Histoire des Canadiens-français, Tome V/Chapitre 1

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CHAPITRE I

1500 — 1680


Découvertes et Découvreurs.

U
n gentilhomme portugais nommé Gaspard de Cortéréal, entra le premier, dit-on, dans le Saint-Laurent (1500) et toucha la côte du nord aux environs des Sept-Îles. Huit ans après, Thomas Aubert, navigateur de Dieppe, suivit la côte sud et se rendit au Bic ou à peu près. Jacques Cartier (1535) remonta jusqu’à Montréal et chercha à se renseigner sur le pays qu’arrose la rivière Ottawa. Champlain (1603) se fit donner par les sauvages une description des lacs Ontario, Érié et Huron. En 1609 Étienne Brulé parcourut l’Ottawa. L’année suivante ce fut le tour de Nicolas du Vignau. Trois ans plus tard, Champlain visita l’île des Allumettes ; en 1615 il se rendit (avec le père Le Caron) au lac Huron et à l’Ontario qu’il traversa ; Brûlé, qui l’accompagnait, parcourut (1615-18) les bords des lacs Érié et Huron. De 1620 à 1623, Jean Nicolet vécut à l’île des Allumettes ; ensuite, durant huit ou neuf années, chez les peuples du lac Nipissing. En 1621, les Français commencèrent à tenir des postes fixes dans le Haut-Canada. Les récollets s’y rendirent en 1623. Le frère Sagard, qui était au lac Nipissing en 1625, dit que les sauvages de ce lieu allaient chaque année en traite vers une nation distante de cinq ou six semaines de marche du Nipissing ; cette nation passait pour avoir commerce avec une autre encore plus éloignée, qui venait par mer sur de grandes embarcations de bois. La même année, Champlain (Œuvres, 1049, 1074) cite la commission du duc de Ventadour dans laquelle il est parlé du projet d’aller à la Chine en traversant le Canada. Le père Charles Lalemant (Relations, 1626 p. 3.) mentionne que plusieurs commerçants français demeurent au pays des grand lacs[1].

Champlain revenant de France, en 1633, pour reprendre la direction de la colonie, rencontra l’interprète Jean Nicolet qu’il avait envoyé dans le haut Canada étudier les coutumes des Algonquins et des autres sauvages de ces régions. Le récit de ses aventures et l’exposé des connaissances qu’il avait acquises plurent beaucoup au fondateur de Québec qui avait toujours manifesté un fort penchant pour les découvertes. Nicolet reçut ordre de partir et de pénétrer jusqu’à la nation dites des Gens-de-Mer, que les rapports des sauvages amis des Français plaçaient dans la direction du sud-ouest, sur les rives d’un vaste lac, ou d’un fleuve, regardé comme assez voisin de l’océan Pacifique. Personne n’avait encore sondé les profondeurs du sud et de l’ouest. Les Européens s’imaginaient que le continent d’Amérique mesurait tout au plus cinq cent lieues de largeur.

Nicolet, qui avait vécu chez les peuples du lac Huron (côté oriental) s’était évidemment renseigné sur les tribus dont le pays était situé plus loin ; il comptait se rendre parmi elles et y faire connaître le nom français, en d’autres termes conclure des alliances à l’avantage de la foi chrétienne, du commerce et de la civilisation en général. Remontant l’Ottawa, passant au lac Nipissing, il côtoya le lac Huron et fut le premier Français qui vit le lac Michigan (1634) sur lequel il vogua jusqu’à la baie des Puants (Baie Verte ou Green Bay aujourd’hui). Du fond de cette dernière nappe d’eau il se dirigea dans les terres par la rivière aux Renards, puis franchissant un portage, il atteignit la rivière Wisconsin qu’il ne suivit peut-être pas mais dont il semble avoir compris tout le cours si l’on en juge par la relation qu’il en a faite au père Le Jeune[2]. À trois journées du Mississipi il rebroussa chemin, convaincu qu’il avait trouvé la route du fleuve, ou des lacs regardés comme l’entrée du Pacifique.

Partout sur son passage, l’envoyé de Champlain convoqua des assemblées ; parla de la France et « conclut la paix », c’est-à-dire qu’il échangea des promesses d’amitié avec les peuples nouveaux. On le fêta comme un homme merveilleux. Il recueillit nombre de renseignements utiles sur ces contrées, mais se trompa néanmoins touchant le grand fleuve dont il avait en quelque sorte vu les eaux, car celui-ci débouche dans le golfe du Mexique et non dans la mer de l’Ouest. Cette erreur n’enlève point à Nicolet le mérite d’avoir parcouru le premier une grande partie des lacs Huron et Michigan et de s’être avancé si près du Mississipi que l’honneur de la découverte de ce fleuve peut lui être attribué.

Si Champlain, qui mourut l’année du retour de Nicolet à Québec, eût vécu assez longtemps pour consolider son œuvre, il est probable que l’attention des Français se fût promptement dirigée de ce côté, mais M. de Montmagny, son successeur, abandonna l’idée de ces lointaines expéditions pour concentrer ses ressources autour de Québec.

Toutefois, la mission de Nicolet produisit un rapprochement entre les nations du sud-ouest et celles du Haut-Canada ; comme les pères jésuites avaient repris (1634) leurs prédications dans le voisinage de la baie Georgienne, des rapports, transmis d’une peuplade à l’autre, entretenaient la connaissance des Français jusqu’aux plaines du Mississipi. On en voit la preuve dans maints endroits des Relations des Jésuites, surtout une vingtaine d’années après le voyage de Nicolet, où des Sauvages d’au delà les lacs racontèrent, durant leur visite aux Trois-Rivières, les festins qu’ils avaient jadis donnés à cet interprète, récit conforme à celui que le père Le Jeune avait tracé sous la dictée de Nicolet plusieurs années auparavant.

La première mention du lac Érié remonte à 1603, mais on le connaissait à peine en 1640. L’année suivante eut lieu dans une autre direction une découverte importante, qui dut induire les Français à tourner leurs regards vers l’ouest, à la recherche du passage tant convoité qui mène à la Chine — nous voulons parler du lac Supérieur que les pères Raymbault et Jogues aperçurent en remontant le saut Sainte-Marie, au mois de septembre 1641. Ces missionnaires étaient partis de la résidence de Sainte-Marie des Hurons, dans la baie de Penetanguishine (au fond de la baie Georgienne) — le poste le plus avancé des Français — et, sur les rapports des Sauvages, ils s’étaient mis à la recherche des « grandes eaux » ou Gitchigomee qu’ils croyaient être peu éloignées de la mer. Après dix-sept jours de navigation dans leurs canots d’écorce, la barrière naturelle du Saut s’était dressée devant eux. Deux mille Sauvages cabanés en cet endroit leur fournirent des renseignements sur le nouveau lac, les nations qui le fréquentaient, la contrée située à l’ouest et particulièrement au sud-ouest, pays des Nadaouessioux (Sioux) à dix-huit journées du Saut.

Jamais avant ce jour les blancs n’avaient mis les pieds sur les rivages de cette méditerranée. Les opérations de traite des Français ne s’étendaient pas encore si loin. Du pays des Hurons (péninsule comprise entre la baie Georgienne et le lac Simcoe) les échanges avec Québec avaient lieu au moyen de caravanes qui remontaient la rivière des Français, et passaient par le lac Nipissing, la rivière Mataouane et l’Ottawa jusqu’au Saint-Laurent.

En 1645, une paix générale fut consentie aux Trois-Rivières entre toutes les nations et annoncée dans l’ouest jusque chez les peuplades du lac Michigan, visitées autrefois par Nicolet. Les Gens de Mer, autrement dit Puants, étaient ainsi appelés du mot 8inipeg8ich qui signifie la nation de l’eau sale ou puante, et dont on a fait Winipeg, nom qu’il ne faut pas confondre avec celui du lac dans lequel se décharge la rivière Rouge, province de Manitoba aujourd’hui. La baie Verte du lac Michigan était le lieu de la résidence la plus habituelle des Puants.

