût été faite par la Compagnie, et par le fait seul de cette sous-inféodation, le vassal eût été en droit de réclamer l’exemption de sous-concéder, c’est-à-dire de faire défricher, déserter, cultiver les terres, les mettre en valeur, en un mot de faire habituer le pays, pour me servir du langage de ce temps-là — l’objet de la charte de 1627-28 n’eût pu être accompli… J’ai examiné les titres d’un nombre considérable de concessions en censive faites avant l’année 1711, dans le domaine de la couronne et dans celui des seigneurs particuliers, et le résultat de cet examen démontre que le taux des cens et rentes n’a jamais été uniforme ; qu’il a constamment varié, même dans une seule et même seigneurie. Dans le domaine de la couronne, ce taux a varié, durant la période dont je parle (avant 1711), depuis six deniers de cens pour une concession de deux lieues sur deux lieues, jusqu’à six deniers de cens pour chaque arpent en superficie ; et même, quand la redevance est ainsi distribuée par arpent, elle est établie sur le pied d’un, trois ou six arpents. Tel était l’état légal des choses lors de la promulgation des deux arrêts de Marly du 6 juillet 1711. Aucune loi n’avait fixé la quotité de la redevance qu’un seigneur pouvait stipuler dans un bail à cens. Si on objecte que le seigneur canadien, étant obligé de concéder, devait être tenu de le faire à un certain taux ; qu’autrement, cette obligation devenait illusoire, je réponds : C’était l’obligation de défricher les terres de sa seigneurie qui avait été imposée au seigneur, principalement ; cette obligation entraînait, il est vrai, comme conséquence, celle de sous-concéder, puisque c’était le seul moyen d’opérer le défrichement. Mais cela n’allait pas jusqu’à le priver du droit qu’il avait de faire un bail à cens aussi avantageux que possible. S’il trouvait des colons disposés à accepter (c’est-à-dire consentant à payer au seigneur) telle ou telle quotité de redevance et à défricher les terres qu’il leur concédait ainsi, il avait accompli son obligation de défrichement. Il pouvait, avant 1711, refuser de concéder ; la loi n’avait pas encore donné aux colons un droit d’action contre lui pour l’y contraindre ; mais si, par suite de ce refus, son fief restait en friche, non mis en valeur, la « déchéance » de son droit de propriété et la « réunion » du domaine à la couronne étaient là pour lui faire subir la peine de son injuste refus. Si le seigneur avait concédé sans stipuler la quotité de la redevance, ou s’il ne pouvait pas représenter un titre qui établît cette quotité, ni justifier d’une possession suffisante, alors cette quotité devait être réglée, comme cela se pratiquait en France, sur le pied de la censive la « plus ordinaire » ou « accoutumée », soit des héritages voisins dans la même enclave, soit des héritages des seigneuries voisines[10]. »

« Le seigneur n’était donc, à vrai dire, au Canada, que l’entrepreneur du peuplement d’un territoire donné, et le bénéfice qui lui était attribué était loin d’être excessif. Il fallait, pour tirer parti de sa seigneurie, qu’il y attirât des colons, et il était lié à sa colonie, non par l’intérêt transitoire d’un homme une fois payé, comme le spéculateur, mais par celui d’une rente et de droits perpétuels. Il avait donc des motifs puissants pour bien choisir son personnel et soutenir ses colons dans leurs établissements, par son bon vouloir sous toutes les formes, conseils, direction et même secours matériels. Enfin, entouré de la population inquiète et hostile des Indiens, il formait un point d’appui armé, propre à abriter, défendre et à concentrer les colons dans les moments critiques. Le paysan arrivé d’Europe, l’habitant du pays lui-même, aimaient à savoir qu’ils avaient là, près d’eux, sous la main, un homme plus puissant qu’eux et lié d’une manière évidente à leurs intérêts, auquel ils pouvaient s’adresser en toute circonstance pour surmonter les difficultés et les nouveautés inconnues de leur établissement. Ces seigneurs, qui, pour la plupart, menaient sur leurs terres une vie peu différente de celle de leurs colons, étaient pour eux facilement accessibles, et, grâce au caractère français, il se forma promptement entre eux tous des relations fort semblables à celles d’une grande famille patriarcale, qui est le mode primitif et le plus parfait de la colonisation. Un peuple, en effet, ne commence pas comme il finit, et si l’on veut, dans une création coloniale, non pas seulement développer un pâle appendice d’une société vieillie, mais bien faire une souche neuve sur un vieux tronc, il faut faire recommencer cette société par le principe et lui laisser une certaine naïveté et simplicité de mœurs où elle puisse créer ses habitudes, ses traditions nouvelles, pour en faire surgir une existence originale et indépendante. Il lui restera toujours trop des habitudes et du milieu qu’elle a quittés[11]. »

