Histoire des Girondins/13

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Chez l’auteur (p. 69-124).

LIVRE TREIZIÈME


Dumouriez. — Son portrait. — Difficultés de la situation de Roland. — Dumouriez conciliateur entre le roi et la nation. — Conseils qu’il donne à la reine. — Sa présence aux Jacobins. — Il se coiffe du bonnet rouge et embrasse Robespierre. — Lettre du roi à l’Assemblée. — Le roi donne son adhésion au choix des nouveaux ministres. — L’harmonie semble régner dans le conseil. — Réunion des Girondins chez madame Roland. — Lettre confidentielle de Roland au roi. — Rapports secrets entre Vergniaud, Guadet, Gensonné et le château. — Dissentiments entre Dumouriez et les Girondins. — Dumouriez se rapproche de Danton. — Antagonisme de Brissot et de Robespierre. — Discours de Brissot. — Discours de Robespierre.


I

Dumouriez réunissait toutes les conditions d’audace, de dévouement à leur cause et d’habileté que désiraient les Girondins ; et cependant, homme secondaire et presque inconnu jusque-là, il n’avait de fortune à espérer que de leur fortune. Son nom n’offusquerait point leur génie, et s’il se montrait insuffisant ou rebelle à leurs projets, ils le briseraient sans crainte et l’écraseraient sans pitié. Brissot, l’oracle diplomatique de la Gironde, était évidemment le ministre définitif qui devait gouverner un jour les relations étrangères, et qui en attendant gouvernerait d’avance sous le nom de Dumouriez.

Les Girondins avaient découvert Dumouriez dans l’obscurité d’une existence jusque-là subalterne, par l’intermédiaire de Gensonné. Gensonné avait eu Dumouriez pour collègue dans la mission que l’Assemblée constituante lui avait donnée d’aller examiner la situation des départements de l’Ouest, agités déjà par le pressentiment sourd de la guerre civile et par les premiers troubles religieux. Pendant cette mission, qui avait duré plusieurs mois, les deux commissaires avaient eu de fréquentes occasions d’échanger leurs pensées les plus intimes sur les grands événements qui agitaient en ce moment les esprits. Leurs cœurs s’étaient pénétrés. Gensonné avait reconnu avec tact dans son collègue un de ces génies retardés par les circonstances et voilés par l’obscurité de leur sort, qu’il suffit d’exposer au grand jour de l’action publique pour les faire briller de tout l’éclat dont la nature et l’étude les ont doués ; il avait senti de près aussi dans cette âme ce ressort de caractère assez fort pour porter l’action d’une révolution, assez élastique pour se plier à toutes les difficultés des affaires. En un mot, Dumouriez avait, au premier contact, exercé sur Gensonné cette séduction, cet ascendant, cet empire que la supériorité qui se dévoile et qui s’abaisse ne manque jamais d’exercer sur les esprits auxquels elle daigne se révéler.

Cette séduction, sorte de confidence du génie, était un des caractères de Dumouriez. C’est par elle qu’il conquit plus tard les Girondins, le roi, la reine, son armée, les Jacobins, Danton, Robespierre lui-même. C’est ce que les grands hommes appellent leur étoile, étoile qui marche devant eux et qui leur prépare les voies : l’étoile de Dumouriez était la séduction ; mais cette séduction elle-même n’était que l’entraînement de ses idées justes, pressées, rapides, dans l’orbite desquelles l’incroyable activité de son esprit emportait l’esprit de ceux qui l’écoutaient penser ou qui le voyaient agir. Gensonné, au retour de sa mission, avait voulu enrichir son parti de cet homme inconnu, dont il pressentait de loin la grandeur. Il présenta Dumouriez à ses amis de l’Assemblée, à Guadet, à Vergniaud, à Roland, à Brissot, à de Grave ; il leur communiqua l’étonnement et la confiance que les doubles facultés de Dumouriez, comme diplomate et comme militaire, lui avaient inspirés à lui-même. Il leur en parla comme du sauveur caché que la destinée préparait à la liberté. Il les conjura de s’attacher cet homme, qui les grandirait en grandissant par eux.

À peine eurent-ils vu Dumouriez qu’ils furent convaincus. Son esprit était électrique. Il frappait avant qu’on eût le temps de le discuter. Les Girondins le présentèrent à de Grave, de Grave au roi. Le roi lui proposa le ministère provisoire des affaires étrangères, en attendant que M. de Lessart, envoyé à la haute cour, eût démontré son innocence à ses juges et pût reprendre la place qu’il lui réservait dans son conseil. Dumouriez refusa ce rôle de ministre intermédiaire, qui l’effaçait et l’affaiblissait devant tous les partis en le rendant suspect à tous. Le roi céda, et Dumouriez fut nommé.


II

L’histoire doit s’arrêter un moment devant cet homme, qui, sans avoir pris le nom de dictateur, résuma pendant deux ans en lui seul la France expirante, et exerça sur son pays la plus incontestée des dictatures : la dictature de son génie. Dumouriez est du nombre de ces hommes qu’on ne dépeint pas seulement en les nommant, mais dont les antécédents expliquent la nature, qui ont dans le passé le secret de leur avenir, qui ont, comme Mirabeau, leur existence répandue dans deux époques, qui ont leurs racines dans deux sols, et qu’on ne connaît qu’en les détaillant.

Dumouriez, fils d’un commissaire des guerres, était né à Cambrai en 1739 ; quoique sa famille habitât le nord de la France, son sang était méridional. Sa famille, originaire d’Aix en Provence, se retrouvait tout entière dans la lumière, dans la chaleur et dans la sensibilité de sa nature ; on y sentait le ciel qui avait fécondé le génie de Mirabeau. Son père, militaire et lettré, l’éleva à la fois pour les lettres et pour la guerre. Un de ses oncles, employé au ministère des affaires étrangères, le façonna de bonne heure à la diplomatie. Esprit puissant et souple à la fois, il se prêtait également à tout ; aussi propre à l’action qu’à la pensée, il passait de l’une à l’autre avec complaisance, selon les phases de sa destinée. On sentait en lui la flexibilité du génie grec dans les temps mobiles de la démocratie d’Athènes. Ses études fortes tournèrent de bonne heure son esprit vers l’histoire, ce poëme des hommes d’action. Plutarque le nourrissait de sa mâle substance. Il se moulait sur les figures antiques dessinées à nu par cet historien, l’idéal de sa propre vie ; seulement tous les rôles de ses divers grands hommes lui allaient également. Il les prenait tour à tour et les réalisait dans ses rêves, aussi propre à reproduire en lui le voluptueux que le sage, le factieux que le patriote, Aristippe que Thémistocle, Scipion que Coriolan. Il associait à ses études les exercices de la vie militaire, se façonnait le corps aux fatigues en même temps que l’âme aux grandes pensées ; également habile à manier l’épée et intrépide à dompter le cheval. Démosthène s’était fait par la patience un organe sonore avec une langue qui bégayait. Dumouriez, avec un tempérament faible et maladif dans son enfance, se faisait un corps pour la guerre. L’activité ambitieuse de son âme avait besoin de se préparer son instrument.


III

Rebelle à la volonté de son père, qui le destinait aux bureaux de la guerre, la plume lui répugnait ; il obtint une sous-lieutenance de cavalerie. Il fit, comme aide de camp du maréchal d’Armentières, la campagne du Hanovre ; dans la retraite, il saisit un drapeau des mains d’un fuyard, rallie deux cents cavaliers autour de lui, sauve une batterie de cinq pièces de canon et couvre le passage de l’armée. Resté presque seul à l’arrière-garde, il se fait un rempart du cadavre de son cheval et blesse trois hussards ennemis. Criblé de balles et de coups de sabre, la cuisse engagée sous le corps de son cheval, deux doigts de la main droite coupés, le front déchiré, les yeux brûlés d’un coup de feu, il combat encore et ne se rend prisonnier qu’au baron de Beker, qui le sauve et le fait porter au camp des Anglais.

Sa jeunesse et sa séve le rétablissent au bout de deux mois. Destiné à se former à la victoire par l’exemple des défaites et de l’impéritie de nos généraux, il rejoint le maréchal de Soubise et le maréchal de Broglie, et il assiste aux déroutes que les Français doivent à leur envieuse rivalité.

À la paix, il va rejoindre son régiment en garnison à Saint-Lô. En passant à Pont-Audemer, il s’arrête chez une sœur de son père. Un amour passionné pour une des filles de son oncle l’y retient. Cet amour, partagé par sa cousine et favorisé par sa tante, est combattu par son père. La jeune fille désespérée se réfugie dans un couvent. Dumouriez jure de l’en arracher ; il s’éloigne ; le chagrin le saisit en route, il achète de l’opium à Dieppe, s’enferme dans sa chambre, écrit un adieu à son amante, un reproche à son père, et s’empoisonne ; la nature le sauve, le repentir le prend, il va se jeter aux genoux de son père, et se réconcilie avec lui.

À vingt-quatre ans, après sept campagnes, il ne rapportait de la guerre que vingt-deux blessures, une décoration, le grade de capitaine, une pension de six cents livres, des dettes contractées au service, et l’amour sans espoir qui rongeait son âme. Son ambition aiguillonnée par son amour lui fait chercher dans la politique cette fortune que la guerre lui refuse encore.

Il y avait alors à Paris un de ces hommes énigmatiques qui tiennent à la fois de l’intrigant et de l’homme d’État ; subalternes et anonymes, ils jouent, sous le nom d’autrui, des rôles cachés, mais importants dans les affaires. Hommes de police autant que de politique, les gouvernements qui les emploient et qui les méprisent payent leurs services non en fonctions, mais en subsides. Manœuvres de la politique, on les salarie au jour le jour ; on les lance, on les compromet, on les désavoue, quelquefois même on les emprisonne : ils souffrent tout, même la captivité et le déshonneur, pour de l’argent. Ces hommes sont des choses à vendre auxquelles leur talent et leur utilité mettent le prix : tels furent Linguet et Brissot ; tel était alors un certain Favier.

Ce Favier, employé tour à tour par M. le duc de Choiseul et par M. d’Argenson à rédiger des mémoires diplomatiques, était consommé dans la connaissance de l’Europe. Il était l’espion vigilant de tous les cabinets, il en savait les arrière-pensées, il en devinait les intrigues, il les déjouait par des contre-mines dont le ministre des affaires étrangères qui l’employait ne connaissait pas toujours le secret. Louis XV, roi de petites pensées et de petits moyens, ne dédaignait pas de mettre Favier dans la confidence des trames qu’il ourdissait contre ses propres ministres. Favier était l’intermédiaire de la correspondance politique que ce prince entretenait avec le comte de Broglie, à l’insu et contre les vues de son cabinet. Une telle confidence, soupçonnée plus que connue des ministres, un talent d’écrivain distingué, des connaissances vastes en droit public, en histoire et en diplomatie, donnaient à Favier un crédit sur l’administration et une influence sur les affaires très-supérieurs à son rôle obscur et à sa considération discréditée ; il était en quelque sorte le ministre des hautes intrigues de son temps.


IV

Dumouriez, voyant les grandes voies de la fortune fermées devant lui, résolut de s’y jeter par les voies obliques ; il s’attacha à Favier. Favier s’attacha à lui, et c’est dans ce commerce de ses premières années que Dumouriez contracta ce caractère d’aventure et de témérité qui donna toute sa vie à son héroïsme et à sa politique quelque chose d’habile comme l’intrigue et d’inconsidéré comme le coup de main. Favier l’initia aux secrets des cours, et engagea Louis XV et le duc de Choiseul à employer les talents de Dumouriez dans la diplomatie et dans la guerre à la fois.