Parmi les Français employés des Jésuites, qui se rendirent au lac Supérieur, l’automne de 1645, nous voyons Gilles Bacon[3] et Médard Chouart des Groseillers[4]. Ce dernier devait jouer un grand rôle dans les découvertes, à l’ouest, au nord-ouest et à la baie d’Hudson. Après ce voyage (1645-46) Chouart et son camarade retournèrent à Québec apportant des échantillons de mines d’or et de cuivre dont on ne crut pas devoir s’occuper en ce moment. Tous deux[5] repartirent (l’automne 1646) pour le pays des Hurons, ainsi que Pierrot Cochon, Daniel Carteron[6], Jean Le Mercier, Eustache Lambert[7] et un nommé Racine, lesquels avaient déjà fait ce voyage. Les communications qui s’ouvraient avec les peuples lointains occupaient beaucoup les missionnaires. Ceux-ci se proposaient de traverser la mer (le lac) de leur pays, dans l’espoir d’évangéliser les idolâtres ; et les commerçants, tout aussi entreprenants, mais dans un but moins relevé, cherchaient de ce côté le chemin de la Chine. La mère de l’Incarnation écrivait (7 octobre 1646) : « On a découvert de nouvelles terres et de nouveaux peuples, où l’on va porter la lumière de l’Évangile. Ces nouvelles découvertes donnent de grandes espérances pour le progrès du christianisme. Il y a de nos pères (jésuites) qui se sont hazardés d’y passer seuls, quoiqu’aucun Français n’y ait encore été ».

Nous avons déjà dit[8], que cette année, il y avait quinze pères jésuites chez les Hurons. En 1648 on envoya soixante Français ou habitants dans ces postes où il y en avait déjà une quarantaine, dont dix-huit appartenaient à la compagnie de Jésus. La maison de Sainte-Marie était le poste central de dix missions. En ce moment, la guerre à outrance que les Iroquois avaient recommencée contre les tribus huronnes entrait dans sa période la plus tragique et devait bientôt amener l’anéantissement des villages autrefois visités par Champlain. Dès 1649, cette colonie était plus qu’à moitié détruite, malgré le secours d’une trentaine de Français, habitués au maniement des armes, qui venaient d’y être envoyés de Québec. La résidence de Sainte-Marie résista jusqu’en 1650, année de la dispersion des Hurons, mais enfin les jésuites furent contraints d’abandonner le champ de leurs travaux, où quelque-uns d’entre eux venaient d’être massacrés cruellement en compagnie d’un certain nombre de Français. Les tribus huronnes se réfugièrent à Michillimakinac, dans l’île de Manitouline et à l’entrée du lac Supérieur ; ils formèrent un établissement considérable à Chagouamigon au fond du lac Supérieur. Les Français, en petit nombre d’abord, franchirent ce dernier lac pour rejoindre leurs amis les Hurons, mais il semble que leurs vues se portèrent davantage sur le Michigan où les attiraient des peuples encore indépendants des Iroquois, une traite facile et les bienfaits d’un climat tempéré. Les Sioux, toutefois, qui habitaient vers le haut du Mississipi, commençaient à éveiller l’attention des blancs.

La série des grands voyages au nord-ouest date de cette époque. Elle ne fut pour ainsi dire, jamais interrompue depuis.

Au printemps de 1653 des Outaouais étaient venus à Montréal sur trois canots donner des nouvelles des Hurons réfugiés chez eux ; ils annonçaient que des sauvages de quatre nations du lac Michigan descendraient à la traite l’année suivante.

Le père Le Mercier écrivait en 1653 à la suite de cette visite : « On nous a dit que dans des îles du lac des Gens-de-Mer que quelques-uns appellent mal à propos les Puants, il y a quantité de peuples dont la langue a grand rapport avec l’algonquine[9] ». La mère de l’Incarnation disait en 1654 : « Des Sauvages fort éloignés disent qu’il y a au-dessus de leur pays une rivière fort précieuse[10] qui aboutit à une grande mer que l’on tient être celle la Chine ». Les Français, entendant raconter par les Sauvages de l’ouest qu’il existait dans cette direction un grand lac dont les eaux étaient puantes (en raison du sel qu’elles renferment) crurent facilement que c’était la mer Pacifique ; aussi donnèrent-ils aux peuples qu’on leur signalait dans ces contrées mais qu’ils n’avaient jamais vus, le nom de Gens-de-Mer qu’on trouve souvent répété dans les récits du temps. En 1656, le père Dequen fait cette remarque : « On nous a mentionné quantité de nations aux environs de la mer du Nord, que quelques-uns ont appelé les Puants, à cause qu’ils ont autrefois habité sur les rives de la mer, qu’ils nomment Ouinipeg, c’est à dire eau puante. Un Français[11] m’a dit autrefois qu’il avait vu trois mille hommes dans une assemblée qui se fit pour traiter de la paix au pays des Gens-de-Mer ». Ces citations montrent que dès 1653 les Français connaissaient que le continent se prolongeait à l’ouest neuf journées de chemin au delà du lac des Gens-de-Mer. Peut-être Nicolet avait-il approché des nations de langue algonquine qui, au dire de la Relation de 1653, habitaient les bords de ce lac ; en tous cas il avait voyagé dans les terres qui sont au delà du lac Michigan et qu’il crut être voisines du Pacifique.

L’été de 1654, une flottille de traite conduite par des Outaouais, venant de quatre cents lieues à l’ouest, descendit par la rivière qui depuis porta leur nom : l’Outaouais. Deux voyageurs français les accompagnèrent au retour et ne revinrent qu’en 1656. Il faut ici, croyons-nous, nommer Chouart et Radisson.

Pierre-Esprit de Radisson était fils de Pierre-Esprit de Radisson, de Paris, et de Madeleine Henault. Cette dernière, devenue veuve, s’était mariée à Sébastien Hayet[12], de là le nom de Hayet-Radisson donné parfois à ses filles du second lit : Marguerite, Françoise et Elizabeth. Toutes trois se marièrent : Marguerite, en 1646, avec Jean Véron de Grandmesnil, habitant des Trois-Rivières ; Françoise (elle était aux Trois-Rivières en 1650) avec Claude Volant, sieur de Saint-Claude ; Elizabeth (1657) avec Claude Jutras dit Lavallée[13]. Il est probable que Pierre-Esprit, leur frère, vint en Canada avec elles avant 1647. Sa carrière, très accidentée, appartient à l’Histoire.

Médard Chouart, sieur des Groseillers, né vers 1625, était fils de Médard Chouart, laboureur, et de Marie Poirier, de Charly, paroisse de Saint-Cyr, près la Ferté-sous-Jouarre, en Brie. Il servit d’abord à Tours dans la famille Savonnière de la Troche, dont une fille (la sœur Saint-Bernard) passa en Canada avec la mère de l’Incarnation (1639). Deux années après Chouart était à Québec. La mère de l’Incarnation fit « grande connaissance avec lui », selon qu’elle s’exprime ; elle le trouva homme d’esprit et sachant se faire valoir. Noël Jérémie[14] dit Lamontagne, qui a bien connu notre aventurier, assure qu’il était « haut et entreprenant ». Chouart entra au service des pères jésuites qui l’envoyèrent dans la région du lac Supérieur. Sa première campagne connue de ce côté est de 1645. Son instinct de découvreur dut s’éveiller immédiatement dans ces courses. La route du lac Supérieur à la baie d’Hudson, qu’il paraît avoir devinée le premier, devait le conduire à des entreprises qui lui ont valu un nom dans l’Histoire. De retour sur le Saint-Laurent, il épousa[15] (3 septembre 1647) Hélène, fille du pilote Abraham Martin, et veuve de Claude Étienne. En 1649, il fit un voyage en France. Son fils, Médard, dont il sera parlé, naquit en 1651, à Québec, et perdit sa mère bientôt après. Nous avons mentionné le voyage de Chouart en Acadie[16] (1653). Le 24 août de cette année, il épousa en seconde noces, à Québec, Marguerite Hayet-Radisson, veuve de Jean Véron de Grandmesnil. Le 24 février 1654, il est cité comme sergent-major de la garnison des Trois-Rivières, où sa femme se retrouve le 25 juillet 1654 (naissance de son fils Jean-Baptiste) et le 29 mars 1655.

Il n’entrait pas dans les habitudes de Chouart de rester à la maison, même avec le grade de sergent-major et la perspective de faire de temps en temps le coup de feu contre les Iroquois. Les nouvelles apportées par les sauvages de l’ouest avaient sur l’imagination de cet homme un bien plus grand attrait. Nous concluons de ce qui précède et de ce qui va suivre que Chouart et Radisson furent les deux voyageurs qui s’embarquèrent le 6 août 1654, avec les Outaouais pour aller à la recherche de cette « précieuse rivière » dont on parlait avec curiosité.

