Histoire des Girondins/18

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Chez l’auteur (p. 271-294).

LIVRE DIX-HUITIÈME


Troisième lettre de La Fayette à l’Assemblée. — Alarmes des patriotes. — Robespierre à l’écart des mouvements. — Motions de Danton. — La Fayette accusé par l’Assemblée. — Le roi sanctionne la suspension de Pétion. — Irritation des partis. — Vergniaud prend la parole. — Mœurs et caractère de Vergniaud. — Son éducation. — Son portrait. — Discours de Vergniaud. — Adresse des Jacobins aux fédérés rédigée par Robespierre. — Danton provoque une nouvelle pétition au Champ de Mars.


I

À peine La Fayette était-il de retour à son camp, qu’il écrivit une troisième lettre à l’Assemblée : lettre aussi impuissante que ses démarches ; on en entendit la lecture avec indifférence. « Je m’étonne, dit Isnard, que l’Assemblée n’ait pas déjà envoyé de sa barre à Orléans ce soldat factieux ! »

Aux Jacobins, la lutte entre Robespierre et les Girondins parut un moment amortie. Ils ne rivalisaient plus que d’insultes à la cour et de menaces contre La Fayette. L’explosion du 20 juin n’avait pas éteint ce foyer de haine. L’inaction des armées, les périls croissants sur nos frontières, l’attitude équivoque de La Fayette, la retraite de Luckner, que l’on croyait son complice, le rapprochement des troupes de Paris, fomentaient la colère et les alarmes des patriotes. Robespierre continuait à se tenir à l’écart des mouvements, ne se compromettait avec aucun des partis, et s’absorbait dans les considérations générales de la chose publique. Observer, éclairer et dénoncer tous ses périls au peuple, était le seul rôle qu’il affectât alors. Sa popularité était grande, mais froide et raisonnée comme ce rôle.

Les murmures des impatients interrompaient souvent ses longues harangues à la tribune des Jacobins. Il dévorait dans une impassible attitude de cruelles humiliations. Son instinct, sûr de la mobilité de l’opinion, semblait révéler d’avance à Robespierre que, dans ce conflit de mouvements contraires et désordonnés, l’empire resterait au plus immuable et au plus patient. Danton fit aux Cordeliers et aux Jacobins des motions terribles, et sembla chercher sa force dans le scandale même de ses violences contre la cour. Il masquait ainsi ses intelligences avec le château. « Je prends, s’écria-t-il, je prends l’engagement de porter la terreur dans une cour perverse ! Elle ne déploie tant d’audace que parce que nous avons été trop timides. La maison d’Autriche a toujours fait le malheur de la France. Demandez une loi qui force le roi à répudier sa femme et à la renvoyer à Vienne avec tous les égards, les ménagements et la sûreté qui lui sont dus ! » C’était sauver la reine par la haine même qu’on lui portait.

Brissot, si longtemps ami de La Fayette, le livra enfin à la colère des Jacobins. « Cet homme a levé le masque, dit-il : égaré par une aveugle ambition, il s’érige en protecteur. Cette audace le perdra. Que dis-je ? elle l’a déjà perdu. Quand Cromwell crut pouvoir parler en maître au parlement d’Angleterre, il était entouré d’une armée de fanatiques, et il avait remporté des victoires. Où sont les lauriers de La Fayette ? où sont ses séides ? Nous châtierons son insolence, et je prouverai sa trahison. Je prouverai qu’il veut établir une espèce d’aristocratie constitutionnelle, qu’il s’est concerté avec Luckner, qu’il a perdu à pétitionner à Paris le temps de vaincre aux frontières. Ne craignons rien que de nos divisions. Quant à moi, ajouta-t-il en se tournant vers Robespierre, je déclare que j’oublie tout ce qui s’est passé ! — Et moi, répondit Robespierre un moment fléchi, j’ai senti que l’oubli et l’union étaient aussi dans mon cœur, au plaisir que m’a fait ce matin le discours de Guadet à l’Assemblée, et au plaisir que j’éprouve en ce moment en entendant Brissot ! Unissons-nous pour accuser La Fayette. »


II

Des pétitions énergiques des différentes sections de Paris répondirent à la pensée de Robespierre, de Danton, de Brissot, et demandèrent un exemple terrible contre La Fayette et une loi sur le danger de la patrie. La Fayette, en menaçant de son épée la Révolution, n’avait fait que la réveiller avec plus de fureur. « Frappez un grand coup, s’écrièrent les pétitionnaires patriotes ; licenciez l’état-major de la garde nationale, cette féodalité municipale où l’esprit de trahison de La Fayette vit encore et corrompt le patriotisme ! »