C’était le moment où le grand patriote corse Paoli s’efforçait d’arracher son pays à la tyrannie de la république de Gênes, et d’assurer à ce peuple une indépendance dont il offrait tour à tour le patronage à l’Angleterre et à la France. Arrivé à Gênes, Dumouriez entreprend de déjouer à la fois la république, l’Angleterre et Paoli ; il se lie avec des aventuriers corses, conspire contre Paoli, fait une descente dans l’île, qu’il appelle à l’indépendance, et réussit à demi. Il se jette dans une felouque pour venir apporter au duc de Choiseul les renseignements sur la nouvelle situation de la Corse, et implorer le secours de la France. Retardé par une tempête, ballotté plusieurs semaines sur les côtes d’Afrique, il arrive trop tard à Marseille : le traité de la France avec Gênes était signé. Il descend à Paris chez son ami Favier.

Favier lui confie qu’il est chargé de rédiger un mémoire pour démontrer au roi et aux ministres la nécessité de soutenir la république de Gênes contre les indépendants corses ; que ce mémoire lui a été demandé secrètement par l’ambassadeur de Gênes et par une femme de chambre de la duchesse de Grammont, sœur favorite du duc de Choiseul, intéressée, ainsi que les frères de la du Barry, dans les fournitures de l’armée ; que cinq cents louis sont pour lui le prix de ce mémoire et du sang des Corses ; il offre une part de l’intrigue et des bénéfices à Dumouriez. Celui-ci feint d’accepter, vole chez le duc de Choiseul, lui révèle la manœuvre, en est bien accueilli, croit avoir convaincu le ministre, et se prépare à repartir pour porter aux Corses les subsides et les armes attendus. Le lendemain il trouve le ministre changé. Chassé de son audience avec des paroles outrageantes, Dumouriez se retire et passe en Espagne secrètement. Secouru par Favier, qui se contentait de l’avoir joué et qui avait pitié de sa candeur ; assisté par le duc de Choiseul, il conspire avec le ministre espagnol et l’ambassadeur de France la conquête du Portugal, dont il est chargé d’étudier militairement la topographie et les moyens de défense. Le marquis de Pombal, premier ministre de Portugal, conçoit des soupçons sur la mission de Dumouriez, et l’oblige à quitter Lisbonne. Le jeune diplomate revient à Madrid, apprend que sa cousine, captée par les religieuses de son couvent, l’abandonne et va prononcer ses vœux. Il s’attache à une autre maîtresse, jeune Française, fille d’un architecte établi à Madrid, et endort quelques années son activité dans les délices d’un amour partagé. Un ordre du duc de Choiseul le rappelle à Paris, il hésite ; son amante elle-même le décide et se sacrifie à sa fortune, comme si elle eût entendu de si loin le pressentiment de sa gloire. Il arrive à Paris ; il est nommé maréchal général des logis de l’armée française en Corse : il s’y distingue comme partout. À la tête d’un détachement de volontaires il s’empare du château de Corte, dernier asile et demeure personnelle de Paoli. Il prend pour sa part du butin la bibliothèque de cet infortuné patriote. Le choix de ces livres et les notes dont ils étaient couverts de la main de Paoli révélaient un de ces caractères qui cherchent leur analogue dans les grandes figures de l’antiquité. Dumouriez était digne de cette dépouille, puisqu’il l’appréciait au-dessus de l’or. Le grand Frédéric appelait Paoli le premier capitaine de l’Europe. Voltaire le nommait le vainqueur et le législateur de sa patrie. Les Français rougissaient de le vaincre, la fortune de l’abandonner. S’il n’affranchit pas sa patrie, il mérita d’immortaliser sa lutte. Trop grand citoyen pour un si petit peuple, il ne laissa pas une gloire à la proportion de sa patrie, mais à la proportion de ses vertus. La Corse est restée au rang des provinces conquises, mais Paoli est resté au rang des grands hommes.


V

De retour à Paris, Dumouriez y passa un an dans la société des hommes de lettres et des femmes de plaisir qui donnaient aux réunions de ce temps l’esprit et le ton d’une orgie décente. Lié d’un attachement de cœur avec une ancienne compagne de madame du Barry, il connaissait cette courtisane parvenue, que le libertinage avait élevée jusqu’au trône. Mais dévoué au duc de Choiseul, ennemi de cette maîtresse du roi, et conservant ce supplément à la vertu, chez les Français, qu’on appelle honneur, il ne prostitua pas son uniforme dans sa cour ; il rougit de voir le vieux monarque, aux revues de Fontainebleau, marcher à pied, la tête découverte, devant son armée, à côté du carrosse où cette femme étalait sa beauté et son empire. Madame du Barry s’offensa de l’oubli du jeune officier : elle devina le mépris sous l’absence. Dumouriez fut envoyé en Pologne, au même titre qu’il avait été envoyé en Portugal. Cette mission, à la fois diplomatique et militaire, était une secrète pensée du roi, conseillé par son confident, le comte de Broglie, et par Favier, l’inspirateur du comte.

C’était le moment où la Pologne opprimée et à demi occupée par les Russes, menacée par la Prusse, abandonnée par l’Autriche, essayait quelques mouvements incohérents pour renouer ses tronçons épars, et disputer du moins par lambeaux sa nationalité à ses oppresseurs : dernier soupir de la liberté d’un peuple. Le roi, qui craignait de heurter l’impératrice de Russie Catherine, de donner des prétextes d’hostilité à Frédéric et des ombrages à la cour de Vienne, voulait cependant tendre à la Pologne expirante la main de la France, mais en cachant cette main et en se réservant de la couper même s’il était nécessaire. Dumouriez fut l’intermédiaire choisi pour ce rôle, ministre secret de la France auprès des confédérés polonais, général au besoin, mais général aventurier et désavoué, pour rallier et diriger leurs efforts.

Le duc de Choiseul, indigné de l’abaissement de la France, préparait sourdement la guerre contre la Prusse et l’Angleterre. Cette diversion puissante en Pologne était nécessaire à son plan de campagne. Il donna ses instructions confidentielles à Dumouriez ; mais, renversé du ministère par les intrigues de madame du Barry et de M. d’Argenson, le duc de Choiseul fut tout à coup exilé de Versailles avant que Dumouriez fût arrivé en Pologne. La politique de la France, changeant avec le ministre, déroutait d’avance les plans de Dumouriez ; il les suivit cependant avec une ardeur et une suite dignes d’un meilleur succès. Il trouva le peuple polonais avili par la misère, l’esclavage et l’habitude du joug étranger ; il trouva les aristocrates polonais corrompus par le luxe, endormis dans les voluptés, usant en intrigues et en paroles la chaleur de leur patriotisme dans les conférences d’Épéries, qui avaient suivi la confédération de Bar. Une femme d’une beauté célèbre, d’un rang élevé, d’un génie oriental, la comtesse de Mniszek, fomentait, nouait ou dénouait ces parties diverses. Quelques orateurs patriotes y faisaient retentir vainement les derniers accents de l’indépendance. Quelques princes et quelques gentilshommes y formaient des rassemblements sans concert entre eux, qui combattaient en partisans plus qu’en citoyens, et qui se paraient d’une gloire personnelle sans influence pour le salut de la patrie. Dumouriez se servit de l’ascendant de la comtesse, s’efforça d’unir ces efforts isolés, forma une infanterie, créa une artillerie, s’empara de deux forteresses, menaça partout les Russes disséminés en corps épars sur les vastes plaines de la Pologne, aguerrit, disciplina ce patriotisme insubordonné des insurgés, et combattit avec succès Souwarow, ce général russe qui devait plus tard menacer de si près la république.

Mais le roi de Pologne Stanislas, créature couronnée de Catherine, voit le danger d’une insurrection nationale qui, en chassant les Russes, emporterait son trône. Il la paralyse en proposant aux fédérés d’adhérer lui-même à la confédération. Un d’eux, Bohucz, le dernier grand orateur de la liberté polonaise, renvoie au roi, dans un discours sublime, son perfide secours, et entraîne l’unanimité des confédérés dans le dernier parti qui reste aux opprimés, l’insurrection. Elle éclate, Dumouriez en est l’âme, il vole d’un camp à l’autre, il donne de l’unité au plan d’attaque. Cracovie, cernée, est près de tomber dans ses mains. Les Russes regagnent la frontière en désordre. Mais l’anarchie, ce fatal génie de la Pologne, dissout promptement l’union des chefs ; ils se livrent les uns les autres aux efforts réunis des Russes. Tous veulent avoir l’honneur exclusif de sauver la patrie ; ils aiment mieux la perdre que de devoir son salut à un rival. Sapieha, le principal chef, est massacré par ses nobles. Pulaski et Mickzenski, blessés, sont livrés aux Russes. Zaremba trahit sa patrie. Oginski, le dernier de ces grands patriotes, soulève la Lithuanie au moment même où la Petite-Pologne dépose les armes. Abandonné et fugitif, il s’échappe à Dantzig, et erre pendant trente ans en Europe et en Amérique, emportant seul sa patrie dans son cœur. La belle comtesse de Mniszek languit et succomba de douleur avec la Pologne. Dumouriez pleure cette héroïne, « adorée d’un pays où les femmes, dit-il, sont plus hommes que les hommes. » Il brise son épée, désespère à jamais de cette aristocratie sans peuple, et lui lance en partant le nom de nation asiatique de l’Europe.


VI

Il revient à Paris. Le roi et M. d’Argenson, pour sauver les apparences avec la Russie et avec la Prusse, le font jeter à la Bastille, ainsi que Favier ; il y passe un an à maudire l’ingratitude des cours et la faiblesse des rois, et retrouve son énergie naturelle dans la retraite et dans l’étude. Le roi change sa prison en un exil dans la citadelle de Caen. Là, Dumouriez retrouve dans un couvent la cousine qu’il avait aimée. Libre et lasse de la vie monastique, elle s’attendrit en revoyant son ancien amant. Il l’épouse. Il est nommé commandant de Cherbourg. Son génie actif s’exerce contre les éléments comme il s’était exercé contre les hommes. Il conçoit le plan de ce port militaire, qui devait emprisonner une mer orageuse dans un bassin de granit, et donner à la marine française une halte sur la Manche. Il passe ainsi quinze ans de sa vie dans un intérieur domestique troublé par l’humeur et par la dévotion chagrine de sa femme, dans des études militaires assidues mais sans application, et dans les dissipations de la société philosophique et voluptueuse de son temps.