Après Champlain l’exploration des grands lacs et les premières recherches dans le dessein de trouver la route de la Chine et du Japon sont dûs, indubitablement, à l’initiative et au zèle des pères jésuites. Sans eux, les Français dispersés, dès cette époque, dans le sud-ouest, n’y eussent poursuivi que les bénéfices du commerce des fourrures ou se fussent contentés encore plus aisément de la vie nomade, aventureuse, attrayante sous plus d’un rapport, et exempte de soucis, qu’offraient la chasse et la fréquentation des Sauvages. Entre 1635 et 1654, rien ne nous indique au juste les progrès accomplis par les missionnaires et les coureurs de bois, dans le sens des découvertes au delà des grands lacs, mais les récits du temps nous font voir que les abords de ces nappes d’eau étaient connus et visités généralement. L’imagination est frappée du spectacle de ces Français assez hardis pour pénétrer et vivre dans l’intérieur du continent, jusqu’à trois ou quatre cents lieues de Québec, à une époque où les colons de la Nouvelle-Angleterre perdaient à peine de vue la cheminée de la première maison élevée par eux sur les côtes de l’Atlantique. Les Français obéissant à l’impulsion naturelle de leur race, avaient déjà entrepris de sonder les mystères de ces contrées étranges et tout nous porte à croire que s’ils n’atteignirent pas le Pacifique un siècle avant La Vérendrye ce fut la faute d’un gouvernement qui les laissa se consumer en efforts extraordinaires mais souvent stériles.

La tradition de la compagnie de la baie d’Hudson, qui paraît avoir été en partie créée par Noël Jérémie dit Lamontagne, veut que Chouart ait pénétré (on ne précise pas la date) jusqu’à Manitoba et qu’il se soit ensuite rendu à la baie d’Hudson. Ceci ne nous paraît guère probable ; Chouart a plutôt recueilli des renseignements sur ces territoires touchant la traite qu’on y pouvait faire et les peuples qui les fréquentaient, et selon toute probabilité, ce fut dans ses voyages au lac Supérieur en 1645, 1654 et 1659. Les Assiniboines qu’il aurait connus, dit-on, pouvaient bien être un simple parti de chasseurs avancé jusqu’au voisinage des grands lacs. Un fait assez curieux c’est le nom de rivière des Groseillers donné depuis deux cents ans aujourd’hui à un cours d’eau par lequel on pénètre du lac Supérieur dans la série de petits lacs reliée au lac la Pluie. Doit-on en conclure que Chouart est entré dans le nord-ouest par cette porte ? Jérémie est le seul écrivain du temps qui donne à supposer qu’il ait visité le Manitoba.

Chouart et Radisson retournèrent dans le bas Canada (fin d’août 1656) avec deux cents cinquante Outaouais. Tout en s’occupant de commerce, les deux Français, au dire de la Relation de 1656, avaient « baptisé environ trois cents petits enfants. Ils ont réveillé dans l’esprit de ces peuples le souvenir des beautés de notre croyance, dont ils avaient eu une première teinture au pays des Hurons lorsqu’ils allaient visiter nos pères qui l’habitaient, ou que quelques-uns de nous autres s’approchaient des contrées voisines de leur pays ». L’auteur de la Relation consigne les notes fournies par les deux voyageurs : « Il y a quantité de lacs au quartier du nord qui passeraient pour des mers douces… On nous a marqué quantité de nations aux environs de la nation de mer (Gens-de-Mer) que quelques-uns ont appelé les Puants… Les Liniouek (Illinois) qui leur sont voisins, sont environ soixante bourgades. Les Nadouesiouek (Sioux) en ont bien quarante. Les Pouarac (Poualac) en ont pour le moins trente. Les Kiristinons (Cris) passent tous ceux-là en étendue : ils vont jusqu’à la mer du Nord » (baie d’Hudson). Ces renseignements s’échelonnaient sur une ligne courbe qui partant de la baie Verte coupait le haut Mississipi, le lac des Bois et allait finir à la baie d’Hudson.

Sur la fin de l’été (1656) trente Français partirent de Québec avec les Outaouais, mais la guerre des Iroquois les fit rebrousser chemin tout aussitôt. Nous constatons la présence de Chouart aux Trois-Rivières les 29 septembre 1656, 14 et 18 juillet 1657 et 2 avril 1658, preuve qu’il n’alla pas à la baie d’Hudson en 1657, comme on l’a cru, mais peut-être Radisson se dirigea-t-il de ce côté, car à son retour de l’ouest il devait être désireux de connaître le nord dont on lui avait tant parlé. Depuis plus de quarante ans déjà les Français songeaient à découvrir les peuples de ces contrées.

En 1610, Hudson avait trouvé par mer la baie qui porte son nom ; la même année, Champlain voulut s’y rendre par le Saint-Maurice[17] ; un navigateur anglais, Button, y entra par mer, en 1612 ; Champlain pensa y réussir par l’Ottawa, en 1613 ; Fox, autre Anglais, y fit une visite par mer en 1631 ; l’année suivante le capitaine James donna son nom à la baie James. Ces découvertes ajoutaient bien quelques mots et quelques lignes sur la carte, mais il ne paraît pas que le commerce s’en soit ressenti et il est encore plus certain que la conversion des Sauvages n’en fut point le résultat. Il était réservé aux Français d’accomplir, dans la mesure du possible, cette œuvre méritoire. Le 14 septembre 1641, la mère de l’Incarnation écrivait à son fils : « Voilà trois nations qui sont venues se rendre sédentaires à Sillery et dont les filles doivent être envoyées dans notre séminaire. Un Montagnais, nouveau chrétien, a fait l’office d’apôtre en sa nation et a ébranlé, avec le révérend père Le Jeune les trois nations dont je vous parle… L’on a découvert un grand nombre de nations du côté du nord qui parlent la langue algonquine ; elles veulent toutes croire en Dieu et en Jésus-Christ, et on les instruit pour les baptiser ». Les Algonquins des Trois-Rivières allaient en traite[18] vers le lac Saint-Thomas (50e de latitude) chez les Attikamègues, lesquels à leur tour trafiquaient avec des peuples situés encore plus loin et dont le pays était si froid que les arbres y étaient rabougris et ne fournissaient pas même l’écorce nécessaire à la confection des canots. Comme les terres entre le Saguenay et le Saint-Maurice sont coupées de rivières qui portent leurs eaux dans ces deux grands tributaires du Saint-Laurent, les peuples de toute la région avaient coutume, dès 1640, de se rendre aux Trois-Rivières ou à Sillery rencontrer les Français. La mère de l’Incarnation écrivait le 10 septembre 1646 : « Ceux qui paraissent les plus zélés pour se faire instruire sont les sauvages du côté du nord, dont la mission est à Tadoussac. Je vous en parlai l’an passé ; et comme les nations de cette côte, qui résident avant dans les terres, entre des montagnes affreuses et des rochers inaccessibles, viennent se rendre chaque année au printemps en ce lieu-là, les pères jésuites sont aussi exacts à s’y trouver pour les instruire l’espace de trois ou quatre mois, que le temps est plus tempéré, car le reste de l’année il y fait un froid non pareil ». La Relation de la même année ajoute : « Un capitaine d’un pays plus haut que les Attikamègues, s’est venu présenter au père (aux Trois-Rivières) avec toute sa famille, pour apprendre de sa bouche ce dont il avait ouï parler dans les grands bois de son pays… Deux canots sont arrivés d’une autre nation dont nous n’avons point encore ouï parler : ce sont des visages nouveaux qui paraissent pour la première fois parmi les Français… Entre ces canots il en est venu quelques-uns d’une nation appelée Kapiminak8etiik, lesquels nous ont assuré que leurs voisins avaient été visités par des sauvages qui jamais n’ont paru dans ces contrées et qui jamais n’avaient vu aucune des marchandises qu’on apporte en ce nouveau monde. Ils disent plusieurs choses de la multitude des hommes de leur nation et de leurs façons de faire : nous en apprendrons des nouvelles avec le temps. » Le mot multitude est de trop, car ces sauvages n’étaient pas nombreux.

La première mission du Saint-Maurice eut lieu en 1651. Le père Jacques Buteux se rendit à la hauteur des terres ou la rivière Matawin prend sa source. L’année suivante, retournant d’une seconde visite chez les Attikamègues, il fut tué par les Iroquois. La guerre effrayait tellement les peuplades timides du nord qu’elles n’osaient plus paraître sur le Saint-Laurent, mais les Français finirent par organiser à leur tour des caravanes qui s’enfonçaient dans ces forêts à la recherche des chasseurs. Tadoussac, à cause de son éloignement du centre de la colonie française, était moins exposé aux coups des Iroquois. La traite du nord s’y concentra vers 1653, et de nouvelles tribus se firent connaître, apportant outre des pelleteries en abondance, des renseignements qui incitaient les missionnaires et les marchands à les aller voir dans leur pays[19].