Le peuple s’attroupa de nouveau dans les jardins publics. Un rassemblement se forma devant la maison de La Fayette et brûla un arbre de la liberté, que des officiers de la garde nationale avaient planté à sa porte pour honorer leur général. On craignait à chaque instant une nouvelle invasion des faubourgs. Pétion adressa aux citoyens des proclamations ambiguës dans lesquelles les insinuations contre la cour se mêlaient aux recommandations paternelles du magistrat. Le roi sanctionna la suspension de Pétion de ses fonctions de maire de Paris. Les factieux s’indignèrent qu’on leur enlevât leur complice. La popularité de Pétion devint de la rage. Le cri de Pétion ou la mort ! répondit à cette mesure. Les gardes nationales et les sans-culottes se battirent au Palais-Royal. Les fédérés des départements arrivaient par détachements et renforçaient ceux de Paris. Les adresses des départements et des villes, apportées par les députations de ces fédérés, respiraient la colère nationale. « Roi des Français, lis et relis la lettre de Roland ! Nous venons punir tous les traîtres ! Il faut que la France soit à Paris pour en chasser tous les ennemis du peuple. Le rendez-vous est sous les murs de ton palais. Marchons-y, » disaient les fédérés de Brest.

Le ministre de l’intérieur demanda à l’Assemblée des lois contre ces réunions séditieuses. L’Assemblée lui répondit en sanctionnant ce rassemblement tumultueux dans Paris et en décrétant que les gardes nationaux et les fédérés qui s’y rendraient seraient logés chez les citoyens. Le roi intimidé sanctionna ce décret. Un camp sous Soissons fut résolu. Les routes se couvrirent d’hommes en marche vers Paris. Luckner évacua sans combat la Belgique. Les cris de trahison retentirent dans tout l’empire. Strasbourg demanda des renforts. Le prince de Hesse, révolutionnaire expatrié au service de la France, proposa à l’Assemblée d’aller défendre Strasbourg contre les Autrichiens, et de faire porter devant lui son cercueil sur les remparts, pour se rappeler son devoir et pour ne se laisser d’autre perspective que son trépas. Sieyès demanda qu’on élevât sur les quatre-vingt-trois départements l’étendard du péril de la patrie. « Mort à l’Assemblée, mort à la Révolution, mort à la liberté, si la guillotine d’Orléans ne fait pas justice de La Fayette ! » tel était le cri unanime aux Jacobins.


III

L’Assemblée répondit à ces clameurs de mort par des émotions convulsives. Enfin, une de ces grandes voix qui résument le cri de tout un peuple et qui donnent à la passion publique l’éclat et le retentissement du génie, Vergniaud, dans la séance du 3 juillet, prit la parole, et, s’élevant pour la première fois au sommet de son éloquence, demanda, comme Sieyès son inspirateur et son ami, qu’on proclamât le danger de la patrie.

Jusqu’alors Vergniaud n’avait été que disert ; ce jour-là, il fut la voix de la patrie. C’était un de ces hommes qui n’ont pas besoin de grandir lentement dans une assemblée. Ils paraissent grands, ils paraissent seuls, le jour où les événements leur donnent leur rôle. Il y avait peu de mois que Vergniaud était arrivé à Paris. Obscur, inconnu, modeste, sans pressentiment de lui-même, il s’était logé avec trois de ses collègues du Midi dans une pauvre chambre de la rue des Jeûneurs, puis dans un pavillon écarté du faubourg qu’entouraient les jardins de Tivoli. Les lettres qu’il écrivait à sa famille sont pleines des plus humbles détails de ce ménage domestique. Il a peine à vivre. Il surveille avec une stricte économie ses moindres dépenses. Quelques louis sollicités par lui de sa sœur lui paraissent une somme suffisante pour le soutenir longtemps. Il écrit qu’on lui fasse parvenir un peu de linge par la voie la moins chère. Il ne songe pas à la fortune, pas même à la gloire. Il vient au poste où le devoir l’envoie. Il s’effraye, dans sa naïveté patriotique, de la mission que Bordeaux lui impose. Une probité antique éclate dans les épanchements confidentiels de cette correspondance avec les siens. Sa famille a des intérêts à faire valoir auprès des ministres. Il se refuse à solliciter pour elle, dans la crainte que la demande d’une justice ne paraisse dans sa bouche commander une faveur. « Je me suis enchaîné à cet égard par la délicatesse, je me suis fait à moi-même ce décret, » dit-il à son beau-frère M. Alluaud, un second père pour lui.