La Révolution qui s’approche le trouve indifférent à ses principes, préparé à ses vicissitudes. La justesse de son esprit lui a fait d’un coup d’œil mesurer la portée des événements. Il comprend vite qu’une révolution dans les idées doit emporter les institutions, à moins que ces institutions ne se moulent sur les idées nouvelles ; il se donne sans enthousiasme à la constitution, il désire le maintien du trône, il ne croit pas à la république, il pressent un changement de dynastie, on l’accuse même de le méditer. L’émigration, en décimant les hauts grades de l’armée, lui fait place ; il est nommé général par ancienneté. Il se tient dans une mesure ferme et habile, à égale distance du trône et du peuple, du contre-révolutionnaire et du factieux, prêt à passer avec l’opinion à la cour ou à la nation, selon l’événement. Il s’approche tour à tour, comme pour tâter la force naissante de Mirabeau et de Montmorin, du duc d’Orléans et des Jacobins, de La Fayette et des Girondins. Dans ses divers commandements, pendant ces jours de crise, il maintient la discipline par sa popularité, il transige avec le peuple insurgé, et se met à la tête des mouvements pour les contenir. Le peuple le croit tout à sa cause, le soldat l’adore ; il déteste l’anarchie, mais il flatte les démagogues. Il applique avec bonheur à sa fortune populaire ces manéges habiles dont Favier lui a appris l’art. Il voit dans la Révolution une héroïque intrigue. Il manœuvre son patriotisme comme il aurait manœuvré ses bataillons sur un champ de bataille. Il voit venir la guerre avec ivresse, il sait d’avance le métier des héros. Il pressent que la Révolution, désertée par la noblesse et attaquée par l’Europe entière, aura besoin d’un général tout formé pour diriger les efforts désordonnés des masses qu’elle soulève. Il lui prépare ce chef. La longue subalternité de son génie le fatigue. À cinquante-six ans il a le feu de ses premières années avec le sang-froid de l’âge ; son oracle, c’est l’ardeur de parvenir : l’élan de son âme vers la gloire est d’autant plus rapide qu’il a plus de temps perdu derrière lui. Son corps, fortifié par les climats et par les voyages, se prête comme un instrument passif à son activité ; tout était jeune en lui, excepté la date de sa vie. Ses années étaient dépensées, non sa force. Il avait la jeunesse de César, l’impatience de sa fortune et la certitude de l’atteindre : vivre, pour les grands hommes, c’est grandir ; il n’avait pas vécu, car il n’avait pas assez grandi.


VII

Dumouriez était de cette stature moyenne du soldat français qui porte gracieusement l’uniforme, légèrement le sac, vivement le sabre ou le fusil ; à la fois leste et solide, son corps avait l’aplomb de ces statues de guerriers qui reposent sur leurs muscles tendus, mais qui semblent prêtes à marcher. Son attitude était confiante et fière ; tous ses mouvements étaient prompts comme son esprit. Il maniait aussi vivement la baïonnette du simple soldat que l’épée du général. Sa tête, un peu rejetée en arrière, était bien détachée des épaules. Ses fiers mouvements de tête le grandissaient sous son panache tricolore. Son front était élevé, bien modelé, serré des tempes. Ses angles saillants et bien détachés annonçaient la sensibilité de l’âme sous les délicatesses de l’intelligence et les finesses du tact ; ses yeux étaient noirs, larges, noyés de feu ; ses longs cils en relevaient l’éclat ; son nez et l’ovale de sa figure étaient de ce type aquilin qui révèle les races ennoblies par la guerre et par l’empire ; sa bouche, entr’ouverte et gracieuse, était presque toujours souriante ; aucune tension des lèvres ne trahissait l’effort de ce caractère souple et de cet esprit dispos qui jouait avec les difficultés et tournait les obstacles ; son menton, relevé et prononcé, portait son visage comme sur un socle ferme et carré ; l’expression habituelle de sa figure était une gaieté sereine et communicative. On sentait que nul poids d’affaires n’était lourd pour lui, et qu’il conservait toujours assez de liberté d’esprit pour plaisanter avec la bonne ou avec la mauvaise fortune. Il traitait gaiement la politique, la guerre et le gouvernement. Le son de sa voix était vibrant, sonore, mâle : on l’entendait par-dessus le bruit du tambour et le froissement des baïonnettes. Son éloquence était directe, spirituelle, inattendue ; elle frappait et éblouissait comme l’éclair ; ses mots rayonnaient dans le conseil, dans les confidences et dans l’intimité : cette éloquence s’attendrissait et s’insinuait comme celle d’une femme. Il était persuasif, car son âme, mobile et sensible, avait toujours dans l’accent la vérité de l’impression du moment. Passionné pour les femmes et très-accessible à l’amour, leur commerce avait communiqué à son âme quelque chose de la plus belle vertu de ce sexe, la pitié. Il ne savait pas résister aux larmes : celles de la reine en auraient fait un séide du trône ; il n’y avait pas de fortune ou d’opinion qu’il n’eût sacrifiée à un mouvement de générosité : sa grandeur d’âme n’était pas du calcul, c’était avant tout du sentiment. Quant aux principes politiques, il n’en avait pas ; la Révolution pour lui n’était qu’un beau drame propre à fournir une grande scène à ses facultés et un rôle à son génie. Grand homme au service des événements, si la Révolution ne l’eût pas choisi pour son général et pour son sauveur, il eût été tout aussi bien le général et le sauveur de la coalition. Dumouriez n’était pas le héros d’un principe, c’était le héros de l’occasion.


VIII

Les nouveaux ministres se réunirent chez madame Roland, l’âme du ministère girondin ; Duranton, Lacoste, Cahier-Gerville, y reçurent passivement l’impulsion des hommes dont ils n’étaient que les prête-noms dans le conseil. Dumouriez affecta comme eux, les premiers jours, une pleine condescendance aux intérêts et aux volontés de ce parti. Ce parti, personnifié chez Roland dans une femme jeune, belle, éloquente, devait avoir pour le général un attrait de plus. Il espéra le dominer en dominant le cœur de cette femme. Il déploya pour elle tout ce que son caractère avait de souplesse, sa nature de grâce, son génie de séductions. Mais madame Roland avait contre les séductions de l’homme de guerre un préservatif que Dumouriez n’était pas accoutumé à rencontrer dans les femmes qu’il avait aimées : une vertu austère et une conviction forte. Il n’y avait qu’un moyen de capter l’admiration de madame Roland, c’était de la surpasser en dévouement patriotique. Ces deux caractères ne pouvaient se rencontrer sans se faire contraste ni se comprendre sans se mépriser. Pour Dumouriez, madame Roland ne fut bientôt qu’une fanatique revêche ; pour madame Roland, Dumouriez ne fut plus tard qu’un homme léger et présomptueux ; elle lui trouvait dans le regard, dans le sourire et dans le ton une audace de succès envers son sexe qui trahissait les mœurs libres des femmes au milieu desquelles il avait vécu et qui offensait son austérité. Il y avait plus du courtisan que du patriote dans Dumouriez. Cette aristocratie française des manières déplaisait à l’humble fille du graveur ; elle lui rappelait peut-être sa condition inférieure et les humiliations de son enfance à Versailles. Son idéal n’était pas le militaire, c’était le citoyen ; une âme républicaine était la seule séduction qui pût conquérir son amour. De plus, elle s’aperçut, dès le premier coup d’œil, que cet homme était trop ambitieux pour passer longtemps sous le niveau de son parti ; elle soupçonna son génie sous ses complaisances, et son ambition sous sa bonhomie. « Prends garde à cet homme, dit-elle à son mari après la première entrevue ; il pourrait bien cacher un maître sous un collègue, et chasser du conseil ceux qui l’y ont introduit. »


IX

Roland, trop heureux d’être au pouvoir, n’entrevoyait pas de si loin la disgrâce ; il rassurait sa femme et se fiait de plus en plus à la feinte admiration de Dumouriez pour lui. Il se croyait l’homme d’État du conseil. Sa vanité satisfaite le rendait crédule aux avances de Dumouriez, et l’attendrissait même pour le roi. À son entrée au ministère, Roland avait affecté sous son costume l’âpreté de ses principes, et dans ses manières la rudesse de son républicanisme. Il s’était présenté aux Tuileries en habit noir, en chapeau rond, en souliers sans boucles et tachés de poussière ; il voulait montrer en lui l’homme du peuple entrant au palais dans le simple habit du citoyen et affrontant l’homme du trône. Cette insolence muette devait, selon lui, flatter la nation et humilier le roi ; les courtisans s’en étaient indignés, le roi en avait gémi, Dumouriez en avait ri. « Ah ! tout est perdu, en effet, messieurs ! avait-il dit aux courtisans ; puisqu’il n’y a plus d’étiquette, il n’y a plus de monarchie ! » Cette plaisanterie avait emporté à la fois toute la colère de la cour et tout l’effet de la prétention lacédémonienne de Roland.

Le roi ne s’apercevait plus de l’inconvenance, et traitait Roland avec cette cordialité qui lui ouvrait les cœurs. Les nouveaux ministres s’étonnaient de se sentir confiants et émus en présence du monarque. Entrés ombrageux et républicains à la séance du conseil, ils en sortaient presque royalistes.

« Le roi n’est pas connu, disait Roland à sa femme ; prince faible, c’est le meilleur des hommes ; ce ne sont pas les bonnes intentions qui lui manquent, ce sont les bons conseils ; il n’aime pas l’aristocratie, et il a des entrailles pour le peuple ; il est né peut-être pour servir de transaction entre la république et la monarchie. En lui rendant la constitution douce, nous la lui ferons aimer ; sa popularité, qu’il reconquerra par son abandon à nos conseils, nous rendra à nous-mêmes le gouvernement facile. Sa nature est si bonne que le trône n’a pu le corrompre ; il est aussi loin d’être l’imbécile abruti qu’on expose à la risée du peuple, que l’homme sensible et accompli que ses courtisans veulent faire adorer en lui ; son esprit, sans être supérieur, est étendu et réfléchi ; dans un état obscur son mérite aurait suffi à sa destinée ; il a des connaissances diverses et profondes, il connaît les affaires par les détails, il traite avec les hommes avec cette habileté simple mais persuasive que donne aux rois la nécessité précoce de gouverner leurs impressions ; sa mémoire prodigieuse lui rappelle toujours à propos les choses, les noms, les visages ; il aime le travail et lit tout ; il n’est jamais un moment oisif ; père tendre, modèle des époux, cœur chaste, il a éloigné tous les scandales qui salissaient la cour de ses prédécesseurs ; il n’aime que la reine, et sa condescendance, quelquefois funeste pour sa politique, n’est du moins que la faiblesse d’une vertu. S’il fût né deux siècles plus tôt, son règne paisible eût été compté au nombre des années heureuses de la monarchie. Les circonstances paraissent avoir agi sur son esprit. La Révolution l’a convaincu de sa nécessité, il faut le convaincre de sa possibilité. Entre nos mains le roi peut la servir mieux qu’aucun autre citoyen du royaume ; en éclairant ce prince nous pouvons être fidèles à la fois à ses vrais intérêts et à ceux de la nation : il faut que le roi et la Révolution ne fassent qu’un en nous. »


X

Ainsi parlait Roland dans le premier éblouissement du pouvoir : sa femme l’écoutait, le sourire de l’incrédulité sur les lèvres ; son regard plus ferme avait mesuré du premier coup d’œil une carrière plus vaste et un but plus décisif que cette transaction timide et transitoire entre une royauté dégradée et une révolution incomplète. Il lui en aurait trop coûté de renoncer à l’idéal de son âme ardente : tous ses vœux tendaient à la république ; tous ses actes, toutes ses paroles, tous ses soupirs devaient à son insu y pousser son mari et ses amis.