Au mois d’avril 1657 huit Français et vingt canots algonquins partirent pour le pays des Attikamègues[20]. Le 2 mai, Jean Bourdon était parti de Québec dans le but de se rendre à la baie d’Hudson par la mer, mais il ne dépassa point le 55e degré de latitude où il rencontra des glaces qui le découragèrent ; le 11 août il était de retour à Québec. Les Anglais n’avaient encore aucun établissement à la baie. L’année suivante, la Relation indique les divers chemins qui, du Saint-Laurent, conduisent au nord : « L’un est par les Trois-Rivières, tirant au nord-ouest. On va des Trois-Rivières au lac Ouapichiouanon, éloigné d’environ cent cinquante lieues des Trois-Rivières. Les Sauvages, en descendant, font ce chemin en sept jours ». Les Sauvages comptaient quinze lieues par jour en descendant, et sept ou huit lieues en remontant les cours d’eau qui viennent du nord.

L’attention se reporta promptement vers l’ouest. Six canots de traite étaient arrivés aux Trois-Rivières, l’été 1659, montés par des sauvages encore inconnus parmi nous — les Mississagués — gens du sault Sainte-Marie. On raconte qu’ils avaient mis cinq mois à leur voyage, étant passés par la baie Georgienne, la rivière des Français, le lac Nipissingue, les rivières Mataouane et Ottawa, puis à travers les pays des Témiscamingues et des Attikamègues, avec lesquels ils étaient descendus par le Saint-Maurice. Il fut aussitôt question parmi les Français d’envoyer quelqu’un au pays des Outaouaks, situé au delà du Sault Sainte-Marie. De pareils projets pourraient être regardés comme des rêves, vu la situation de la colonie canadienne à cette époque, pourtant ils s’exécutèrent sur le champ. Ils montrent sous un jour pittoresque et grandiose le caractère de notre population. On voulait connaître ce pays des Sioux si renommé ; on voulait savoir ce que c’était que cette mer ou grande rivière qui passait pour ouvrir un chemin vers le Pacifique. Le pays des Sioux se présentait aux imaginations comme la porte de ces contrées fabuleuses où les richesses de l’Ouest devaient s’offrir aux yeux des Européens émerveillés. Rien d’étonnant donc que la perspective de résoudre tout ou partie du problème ait attiré deux hommes aussi ardents aux découvertes que l’étaient Chouart et Radisson ; leurs familles résidaient aux Trois-Rivières, le poste le plus fréquenté des caravanes ; les renseignements ne devaient pas leur manquer. D’ailleurs, eux-mêmes avaient pénétré assez loin dans l’ouest pour être tentés d’y recommencer des courses. Tous deux s’embarquèrent, l’automne de 1659, en compagnie des Sauvages qui retournaient dans ces contrées. Ils hivernèrent près du lac Pépin, sur le Mississipi, au milieu de la nation du Bœuf (les Sioux appelés sédentaires) forte de quatre mille hommes. Ces Sauvages, ainsi que les Assiniboines, leurs voisins, trafiquaient avec les peuples de la baie d’Hudson ; ils entretenaient aussi avec d’autres tribus, situées dans les environs du Mississipi et du Missouri, des rapports dont les Français avaient eu connaissance.

L’été de 1660, Chouart et Radisson étaient de retour sur le Saint-Laurent. Au commencement de septembre, le supérieur des jésuites, revenant des Trois-Rivières à Québec, écrivit les lignes suivantes : « Je trouvai deux Français qui ne fesaient que d’arriver de ces pays supérieurs avec trois cents Algonquins (les Outaouais)… Ils ont hiverné sur les rivages du lac Supérieur et ont été assez heureux pour y baptiser deux cents petits enfants[21]. Nos deux Français firent pendant leur hivernement diverses courses vers les peuples circonvoisins. Ils virent, entres autres, à six journées au delà du lac Supérieur vers le sud-ouest, une peuplade composée des restes des Hurons de la nation du Petun, contraint par l’Iroquois d’abandonner leur patrie. Ces pauvres gens ont rencontré une belle rivière, grande, large, profonde et comparable, disent-ils, à notre grand fleuve Saint-Laurent. Ils trouvèrent sur ses rives la grande nation des Alini8ek[22] (Illinois) qui les reçurent très bien. Cette nation est composée de soixante bourgades, ce qui nous confirme dans la connaissance que nous avons déjà de plusieurs milliers de peuples qui remplissent toutes ces terres du couchant. Nos deux Français continuant leur ronde, furent bien surpris en visitant les Nad8ecki8ec (Sioux)… Ils ont visité les quarante bourgades dont cette nation est composée, dans cinq desquelles on compte jusqu’à cinq mille hommes… Ce peuple nous attend, depuis l’alliance qu’il a faite tout fraîchement avec les deux Français qui en sont revenus cet été.[23] » Ne doit-on pas conclure que Chouart et Radisson[24] connurent le haut Mississipi en 1659, si toutefois ils ne l’avaient pas visité dès 1654 ? — car il est évident qu’ils ne pouvaient avoir des rapports avec les Illinois et les Sioux sans traverser ce fleuve ou en suivre les rives.

Dans l’été de 1660, après le retour des deux voyageurs, huit Français se mirent en route pour les pays de l’ouest. Avec eux étaient le père Ménard, et un serviteur du nom de Jean Guérin[25], qui se rendirent d’abord à Chagouamigon, puis à cent lieues dans le pays des Sioux comprenant un territoire qui forme aujourd’hui presque tout le Wisconsin et l’Iowa. L’année suivante, tous deux périrent au cours d’un voyage entrepris dans la direction de l’ouest. La Relation dit que le père Ménard est le prêtre qui s’était le plus approché des mers de la Chine à cette date. Les Français partis avec eux retournèrent à Québec en 1663.

On se fera une idée de la persistance qu’apportaient les Iroquois à détruire les dernières familles de la race huronne en se rappelant que, vers 1658, ils se mirent en devoir d’aller prendre Chagouamigon, où chacun se croyait en sûreté à cause de l’éloignement de ce poste. Au dire de Chouart, la guerre était presque partout dans l’ouest, et les Iroquois y semaient la terreur ; cette situation devait durer quarante ans.

Les Sauvages du nord et de l’ouest du lac Supérieur parcouraient habituellement l’espace comprise entre cette mer intérieure, le lac Winnipeg et la baie d’Hudson. Noël Jérémie dit positivement que Chouart « étant dans le pays des Outaouais, poussa si loin (vers le nord) qu’il eut connaissance de la baie d’Hudson ». On ne saurait dire si la chose eut lieu durant l’expédition de 1659-60 ; la relation du père Lalemant, écrite d’après le récit de Chouart et Radisson ne le donne point à supposer. Charlevoix dit : « En 1660, un Algonquin, qui avait employé deux années entières à voyager dans le nord, rencontra aux environs de la baie d’Hudson quantité de ses compatriotes que la crainte des Iroquois avait contraints d’y chercher un asile. Il y trouva aussi les naturels du pays fort disposés à se joindre aux Français pour réprimer l’orgueil de cette nation qui s’était fait des ennemis de toutes les autres et qui commençait à s’approcher d’eux. Ils chargèrent même l’Algonquin de présents pour le gouverneur-général ; et ce Sauvage, qui était allé à la baie d’Hudson par le lac Supérieur, en revint par le Saguenay[26]. »

C’est par la voie du Saguenay que se proposait de passer, en 1661, une expédition commandée par Michel Leneuf de la Vallière et dont faisaient partie les pères Dablon et Druillètes, ainsi que Denis Guyon, Després-Couture et François Pelletier, mais à cause des Iroquois il fallut rebrousser chemin[27].