Tous ces entretiens intimes entre Vergniaud, sa sœur et son beau-frère, respirent la simplicité, la tendresse d’âme, le foyer. Les racines de l’homme public trempent dans un sol pur de mœurs privées. Aucune trace d’esprit de faction, de fanatisme républicain, de haine contre le roi, ne se révèle dans l’intimité des sentiments de Vergniaud. Il parle de la reine avec attendrissement, de Louis XVI avec pitié. « La conduite équivoque du roi, écrit-il vers cette époque, accumule nos dangers et les siens. On m’assure qu’il vient aujourd’hui à l’Assemblée. S’il ne se prononce pas d’une manière décisive, il se prépare quelque grande catastrophe. Il a bien des efforts à faire pour précipiter dans l’oubli tant de fausses démarches que l’on regarde comme des trahisons. » Et plus loin, retombant de sa pitié pour le roi à sa propre situation domestique : « Je n’ai point d’argent, écrit-il ; mes anciens créanciers de Paris me recherchent, je les paye un peu chaque mois ; les loyers sont chers ; il m’est impossible de payer le tout. » Ce jeune homme, dont le geste écrasait un trône, avait à peine où reposer sa tête dans l’empire qu’il allait ébranler.


IV

Élevé au collège des Jésuites par la bienfaisance de Turgot, alors intendant du Limousin, Vergniaud, après ses études, était entré au séminaire. Il allait se vouer par piété au sacerdoce. Il recula au dernier pas ; il revint dans sa famille. Solitaire et triste, son imagination se répandit d’abord en poésie avant d’éclater en éloquence. Il jouait avec son génie sans le connaître. Quelquefois il s’enfermait dans sa chambre, se feignait à lui-même un peuple pour auditoire, et improvisait des discours sur des catastrophes imaginaires. Un jour, son beau-frère M. Alluaud l’entendit à travers la porte. Il eut le pressentiment de la gloire de sa famille ; il l’envoya à Bordeaux étudier la pratique des lois.

L’étudiant fut recommandé au président Dupaty, écrivain célèbre et parlementaire éloquent. Dupaty conçut pour ce jeune homme une espérance confuse de grandeur. Il l’aima, le protégea, le prit par la main et l’admit à travailler auprès de lui. Il y a des parentés de génie comme des parentés de sang. L’homme illustre se fit le père intellectuel de l’orphelin. La sollicitude de Dupaty pour Vergniaud rappelait les patronages antiques d’Hortensius et de Cicéron. « J’ai payé de mes deniers et je continuerai à payer pour d’autres années la pension de votre beau-frère, écrit Dupaty à M. Alluaud. Je lui procurerai moi-même des causes de choix pour ses débuts ; il ne lui faut que du temps ; un jour il fera une grande gloire à son nom. Aidez-le à pourvoir à ses nécessités les plus urgentes ; il n’a pas encore de robe de palais. J’écris à son oncle pour toucher sa générosité ; j’espère que nous en obtiendrons un habit. Reposez-vous sur moi du reste, et fiez-vous à l’intérêt que m’inspirent ses infortunes et ses talents. »

Vergniaud justifia promptement ces présages d’une amitié éclairée. Il puisa chez Dupaty les vertus austères de l’antiquité autant que les formes majestueuses du forum romain. Le citoyen se sentait sous l’avocat ; l’homme de bien donnait de l’autorité, de la conscience à la parole. Riche à peine des premiers émoluments du barreau, il s’en dépouille et vend le petit héritage qu’il tenait de sa mère pour payer les dettes de son père mort. Il rachète l’honneur de sa mémoire de tout ce qu’il possède ; il arrive à Paris presque indigent. Boyer-Fonfrède et Ducos de Bordeaux, ses deux amis, le reçoivent pour hôte à leur table et sous leur toit. Vergniaud, insouciant des moyens de succès comme tous les hommes qui se sentent une grande force intérieure, travaillait peu et se fiait à l’occasion et à la nature. Son génie, malheureusement indolent, aimait à sommeiller et à s’abandonner aux nonchalances de l’âge et de l’esprit. Il fallait le secouer pour le réveiller de ses loisirs de jeunesse et le pousser à la tribune ou au conseil. Pour lui, comme pour les Orientaux, il n’y avait point de transition entre l’oisiveté et l’héroïsme. L’action l’enlevait, mais le lassait vite. Il retombait dans la rêverie du talent.