« Défie-toi de la perfidie de tous et surtout de ta propre vertu, répondait-elle au faible et orgueilleux Roland ; tu vis dans ce monde des cours où tout n’est qu’apparence, et où les surfaces les plus polies cachent les combinaisons les plus sinistres. Tu n’es qu’un bourgeois honnête égaré parmi ces courtisans, une vertu en péril au milieu de tous ces vices ; ils parlent notre langue et nous ne savons pas la leur : comment ne nous tromperaient-ils pas ? Louis XVI, d’une race abâtardie, sans élévation dans l’esprit, sans énergie dans la volonté, s’est laissé garrotter dans sa jeunesse par des préjugés religieux qui ont encore rapetissé son âme ; entraîné par une reine étourdie qui joint à l’insolence autrichienne l’ivresse de la beauté et du rang suprême, ce prince, aveuglé d’un côté par les prêtres et de l’autre par l’amour, tient au hasard les rênes flottantes d’un empire qui lui échappe ; la France, épuisée d’hommes, ne lui suscite, ni dans Maurepas, ni dans Necker, ni dans Calonne, un ministre capable de le diriger ; l’aristocratie est stérilisée, elle ne produit plus que des scandales : il faut que le gouvernement se retrempe dans une couche plus saine et plus profonde de la nation ; le temps de la démocratie est venu, pourquoi le retarder ? Vous êtes ses hommes, ses vertus, ses caractères, ses lumières ; la Révolution est derrière vous, elle vous salue, elle vous pousse, et vous la livreriez confiante et abusée au premier sourire d’un roi, parce qu’il a la bonhomie d’un homme du peuple ! Non, Louis XVI, à demi détrôné par la nation, ne peut aimer la constitution qui l’enchaîne ; il peut feindre de caresser ses fers, mais chacune de ses pensées aspire au moment de les secouer. Sa seule ressource aujourd’hui est de protester de son attachement à la Révolution et d’endormir les ministres que la Révolution charge de surveiller de près ses trames ; mais cette feinte est la dernière et la plus dangereuse des conspirations du trône. La constitution est la déchéance de Louis XVI, et les ministres patriotes sont ses surveillants ; il n’y a pas de grandeur abattue qui aime sa déchéance, il n’y a pas d’homme qui aime son humiliation : crois à la nature humaine, Roland, elle seule ne trompe jamais, et défie-toi des cours ; ta vertu est trop haute pour voir les piéges que les courtisans sèment sous tes pas. »


XI

Un tel langage ébranlait Roland. Brissot, Condorcet, Vergniaud, Gensonné, Guadet, Buzot surtout, ami et confident plus intime de madame Roland, fortifiaient dans les réunions du soir la défiance du ministre. Il s’armait dans leurs entretiens de nouveaux ombrages. Il entrait au conseil avec un sourcil plus froncé et un stoïcisme plus implacable ; le roi le désarmait par sa franchise, Dumouriez le décourageait par sa gaieté, le pouvoir l’amollissait par son prestige. Il atermoyait avec les deux grandes difficultés du moment, la double sanction à obtenir du roi pour les décrets qui répugnaient le plus à son cœur et à sa conscience, le décret contre les émigrés et le décret contre les prêtres non assermentés ; enfin il atermoyait avec la guerre.

Pendant cette tergiversation de Roland et de ses collègues, Dumouriez s’emparait du roi et de la faveur publique, tant le secret de sa conduite était dans le mot qu’il avait dit peu de temps auparavant à M. de Montmorin dans une conférence secrète avec ce ministre : « Si j’étais roi de France, je déjouerais tous les partis en me plaçant à la tête de la Révolution. »

Ce mot contenait la seule politique qui pût sauver Louis XVI. Dans un temps de révolution, tout roi qui n’est pas révolutionnaire est inévitablement écrasé entre les deux partis ; un roi neutre ne règne plus, un roi pardonné abaisse le trône, un roi vaincu par son peuple n’a pour refuge que l’exil ou l’échafaud. Dumouriez sentait qu’il fallait avant tout convaincre le roi de son attachement intime à sa personne, le mettre dans la confidence et pour ainsi dire dans la complicité du rôle patriotique qu’il se proposait de jouer ; se faire l’intermédiaire secret entre les volontés du monarque et les exigences du conseil, et dominer ainsi le roi par son influence sur les Girondins, les Girondins par son influence sur le roi ; ce rôle de favori du malheur et de protecteur d’une reine persécutée plaisait à son ambition comme à son cœur. Militaire, diplomate, gentilhomme, il y avait dans son âme un tout autre sentiment pour la royauté dégradée que le sentiment de jalousie satisfaite qui éclatait dans l’âme des Girondins. Le prestige du trône existait pour Dumouriez ; le prestige de la liberté existait seul pour les Girondins. Cette nuance, révélée dans l’attitude, dans le langage, dans le geste, ne pouvait pas échapper longtemps à l’observation de Louis XVI. Les rois ont le tact double, l’infortune le rend plus délicat ; les malheureux sentent la pitié dans un regard : c’est le seul hommage qu’il leur soit permis de recevoir ; ils en sont d’autant plus jaloux. Dans un entretien secret, le roi et Dumouriez se révélèrent l’un à l’autre.


XII

Les apparences turbulentes de Dumouriez dans ses commandements de Normandie, l’amitié de Gensonné, la faveur des Jacobins pour lui, avaient prévenu Louis XVI contre son nouveau ministre. Le ministre, de son côté, s’attendait à trouver dans le roi un esprit rebelle à la constitution, un cœur aigri par les outrages du peuple, un esprit borné par la routine, un caractère violent, un extérieur brusque, une parole impérieuse et blessante pour ceux qui l’approchaient. C’était le portrait travesti de cet infortuné prince. Pour le faire haïr de la nation, il fallait le défigurer.

Dumouriez trouva en lui ce jour-là, et durant les trois mois de son ministère, un esprit juste, un cœur ouvert à tous les sentiments bienveillants, une politesse affectueuse, une longanimité et une patience qui défiaient les calamités de sa situation. Seulement une timidité extrême, résultat de la longue retraite où Louis XV avait séquestré la jeunesse de ce prince, comprimait les élans de son cœur, et donnait à son langage et à ses rapports avec les hommes une sécheresse et un embarras qui lui enlevaient la grâce de ses qualités. D’un courage réfléchi et impassible, il parla souvent à Dumouriez de sa mort comme d’un événement probable et fatal, dont la perspective n’altérait point sa sérénité et ne l’empêcherait pas d’accomplir jusqu’au terme son devoir de père et de roi.

« Sire, lui dit Dumouriez en l’abordant avec cet attendrissement chevaleresque que la compassion ajoute au respect, et avec cette physionomie où le cœur parle plus que le langage lui-même, vous êtes revenu des préventions qu’on vous avait données contre moi. Vous m’avez fait ordonner par M. de Laporte d’accepter le poste que j’avais refusé. — Oui, dit le roi. — Eh bien, je viens me dévouer tout entier à votre service, à votre salut. Mais le rôle de ministre n’est plus le même qu’autrefois. Sans cesser d’être le serviteur du roi, je suis l’homme de la nation. Je vous parlerai toujours le langage de la liberté et de la constitution. Souffrez que, pour mieux vous servir, je me renferme en public et au conseil dans ce que mon rôle a de constitutionnel, et que j’évite tous les rapports qui sembleraient révéler l’attachement personnel que j’ai pour vous. Je romprai à cet égard toutes les étiquettes ; je ne vous ferai point ma cour ; au conseil, je contrarierai vos goûts ; je nommerai pour représenter la France à l’étranger des hommes dévoués à la nation. Quand votre répugnance à mon choix sera invincible et motivée, j’obéirai ; si cette répugnance va jusqu’à compromettre le salut de la patrie et le vôtre, je vous supplierai de me permettre de me retirer et de me nommer un successeur. Pensez aux dangers terribles qui assiégent votre trône. Il faut le raffermir sur la confiance de la nation dans la sincérité de votre attachement à la Révolution. C’est une conquête qu’il dépend de vous de faire. J’ai préparé quatre dépêches dans ce sens aux ambassadeurs. J’y parle un langage inusité dans les rapports des cours entre elles, le langage d’une nation offensée et résolue. Je les lirai ce matin devant vous au conseil. Si vous approuvez mon travail, je continuerai à parler ainsi et j’agirai dans le sens de mes paroles ; sinon, mes équipages sont prêts, et, ne pouvant vous servir dans vos conseils, j’irai où mes goûts et mes études de trente ans m’appellent, servir ma patrie dans les armées. »

Le roi, étonné et attendri, lui dit : « J’aime votre franchise, je sais que vous m’êtes attaché, j’attends tout de vos services. On m’avait donné bien des impressions contre vous, ce moment les efface. Allez, et faites selon votre cœur et selon les intérêts de la nation, qui sont les miens. » Dumouriez se retira, mais il savait que la reine, adorée de son mari, tenait la politique du roi dans la passion et dans la mobilité de son âme. Il désirait et redoutait à la fois une entrevue avec cette princesse. Un mot d’elle pouvait accomplir ou déjouer l’entreprise hardie qu’il osait former de réconcilier le roi avec la nation.


XIII

La reine fit appeler le général dans ses appartements les plus reculés : Dumouriez la trouva seule, les joues animées par l’émotion d’une lutte intérieure et se promenant vivement dans la chambre, comme quelqu’un à qui l’agitation de ses pensées commande le mouvement du corps. Dumouriez alla se placer en silence au coin de la cheminée dans l’attitude du respect et de la douleur que la présence d’une princesse si auguste, si belle et si misérable lui inspira. Elle vint à lui d’un air majestueux et irrité.

« Monsieur, lui dit-elle avec cet accent qui révèle à la fois le ressentiment de l’infortune et le mépris du sort, vous êtes tout-puissant en ce moment, mais c’est par la faveur du peuple, qui brise bien vite ses idoles. » Elle n’attendit pas la réponse et continua : « Votre existence dépend de votre conduite. On dit que vous avez beaucoup de talents. Vous devez juger que ni le roi ni moi ne pouvons souffrir toutes ces nouveautés de la constitution. Je vous le déclare franchement. Ainsi prenez votre parti. — Madame, répondit Dumouriez confondu, je suis atterré de la dangereuse confidence que vient de me faire Votre Majesté ; je ne la trahirai pas ; mais je suis entre le roi et la nation, et j’appartiens à ma patrie. Laissez-moi, continua-t-il avec une instance respectueuse, vous représenter que le salut du roi, le vôtre, celui de vos enfants, le rétablissement même de l’autorité royale, sont attachés à la constitution. Vous êtes entourés d’ennemis qui vous sacrifient à leurs propres intérêts. La constitution seule peut, en s’affermissant, vous couvrir et faire le bonheur et la gloire du roi. — Cela ne durera pas, prenez garde a vous ! » répliqua la reine avec un regard d’irritation et de menace. Dumouriez crut voir dans ce regard et entendre dans ce mot une allusion à des dangers personnels et une insinuation à la peur. « J’ai plus de cinquante ans, madame, reprit-il à voix basse et avec un accent où la fermeté du soldat s’unissait à l’attendrissement de l’homme, j’ai traversé bien des périls dans ma vie ; en acceptant le ministère, j’ai bien compris que ma responsabilité n’était pas le plus grand de mes dangers. — Ah ! s’écria la reine avec un geste d’horreur, il ne me manquait plus que cette calomnie et cet opprobre ; vous semblez croire que je suis capable de vous faire assassiner ! » Des larmes d’indignation lui coupèrent la voix. Dumouriez, aussi ému que la reine, rejeta loin de lui cette odieuse interprétation donnée à sa réponse. « Dieu me préserve, madame, de vous faire une si grave injure ! Votre âme est grande et noble, et l’héroïsme que vous avez montré dans tant de circonstances m’a pour jamais attaché à vous. » Elle fut calmée en un moment, et appuya sa main sur le bras de Dumouriez en signe de réconciliation.