« L’habitant, de son côté, prenait la terre sans aucun déboursé, puisque le prix n’en était qu’une rente modique dont l’annuité ne commençait, d’ordinaire, que quelques années après la concession. Il trouvait aussitôt sur les lieux tous les matériaux et même l’assistance dont il pouvait avoir besoin. Sur son abattis, il cultivait à travers les troncs d’arbres, et souvent, dans la seconde année de son installation, sa récolte, dont il avait fait tous les frais, suffisait au gros courant de la consommation de sa famille. Il y ajoutait du gibier, du poisson, l’élève des cochons, le laitage des vaches, et, pour peu qu’il eût apporté quelques économies, il surmontait assez aisément les premières années de son établissement en un pays salubre et favorable au développement de la force musculaire. Avec des récoltes plus abondantes, il prenait bientôt lui-même un engagé ; ses enfants grandissaient, ses cultures s’étendaient, ses bestiaux se multipliaient, et, quand venait l’âge, il installait sa nombreuse famille dans de nouvelles terres, en lui fournissant l’aide et les avances qu’il n’avait dû chercher lui-même autrefois que dans ses propres efforts… Quelquefois les seigneurs trouvaient sur les lieux des colons ou même des artisans venus de France qui leur prenaient des terres et s’y établissaient ; mais dans les premiers temps, il fallut le plus souvent aller chercher en France des émigrants pour commencer la mise en valeur de ces seigneuries ; les corporations religieuses se distinguèrent dans cette opération par le zèle qu’elles y apportèrent et le soin avec lequel elles choisirent les familles de cultivateurs qu’elles amenèrent au Canada[12]. »

« Le seigneur possédait autrefois le droit de haute, moyenne et basse justice, c’est-à-dire le droit d’avoir des juges et des tribunaux. Lorsque la seigneurie des Islets fut érigée en baronnie, sous le nom d’Orsenville, en 1675, Talon reçut, entre autres droits, celui « d’établir prisons, fourches patibulaires à quatre piliers, aussi un pilier à carcans, où ses armoiries seraient empreintes, » mais ce droit de justice a été rarement exercé en aucun temps, et la conquête l’a abrogé ou fait tomber entièrement en désuétude. Au reste, le roi avait défendu, en 1714, d’accorder des seigneuries en justice, parce que cela nuisait au progrès de la colonie[13]. »

Le gouverneur Carleton écrivait au secrétaire d’État, à la date du 12 avril 1768 : « Quelques-uns des privilèges que renferment ces titres de concession semblent, au premier abord, accorder au seigneurs des pouvoirs dangereux ; mais en les considérant plus attentivement, on s’aperçoit qu’ils sont à peu près idéals. Les expressions « haute, moyenne et basse justice, » annoncent beaucoup, et cependant, même sous le gouvernement français, elles étaient accompagnées de tels correctifs qu’elles ne signifiaient à peu près rien à l’avantage du propriétaire ; car, sans compter que ceux-ci ne pouvaient nommer de juge sans l’approbation du gouvernement, il y avait appel de toutes les cours privées aux cours de juridiction royale dans toute matière en litige excédant un écu. Il ne pouvait, conséquemment, en résulter d’abus, et, comme l’entretien de leurs propres juges devint trop onéreux aux seigneurs canadiens, comparativement aux revenus modiques de ceux-ci, ils négligèrent si généralement de profiter de leur prérogative, qu’au temps de la conquête on comptait parmi eux à peine trois cas de ce genre. » Graduellement, de 1679 à 1760, les justices seigneuriales avaient diminué, par suite de l’abandon qu’en faisaient les seigneurs, jusqu’à être réduites au nombre de trois. Elles disparurent totalement avec le nouveau régime.