Brissot, Guadet, Gensonné, l’entraînèrent chez madame Roland. Elle ne le trouvait pas assez viril et assez ambitieux pour son génie. Ses mœurs méridionales, ses goûts littéraires, son attrait pour une beauté moins impérieuse, le ramenaient sans cesse dans la société d’une actrice du Théâtre-Français, madame Simon-Candeille. Il avait écrit pour elle, sous un autre nom, quelques scènes du drame alors célèbre de la Belle Fermière. Cette jeune femme, à la fois poëte, écrivain, comédienne, déployait dans ce drame toutes les fascinations de son âme, de son talent et de sa beauté. Vergniaud s’enivrait, dans cette vie d’artiste, de musique, de déclamation et de plaisirs ; il se pressait de jouir de sa jeunesse, comme s’il eût eu le pressentiment qu’elle serait sitôt cueillie. Ses habitudes étaient méditatives et paresseuses. Il se levait au milieu du jour, il écrivait peu et sur des feuilles éparses ; il appuyait le papier sur ses genoux, comme un homme pressé qui se dispute le temps ; il composait ses discours lentement dans ses rêveries, et les retenait à l’aide de notes dans sa mémoire ; il polissait son éloquence à loisir, comme le soldat polit son arme au repos. Il ne voulait pas seulement que ses coups fussent mortels, il voulait qu’ils fussent brillants ; aussi curieux de l’art que de la politique. Le coup porté, il en abandonnait le contrecoup à la destinée et s’abandonnait de nouveau lui-même à la mollesse. Ce n’était pas l’homme de toutes les heures, c’était l’homme des grandes journées.


V

Vergniaud était de taille moyenne. Sa stature robuste et carrée avait l’aplomb de la statue de l’orateur : on y sentait le lutteur de paroles ; son nez était court, large, fièrement relevé des narines ; ses lèvres un peu épaisses dessinaient fermement sa bouche : on voyait qu’elles avaient été modelées pour jeter la parole à grands flots, comme les lèvres d’un triton à l’ouverture d’une grande source ; ses yeux noirs et pleins d’éclairs semblaient jaillir sous des sourcils proéminents ; son front large et plan avait ce poli du miroir où se réfléchit l’intelligence ; ses cheveux châtains ondoyaient aux secousses de sa tête ainsi que ceux de Mirabeau. La peau de son visage était timbrée par la petite vérole, comme un marbre dégrossi par le marteau à diamant du tailleur de pierre. Son teint pâle avait la lividité des émotions profondes. Au repos, nul n’aurait remarqué cet homme dans une foule. Il aurait passé avec le vulgaire sans blesser et sans arrêter le regard. Mais quand l’âme se répandait dans sa physionomie, comme la lumière sur un buste, l’ensemble de sa figure prenait par l’expression l’idéal, la splendeur et la beauté qu’aucun de ses traits n’avait en détail. Il s’illuminait d’éloquence. Les muscles palpitants de ses sourcils, de ses tempes, de ses lèvres, se modelaient sur sa pensée, et confondaient sa physionomie avec la pensée même : c’était la transfiguration du génie. Le jour de Vergniaud, c’était la parole ; le piédestal de sa beauté, c’était la tribune. Quand il en était descendu, elle s’évanouissait : l’orateur n’était plus qu’un homme.


VI

Tel était l’homme qui monta le 3 juillet à la tribune de l’Assemblée nationale, et qui, dans l’attitude de la consternation et de la colère, se recueillit un moment dans ses pensées, les mains sur ses yeux, avant de parler. Le tremblement de sa voix aux premiers mots qu’il proféra, et les notes graves et grondantes de sa parole, plus profondes qu’à l’ordinaire, son geste abattu, l’énergie triste et concentrée de sa physionomie, indiquaient en lui la lutte d’une résolution désespérée, et prédisposaient l’Assemblée à une émotion grande et sinistre comme la physionomie de l’orateur. C’était de ces jours où l’on s’attend à tout.