Le ministre profita de ce retour de sérénité et de confiance pour donner à Marie-Antoinette les conseils dont l’émotion de ses traits et de sa voix attestait assez la sincérité. « Croyez-moi, madame, je n’ai aucun intérêt à vous tromper, j’abhorre autant que vous l’anarchie et ses crimes ; mais j’ai de l’expérience, je vis au milieu des partis, je suis mêlé aux opinions, je touche au peuple, je suis mieux placé que Votre Majesté pour juger la portée et la direction des événements. Ceci n’est pas un mouvement populaire comme vous semblez le croire, c’est l’insurrection presque unanime d’une grande nation contre un ordre de choses invétéré et en décadence. De grandes factions attisent l’incendie, il y a dans toutes des scélérats et des fous. Je ne vois, moi, dans la Révolution, que le roi et la nation. Ce qui tend à les séparer les perd tous les deux. Je veux les réunir. C’est à vous de m’aider. Si je suis un obstacle à vos desseins et si vous y persistez, dites-le-moi, à l’instant je me retire et je vais dans la retraite gémir sur le sort de ma patrie et sur le vôtre. » La reine fut attendrie et convaincue. La franchise de Dumouriez lui plut et l’entraîna. Ce cœur de soldat lui répondait des paroles de l’homme d’État. Ferme, brave, héroïque, elle aimait mieux cette épée dans le conseil du roi que ces politiques et ces orateurs à langue dorée, mais pliant à tous les vents de l’opinion ou de la sédition. Une confiance intime s’établit entre la reine et le général.

La reine fut fidèle quelque temps à ses promesses. Les outrages répétés du peuple la rejetèrent malgré elle dans la colère et dans la conspiration. « Voyez ! disait-elle un jour au roi devant Dumouriez en montrant de la main la cime des arbres des Tuileries ; prisonnière dans ce palais, je n’ose me mettre à ma fenêtre du côté du jardin. La foule, qui stationne et qui épie jusqu’à mes larmes, me hue quand j’y parais. Hier, pour respirer, je me suis montrée à la fenêtre du côté de la cour, un canonnier de garde m’a apostrophée d’une injure infâme… « Que j’aurais de plaisir, a-t-il ajouté, à voir ta tête au bout de ma baïonnette !… » Dans cet affreux jardin on voit, d’un côté, un homme monté sur une chaise, vociférant les injures les plus odieuses contre nous et menaçant du geste les habitants du palais ; de l’autre côté, un militaire ou un prêtre que la foule ameutée traîne au bassin en les accablant de coups et d’outrages. Pendant ce temps-là et à deux pas de ces scènes sinistres, d’autres jouent au ballon et se promènent tranquillement dans les allées. Quel séjour ! quelle vie ! quel peuple ! » Dumouriez ne pouvait que gémir avec la famille royale et conseiller la patience. Mais la patience des victimes est plus tôt lasse que la cruauté des bourreaux. Pouvait-on de bonne foi demander qu’une princesse courageuse, fière, nourrie de l’adoration de sa cour et du monde, aimât dans la Révolution l’instrument de ses humiliations et de ses supplices, et vît dans ce peuple indifférent ou cruel une nation digne de l’empire et de la liberté ?


XIV

Ses mesures prises avec la cour, Dumouriez n’hésita pas à franchir tout l’espace qui séparait le roi du parti extrême et à jeter le gouvernement en plein patriotisme. Il fit les avances aux Jacobins et se présenta hardiment à leur séance du lendemain. La salle était pleine, Dumouriez frappe les tribunes d’étonnement et de silence par son apparition. Sa figure martiale et l’impétuosité de sa démarche lui gagnent d’avance la faveur de l’assemblée. Nul ne soupçonne que tant d’audace cache tant de ruse. On ne voit en lui qu’un ministre qui se donne au peuple, et les cœurs s’ouvrent pour le recevoir.

C’était le moment où le bonnet rouge, symbole des opinions les plus extrêmes, espèce de livrée du peuple portée par ses démagogues et ses flatteurs, venait d’être adopté par la presque unanimité des Jacobins. Ce signe, comme beaucoup de signes semblables que les révolutions prennent de la main du hasard, était un mystère pour ceux mêmes qui le portaient. On l’avait vu arboré pour la première fois le jour du triomphe des soldats de Châteauvieux. Les uns disaient qu’il était la coiffure des galériens, infâme jadis, glorieuse depuis qu’elle avait couvert le front de ces martyrs de l’insurrection ; on ajoutait que le peuple avait voulu purifier de toute infamie cette coiffure en la portant avec eux. Les autres y voyaient le bonnet phrygien, symbole d’affranchissement pour les esclaves.

Le bonnet rouge, dès le premier jour, avait été un sujet de dispute et de division parmi les Jacobins. Les exaltés s’en couvraient, les modérés et les penseurs s’abstenaient encore. Dumouriez n’hésite pas. Il monte à la tribune, il place sur ses cheveux ce signe du patriotisme, il prend l’uniforme du parti le plus prononcé. Cette éloquence muette, mais significative, fait éclater l’enthousiasme dans tous les rangs. « Frères et amis, dit Dumouriez, tous les moments de ma vie vont être consacrés à faire la volonté du peuple et à justifier le choix du roi constitutionnel. Je porterai, dans les négociations toutes les forces d’un peuple libre, et ces négociations produiront sous peu une paix solide ou une guerre décisive. (On applaudit.) Si nous avons cette guerre, je briserai ma plume politique et je prendrai mon rang dans l’armée pour triompher ou mourir libre avec mes frères ! Un grand fardeau pèse sur moi ! Frères, aidez-moi à le porter. J’ai besoin de conseils. Faites-les-moi passer par vos journaux. Dites-moi la vérité, les vérités les plus dures ! Mais repoussez la calomnie et ne rebutez pas un citoyen que vous connaissez sincère et intrépide, et qui se dévoue à la cause de la Révolution et de la nation ! »

Le président répondit au ministre que la société se faisait gloire de le compter parmi ses frères. Ces mots soulevèrent un murmure. Ce murmure fut étouffé par les acclamations qui suivirent Dumouriez à sa place. On demanda l’impression des deux discours. Legendre s’y opposa sous prétexte d’économie : il fut hué par les tribunes. « Pourquoi ces honneurs inusités et cette réponse du président au ministre, dit Collot-d’Herbois. S’il vient ici comme ministre, il n’y a rien à lui répondre. S’il vient comme affilié et comme frère, il ne fait que son devoir, il se met au niveau de nos opinions. Il n’y a qu’une réponse à faire : qu’il agisse comme il a parlé ! » Dumouriez lève la main et fait le geste des paroles de Collot-d’Herbois.

Robespierre se lève, sourit sévèrement à Dumouriez et parle ainsi : « Je ne suis point de ceux qui croient qu’il est absolument impossible qu’un ministre soit patriote, et même j’accepte avec plaisir les présages que M. Dumouriez nous donne. Quand il aura vérifié ces présages, quand il aura dissipé les ennemis armés contre nous par ses prédécesseurs et par les conjurés qui dirigent encore aujourd’hui le gouvernement malgré l’expulsion de quelques ministres, alors, seulement alors, je serai disposé à lui décerner les éloges dont il sera digne, et même alors je ne penserai point que tout bon citoyen de cette société ne soit pas son égal. Le peuple seul est grand, seul respectable à mes yeux ! les hochets de la puissance ministérielle s’évanouissent devant lui. C’est par respect pour le peuple, pour le ministre lui-même, que je demande que l’on ne signale pas son entrée ici par des hommages qui attesteraient la déchéance de l’esprit public. Il nous demande des conseils aux ministres. Je promets pour ma part de lui en donner qui seront utiles à eux et à la chose publique. Aussi longtemps que M. Dumouriez, par des preuves de patriotisme, et surtout par des services réels rendus à la patrie, prouvera qu’il est le frère des bons citoyens et le défenseur du peuple, il n’aura ici que des soutiens. Je ne redoute pour cette société la présence d’aucun ministre, mais je déclare qu’à l’instant où un ministre y aurait plus d’ascendant qu’un citoyen, je demanderais son ostracisme. Il n’en sera jamais ainsi ! »

Robespierre descend. Dumouriez se jette dans ses bras. L’assemblée se lève, les tribunes scellent de leurs applaudissements ces embrassements fraternels. On y voit l’augure de l’union du pouvoir et du peuple. Le président Doppet lit, le bonnet rouge sur la tête, une lettre de Pétion à la société sur la nouvelle coiffure adoptée par les patriotes. Pétion s’y prononce contre ce signe superflu de civisme. « Ce signe, dit-il, au lieu d’accroître votre popularité, effarouche les esprits et sert de prétexte à des calomnies contre vous. Le moment est grave, les démonstrations du patriotisme doivent être graves comme le temps. Ce sont les ennemis de la Révolution qui la poussent à ces frivolités pour avoir le droit de l’accuser ensuite de légèreté et d’inconséquence. Ils donnent ainsi au patriotisme les apparences d’une faction. Ces signes divisent ceux qu’il faut rallier. Quelle que soit la vogue qui les conseille aujourd’hui, ils ne seront jamais universellement adoptés. Tel homme passionné pour le bien public sera très-indifférent à un bonnet rouge. Sous cette forme, la liberté ne sera ni plus belle ni plus majestueuse ; mais les signes mêmes dont vous la parez serviront de prétexte aux divisions entre ses enfants. Une guerre civile commençant par le sarcasme et finissant par du sang versé peut s’engager pour une manifestation ridicule. Je livre ces idées à vos réflexions. »


XV

Pendant la lecture de cette lettre, le président, homme timoré et qui pressentait dans les conseils de Pétion la volonté de Robespierre, avait subrepticement fait disparaître de son front le signe répudié. Les membres de la société imitaient un à un son exemple. Robespierre, qui seul n’avait jamais adopté ce hochet de la mode, et avec lequel la lettre de Pétion avait été concertée, monte à la tribune et dit : « Je respecte comme le maire de Paris tout ce qui est l’image de la liberté, mais nous avons un signe qui nous rappelle sans cesse le serment de vivre libres ou de mourir, et ce signe, le voilà. (Il montre sa cocarde.) En déposant le bonnet rouge, les citoyens qui l’avaient pris par un louable patriotisme ne perdront rien. Les amis de la Révolution continueront à se reconnaître au signe de la raison et de la vertu ! Ces emblèmes seuls sont à nous, tous les autres peuvent être imités par les aristocrates et par les traîtres ! Je vous rappelle au nom de la France à l’étendard qui seul impose à ses ennemis ! Ne conservons que la cocarde et le drapeau sous lequel est née la constitution. »

Le bonnet rouge disparut dans la salle. Mais la voix même de Robespierre et la résolution des Jacobins ne purent arrêter l’élan qui avait porté ce signe de l’égalité vengeresse sur toutes les têtes. Le soir même où il était répudié aux Jacobins, on l’inaugurait sur les théâtres. Le buste de Voltaire, destructeur des préjugés, fut coiffé du bonnet phrygien, aux applaudissements des spectateurs. Le bonnet rouge et la pique devinrent l’un l’uniforme, l’autre l’arme du soldat citoyen. Les Girondins, qui répugnèrent à ce signe tant qu’il leur parut la livrée de Robespierre, commencèrent à l’excuser dès que Robespierre l’eut repoussé. Brissot lui-même, en rendant compte de cette séance, donne un regret à ce symbole, parce que, adopté, dit-il, par la partie la plus indigente du peuple, il devenait l’humiliation de la richesse et l’effroi de l’aristocratie. » La division de ces deux hommes s’élargissait tous les jours, et il n’y avait assez de place ni aux Jacobins, ni à l’Assemblée, ni au pouvoir, pour ces deux ambitions qui se disputaient la dictature de l’opinion.