D’après le Journal des Jésuites, Chouart des Groseillers se serait mis en route pour la mer du nord, par le Saint-Laurent, au mois de mai 1662, avec dix hommes. Le récit de Noël Jérémie Lamontagne nous paraît très explicite : « M. de Groiseliez étant avec nos sauvages de Canada dans le pays des Outaouais (en 1654 ou 1659 évidemment) poussa si loin qu’il eut connaissance de la baie d’Hudson. Étant de retour à Québec (en 1660) il se joignit à quelques bourgeois, arma une barque et entreprit de la découvrir par mer (c’est l’expédition de 1662 croyons-nous). Il y réussit et alla aborder à une rivière que les Sauvages nomment Pinasiouetchiouen, qui veut dire rivière Rapide, qui n’est distante que d’une lieue de celle dont je viens de parler (la rivière appelée Bourbon ou Nelson). Il fit son établissement du côté du sud, dans des îles qui sont à trois lieues dans la rivière. Pendant l’hiver (1662-63) les rivières étant glacées, les Canadiens que M. de Groiseliez avait avec lui, gens fort alertes et agiles dans les bois, étant à la chasse, le long de la mer, à l’embouchure de la rivière Nelson, que nous nommons présentement Bourbon, trouvèrent un établissement d’Européens, ce qui les surprit fort. Ils retournèrent promptement, sans se faire découvrir, pour en donner avis à leur commandant, qui ne manqua pas aussitôt de faire armer tous ses gens et de se mettre à leur tête pour savoir ce que c’était. Ils firent leur approche, et ne voyant qu’une petite mauvaise chaumine, couverte de gazon, et trouvant la porte ouverte ils y entrèrent les armes à la main et y trouvèrent six matelots anglais qui mouraient de faim et de froid. Ils ne se mirent point en défense, au contraire, ils s’estimaient fort heureux de se voir prisonniers des Français puisque, par ce moyen, ils avaient leur vie en sureté. Ces six matelots avaient été dégradés par un navire qui avait armé à Boston, dans la Nouvelle-Angleterre, et qui n’avaient aucune connaissance des premiers qui avaient armé à Londres (l’été de la même année)… Pendant le cours de l’hiver, il vint quelques Sauvages chez M. de Groiseliez, qui lui dirent qu’il y avait un autre établissement d’Anglais à sept lieues dans la rivière Bourbon. Aussitôt, il se disposa à les aller attaquer, mais comme ils étaient fortifiés, il prit ses mesures et choisit un jour qu’ils pourraient être en réjouissance. En effet, il les attaqua le jour des Rois et les surprit dans une telle ivresse qu’il les prit sans qu’ils pussent se défendre, quoiqu’ils fussent quatre-vingts Anglais et qu’ils ne fussent que quatorze. Ainsi M. de Groiseliez resta maître de tout le pays. L’été suivant (1663) lorsqu’il voulut retourner en Canada rendre compte de ses exploits et de sa découverte, il laissa son fils, nommé Chouart[28], avec cinq hommes pour garder le poste qu’il avait conquis, et repassa en Canada avec son beau-frère nommé Ratisson, bien chargé de pelleteries et d’autres marchandises anglaises. Mais quoique, selon les apparences, ils eussent assez bien fait leur devoir pour être bien reçus, on les chagrina cependant beaucoup sur quelque prétendu pillage dont ils n’avaient pas donné connaissance aux armateurs ; ce qui obligea M. de Groiseliez de faire passer son beau-frère Ratisson en France pour se plaindre de l’injustice qu’on leur faisait. Mais il fut encore plus mal reçu qu’en Canada, ce qui le mit dans un tel désespoir qu’il projeta de passer en Angleterre pour y proposer un armement et aller retirer son neveu Chouart qu’il venait de laisser à la baie d’Hudson, ce qu’il fit. Il fournit des mémoires si positifs qu’on lui donna un navire bien armé, avec lequel il alla reprendre le lieu que l’on nommait pour lors Port-Nelson[29]. » Cette volte-face de Radisson peut se rapporter à la fin de 1663 ou au commencement de 1664, toutefois rien ne nous renseigne exactement quant à la date. La mère de l’Incarnation donne à entendre que Chouart s’adressa aux gens de la Nouvelle-Angleterre et n’en fut pas écouté[30].

Le 20 mai 1663, M. d’Avaugour aurait, paraît-il, donné instruction à un fils de Guillaume Couture et à Denis Duquet d’aller par voie de terre, avec cinq hommes, planter les armes de France à la baie, ce qui aurait été exécuté.

Cependant, Chouart était allé en France rejoindre Radisson, afin d’exposer à la cour les avantages de ses découvertes. Si on en juge par un procès qui eut lieu au mois d’avril 1665 et où sa femme comparaît seule de sa famille, Chouart était absent du Canada, et cela ferait supposer qu’il était parti pour la France dès l’automne de 1664. Aux recensements de 1666 et 1667 sa famille est citée[31] aux Trois-Rivières et au cap de la Madeleine[32].

À Paris, nos deux aventuriers, rebutés par les ministres, s’abouchèrent avec l’ambassadeur anglais qui appela sur eux l’attention du prince Rupert. Une compagnie provisoire se forma et le 9 septembre 1668, le Quaiche, guidé par eux, entrait dans la rivière Nemiscau, qui se décharge dans la baie James. Ils construisirent en ce lieu le fort Charles, et y passèrent la mauvaise saison. L’été suivant, à leur retour en Angleterre, la Compagnie de la Baie d’Hudson fut autorisée par Charles II. Chouart reçut une pension de vingt mille écus et l’ordre de la Jarretière. Radisson retourna à la baie en 1670, conduisant le gouverneur Bailey. C’est vers ce temps qu’il paraît avoir épousé une fille du chevalier Kertk. Chouart et lui étaient au fort Nelson en 1673, puis au fort Rupert en 1674 pour le compte des Anglais.

Au Canada, ces événements causèrent de l’inquiétude[33]. Le 6 août 1671 partirent de Québec le père Albanel et M. Paul Denys de Saint-Simon, avec quelque escorte, qui remontèrent le Saguenay, hivernèrent au lac Saint-Jean, et atteignirent la baie d’Hudson par la rivière Nemiscau où étaient les forts bâtis sous les ordres des deux transfuges français, mais vides en ce moment. Ils prirent possession du pays au nom de la France (1672). En chemin, ils virent des « voyageurs » qui prétendaient avoir été à la baie huit années auparavant, date correspondante à celle de l’expédition de Chouart, 1662-63, ou de Couture, 1663.

Tournons de nouveau nos regards vers l’ouest. En 1664, le père Allouez n’avait pu exécuter le projet de partir avec les Outaouais pour aller au delà des grands lacs continuer les missions interrompues par le décès du père Ménard. Il s’embarqua l’année suivante, compléta l’exploration du lac Supérieur, fit rapport sur les mines de cuivre, fonda à Chagouamigon la mission du Saint-Esprit, et se prépara à pénétrer soixante lieues plus loin sur le haut Mississipi, habité par les Sioux, tant dans un but religieux que pour s’assurer de la direction du cours de ce fleuve.

À partir de 1665, les Français maintinrent constamment quelques postes autour du lac Supérieur. Sur la carte de 1668, attribuée aux pères Marquette et Allouez, cette nappe d’eau porte le nom de Tracy. « Dès lors, écrit Charlevoix,[34] on parlait des Illinois comme d’une nation presque détruite par les Iroquois ; toutefois, cinquante ans après, elle était encore de quarante mille âmes. Le père Allouez vit aussi quelques Sioux[35] à Chagouamigon, mais il ne put traiter avec eux que par interprète ; et la même chose lui arriva avec plusieurs autres nations… Les Sioux firent entendre au missionnaire que leur pays était l’extrémité du monde vers le nord, mais il y a bien de l’apparence qu’ils comprenaient sous le nom de Sioux toutes les nations qui parlent des dialectes de leur langue, surtout les Assiniboils. Au couchant, ils avaient pour voisins les Karesis, au delà desquels ils disaient que la terre est coupée et qu’on ne voyait plus que de l’eau puante : c’est ainsi qu’ils désignent la mer. Au nord-ouest, ils sont bornés par des peuples qui se nourrissent de chair humaine et la vendent crue. Il y a dans le voisinage des Assiniboils, une nation dont on dit la même chose ; mais il périt beaucoup de monde dans ce pays là par les dents d’une espèce d’ours, d’une grandeur énorme, et qui ont les ongles extrêmement longs. Les Kilistinons ou Cristinaux, que nos Canadiens appellent Criques, faisaient en ce temps-là des excursions jusqu’à cette extrémité du lac Supérieur, et le père Allouez, qui y en vit plusieurs, assurait qu’ils adorent le soleil, auquel ils sacrifient des chiens qu’ils pendent aux arbres. Il ajoute que ces Sauvages sont grands parleurs et parlent fort vite, contre l’ordinaire de tous les autres de ce continent. Nos voyageurs les appellent pour cette raison les Gascons du Canada. Leur langue est un dialecte algonquin et approche fort de celle des Attikamègues, ce qui joint avec le nom de ces derniers, qui est celui d’un poisson fort commun a l’extrémité septentrionale du lac Huron, peut faire juger qu’ils étaient autrefois habitants des environs du lac Supérieur. Au commencement de l’année 1667, le père Allouez apprit que des Nipissings s’étaient retirés en grand nombre sur le bord du lac Alimipegon (Nipigon) qui est au nord du lac Supérieur dans lequel il se décharge. Il s’y transporta et arriva les premiers jours du mois de juin. Il trouva ces infortunés fugitifs, qui étaient chrétiens pour la plupart, dans le même état où il avait trouvé les Hurons, et, quoiqu’il fût extrêmement fatigué d’un voyage de cinq cents lieues, qu’il avait fait avec deux Sauvages, il mit d’abord la main à l’œuvre et eut la consolation de n’avoir pas travaillé en vain. De là, il reprit la route de Chagouamigon où, ayant formé le dessein d’établir une mission fixe, il se joignit à un grand convoi d’Outaouais qui allaient porter leurs pelleteries à Montréal. De là, il se rendit à Québec, où il arriva au mois d’août de l’année suivante. Il n’y resta que deux jours et en repartit avec le père Louis Nicolas, qu’il avait engagé à venir partager avec lui les travaux de sa pénible mission, un Frère et quatre ouvriers. » Sur neuf cents Outaouais qui, dans cette circonstance descendirent à Montréal, on en vit six cents à Québec ; ils avaient en vue la traite et aussi leur réconciliation avec les Iroquois, car dix-neuf hommes de cette nation venaient d’être tués par des Outaouais et on craignait de voir la guerre devenir générale dans l’ouest. La mère de l’Incarnation, remarque « qu’ils ont apporté à nos marchands une prodigieuse quantité de pelleteries… Les révérends pères ont fait cinq cents lieues de chemin… ils ont trouvé de grandes nations très peuplées… cette nation (les Sioux) est bien au delà des Outaouais… il s’est trouvé que Dieu a tellement disposé leurs cœurs que ce sont les plus affables du monde ». En effet, les Sioux, à cette époque, n’étaient pas les terribles guerriers que nous eûmes à combattre plus tard. Pour le moment, la traite était ouverte avec eux sur un grand pied et l’on se proposait de connaître les Illinois et les peuples éloignés, tant à fin de les convertir que d’étendre le négoce jusque chez eux.