« Quelle est donc, murmura Vergniaud, l’étrange situation où se trouve l’Assemblée nationale ? quelle fatalité nous poursuit et signale chaque journée par des événements qui, portant le désordre dans nos travaux, nous rejettent sans cesse dans l’agitation tumultueuse des inquiétudes, des espérances, des passions ? Quelle destinée prépare à la France cette terrible effervescence au sein de laquelle on serait tenté de douter si la Révolution rétrograde ou si elle avance vers son terme ? Au moment où nos armées du Nord paraissent faire des progrès dans la Belgique, nous les voyons tout à coup se replier devant l’ennemi. On ramène la guerre sur notre territoire. Il ne restera de nous chez les malheureux Belges que le souvenir des incendies qui auront éclairé notre retraite. Du côté du Rhin, les Prussiens s’accumulent incessamment sur nos frontières découvertes. Comment se fait-il que ce soit précisément au moment d’une crise si décisive pour l’existence de la nation, que l’on suspende le mouvement de nos armées, et que, par une désorganisation subite du ministère, on rompe les liens de la confiance, et on livre au hasard et à des mains inexpérimentées le salut de l’empire ? Serait-il vrai qu’on redoute nos triomphes ? Est-ce du sang de l’armée de Coblentz ou du nôtre qu’on est avare ? Si le fanatisme des prêtres menace de nous livrer à la fois aux déchirements de la guerre civile et à l’invasion, quelle est donc l’intention de ceux qui font rejeter avec une invincible opiniâtreté la sanction de nos décrets ? Veulent-ils régner sur des villes abandonnées, sur des champs dévastés ? Quelle est au juste la quantité de larmes, de misères, de sang, de morts, qui suffit à leur vengeance ? Où en sommes-nous, enfin ? Et vous, messieurs, dont les ennemis de la constitution se flattent d’avoir ébranlé le courage, vous dont ils tentent chaque jour d’alarmer les consciences et la probité en qualifiant votre amour de la liberté d’esprit de faction, comme si vous aviez oublié qu’une cour despotique et les lâches héros de l’aristocratie ont donné ce nom de factieux aux représentants qui allèrent prêter serment au Jeu de Paume, aux vainqueurs de la Bastille, à tous ceux qui ont fait et soutenu la Révolution, vous qu’on ne calomnie que parce que vous êtes étrangers à la caste que la constitution a renversée dans la poussière, et que les hommes dégradés qui regrettent l’infâme honneur de ramper devant elle n’espèrent pas de trouver en vous des complices (applaudissements) ; vous qu’on voudrait aliéner du peuple parce qu’on sait que le peuple est votre appui, et que si, par une coupable désertion de sa cause, vous méritiez d’être abandonnés de lui, il serait aisé de vous dissoudre ; vous qu’on a voulu diviser ; mais qui ajournerez après la guerre vos divisions et vos querelles ; et qui ne trouvez pas si doux de vous haïr que vous préfériez cette infernale jouissance au salut de la patrie ; vous qu’on a voulu épouvanter par des pétitions armées, comme si vous ne saviez pas qu’au commencement de la Révolution le sanctuaire de la liberté fut environné des satellites du despotisme, Paris assiégé par l’armée de la cour, et que ces jours de danger furent les jours de gloire de notre première assemblée ; je vais appeler enfin votre attention sur l’état de crise où nous sommes. Ces troubles intérieurs ont deux causes : manœuvres aristocratiques, manœuvres sacerdotales. Toutes tendent au même but, la contre-révolution.


VII

» Le roi a refusé sa sanction à votre décret sur les troubles religieux. Je ne sais pas si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine erre encore sous les voûtes du palais des Tuileries, et si le cœur du roi est troublé par les idées fantastiques qu’on lui suggère ; mais il n’est pas permis de croire, sans lui faire injure et sans l’accuser d’être l’ennemi le plus dangereux de la Révolution, qu’il veuille encourager par l’impunité les tentatives criminelles de l’ambition sacerdotale, et rendre aux orgueilleux suppôts de la tiare la puissance dont ils ont également opprimé les peuples et les rois. Il n’est pas permis de croire, sans lui faire injure et sans le déclarer le plus cruel ennemi de l’empire, qu’il se complaise à perpétuer les séditions, à éterniser les désordres qui le précipiteraient par la guerre civile vers sa ruine. J’en conclus que s’il résiste à vos décrets, c’est qu’il se juge assez puissant sans les moyens que vous lui offrez pour maintenir la paix publique. Si donc il arrive que la paix publique n’est pas maintenue, que la torche du fanatisme menace encore d’incendier le royaume, que les violences religieuses désolent toujours les départements, c’est que les agents de l’autorité royale sont eux-mêmes la cause de tous nos maux. Eh bien, qu’ils répondent sur leur tête de tous les troubles dont la religion sera le prétexte ! Montrez dans cette responsabilité terrible le terme de votre patience et des inquiétudes de la nation !