La nomination des ministres faite tout entière sous l’influence des Girondins, les conseils tenus chez madame Roland, la présence de Brissot, de Guadet, de Vergniaud, aux délibérations des ministres, leurs amis élevés à tous les emplois, servaient tout bas de texte aux objurgations des Jacobins exaltés. On appelait ces Jacobins Montagnards, par allusion aux bancs élevés de l’Assemblée où siégeaient les amis de Robespierre et de Danton. « Souvenez-vous, disaient-ils, de la sagacité de Robespierre, presque semblable au don de la prophétie, quand, répondant à Brissot, qui attaquait l’ancien ministre de Lessart, il lançait au chef girondin cette allusion si tôt justifiée : « Pour moi qui ne spécule le ministère ni pour moi ni pour mes amis… » De leur côté, les journaux girondins couvraient d’opprobre cette poignée de calomniateurs et de petits tyrans qui ressemblaient à Catilina par ses crimes, s’ils ne lui ressemblaient par son courage. Ainsi commençait la guerre, par l’injure.

Le roi cependant, une fois son ministère complété, écrivit à l’Assemblée une lettre plus semblable à une abdication entre les mains de l’opinion qu’à l’acte constitutionnel d’un pouvoir libre. Cette résignation humiliée était-elle un signe de servitude, d’abaissement et de contrainte fait du haut du trône aux puissances armées, pour qu’elles comprissent qu’il n’était plus libre, et ne vissent plus en lui que l’automate couronné des Jacobins ? Voici cette lettre :


« Profondément touché des désordres qui affligent la France et du devoir que m’impose la constitution de veiller au maintien de l’ordre et de la tranquillité publique, je n’ai cessé d’employer tous les moyens qu’elle met en mon pouvoir pour faire exécuter les lois. J’avais choisi pour mes premiers agents des hommes que l’honnêteté de leurs principes et de leurs opinions rendait recommandables. Ils ont quitté le ministère, j’ai cru devoir les remplacer par des hommes accrédités par leurs opinions populaires. Vous m’avez si souvent répété que ce parti était le seul moyen de parvenir au rétablissement de l’ordre et à l’exécution des lois, que j’ai cru devoir m’y livrer, afin qu’il ne reste plus de prétexte à la malveillance de douter de mon désir sincère de concourir à la prospérité et au vrai bonheur de mon pays. J’ai nommé au ministère des contributions M. Clavière, et au ministère de l’intérieur M. Roland. La personne que j’avais choisie pour ministre de la justice m’ayant demandé de faire un autre choix, lorsque je l’aurai fait, j’aurai soin d’en informer l’Assemblée nationale…

 » Signé : Louis. »


L’Assemblée reçut avec acclamations ce message. Maîtresse du roi, elle pouvait en faire un instrument de régénération. L’harmonie la plus parfaite paraissait régner dans le conseil. Le roi étonnait ses nouveaux ministres par son assiduité et son aptitude aux affaires. Il parlait à chacun sa langue. Il questionnait Roland sur ses ouvrages, Dumouriez sur ses aventures, Clavière sur les finances ; il éludait les questions irritantes de la politique générale. Madame Roland reprochait ces causeries à son mari ; elle l’engageait à utiliser le temps, à préciser les discussions et à en tenir registre authentique pour sauver un jour sa responsabilité. Les ministres convinrent de se réunir chez elle à dîner quatre fois par semaine, avant le conseil, pour y concerter leurs actes et leur langage devant le roi. C’est dans ces conseils intimes que Buzot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, Brissot, soufflaient aux ministres l’esprit de leur parti, et régnaient anonymes sur l’Assemblée et sur le roi. Dumouriez ne tarda pas à leur devenir suspect. Son esprit échappait à leur empire par sa grandeur, et son caractère échappait à leur fanatisme par sa souplesse. Madame Roland, séduite par son élégance, ne l’admirait pas sans remords ; elle sentait que le génie de cet homme était nécessaire à son parti, mais que le génie sans vertu pouvait être fatal à la république. Elle semait ses défiances contre Dumouriez dans l’âme de ses amis. Le roi ajournait sans cesse la sanction que lui demandaient les Girondins aux décrets de l’Assemblée contre les émigrés et les prêtres. Prévoyant que les ministres auraient tôt ou tard un compte sévère à rendre au public de ces sanctions ajournées, madame Roland voulut prendre ses mesures avec l’opinion. Elle persuada à son mari d’écrire au roi une lettre confidentielle pleine des plus austères leçons de patriotisme, de la lire lui-même en plein conseil devant ce prince, et d’en garder une copie que Roland rendrait publique au moment marqué, pour servir d’acte d’accusation contre Louis XVI et de justification pour lui-même. Cette précaution perfide contre la perfidie de la cour était odieuse comme un piége et lâche comme une dénonciation. La passion, qui trouble la vue de l’âme, pouvait seule aveugler une femme loyale sur la nature d’un pareil acte ; mais l’esprit de parti tient lieu de morale, de justice et aussi de vertu. Cette lettre était une arme cachée avec laquelle Roland se réservait de frapper à mort la réputation du roi en sauvant la sienne ; sa femme rédigea la lettre après l’avoir inspirée. Ce fut son seul crime, ou plutôt ce fut le seul égarement de sa haine ; ce fut aussi son seul remords au pied de l’échafaud.


XVI

« Sire, disait Roland dans cette lettre fameuse, les choses ne peuvent rester dans l’état où elles sont : c’est un état de crise, il faut en sortir par une explosion quelconque. La France s’est donné une constitution, la minorité la sape, la majorité la défend. De là une lutte intestine, acharnée, où personne ne reste indifférent. Vous jouissiez de l’autorité suprême, vous n’avez pas pu la perdre sans regrets. Les ennemis de la Révolution font entrer vos sentiments présumés dans leurs calculs. Votre faveur secrète fait leur force. Devez-vous aujourd’hui vous allier aux ennemis ou aux amis de la constitution ? Prononcez-vous une fois pour toutes. Royauté, clergé, noblesse, aristocratie, doivent abhorrer les changements qui les détruisent ; d’un autre côté, le peuple voit le triomphe de ses droits dans la Révolution, il ne se les laissera plus arracher. La déclaration des droits est devenue le nouvel Évangile. La liberté est désormais la religion du peuple. Dans ce choc d’intérêts opposés, tous les sentiments sont devenus extrêmes ; les opinions ont pris l’accent de la passion. La patrie n’est plus une abstraction, c’est un être réel auquel on s’est attaché par le bonheur qu’elle promet et par les sacrifices qu’on lui a faits. À quel point ce patriotisme va-t-il s’exalter au moment prochain où les forces ennemies du dehors vont se combiner pour l’attaquer avec les intrigues de l’intérieur ! La colère de la nation sera terrible, si elle ne prend confiance en vous.

» Mais cette confiance, vous ne la conquerrez pas par des paroles ; il faut des actes. Donnez des gages éclatants de votre sincérité. Par exemple, deux décrets importants ont été rendus ; tous deux intéressent le salut de l’État ; le retard de leur sanction excite la défiance. Prenez-y garde ! la défiance n’est pas loin de la haine, et la haine ne recule pas devant le crime. Si vous ne donnez pas satisfaction à la Révolution, elle sera cimentée par le sang. Les mesures désespérées qu’on pourrait vous conseiller pour intimider Paris, pour dominer l’Assemblée, ne feraient que développer cette sombre énergie, mère des grands dévouements et des grands attentats. (Ceci s’adressait indirectement à Dumouriez, conseiller de mesures de fermeté.) On vous trompe, Sire, en vous représentant la nation comme hostile au trône et à vous. Aimez, servez la Révolution, et ce peuple l’aimera en vous. Les prêtres dépossédés agitent les campagnes, ratifiez les mesures propres à étouffer leur fanatisme. Paris est inquiet sur sa sécurité, sanctionnez les mesures qui appellent un camp de citoyens sous ses murs. Encore quelques délais, et on verra en vous un conspirateur et un complice ! Juste ciel ! avez-vous frappé les rois d’aveuglement ? Je sais que le langage de la vérité est rarement accueilli près du trône ; je sais aussi que c’est ce silence de la vérité dans les conseils des rois qui rend les révolutions si souvent nécessaires. Comme citoyen et comme ministre, je dois la vérité au roi, rien ne m’empêchera de la faire entendre. Je demande qu’il y ait ici un secrétaire du conseil qui enregistre nos délibérations. Il faut pour des ministres responsables un témoin de leurs opinions ! Si ce témoin existait, je ne m’adresserais pas par écrit à Votre Majesté ! »

La menace n’était pas moins évidente que la perfidie dans cette lettre, et la dernière phrase indiquait, en termes équivoques, l’usage odieux que Roland se réservait d’en faire un jour. La magnanimité de Vergniaud s’était soulevée contre cette démarche du principal ministre girondin. La loyauté militaire de Dumouriez s’en indigna. Le roi en écouta la lecture avec l’impassibilité d’un homme accoutumé à dévorer l’injure. Les Girondins en reçurent la confidence dans les conciliabules secrets de madame Roland, et Roland en garda copie pour se couvrir au jour de sa chute.


XVI

Au même moment, des rapports secrets, ignorés de Roland lui-même, s’établissaient entre les trois chefs girondins, Vergniaud, Guadet, Gensonné, et le château, par l’intermédiaire de Boze, peintre du roi. Une lettre destinée à être mise sous les yeux du prince était écrite par eux. L’armoire de fer la garda pour le jour de leur accusation. « Vous nous demandez, disaient-ils dans cette lettre, quelle est notre opinion sur l’état de la France et sur le choix des mesures propres à sauver la chose publique. Interrogés par vous sur d’aussi grands intérêts, nous n’hésitons pas à vous répondre : La conduite du pouvoir exécutif est la cause de tout le mal. On trompe le roi en le persuadant que ce sont les clubs et les factions qui entretiennent l’agitation publique. C’est placer la cause du mal dans les symptômes. Si le peuple était rassuré par la confiance dans la loyauté du roi, il se calmerait, et les factions mourraient d’elles-mêmes. Mais tant que les conspirations du dehors et du dedans paraîtront favorisées par le roi, les troubles renaîtront et s’aggraveront de toute la défiance des citoyens. L’état de choses actuel marche évidemment à une crise dont toutes les chances sont contre la royauté. On fait du chef d’une nation libre un chef de parti. Le parti opposé doit le considérer non comme un roi, mais comme un ennemi. Que peut-on espérer du succès des manœuvres tramées avec l’étranger pour restaurer l’autorité du trône ? Elles donneraient au roi l’apparence d’une usurpation violente sur les droits de la nation. La même force qui aurait servi cette restauration violente serait nécessaire pour la maintenir. Ce serait la guerre civile en permanence. Attachés que nous sommes aux intérêts de la nation, dont nous ne séparerons jamais ceux du roi, nous pensons que le seul moyen pour lui de prévenir les maux qui menacent l’empire et le trône, c’est de se confondre avec la nation. Des protestations nouvelles n’y suffiraient pas, il faut des actes. Que le roi renonce à tout accroissement de pouvoir qui lui serait offert par les secours de l’étranger. Qu’il obtienne des cabinets hostiles à la Révolution l’éloignement des troupes qui pressent nos frontières. Si cela lui est impossible, qu’il arme lui-même la nation et la soulève contre les ennemis de la constitution. Qu’il choisisse ses ministres parmi les hommes les plus prononcés pour la Révolution. Qu’il offre les fusils et les chevaux de sa propre garde. Qu’il mette au grand jour la comptabilité de la liste civile, et qu’il prouve ainsi que son trésor secret n’est pas la source des complots contre-révolutionnaires. Qu’il sollicite lui-même une loi sur l’éducation du prince royal, et qu’il le fasse élever dans l’esprit de la constitution. Qu’il retire enfin à M. de La Fayette son commandement dans l’armée. Si le roi prend ces résolutions et y persiste avec fermeté, la constitution est sauvée ! »

Cette lettre, remise au roi par Thierri, n’avait point été provoquée par ce prince. Il s’irrita des secours qu’on lui prodiguait. « Que veulent ces hommes ? dit-il à Boze. Tout ce qu’ils me conseillent, ne l’ai-je pas fait ? N’ai-je pas choisi des patriotes pour ministres ? N’ai-je pas repoussé des secours du dehors ? N’ai-je pas désavoué mes frères ? empêché autant qu’il était en moi la coalition et armé les frontières ? Ne suis-je pas, depuis l’acceptation de la constitution, plus fidèle que les factieux à mon serment ? »

Les chefs girondins, encore indécis entre la république et la monarchie, tâtaient ainsi le pouvoir, tantôt dans l’Assemblée, tantôt dans le roi, prêts à le saisir où ils le rencontreraient. Ne le trouvant point du côté du roi, ils jugèrent qu’il y avait plus de sûreté à saper le trône qu’à le consolider, et ils se tournèrent de plus en plus vers les factieux.