Un élan remarquable se manifesta comme on le voit dans le pays des lacs à partir de 1665. En 1669 fut fondée par les jésuites la résidence de Sainte-Marie du Sault. La même année, Jolliet et Péré partirent de Québec sur l’ordre du gouvernement, à la recherche des mines du lac Supérieur. Le commerce prenait de l’extension. Au Sault Sainte-Marie, écrivait (1670) M. de Galinée, « on a une robe de castor pour une brasse de tabac, tantôt pour un quarteron de poudre, tantôt pour six couteaux, tantôt pour une brasse de petites rassades bleues… C’est pour cela que les Français y vont nonobstant des difficultés épouvantables qui s’y rencontrent ».

Jean Péré, marchand, était à Québec en 1660 et 1662 et aux Trois-Rivières en 1664. Il devait être parent de Pierre Péré Moreau dit La Taupine, célèbre quelques années plus tard parmi les coureurs de bois.

Louis Jolliet, né à Québec, est cité comme « clerc de l’église » au séminaire de Québec en 1666, 1667. Du mois d’octobre 1667 au mois d’octobre 1668, il était en France[36]. Son départ avec Péré (1669) le mettait sur la voie des découvertes où il devait s’illustrer.

En même temps se préparait à Montréal une expédition qui a beaucoup occupé les historiens. La maison de Saint-Sulpice avait établi une mission à la baie de Quinté, côté nord du lac Ontario, où résidaient MM. de Fenélon et Trouvé. L’automne de 1668 deux autres prêtres du séminaire de Montréal, MM. Dollier de Casson et Michel Barthélemy, s’enfoncèrent dans les bois, à la suite d’un capitaine nipissirinien et recueillirent des renseignements qui décidèrent le premier d’entre eux à retourner assez promptement sur ses pas « pour prendre part à une grande entreprise, suivant laquelle on espérait d’aller à sept ou huit cents lieues annoncer l’Évangile dans un pays qu’on sait être très peuplé ». Un personnage qui devait faire du bruit par la suite se joignit à eux ; c’était au commencement de l’été de 1669.

René-Robert Cavelier de La Salle, né à Rouen (1643) et son frère aîné, l’abbé Jean Cavelier, paraissent être arrivés à Montréal en 1667, peu après la mort de leur père, qui laissa à René-Robert quelque bien. Ce dernier est mentionné à Montréal, au mariage du capitaine Sidrac Dugué le 7 novembre 1667. Il y avait déjà dans le pays des familles du nom de Cavelier[37]. L’hiver 1667-68, La Salle obtint du séminaire une seigneurie qu’il nomma Saint-Sulpice et qui bientôt après reçut le nom de Lachine. Il y commença des défrichements et établit un poste de traite ; puis il acheta une maison en ville. Ses rapports avec les Iroquois qui lui firent connaître vaguement l’existence de l’Ohio, le déterminèrent à rétrocéder partie de son fief au séminaire (6 janvier 1669) et le reste à Jean Millot, pour se livrer uniquement aux découvertes. Il se rendit à Québec consulter les autorités sur ses projets. « L’espérance du castor, dit M. de Galinée, mais surtout celle de trouver par ici passage dans la mer Vermeille, où M. de la Salle croyait que la rivière d’Ohio tombait, lui firent entreprendre ce voyage, pour ne pas laisser à un autre le chemin de la Chine. M. de Courcelles voulait appuyer ce dessein. » Le 15 mai (1669) Mgr. de Laval écrivait une lettre autorisant les prêtres de Saint-Sulpice à prendre part à ces expéditions lointaines dans l’intérêt du salut des âmes. MM. Dollier, Barthélemy et Galinée partirent de Montréal le 6 juillet ; on croit que la Salle les suivit de près et les rejoignit bientôt. Après avoir visité les Iroquois Tsonnontouans, à l’est du lac Ontario, ils se décidèrent à continuer leur chemin par les lacs, et le 22 septembre ils partaient de la baie de Burlington pour franchir le portage qui devait les conduire à l’Érié. C’est dans ce trajet qu’ils rencontrèrent Jolliet qui avait laissé Péré au lac Supérieur et s’en revenait par une route nouvelle dont il donna la carte, dressée par lui, aux prêtres de Saint-Sulpice. Ceux-ci crurent devoir changer leur itinéraire et chercher à passer par le pays des Outaouais pour se rendre à l’Ohio. La Salle, malade depuis quelques jours, renonça au voyage déclarant qu’il s’en retournait à Montréal. La séparation eut lieu le 1er octobre. Le 8, les missionnaires étaient au lac Érié ; le 16 ils firent leurs préparatifs d’hivernement. S’étant remis en marche le[38] 26 mars (1670) ils passèrent devant le site où s’éleva plus tard le Détroit et le 25 mai arrivèrent au Saut Sainte-Marie, où les pères jésuites « ont bâti un fort joli fort, c’est-à-dire un carré de pieux de cèdre de douze pieds de haut, avec une chapelle et une maison au dedans de ce fort… Le fruit que font ici les pères est plus pour les Français, qui y sont souvent au nombre de vingt ou de vingt-cinq, que pour les Sauvages, car quoiqu’il y ait quelques-uns de baptisés, il n’y en a pourtant pas un qui soit assez bon catholique pour pouvoir assister à l’office divin qui s’y fait pour les Français qui chantent la grande messe et vêpres les fêtes et dimanches. Les pères ont sur ce sujet une pratique qui me semble assez extraordinaire qui est qu’ils baptisent les adultes hors de péril de mort lorsqu’ils ont témoigné quelque bonne volonté pour le christianisme, avant qu’ils soient capables ni de se confesser, ni d’assister à la sainte messe, ou accomplir les autres commandements de l’Église. En sorte que à la Pointe-du-Saint-Esprit, qui est un lieu au fond du lac Supérieur, où les restes des Hurons se sont retirés après l’incendie de leur village, le père qui passa l’hiver avec eux, m’a dit : que quoiqu’il y en eût une grande partie qui avaient été baptisés lorsque les pères avaient été aux Hurons, il n’avait pourtant jamais osé dire la messe devant eux, parce que ces gens regardent cette action comme une jonglerie ou sorcellerie. Je ne vis point de marque particulière du christianisme parmi les Sauvages de ce lieu, ni dans aucun autre pays des Outaouais qu’une femme de la nation des Amikoués qui avait été instruite autrefois dans les habitations françaises, qui étant, à ce qu’elle paraissait, en danger de mort, pria M. Dollier d’avoir pitié d’elle et la fit ressouvenir de ses anciennes instructions et de l’obligation où elle était de se confesser. » Les pères Marquette et Dablon étaient alors au Saut. Le père Allouez s’était rendu (17 février) chez les Pouteouatamis, appelé, dit-il, « pour adoucir quelques jeunes Français qui, étant parmi eux pour le négoce, les menaçaient et les maltraitaient ». Jolliet connaissait cette route de la baie Verte et devait, trois années plus tard, la parcourir en se rendant au Mississipi.