« Dès qu’un seigneur, accompagné de quelques colons, avait pris possession d’un nouveau territoire, le missionnaire arrivait sur leurs traces pour les encourager et les fortifier, en leur offrant les consolations et les secours de la religion. Tandis que les pères jésuites se dispersaient au loin dans les bois pour évangéliser les tribus sauvages, les prêtres des Missions étrangères exerçaient leur zèle parmi les colons. Tout le système de colonisation de la Nouvelle-France reposait sur deux hommes, le prêtre et le seigneur, qui marchaient côte à côte et se prêtaient généralement un mutuel soutien. Le censitaire, qui était en même temps le paroissien, avait deux points de ralliement : l’église et le manoir, dont les intérêts étaient ordinairement identiques — aussi voit-on que les limites de la seigneurie devenaient presque toujours celles de la paroisse… Chaque automne, vers l’époque de la Saint-Martin, 11 novembre, le seigneur faisait faire la criée à la porte de l’église pour avertir les censitaires de venir payer leurs cens et rentes. On attendait ordinairement pour cela les premiers beaux chemins d’hiver. Le manoir devenait alors un centre d’activité, comme l’est encore aujourd’hui le presbytère du curé, au temps de la rentrée des dîmes. Les habitants arrivaient, soit en carrioles, soit en traînes, emportant avec eux un ou deux chapons, quelques minots de grains ou d’autres effets… Les anciennes redevances ne s’élevaient qu’à deux livres par arpent de front sur quarante-deux de profondeur, et à un sou de cens pour la même étendue, de sorte que une propriété ordinaire de quatre arpents sur quarante-deux n’était grevée que de huit francs, plus quatre sous de cens par année[14]. »

« Le seigneur, outre le produit de son domaine particulier, parvenait à se constituer, par ses concessions de terre, un petit revenu. À raison de un à deux sols de l’arpent, il n’était point considérable, sans doute ; chaque concession qu’il faisait pouvait rapporter de cinq à dix livres ; mais il y avait des seigneuries fort étendues ; beaucoup contenaient cinquante à quatre-vingts concessionnaires, et cinq ou six cents livres de revenu bien net était à cette époque et dans ce pays une petite fortune. Il s’y joignait d’ailleurs une foule de redevances en nature : un peu de grain, des volailles, etc., que chaque habitant devait annuellement au seigneur ; enfin le revenu du moulin, dont celui-ci affermait le privilège. Ce ne fut que plus tard que le produit des lods et ventes acquit une certaine importance et donna des recettes qui peut-être, aujourd’hui, sont les plus considérables des droits seigneuriaux[15]. »

« Généralement, écrivait le père de Charlevoix (1721), les anciens habitants sont plus riches que les seigneurs, et en voici la raison : Le Canada n’était qu’une grande forêt quand les Français ont commencé de s’y établir. Ceux à qui l’on a donné des seigneuries n’étaient pas gens à les mettre par eux-mêmes en valeur. C’étaient des officiers, des gentilshommes, des communautés, qui n’avaient pas de fonds assez considérables pour y loger le nombre d’ouvriers nécessaires pour cela. Il a donc fallu qu’ils établissent des habitants qui, avant que de pouvoir recueillir de quoi subsister, ont été obligés de travailler beaucoup et de faire même toutes les avances. Ainsi, ils n’ont pu s’engager envers les seigneurs qu’à une redevance fort modique : de sorte qu’avec les lods et ventes, qui sont ici bien peu de chose, le droit de moulin et la métairie, une seigneurie de deux lieues de front et d’une profondeur illimitée n’est pas d’un grand revenu dans un pays si peu peuplé et où il y a si peu de commerce au dedans[16]. »

En France, on appelle « paysan » celui qui cultive le sol, le pays, qui y est en quelque sorte attaché ; c’est un reste de la servitude du moyen-âge. Notre mot « habitant » est beaucoup plus relevé, et nos gens s’en sont toujours montrés fiers avec raison. Bougainville (1757) écrit : « Les simples habitants du Canada seraient scandalisés d’être appelés paysans. En effet, ils sont d’une meilleure étoffe et ont plus d’esprit, plus d’éducation que ceux de France. Ils ne payent aucun impôt et vivent dans une espèce d’indépendance. »

« Le régime féodal transporté dans la nouvelle colonie perdait, en traversant les mers, tous les mauvais caractères qui le distinguaient en France. Il perdait son esprit de domination et d’oppression. Il n’était plus lourd et cruel, mais doux et facile, protecteur, et surtout très propre à l’exploitation et au défrichement des terres. Le pouvoir souverain avait posé des bornes et circonscrit le pouvoir des seigneurs dans des limites qu’ils ne connaissaient pas en Europe. Ainsi, les lois prohibaient la concession des terres à un taux plus élevé que celui marqué par les édits et ordonnances, et les concessions de terres ne pouvaient être refusées à ceux qui les requéraient, de sorte qu’à vrai dire les seigneurs pouvaient plutôt être considérés comme des administrateurs des biens de la couronne que des maîtres de leurs domaines et seigneuries. Ce qui rendait l’exercice de leurs droits et prérogatives encore moins lourd, ce sont les circonstances des temps, des lieux, des dangers et des guerres ; et à peine l’agriculture du pays fut-elle un peu avancée, que la Nouvelle-France passant sous la domination anglaise, il est bien naturel de penser que, par cet événement, les liens d’intérêt légitime et de sympathie nationale qui existaient entre le seigneur et ses censitaires dûrent être resserrés ; aussi, l’histoire nous dit quelle influence les anciens seigneurs avaient sur les habitants de la colonie ; combien ils étaient aimés de ces derniers ; il fallait bien être unis pour conserver la nouvelle patrie, son esprit et son cœur, alors que le génie tutélaire de la vieille France ne planait plus sur les enfants de la nouvelle[17]. »