XVIII

Cependant, maîtres à demi du conseil par Roland, par Clavière et par Servan, qui avait succédé à de Grave, ils portaient jusqu’à un certain point la responsabilité de ces trois ministres. Les Jacobins commençaient à leur demander compte des actes d’un ministère qui était dans leurs mains et qui portait leur nom. Dumouriez, placé entre le roi et les Girondins, voyait de jour en jour s’accumuler contre lui les ombrages de ses collègues ; sa probité ne leur était pas moins suspecte que son patriotisme. Il avait profité de sa popularité et de son ascendant sur les Jacobins pour demander à l’Assemblée une somme de six millions de fonds secrets à son avénement au ministère. La destination apparente de ces fonds était de corrompre les cabinets étrangers, de détacher de la coalition des puissances vénales, et de fomenter des germes révolutionnaires en Belgique. Dumouriez seul savait par quels canaux s’écoulaient ces millions. Sa fortune personnelle obérée, ses goûts dispendieux, son attachement à une femme séduisante, madame de Beauvert, sœur de Rivarol ; ses intimités avec des hommes sans principes et sans mœurs, des bruits de concussion semés autour de son ministère et retombant sinon sur lui, du moins sur ses affidés, ternissaient son caractère aux yeux de madame Roland et de son mari. La probité est la vertu des démocrates ; car le peuple regarde avant tout aux mains de ceux qui le gouvernent. Les Girondins, hommes antiques, craignaient l’ombre d’un soupçon de cette nature sur leur caractère ; la légèreté de Dumouriez sur ce point les offensait. Ils murmurèrent. Gensonné et Brissot lui firent des insinuations sur ce sujet chez Roland. Roland lui-même s’autorisa de son âge et de l’austérité de ses principes pour rappeler à Dumouriez ce qu’un homme public devait de respect à la décence et d’exemples aux mœurs révolutionnaires. L’homme de guerre tourna la remontrance en plaisanterie : il répondit à Roland qu’il devait son sang à la nation, mais qu’il ne lui devait ni le sacrifice de ses goûts ni celui de ses amours ; qu’il comprenait le patriotisme en héros, et non en puritain. L’aigreur des paroles laissa du venin dans les âmes. Ils se séparèrent avec des ombrages mutuels.

De ce jour il s’abstint de venir aux réunions de madame Roland. Cette femme, qui connaissait le cœur humain par l’instinct supérieur de son génie et de son sexe, ne se trompa point aux dispositions du général. « L’heure est venue de perdre Dumouriez, dit-elle hardiment à ses amis : je sais bien, ajouta-t-elle en s’adressant à Roland, que tu ne saurais descendre ni à l’intrigue ni à la vengeance ; mais souviens-toi que Dumouriez doit conspirer dans son cœur contre ceux qui l’ont offensé. Quand on a osé faire de pareilles remontrances à un tel homme et qu’on les a faites inutilement, il faut frapper ou s’attendre à être frappé soi-même. » Elle sentait juste et elle disait vrai. Dumouriez, dont le coup d’œil rapide avait aperçu derrière les Girondins un parti plus fort et plus audacieux que le leur, commença dès lors à se lier avec les meneurs des Jacobins. Il pensa avec raison que la haine entre les partis serait plus puissante que le patriotisme, et qu’en flattant la rivalité de Robespierre et de Danton contre Brissot, Pétion et Roland, il trouverait dans les Jacobins mêmes un appui pour le gouvernement. Il aimait le roi, il plaignait la reine ; tous ses préjugés étaient pour la monarchie. Il eût été aussi fier de restituer le trône que de sauver la république. Habile à manier les hommes, tous les instruments lui étaient bons pour ses desseins : franchir les Girondins, qui, en opprimant le roi, le menaçaient lui-même, et aller chercher plus loin et plus bas que ces rhéteurs la popularité dont il avait besoin contre eux, c’était une manœuvre de génie ; il la tenta, et elle réussit. C’est de cette époque en effet que date sa liaison avec Camille Desmoulins et Danton.

Danton et Dumouriez devaient s’entendre par la ressemblance de leurs vices autant que par la ressemblance de leurs qualités. Danton, comme Dumouriez, ne voulut de la Révolution que l’action. Peu lui importaient les principes ; ce qui souriait à son énergie et à son ambition, c’était ce mouvement tumultueux des choses qui précipitait et qui élevait les hommes, du trône au néant, et du néant à la fortune et au pouvoir. L’ivresse de l’action était pour Danton comme pour Dumouriez un besoin continuel de leur nature ; la Révolution était pour eux un champ de bataille dont le vertige les charmait et les grandissait.

Mais toute autre révolution leur eût également convenu : despotisme ou liberté, roi ou peuple. Il y a des hommes dont l’atmosphère est le tourbillon des événements. Ils ne respirent à l’aise que dans l’air agité. De plus, si Dumouriez avait les vices ou les légèretés des cours, Danton avait les vices et la licence de cœur de la foule. Ces vices, bien que si différents de forme, sont les mêmes au fond ; ils se comprennent, ils sont un point de contact entre les faiblesses des grands et les corruptions des petits. Dumouriez comprit du premier coup d’œil Danton, et Danton se laissa approcher et apprivoiser par Dumouriez. Leurs relations, souvent suspectes de concussion d’une part et de vénalité de l’autre, subsistèrent secrètement ou publiquement jusqu’à l’exil de Dumouriez et jusqu’à la mort de Danton. Camille Desmoulins, ami de Danton et de Robespierre, se passionna aussi pour Dumouriez, et vulgarisa son nom dans ses pamphlets. Le parti d’Orléans, qui tenait par Sillery, Laclos, madame de Genlis aux Jacobins, rechercha l’amitié du nouveau ministre. Quant à Robespierre, dont la politique était une réserve habile avec tous les partis, il n’affecta à l’égard de Dumouriez ni faveur ni antipathie ; mais il éprouva une joie secrète de voir s’élever en lui un rival de ses ennemis. Il est difficile de haïr l’ennemi de ceux qui nous haïssent.


XIX

L’antagonisme naissant de Robespierre et de Brissot s’envenimait de jour en jour davantage. Les séances des Jacobins et les feuilles publiques étaient le théâtre continuel de la lutte et des réconciliations de ces deux hommes. Égaux de forces dans la nation, égaux de talents à la tribune, on voyait qu’ils se craignaient en s’attaquant. Ils masquaient de respect mutuel jusqu’à leurs offenses. Mais cette animosité comprimée n’en rongeait que plus profondément leurs âmes. Elle éclatait de temps en temps sous la politesse de leurs paroles, comme la mort sous le poli de l’acier.

Tous ces ferments de division, de rivalité et de ressentiment, bouillonnèrent dans les séances d’avril. Elles furent comme une revue générale des deux grands partis qui allaient déchirer l’empire en se disputant l’ascendant. Les Feuillants ou les constitutionnels modérés étaient les victimes que chacun des deux partis populaires immolait, à l’envi, aux soupçons et à la colère des patriotes. Rœderer, Jacobin modéré, était accusé d’avoir assisté à un dîner de Feuillants, amis de La Fayette. « Je n’inculpe pas seulement Rœderer, s’écrie Tallien, je dénonce Condorcet et Brissot. Chassons de notre société tous les ambitieux et tous les Cromwellistes. »

« Le moment de démasquer les traîtres arrivera bientôt, dit à son tour Robespierre. Je ne veux pas qu’on les démasque aujourd’hui. Il faut que quand nous frapperons le coup, il soit décisif. Je voudrais ce jour-là que la France entière m’entendît ; je voudrais que le chef coupable de ces factions, La Fayette, assistât à cette séance avec toute son armée. Je dirais à ses soldats, en leur présentant ma poitrine : « Frappez ! » Ce moment serait le dernier de La Fayette et de la faction des intrigants. » (C’est le nom que Robespierre avait inventé pour les Girondins.) Fauchet s’excusa d’avoir dit que Guadet, Vergniaud, Gensonné et Brissot pouvaient se mettre heureusement pour la patrie à la tête du gouvernement. Les Girondins étaient accusés de rêver un protecteur, les Jacobins un tribun du peuple. Brissot monte enfin à la tribune. « Je viens me défendre, dit-il. Quels sont mes crimes ? J’ai fait, dit-on, des ministres. J’entretiens une correspondance avec La Fayette. Je veux faire de lui un protecteur. Certes, ils m’accordent un grand pouvoir, ceux qui pensent que de mon quatrième étage j’ai dicté des lois au château des Tuileries. Mais quand il serait vrai que j’eusse fait les ministres, depuis quand serait-ce un crime d’avoir confié aux mains des amis du peuple les intérêts du peuple ? Ce ministre va, dit-on, distribuer toutes les faveurs à des Jacobins. Ah ! plût au ciel que toutes les places fussent occupées par des Jacobins ! »

À ces mots, Camille Desmoulins, ennemi de Brissot, caché dans la salle, se penche vers l’oreille de son voisin et lui dit tout haut, avec un rire ironique : « Que d’art dans ce coquin ! Cicéron et Démosthène n’ont pas d’insinuations plus éloquentes. » Des cris de colère partent des rangs des amis de Brissot et demandent l’expulsion de Camille Desmoulins. Un censeur de la salle qualifie de propos infâmes l’exclamation du pamphlétaire et rétablit le silence. Brissot continue : « La dénonciation est l’arme du peuple : je ne m’en plains pas. Savez-vous quels sont ses plus cruels ennemis ? Ce sont ceux qui prostituent la dénonciation. Des dénonciations, oui ! mais des preuves ! Couvrez du plus profond mépris celui qui dénonce et qui ne prouve pas ! Depuis quelque temps on parle de protecteur et de protectorat ? Savez-vous pourquoi ? C’est pour accoutumer les esprits au nom de tribunat et de tribun. Ils ne voient pas que jamais le tribunat n’existera. Qui oserait détrôner le roi constitutionnel ? Qui oserait se mettre la couronne sur la tête ? Qui peut s’imaginer que la race de Brutus est éteinte ? Et quand il n’y aurait plus de Brutus, où est l’homme qui ait dix fois le talent de Cromwell ? Croyez-vous que Cromwell lui-même eût réussi dans une révolution comme la nôtre ? Il avait pour lui deux avenues faciles de l’usurpation qui n’existent pas aujourd’hui : l’ignorance et le fanatisme. Vous qui croyez voir un Cromwell dans La Fayette, vous ne connaissez ni La Fayette ni votre siècle. Cromwell avait du caractère, La Fayette n’en a pas. On ne devient pas protecteur sans audace et sans caractère ; et quand il aurait l’un et l’autre, cette société renferme une foule d’amis de la liberté qui périraient plutôt que de le soutenir. J’en fais le premier le serment, ou l’égalité régnera en France, ou je mourrai en combattant les protecteurs et les tribuns !… Les tribuns, voilà les vrais ennemis du peuple. Ils le flattent pour l’enchaîner ; ils sèment les soupçons sur la vertu qui ne veut pas s’avilir. Rappelez-vous ce qu’étaient Aristide et Phocion : ils n’assiégeaient pas toujours la tribune. »