Le 28 mai (1670) M. Dollier et ses compagnons partirent du saut pour retourner à Montréal ou ils arrivèrent le 18 juin. Au commencement de ce dernier mois, Nicolas Perrot descendant du pays des lacs avec des Outaouais, fit rencontre, au-dessous des chutes des Chats (un peu au-dessus de la ville d’Ottawa) de Cavelier de La Salle « qui était à la chasse avec cinq ou six Français et dix ou douze Iroquois ». La Salle avait-il eu le temps (depuis le premier octobre) comme il l’a prétendu plus tard, de découvrir l’Ohio, de descendre cette rivière jusqu’à Louisville et de revenir s’amuser sur l’Ottawa — sans ébruiter la nouvelle de ce grand voyage ? Dès 1670 le nom de Lachine était imposé à sa seigneurie de Saint-Sulpice, en mémoire de son retour précipité — car il avait annoncé qu’il se rendrait à la Chine, ou qu’il en connaîtrait la route. Malgré cet échec, qui paraît incontestable, La Salle contribuait autant que les autres explorateurs, religieux et laïques, à attirer l’attention du gouvernement vers l’Ohio et le Mississipi. Le 10 octobre 1670, Talon écrivait au roi qu’il serait à propos d’envoyer à la découverte du Mississipi. L’année suivante, il chargea MM. de Saint-Lusson, La Salle et Nicolas Perrot de prendre possession des contrées de l’ouest. La traite que les Anglais commençaient à faire chez les nations des lacs alarmait les Français, déjà en rapport avec ces peuples depuis nombre d’années. L’Angleterre soutenait qu’il ne suffit point de découvrir pour avoir des droits sur un pays, mais qu’il faut y créer des établissements stables. En 1671, sur l’île de Michillimakinac, située au débouché des lacs Huron et Michigan, fut établie l’importante mission de Saint-Ignace, d’où les missionnaires, les traiteurs français et les coureurs de bois se répandirent, durant tant d’années, dans la direction des quatre points cardinaux. Ce poste, admirablement choisi pour la facilité des communications par eau — les seules praticables à cette époque — devint le rendez-vous général des blancs et des sauvages, dans un circuit de territoire grand comme toute l’Europe.

Saint-Lusson et Perrot passèrent l’hiver (1670-71) chez les Amikoués, au bord du lac Huron. Des courriers avertirent les sauvages éloignés de se réunir au Saut Sainte-Marie à une date fixe pour procéder à la cérémonie qui devait mettre leurs contrées sous la protection du drapeau français. La Salle a dû, cet hiver, parcourir plus d’un canton et se renseigner de manière à parler avec quelque connaissance de cause du fameux fleuve dont on cherchait, depuis si longtemps, à retracer le cours. Quoiqu’il en soit, nous le voyons (4 juin 1671) au Saut Sainte-Marie assister avec Saint-Lusson, Jolliet, Perrot et les pères Allouez, Dablon, Druillètes, en présence des envoyés de quatorze nations, à la pose d’une croix supportant les armes de France comme signe de prise de possession de tout le pays des lacs. La Salle était de retour sur le Saint-Laurent, l’automne qui suivit. L’intérêt qui s’attachait à la découverte du grand fleuve de l’ouest ne cessait d’augmenter. Le père Dablon avait résolu (1669) de s’y rendre, « mais, dit Garneau, il en fut empêché par ses travaux évangéliques, quoiqu’il se fût approché bien près de ce fleuve. Il pénétra avec le père Allouez, de 1670 à 1672, jusque chez les Illinois, visitant sur sa route les Maskoutins, les Kikapous et les Outagamis, sur la rivière aux Renards, qui prend sa source du côté du Mississipi et se décharge dans le lac Michigan ». Décidément la route de Jean Nicolet était la meilleure. Sur instructions de M. de Frontenac, le père Marquette et Louis Jolliet partirent de Michillimakinac, au printemps de 1673 et se dirigèrent par la baie Verte, du côté de la rivière Wisconsin. Le 17 juin ils saluaient le Mississipi qu’ils descendirent jusqu’aux Arkansas, rapportant la presque certitude que ce fleuve se décharge, non pas à l’ouest, mais plutôt dans le golfe du Mexique ou même à la Floride. Le père Marquette retourna à Michillimakinac ; Louis Jolliet à Québec.

En 1672, Péré avait constaté l’existence d’une belle mine de cuivre au lac Supérieur ; les sauvages du nord-ouest se rendaient volontiers à la traite de Michillimakinac, ou recevaient des coureurs de bois parmi eux ; le pays des Sioux était connu, bien que non encore exploré. La carte du père Marquette (1673) indique les rives sud et ouest du lac Supérieur, ainsi que les missions de Sainte-Marie, Saint-Ignace et du Saint-Esprit (Chagouamigon). Sur le rivage qui regarde l’île Royale, on lit « Chemin aux Assinipoulak à 120 lieues vers le nord-ouest ». De l’embouchure de la Kaministiquia à l’entrée du lac des Bois, on compte à peu près cent vingt lieues. Il est clair que les Français avaient des rapports et faisaient commerce avec les Assiniboines ou exerçaient sur eux une influence considérable, car, en 1671, au saut Sainte-Marie ces Sauvages, ainsi que les Christinos, Monsonis et autres nations du nord et de l’ouest, s’étaient déclarés amis de la France et placés sous sa protection. Une autre carte, dont la date est donnée comme étant de 1680, montre un cours d’eau qui paraît être la Kaministiquia, et porte cette légende : « Par cette rivière on va aux Assinepoulacs à 150 lieues vers le nord-ouest où il y a beaucoup de castors ». Au fond du lac Supérieur est figuré un autre cours d’eau ; on y lit : « Par cette rivière, on va au pays des Nadouessiens à 60 lieues au couchant ». Vers 1680, il est fait mention d’un Sauvage, nommé Jason, qui voyagea à partir des grands lacs et se rendit par le nord jusqu’aux Trois-Rivières[39].

Ainsi donc, le vaste champ que Nicolet, Chouart et Radisson avaient parcouru s’était élargi, et presque doublé, mais la région du Mississipi devait, pendant de longues années, captiver davantage les explorateurs et les commerçants. La Salle se fit concéder Cataracoui, sur le lac Ontario, en vue de ses entreprises futures. Jolliet demanda, sans l’obtenir, la permission de trafiquer aux Illinois ; on crut le consoler, quelques années plus tard, en lui donnant l’île d’Anticosti. Son rival, plus riche, plus hardi, n’abandonne point la lutte. Du poste de Cataracoui il étend son commerce au lac Érié et bientôt songe à quelque chose de mieux que l’humble canot d’écorce. En 1679 le Griffon, construit un peu au-dessus du Niagara, remonte jusqu’au lac Huron, entre dans le Michigan et se charge de pelleteries à la baie Verte. La Salle et le père Hennepin, récollet, poussent de là jusqu’au Mississipi. L’année suivante, Daniel Greysolon, sieur Du Luth, officier dans les troupes, l’un des types les plus remarquables de cette époque, prend possession du pays des Sioux, selon les formes officielles. En même temps on bâtit, dans le voisinage de la Kaministiquia, un poste qui devint le premier anneau de la longue chaîne d’établissements des Français dans la direction des Montagnes-Rocheuses. Après avoir quitté La Salle, qui retournait au Canada, le père Hennepin se rendit (1680) chez les Sioux ; cette nation, qui allait en guerre, fit la rencontre du missionnaire et l’amena prisonnier. « Ils le prirent, raconte La Potherie, pour un esprit, n’osant l’aborder, et sans exagérer une circonstance tout à fait particulière, ils lui donnèrent à manger, par respect, au bout d’une perche. »

Soit que l’on remonte à Champlain (1615) ou que l’on se rende jusqu’à d’Iberville (1699) dans l’histoire de la découverte du centre Amérique, le voyage de Jolliet et Marquette au Mississipi (1673) se présente comme le point culminant des travaux entrepris de ce côté. La Nouvelle-France s’agrandit alors brusquement vers le midi comme si une conquête par le sabre eût doublé son territoire. La Providence voulait que la petite colonie des bords du Saint-Laurent devînt une pépinière de découvreurs et que, sans perdre son caractère primitif qui était tout agricole, elle commençât à jouer le rôle d’une seconde mère-patrie dans ce milieu américain où pouvaient l’attendre de grandes destinées. Par malheur, loin d’être pour elle un sujet de développement, ce bienfait devint par l’imprévoyance des hommes une cause de transformation, car les fils des Canadiens attirés vers ces espaces immenses affaiblirent la colonie principale en la privant de leurs bras, et la France ne sut point activer par l’envoi de nouvelles familles, la colonisation du Saint-Laurent. La page que nos découvreurs et fondateurs de l’ouest ont écrite nous a coûté bien cher ! — « mais la gloire a tout effacé ».