« Ces pauvres seigneurs canadiens, dont la plupart vivaient familièrement avec leurs vassaux, et dont les fiefs n’avaient réellement de valeur et d’utilité qu’autant qu’on y résidait de sa personne en s’en occupant activement, n’ont jamais présenté aucun des abus de la féodalité, dont ils n’avaient que le nom et la forme. Les historiens américains, avec une suffisance caractéristique qui couvre mal une instruction superficielle, ont même prétendu que c’était ainsi que les rois de France distribuaient comme faveur à leurs courtisans d’immenses domaines en Amérique. Nous avons vu quels étaient ces courtisans magnifiques ; nous voyons ce que valaient ces prétendues faveurs ; non pas que les rois de France et les gens de la cour n’eussent parfaitement rempli ce programme s’il en eût valu la peine ; mais, malheureusement, ils ne songèrent guère au Canada désert et pauvre, et les cadets de famille, réformés en ce pays avec les institutions seigneuriales, ne rêvèrent jamais, sans doute, de prendre pied à Versailles… Les Américains ont attribué en partie au régime seigneurial l’infériorité de la colonie française : en cela ils ont suivi plutôt un vague instinct d’antipathie ou de déclamation, qu’une raison juste et éclairée par une suffisante connaissance du sujet. Nous observerons seulement ici que cette institution fut, au contraire, le seul mode par lequel l’activité individuelle put suppléer à l’inaction royale, et on lui a dû une grande part du peu de bien qui s’est fait en ce pays ; si on avait fondé en même temps un vigoureux système municipal, si on avait établi la liberté commerciale, répandu quelque instruction, inculqué aux colons la salutaire habitude qu’ont les Américains, partout où ils s’établissent, de se réunir, se concerter et aviser, dès l’abord, à leurs intérêts communs, il est probable que, malgré le peu de concours de la mère-patrie, la différence eût été bien moins forte entre les deux colonies[18]. »

Sir Louis-H. Lafontaine, le savant juge qui a si judicieusement porté la lumière dans tous les recoins de la tenure des terres au Canada, exprime la même idée que nos historiens : « L’institution féodale introduite en Canada par les rois de France, telle que modifiée ensuite par des lois spéciales pour l’adapter à l’établissement d’un pays nouvellement acquis à la couronne de ces rois — pays couvert de forêts gigantesques, habité uniquement par des hordes sauvages — a été regardée par les hommes impartiaux comme éminemment calculée, dans l’origine, pour assurer le succès de cet établissement. En effet, dans les circonstances où la colonie de la Nouvelle-France a été fondée, on ne pouvait s’attendre que la masse des premiers colons qui, tôt ou tard, devaient devenir propriétaires du sol, pût apporter avec elle d’autres moyens que son énergie et son amour du travail, pour concourir à jeter les fondements d’une nouvelle patrie dans le Nouveau-Monde. »

Lorsqu’il s’est agi d’organiser la colonisation des cantons de l’Est, vers 1830, les défricheurs anglais et écossais, déjà établis sur les lieux, demandèrent l’adoption du système seigneurial canadien, disant que celui-ci répondait mieux que tout autre aux besoins de leur situation. Naturellement, l’Angleterre refusa — à cause du moyen-âge ! — et trente ans plus tard, les Canadiens-français formaient la majorité des habitants de cette partie du pays. Que penser d’un mode d’administration qui favorise encore aujourd’hui de semblables conquêtes ?

Le nord du Saint-Laurent nous appartient, mais il est en forêt. Ce qui fait défaut au colon, ce sont les voies de communication, le moulin à farine. Ayons recours à la tenure seigneuriale, et nous renouvellerons les miracles des défricheurs d’autrefois.