» Votre sollicitude pour la sûreté extérieure de l’empire vous a fait décréter un camp sous Paris. Tous les fédérés de la France devaient y venir, le 14 juillet, répéter le serment de vivre libres ou de mourir. Le souffle empoisonné de la calomnie a flétri ce projet. Le roi a refusé sa sanction. Je respecte trop l’exercice d’un droit constitutionnel pour vous proposer de rendre les ministres responsables de ce refus ; mais s’il arrive qu’avant le rassemblement des bataillons le sol de la liberté soit profané, vous devez les traiter comme des traîtres. Il faudra les jeter eux-mêmes dans l’abîme que leur incurie ou leur malveillance aura creusé sous les pas de la liberté ! Déchirons enfin le bandeau que l’intrigue et l’adulation ont mis sur les yeux du roi, et montrons-lui le terme où des amis perfides s’efforcent de le conduire.

» C’est au nom du roi que les princes français soulèvent contre nous les cours de l’Europe ; c’est pour venger la dignité du roi que s’est conclu le traité de Pilnitz ; c’est pour défendre le roi qu’on voit accourir en Allemagne sous le drapeau de la rébellion les anciennes compagnies des gardes du corps ; c’est pour venir au secours du roi que les émigrés s’enrôlent dans les armées autrichiennes, et s’apprêtent à déchirer le sein de la patrie ; c’est pour se joindre à ces preux chevaliers de la prérogative royale que d’autres abandonnent leur poste en présence de l’ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, corrompent les soldats, et placent ainsi leur honneur dans la lâcheté, le parjure, l’insubordination, le vol et les assassinats. Enfin le nom du roi est dans tous les désastres.

» Or je lis dans la constitution : « Si le roi se met à la tête d’une armée, et en dirige les forces contre la nation, ou s’il ne s’oppose pas par un acte formel à une telle entreprise exécutée en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté. » C’est en vain que le roi répondrait : « Il est vrai que les ennemis de la nation prétendent n’agir que pour relever ma puissance ; mais j’ai prouvé que je n’étais pas leur complice : j’ai obéi à la constitution, j’ai mis des troupes en campagne. Il est vrai que ces armées étaient trop faibles ; mais la constitution ne désigne pas le degré de force que je devais leur donner. Il est vrai que je les ai rassemblées trop tard ; mais la constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les rassembler. Il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir ; mais la constitution ne m’oblige pas à former des camps de réserve. Il vrai que, lorsque les généraux s’avançaient sans résistance sur le territoire ennemi, je leur ai ordonné de reculer ; mais la constitution ne me commande pas de remporter la victoire. Il est vrai que mes ministres ont trompé l’Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements ; mais la constitution me donne le droit de choisir mes ministres, elle ne m’ordonne nulle part d’accorder ma confiance aux patriotes et de chasser les contre-révolutionnaires. Il est vrai que l’Assemblée nationale a rendu des décrets nécessaires à la défense de la patrie, et que j’ai refusé de les sanctionner ; mais la constitution me garantit cette faculté. Il est vrai enfin que la contre-révolution s’opère, que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer, que je vous en écraserai, que vous allez ramper, que je vous punirai d’avoir eu l’insolence de vouloir être libres ; mais tout cela se fait constitutionnellement. Il n’est émané de moi aucun acte que la constitution condamne. Il n’est donc pas permis de douter de ma fidélité envers elle et de mon zèle pour sa défense. » (Vifs applaudissements.)

» S’il était possible, messieurs, que dans les calamités d’une guerre funeste, dans les désordres d’un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi des Français tînt ce langage dérisoire ; s’il était possible qu’il leur parlât de son amour pour la constitution avec une ironie aussi insultante, ne serions-nous pas en droit de lui répondre :