La lecture attentive des mémoires et récits du temps montre la constante préoccupation des marchands et des missionnaires à s’avancer dans les profondeurs du continent, sitôt après le voyage de Nicolet (1634) dont le père Le Jeune parle avec tant d’éloges. Il est vrai que nous ne connaissons pas les noms de tous les employés de la traite ni des « donnés » et des « engagés » des jésuites, ni ceux des interprètes et coureurs de bois que leur incroyable fantaisie poussait alors à s’enfoncer parmi les nations du sud et de l’ouest, mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir le mouvement envahisseur des Français de toutes classes dans cette direction, une longue suite d’années antérieures à Jolliet. Après Nicolet, Chouart tient la tête sur la liste de ceux qui ont ouvert le centre Amérique à la puissance française. En 1660, il se fit plus de bruit au sujet du fleuve de l’ouest qu’au retour de Jolliet quatorze ans plus tard. Parce que nous n’avons pas de narration solennelle et circonstanciée qui explique comment et à quelle date les premiers Canadiens ont parcouru les rives du Mississipi ou se sont établis le long des rivières qui se déversent dans ce fleuve, faut-il conclure que personne autre que trois ou quatre chercheurs, révélateurs et découvreurs (Nicolet, Chouart, Radisson, La Salle) nous ont fait cadeau de ces vastes provinces ? Est-ce que les « voyageurs » attendaient qu’un pays fût découvert ou noté sur les cartes du gouvernement pour s’y fixer, ou tout au moins y trafiquer et « s’habituer » avec les Sauvages ? Étudions l’ensemble de notre histoire à cet égard et nous cesserons de croire à la trouvaille du Mississipi accomplie en une seule course, comme un certain journaliste a découvert tout récemment la Méditerranée. Le jour où Jolliet et Marquette saisirent l’aviron pour nager vers le « futur grenier du genre humain », ils allèrent simplement confirmer par des documents authentiques à l’usage des ministres du roi, ce que l’expérience des « voyageurs » avait rendu patent depuis une quarantaine d’années. Ils avançaient d’un pas la géographie officielle en continuant l’œuvre de Nicolet, Chouart, Allouez et Dablon — de même que La Salle (1682) et d’Iberville (1699) la complétèrent en traçant le reste du cours du grand fleuve. Jolliet et Marquette commencèrent leur voyage par la baie Verte et traversèrent des contrées déjà fréquentées par les traiteurs français. Plus loin, ils atteignirent des villages dont les habitants ne paraissaient pas avoir une connaissance pratique de nos compatriotes. Là seulement ils se sentirent en dehors du déjà vu. Le parcours du Mississipi, du Wisconsin à l’Arkansas, est de deux cents lieues, à peu près : c’est la découverte de Jolliet.

Les historiens se demandent si l’honneur d’avoir trouvé le Mississipi est dû autant à Cavelier de La Salle qu’à Louis Jolliet. Un volume ne suffirait pas à redire leurs arguments. Les faits, cependant, ne permettent ni quiproquo ni ambiguité. Lorsque Jolliet fut chargé d’aller reconnaître le cours du grand fleuve de l’ouest, comme on l’appelait, il y avait trente-neuf ans que les « voyageurs » parlaient de celui-ci. Des explorateurs en avaient indiqué l’existence, quelques-uns l’avaient vu. Le commerce s’était approché de ses rives au point d’en prendre virtuellement possession. Faudrait-il supposer que La Salle fit plus que Nicolet, Chouart et Radisson, sans compter les pères jésuites, et qu’il explora le Mississipi avant 1672 ? Alors comment donc le gouverneur de Courcelles et l’intendant Talon ont-ils pu se taire et se borner à demander à la cour de faire découvrir ce Mississipi tant désiré ? Frontenac, avant tout favorable à La Salle, s’abstient de prononcer le nom de son ami ; s’il avait conçu le projet de lui en confier la mission officielle, c’est Jolliet qui l’emporta, Jolliet élève et disciple des jésuites — affaires d’influence, mais qui prouve jusqu’à quel point le cours du fleuve était encore indéterminé, car on n’eût pas songé à envoyer un cartographe dans cette direction si on eût connu (d’après les soi-disant découvertes de La Salle) quelle était la marche de ce cours d’eau. Le choix de Jolliet s’explique d’ailleurs aisément. Le Canadien connaissait les langues sauvages ; il avait parcouru les contrées voisines du Mississipi ; ses talents d’hydrographe imposaient son nom au gouvernement, de plus, les jésuites agissaient de concert avec lui. La Salle était seul, ou à peu près, nouveau venu dans le Canada, ne sachant rien des langues sauvages, n’ayant jamais dressé une carte et, selon les apparences, il ignorait, autrement que par ouï dire, les pays dont il s’agissait de rendre compte. Quel titre aurait-il pu avoir à la préférence de la cour ?


  1. Pour plus de détails sur ces voyages, consultez tomes I, 8, 17, 22, 29, 48, 77, 78, 82, 99, 104-7, 128-31, 136-9 ; II, 7, 13, 17.
  2. Voir State Historical Society of Wisconsin, VIII, S4, 188-94, 242 ; C. W. Butterfield : John Nicolet, Cincinnati, 1881.
  3. Voir tômes II, 144, IV, 55.
  4. Voir tôme II, 144.
  5. Le Journal des Jésuites note ce fait à la date du 29 août, mais Chouart changea d’idée puisque, au mois de novembre de la même année, à son contrat de mariage, il est dit : « à présent soldat de la garnison de Québec ».
  6. Voir tôme II, 82, 92.
  7. Voir tômes III, 42, 44, IV, 53, 64.
  8. Voir tome III, 21, 19, 21, 22.
  9. Voir tout le passage, tome IV, p. 18, du présent travail.
  10. Après Nicolet, ceci nous semble être la première mention du Mississipi
  11. Ce devait être Nicolet.
  12. En 1680, à la Pointe-aux-Trembles, se maria Jean Hayet dit Saint-Malo, fils de Gilles Hayet et de Jeanne Hérau, de Saint-Malo.
  13. Étude de M. l’abbé H. A. Verreau, Journal de l’Instruction Publique, 1881, p. 24.
  14. Voir tôme IV, 53, 67, du présent ouvrage.
  15. Au mois de novembre 1646 avait été passé, à Québec, son contrat de mariage avec Marie Martin, sœur d’Hélène ci-dessus. Le mariage n’eut pas lieu.
  16. En 1646, Charles de Latour avait assisté au contrat de mariage de Chouart.
  17. Voir le présent ouvrage, I, 107, 128, 130.
  18. Relations 1640, p. 34 ; 1641, p. 32-57.
  19. Voir tômes III, 58, IV, 18.
  20. Voir tôme IV, p. 18.
  21. Ce passage et plusieurs autres documents que nous possédons attestent que Chouart était catholique, contrairement à ce qu’ont dit certains auteurs.
  22. Voir « l’Erratum » publié à la fin des Relations des Jésuites.
  23. Voir Relations 1660, p. 12, 27 ; 1661, p. 12. Journal des Jésuites, p. 186-7. Charlevoix : Hist. de la N.-France, I, 346.
  24. Le 18 septembre 1660, aux Trois-Rivières, Pierre Radisson fut parrain de M.-Jeanne Pellerin. Il n’était donc pas protestant.
  25. Le 15 avril 1659, aux Trois-Rivières, il avait été parrain de Marguerite, fille de Médard Chouart, et le père Ménard avait fait le baptême.
  26. Voir Relation de 1660, p. 12 ; La Potherie : Hist. de l’Amérique Septentrionale II, 280 ; Charlevoix : Hist. de la Nouvelle-France, I, p. 345.
  27. Tômes III, p. 153, IV, 148
  28. Médard Chouart, si c’est lui qui est ici mentionné, ne pouvait être âgé que de douze ans à cette époque.
  29. Relation du détroit et de la baie d’Hudson. Amsterdam, 1710, p. 15.
  30. Il existe trois pièces manuscrites concernant la baie d’Hudson, années 1662-63, indiquées au rapport du ministre de l’Agriculture. Ottawa, 1874, page 197.
  31. Voir le présent ouvrage, IV, 64, 70.
  32. Les historiens sont tous indécis quant à la date des voyages de Chouart et Radisson.
  33. Relation 1672, p. 42, 43, 53, 54.
  34. Histoire de la Nouvelle-France, I, 396.
  35. Voir Relation, 1667, p. 23.
  36. Mémoires de la Société Historique de Montréal, VIe liv. 58. Voir le présent ouvrage, tômes II, 78, 78, 92 ; III, 11 ; IV, 52, 65.
  37. Voir : le Dictionnaire de l’abbé Tanguay ; le présent ouvrage, tômes II, 32, 34 ; III, 45 ; IV, 60, 76.
  38. La veille ils avaient pris possession du territoire environnant au nom de la France et de la religion.
  39. La Potherie : Hist. de l’Amérique Septentrionale, II, 280.