Brissot, en lançant ce trait, se tourne vers Robespierre, à qui il adressait l’injure indirecte. Robespierre pâlit et relève brusquement la tête. « Ils n’assiégeaient pas toujours la tribune, répète Brissot ; ils étaient à leurs postes, aux camps ou dans les tribunaux. (Un rire ironique parcourt les rangs des Girondins, qui accusaient Robespierre d’abandonner son poste dans le danger.) Ils ne dédaignaient aucun emploi, quelque modeste qu’il fût, quand il était imposé par le peuple ; ils parlaient peu d’eux-mêmes, ils ne flattaient pas les démagogues, ils ne dénonçaient jamais sans preuves ! Les calomniateurs n’épargnèrent pas Phocion. Il fut victime d’un adulateur du peuple !… Ah ! ceci me rappelle l’horrible calomnie vomie sur Condorcet ! Qui êtes-vous pour calomnier ce grand homme ? Qu’avez-vous fait ? Où sont vos travaux, vos écrits ? Pouvez-vous citer, comme lui, tant d’assauts livrés pendant trente ans, avec Voltaire et d’Alembert, au trône, à la superstition, aux préjugés, à l’aristocratie ? Où en seriez-vous, où serait cette tribune, sans ces grands hommes ? Ce sont vos maîtres, et vous insultez ceux qui ont donné la voix au peuple !… Vous déchirez Condorcet, quand sa vie n’est qu’une suite de sacrifices ! Philosophe, il s’est fait politique ; académicien, il s’est fait journaliste ; courtisan, il s’est fait peuple ; noble, il s’est fait Jacobin !… Prenez-y garde, vous suivez les impulsions cachées de la cour… Ah ! je n’imiterai pas mes adversaires, je ne répéterai pas ces bruits qui répandent qu’ils sont payés par la liste civile. (Le bruit courait que Robespierre était gagné pour s’opposer à la guerre.) Je ne dirai rien d’un comité secret qu’ils fréquentent et où on concerte les moyens d’influencer cette société. Mais je dirai qu’ils tiennent la même marche que les fauteurs de guerre civile ; je dirai que, sans le vouloir, ils font plus de mal aux patriotes que la cour. Et dans quel moment jettent-ils la division parmi nous ? dans le moment où nous avons la guerre étrangère, et où la guerre intestine nous menace… Mettons une trêve à ces débats, et reprenons l’ordre du jour, en écartant par le mépris d’odieuses et funestes dénonciations. »


XX

À ces mots, Robespierre et Guadet, également provoqués, se disputent la tribune. « Il y a quarante-huit heures que le besoin de me justifier pèse sur mon cœur, dit Guadet ; il y a seulement quelques minutes que ce besoin pèse sur l’âme de Robespierre, à moi la parole. » On la lui donne. Il se disculpe en peu de mots. « Soyez surtout en garde, dit-il en finissant et en désignant du geste Robespierre, contre ces orateurs empiriques qui ont sans cesse à la bouche les mots de liberté, de tyrannie, de conjuration, qui mêlent toujours leur propre éloge aux flagorneries qu’ils adressent au peuple ; faites justice de ces hommes ! — À l’ordre ! s’écrie Fréron, l’ami de Robespierre ; à l’ordre l’injure et le sarcasme ! » Les tribunes éclatent en applaudissements et en huées. La salle elle-même se divise en deux camps, séparés par un large intervalle. Les apostrophes se croisent, les gestes se combattent, on élève et on agite les chapeaux au bout des cannes. « On m’a bien appelé scélérat ! reprend Guadet, et je ne pourrais pas dénoncer un homme qui met sans cesse son orgueil avant la chose publique ! un homme qui, parlant sans cesse de patriotisme, abandonne le poste où il était appelé ! Oui, je vous dénonce un homme qui, soit ambition, soit malheur, est devenu l’idole du peuple ! » Le tumulte est au comble, et couvre la voix de Guadet.

Robespierre réclame lui-même le silence pour son ennemi. « Eh bien, poursuit Guadet effrayé ou attendri par la feinte générosité de Robespierre, je vous dénonce un homme qui, par amour pour la liberté de sa patrie, devrait peut-être s’imposer à lui-même la loi de l’ostracisme : car c’est servir le peuple que de se dérober à son idolâtrie ! » Ces paroles sont étouffées sous des éclats de rire affectés. Robespierre monte avec un calme étudié les marches de la tribune, aux sourires et aux applaudissements des Jacobins. « Ce discours remplit tous mes vœux, dit-il en regardant Brissot et ses amis ; il renferme à lui seul toutes les inculpations qu’accumulent contre moi les ennemis dont je suis entouré. En répondant à M. Guadet, je leur aurai répondu à tous. On m’invite à l’ostracisme : il y aurait sans doute quelque excès de vanité à moi de m’y condamner ; car c’est la punition des grands hommes, et il n’appartient qu’à M. Brissot de les classer. On me reproche d’assiéger sans cesse la tribune. Ah ! que la liberté soit assurée, que l’égalité soit affermie, que les intrigants disparaissent, et vous me verrez aussi empressé de fuir cette tribune et même cette enceinte que vous m’y voyez maintenant assidu. Alors, en effet, le plus cher de mes vœux serait rempli. Heureux de la félicité publique, je passerais des jours paisibles dans les délices d’une douce et obscure intimité. »

Ces mots sont interrompus par le murmure d’une émotion fanatique. Robespierre se borne à ce peu de paroles, et ajourne sa réponse à la séance suivante. Le lendemain, Danton s’assied au fauteuil et préside la lutte entre ses ennemis et son rival. Robespierre commence par élever sa propre cause à la hauteur d’une cause nationale. Il se défend d’avoir provoqué le premier ses adversaires. Il cite les accusations intentées et les injures vomies contre lui par le parti de Brissot. « Chef de parti, agitateur du peuple, agent secret du comité autrichien, dit-il, voilà les noms qu’on me jette et les accusations auxquelles on veut que je fasse réponse ! Je ne ferai point celle de Scipion ou de La Fayette, qui, accusés à la tribune du crime de lèse-nation, ne répondirent que par le silence. Je répondrai par ma vie.

» Élève de Jean-Jacques Rousseau, ses doctrines m’ont inspiré son âme pour le peuple. Le spectacle des grandes assemblées aux premiers jours de notre révolution me remplit d’espérance. Bientôt je compris la différence qu’il y a entre ces assemblées étroites composées d’ambitieux ou d’égoïstes, et la nation elle-même. Ma voix y fut étouffée, mais j’aimai mieux exciter les murmures des ennemis de la vérité que d’obtenir de honteux applaudissements. Je portais mes regards au delà de l’enceinte, et mon but était de me faire entendre de la nation et de l’humanité. C’est pour cela que j’ai fatigué la tribune. Mais j’ai fait plus, j’ai donné Brissot et Condorcet à la France. Ces grands philosophes ont sans doute ridiculisé et combattu les prêtres ; mais ils n’en ont pas moins courtisé les rois et les grands, dont ils ont tiré un assez bon parti. (On rit.) Vous n’oubliez pas avec quel acharnement ils ont persécuté le génie de la liberté dans la personne de Jean-Jacques, le seul philosophe qui ait mérité, selon moi, ces honneurs publics prodigués depuis quelque temps par l’intrigue à tant de charlatans politiques et à de si méprisables héros. Brissot devrait du moins m’en savoir gré. Où était-il pendant que je défendais cette société des Jacobins contre l’Assemblée constituante elle-même. Sans ce que j’ai fait à cette époque, vous ne m’auriez point outragé dans cette tribune, car elle n’existerait pas. Moi le corrupteur, l’agitateur, le tribun du peuple ! Je ne suis rien de tout cela. Je suis peuple moi-même. Vous me reprochez d’avoir quitté ma place d’accusateur public ! Je l’ai fait quand j’ai vu que cette place ne me donnerait d’autre droit que celui d’accuser des citoyens pour des délits civils, et m’ôterait le droit d’accuser les ennemis politiques. Et c’est pour cela que le peuple m’aime. Et vous voulez que je me condamne à l’ostracisme pour me soustraire à sa confiance. L’exil ! De quel front osez-vous me le proposer ! Et où voulez-vous que je me retire ? Quel est le peuple où je serai reçu ? Quel est le tyran qui me donnera asile ? Ah ! on peut abandonner sa patrie heureuse, libre et triomphante ; mais sa patrie menacée, déchirée, opprimée, on ne la fuit pas, on la sauve ou l’on meurt pour elle ! Le ciel qui me donna une âme passionnée pour la liberté, et qui me fit naître sous la domination des tyrans ; le ciel, qui plaça ma vie au milieu du règne des factions et des crimes, m’appelle peut-être à tracer de mon sang la route du bonheur et de la liberté des hommes. Exigez-vous de moi un autre sacrifice ? Celui de ma renommée, je vous la livre : je ne voulais de réputation que pour le bien de mes semblables ; si pour la conserver il faut trahir par un lâche silence la cause du peuple, prenez-la, souillez-la, je ne la défends plus.

» Maintenant que je me suis défendu, je pourrais vous attaquer. Je ne le ferai pas ; je vous offre la paix. J’oublie vos injures, je dévore vos outrages, mais à une condition, c’est que vous combattrez avec moi les partis qui déchirent notre pays, et le plus dangereux de tous, celui de La Fayette ; de ce prétendu héros des deux mondes, qui, après avoir assisté à la révolution du nouveau monde, ne s’est appliqué jusqu’ici qu’à arrêter les progrès de la liberté dans l’ancien. Vous, Brissot, n’êtes-vous pas convenu avec moi que ce chef était le bourreau et l’assassin du peuple, que le massacre du Champ de Mars avait fait rétrograder de vingt ans la Révolution ? Cet homme est-il moins redoutable parce qu’il est aujourd’hui à la tête de l’armée ? Non. Hâtez-vous donc. Faites mouvoir horizontalement le glaive des lois pour frapper toutes les têtes des grands conspirateurs. Les nouvelles qui nous arrivent de son armée sont sinistres. Déjà il sème la division entre les gardes nationales et la troupe de ligne. Déjà le sang des citoyens a coulé à Metz. Déjà on emprisonne les meilleurs patriotes à Strasbourg. Je vous le dis, vous êtes accusés de tous ces maux ; effacez ces soupçons en vous unissant à nous, et réconcilions-nous, mais dans le salut de la patrie ! »