VIII

» Ô roi qui sans doute avez cru avec le tyran Lysandre que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu’il fallait amuser les hommes par des serments comme on amuse les enfants avec des osselets ; qui n’avez feint d’aimer les lois que pour conserver la puissance qui vous servirait à les braver, la constitution que pour qu’elle ne vous précipitât pas du trône où vous aviez besoin de rester pour la détruire, la nation que pour assurer le succès de vos perfidies en lui inspirant de la confiance, pensez-vous nous abuser aujourd’hui avec d’hypocrites protestations ? Pensez-vous nous donner le change sur la cause de nos malheurs par l’artifice de vos excuses et l’audace de vos sophismes ? Était-ce nous défendre que d’opposer aux soldats étrangers des forces dont l’infériorité ne laissait pas même d’incertitude sur leur défaite ? Était-ce nous défendre que d’écarter les projets tendant à fortifier l’intérieur du royaume, ou de faire des préparatifs de résistance pour l’époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans ? Était-ce nous défendre que de ne pas réprimer un général qui violait la constitution, et d’enchaîner le courage de ceux qui la servaient ? Était-ce nous défendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du ministère ? La constitution vous laissa-t-elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine ? Vous fit-elle chef de l’armée pour notre gloire ou notre honte ? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de grandes prérogatives, pour perdre constitutionnellement la constitution et l’empire ? Non, non, homme que la générosité des Français n’a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n’avez pas rempli le vœu de la constitution ! Elle peut être renversée, mais vous ne recueillerez pas le fruit de votre parjure ! Vous ne vous êtes point opposé par un acte formel aux victoires qui se remporteraient en votre nom sur la liberté ; mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes ! Vous n’êtes plus rien pour cette constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi ! (Applaudissements réitérés.)

» Comme les faits que je viens de rapporter ne sont pas dénués de rapports très-frappants avec plusieurs actes et plusieurs rapports du roi ; comme il est certain que les faux amis qui l’environnent sont vendus aux conjurés de Coblentz, et qu’ils brûlent de perdre le roi pour transporter la couronne sur la tête de quelques-uns des chefs de leurs complots ; comme il importe à sa sûreté personnelle autant qu’à la sûreté de l’empire que sa conduite ne soit plus environnée de soupçons, je proposerai une adresse qui lui rappelle les vérités que je viens de faire retentir, et où on lui démontrera que la neutralité qu’il garde entre la patrie et Coblentz serait une trahison envers la France.


IX

» Je demande de plus que vous déclariez que la patrie est en danger. Vous verrez à ce cri d’alarme tous les citoyens se rallier, la terre se couvrir de soldats, et se renouveler les prodiges qui ont couvert de gloire les peuples de l’antiquité. Les Français régénérés de 89 sont-ils déchus de ce patriotisme ? Le jour n’est-il pas venu de réunir ceux qui sont dans Rome et ceux qui sont sur le mont Aventin ? Attendez-vous que, las des fatigues de la Révolution ou corrompus par l’habitude de parader autour d’un château, des hommes faibles s’accoutument à parler de liberté sans enthousiasme et d’esclavage sans horreur ? Que nous prépare-t-on ? Est-ce le gouvernement militaire que l’on veut rétablir ? On soupçonne la cour de projets perfides ; elle fait parler de mouvements militaires, de loi martiale ; on familiarise l’imagination avec le sang du peuple. Le palais du roi des Français s’est tout à coup changé en château fort. Où sont cependant ses ennemis ? Contre qui se pointent ces canons et ces baïonnettes ? Les amis de la constitution ont été repoussés du ministère. Les rênes de l’empire demeurent flottantes au hasard, à l’instant où pour les soutenir il fallait autant de vigueur que de patriotisme. Partout on fomente la discorde. Le fanatisme triomphe. La connivence du gouvernement accroît l’audace des puissances étrangères, qui vomissent contre nous des armées et des fers, et refroidit la sympathie des peuples, qui font des vœux secrets pour le triomphe de la liberté. Les cohortes ennemies s’ébranlent. L’intrigue et la perfidie trament des trahisons. Le corps législatif oppose à ces complots des décrets rigoureux, mais nécessaires ; la main du roi les déchire. Appelez, il en est temps, appelez tous les Français pour sauver la patrie ! Montrez-leur le gouffre dans toute son immensité. Ce n’est que par un effort extraordinaire qu’ils pourront le franchir. C’est à vous de les y préparer par un mouvement électrique qui fasse prendre l’élan à tout l’empire. Imitez vous-mêmes les Spartiates des Thermopyles, ou ces vieillards vénérables du sénat romain qui allèrent attendre sur le seuil de leur porte la mort que de farouches vainqueurs apportaient à leur patrie. Non, vous n’aurez pas besoin de faire des vœux pour qu’il naisse des vengeurs de vos cendres. Le jour où votre sang rougira la terre, la tyrannie, son orgueil, ses palais, ses protecteurs, s’évanouiront à jamais devant la toute-puissance nationale et devant la colère du peuple. »

X

Ce discours, où tous les périls et toutes les calamités du temps étaient si artificieusement rejetés sur le roi seul, retentit dans toute la France comme le tocsin du patriotisme. Médité chez madame Roland, commenté aux Jacobins, adressé à toutes les sociétés populaires du royaume, lu aux séances de tous les clubs, il remua dans la nation entière tous les ressentiments contre la cour. Le 10 août était dans ces paroles. Une nation qui avait adressé de pareils soupçons et de pareilles menaces à son roi ne pouvait plus ni lui obéir ni le respecter. La proclamation du danger de la patrie était, au fond, la proclamation de la trahison du pouvoir exécutif.