N’est-ce pas à bon droit que les Canadiens-français protestent contre les insinuations des écrivains étrangers qui sèment à travers leurs articles et leurs livres les mots : servage, droit du seigneur, autorité absolue, rentes seigneuriales, moyen-âge, système usé, dans le dessein de ravaler un pays et des hommes qu’ils n’ont point étudiés ? Le moyen-âge ne fut pas une époque toute d’ignorance et d’abus ; loin de là : à côté des choses qu’on lui reproche, il a possédé de nobles institutions ; mais les écrivains dont nous parlons n’emploient le terme « moyen-âge » qu’en mauvaise part, sachant bien qu’il rappelle à l’imagination de leurs lecteurs une époque où les paysans étaient attachés à la terre et se vendaient avec elle ; où ils ne pouvaient se marier ni changer de profession sans la permission du seigneur ; où les impôts ne pesaient que sur eux ; où l’esclavage, enfin, était la condition ordinaire du peuple des campagnes. Et poussant plus loin ce procédé de fausse représentation, ils vont jusqu’à mentionner avec adresse les dentelles, les beaux habits, les grandes manières de nos seigneurs. Versailles, la cour de France, les traditions de la noblesse, cités à propos, viennent confirmer le lecteur dans les préjugés qu’on lui inculque. Si nous disions à présent que nos seigneurs n’avaient rien ou presque rien de commun avec la noblesse de race ; qu’ils n’allaient jamais exhiber leurs dentelles à Versailles ni ailleurs, et que, en fait de grandes manières, ils avaient celles des hommes de cœur et non pas celles des gens de cour, nous surprendrions bien des personnes aux États-Unis, en Angleterre et en France, tant il est vrai que ces deux mots, seigneur et féodalité, compris d’une certaine manière, prêtent au dénigrement, en Europe et en Amérique.

Des seigneurs dont les femmes et les filles labouraient la terre ; des seigneurs qui, à leur mort, laissaient des familles aux prises avec la pauvreté ; des seigneurs dont la vie entière était consacrée aux plus rudes travaux — et on a eu l’aplomb de les comparer aux courtisans de Versailles ! Nous voyons en eux, au contraire, des fondateurs, des travailleurs, des patriotes. Tout le dix-septième siècle est employé utilement par ces hommes dévoués ; ils éclaircirent la forêt, ils créent des établissements stables, ils exécutent, en un mot, ce que le roi ne veut pas faire, et ce que les compagnies privilégiées eussent dû accomplir, comme elles y étaient obligées par leurs chartes.

Des seigneurs, oui ! ils se comportèrent en seigneurs lorsque la politique française nous eut mis en guerre contre les Anglais ! À peine commencions-nous à respirer, après les durs labeurs des premiers défrichements, qu’il nous fallut prendre les armes. Les seigneurs et les habitants étaient alors sur le point de jouir de leurs travaux de colonisation ; fils ou petits-fils des pionniers du Canada, ils allaient, eux, la deuxième ou la troisième génération, ressentir un peu de bien-être — mais non ! l’heure de nouveaux sacrifices venait de sonner : on servit la cause du roi — et quand les luttes furent terminées, lorsque l’étendard fleurdelisé repassa la mer, le seigneur et l’habitant étaient ruinés, écrasés, abandonnés ! Voilà leur histoire à ces hommes de courage qui n’ont connu ni les splendeurs des palais, ni les enivrements du pouvoir, ni la richesse, ni les récompenses de leur dévouement.


  1. Vie privée des Français.
  2. Édits et Ordonnances, iii, 9.
  3. Garneau : Histoire du Canada, i, 171.
  4. L’abbé Casgrain : Revue Canadienne, 1875, p. 257.
  5. Rameau : La France aux colonies, II, 14.
  6. Garneau : Histoire du Canada, I, 173.
  7. Garneau : Histoire du Canada, I, 172.
  8. Rameau : Revue Canadienne, 1873 ; La France aux colonies, II, 15.
  9. Édits et Ordonnances, I, 324-6
  10. Sir Louis-H. Lafontaine : Tenure seigneuriale, vol. A, pp. 27, 162.
  11. Rameau : La France aux colonies, II, 111.
  12. Idem, pp. 15, 109.
  13. Garneau : Histoire du Canada, I, 173-4.
  14. L’abbé Casgrain : Une paroisse canadienne, pp. 40, 174.
  15. Rameau : La France aux colonies, II, 108.
  16. Journal historique, I, 160.
  17. L.-O. Letourneux : Répertoire National, III, 283.
  18. Rameau : La France aux colonies, II, 65, 110.