Brissot et Condorcet, l’un dans un discours, l’autre dans un projet d’adresse au roi, développèrent avec moins de grandeur, mais avec plus de haine, ces considérations. Ils envenimèrent la blessure que le coup de Vergniaud avait faite à la royauté.

Aux Jacobins, Robespierre rédigea une adresse aux fédérés. Tout en proclamant les mêmes dangers que Vergniaud avait signalés dans son discours, Robespierre indiquait d’avance au peuple qu’il aurait bientôt à combattre d’autres ennemis que la cour. Il semait d’avance les soupçons dans les âmes, et prenait ses gages contre le triomphe des Girondins.

« Salut aux Français des quatre-vingt-trois départements ! Salut aux Marseillais ! Salut, s’écriait-il, à la patrie puissante, invincible, qui rassemble ses enfants autour d’elle au jour de ses dangers et de ses fêtes ! Ouvrons nos maisons à nos frères ! Citoyens, n’êtes-vous accourus que pour une vaine cérémonie de fédération et pour des serments superflus ? Non, non, vous accourez au cri de la nation qui vous appelle ! Menacés dehors, trahis dedans, nos chefs perfides mènent nos armées aux piéges. Nos généraux respectent le territoire du tyran autrichien et brûlent les villes de nos frères belges. Un autre monstre, La Fayette, est venu insulter en face l’Assemblée nationale. Avilie, menacée, outragée, existe-t-elle encore ? Tant d’attentats réveillent enfin la nation, et vous êtes accourus. Les endormeurs du peuple vont essayer de vous séduire. Fuyez leurs caresses, fuyez leurs tables, où l’on boit le modérantisme et l’oubli du devoir. Gardez vos soupçons dans vos cœurs ! L’heure fatale va sonner. Voilà l’autel de la patrie. Souffrirez-vous que de lâches idoles viennent s’y placer entre la liberté et vous, pour usurper le culte qui lui est dû ? Ne prêtons serment qu’à la patrie entre les mains du Roi immortel de la nature. Tout nous rappelle à ce Champ de Mars les parjures de nos ennemis. Nous ne pouvons y fouler un seul endroit qui ne soit souillé du sang innocent qu’ils y ont versé ! Purifiez ce sol, vengez ce sang, ne sortez de cette enceinte qu’après avoir décidé dans vos cœurs le salut de la patrie ! »


XI

Camille Desmoulins et Chabot dénoncèrent aussi aux Jacobins les projets de fuite du roi, la prochaine arrivée de La Fayette. « Peuple, on vous abuse, dit à son tour Danton, jamais on ne compose avec les tyrans. Il faut que nos frères des départements jurent de ne se séparer que lorsque les traîtres seront punis par la loi ou auront passé à l’étranger. Le droit de pétition n’a pas été enseveli au Champ de Mars avec les cadavres de ceux qui y furent immolés. Qu’une pétition nationale sur le sort du pouvoir exécutif soit donc présentée au Champ de Mars par la nation souveraine ! »

Il dit, et il sortit, laissant cette motion énigmatique à la réflexion des patriotes. Sobre de paroles, impatient de menées, Danton n’aimait pas les longs discours. Il frappait un mot comme on frappe une médaille, et le lançait en circulation dans la foule. Il rencontra en sortant un groupe d’hommes alarmés qui se pressèrent autour de lui et lui demandèrent son avis sur la chose publique. « Ils sont là, dit-il en montrant d’un geste de mépris la porte des Jacobins, un tas de bavards qui délibèrent toujours ! Imbéciles que vous êtes, ajouta-t-il en s’adressant au groupe, à quoi bon tant de paroles, tant de débats sur la constitution, tant de façons avec les aristocrates et avec les tyrans ? Faites comme eux ; vous étiez dessous, mettez-vous dessus : voilà toute la révolution ! »