Histoire des Girondins/21

La bibliothèque libre.
Chez l’auteur (p. 371-400).

LIVRE VINGT ET UNIÈME


Courage et attitude de la reine. — Commune insurrectionnelle constituée en municipalité. — Pétion mis en état d’arrestation simulée. — Meurtre de Mandat. — Santerre nommé à sa place au commandement général de la garde nationale. — Intérieur du château. — Les dames de la reine. — La duchesse de Maillé. — Rœderer. — Masse toujours croissante des assaillants. — Le roi passe la revue des troupes. — Double esprit de la garde nationale. — Danton harangue les Marseillais. — Il rentre chez lui pour attendre l’événement.


I

Pendant les longues heures de cette nuit et les premières heures de l’aube, la reine et Madame Élisabeth passaient alternativement de la chambre du roi dans la chambre où dormaient les enfants, et de là dans la salle du Conseil, où siégeaient les ministres en permanence. Elles traversaient les salles pleines de leurs défenseurs ; cachant leurs larmes, et inspirant par leur sérénité apparente, par leur sourire et par leurs paroles, la confiance qu’elles n’avaient pas encore perdue. La présence de ces deux princesses errantes, la nuit, dans ce palais au milieu des armes : l’une, reine et mère, tremblante à la fois pour son mari et pour ses enfants ; l’autre, sœur dévouée, tremblante pour son frère, toutes deux insensibles à leurs propres périls, était le plus éloquent appel à la compassion, à la générosité, au courage des défenseurs du château.

Marie-Antoinette, que les pamphlets de ses ennemis ont représentée dans cette nuit suprême comme une furie couronnée poussant l’exaltation jusqu’au délire, l’abattement jusqu’aux larmes, tantôt déclarant qu’elle se ferait clouer aux murs de son palais, tantôt présentant des pistolets au roi pour lui conseiller le suicide, n’eut ni ces emportements ni ces faiblesses. Elle fut avec dignité et avec naturel, sans héroïsme affecté comme sans abattement timide, ce que son sexe, son rang, sa qualité d’épouse, de mère, de reine, voulaient qu’elle fût dans un moment où tous les sentiments que ces titres divers devaient agiter en elle se traduisaient dans son attitude. Au niveau de toutes ses tendresses, de toutes ses grandeurs, de toutes ses catastrophes, son âme, sa physionomie, ses paroles, ses actes reflétèrent fidèlement toutes les phases du trône à la captivité qu’elle eut à traverser dans ces longues heures. Elle fut femme, mère, épouse, reine menacée ou atteinte dans tous ses sentiments. Elle craignit, elle espéra, elle désespéra, elle se rassura tour à tour. Mais elle espéra sans ivresse et se découragea sans avilissement. Les forces et les tendresses de son âme furent égales aux coups de la destinée. Elle pleura non de faiblesse, mais d’amour ; elle s’attendrit, mais sur ses enfants ; elle voila ses angoisses et sa douleur du respect qu’elle devait à elle-même, à la royauté, au sang de sa mère Marie-Thérèse, au peuple qui la regardait. Après avoir pleuré au berceau de son fils, de sa fille, aux genoux du roi, dans les bras de sa sœur et de son amie, elle essuyait sur ses joues la trace des larmes, et faisait disparaître la rougeur de ses yeux. Elle reparaissait devant la foule, sérieuse mais tranquille, attendrie mais ferme, ayant un cœur, sans doute, mais le possédant.

Telle fut Marie-Antoinette pendant cette crise de vingt-quatre heures, succédant à tant de crises qui auraient pu épuiser son courage : femme comme toutes les femmes, mieux inspirée par la nature que par la politique, plus faite pour supporter héroïquement que pour diriger les circonstances extrêmes, plus à sa hauteur dans l’action que dans le conseil.


II

Le roi avait fait appeler Rœderer, procureur-syndic du département de Paris. Pétion n’était pas encore au château. Il arrive enfin, rend compte au roi de l’état de Paris, refuse de la poudre au commandant général Mandat, qui se plaint à lui de n’avoir que trois coups à tirer par homme. Sous prétexte de l’extrême chaleur qui l’incommode dans le cabinet du roi, Pétion sort, entraîne Rœderer : ils descendent ensemble dans le jardin. Pétion est entouré d’officiers municipaux affidés et de jeunes gardes nationaux qui chantent et folâtrent autour de lui. Ce groupe de magistrats et de gardes nationaux se promène tranquillement aux clartés de la lune sur la terrasse du bord de l’eau, en s’entretenant de choses légères, comme dans une soirée de fête. À l’extrémité de la terrasse, ils entendent battre le rappel au château. Ils reviennent. Le ciel était pur, l’air immobile. On entendait distinctement le tocsin des faubourgs. Pétion, qui affectait une impassibilité stoïque et qui dissimulait le danger, laissa Rœderer remonter seul auprès du roi. Il resta dehors, sur la terrasse près du grand escalier. Il craignait pour ses jours.

Quoique la nuit ne fût pas obscure, le château projetait son ombre très-loin sur le jardin. On avait posé des lampions allumés sur les dalles de pierre qui bordent la terrasse. Quelques grenadiers des Filles-Saint-Thomas, dont le bataillon stationnait sur cette terrasse, et qui abhorraient dans Pétion l’instigateur secret de l’insurrection, éteignirent du pied les lampions, et se pressèrent autour du maire comme pour faire de lui un otage. Il comprit le mouvement. Il entendit des mots, il entrevit des gestes sinistres. « Sa tête répondra des événements de la nuit, » dit un grenadier à ses camarades. Masquant ses craintes sous une attitude rassurée, Pétion s’assit sur le rebord de la terrasse, au milieu de quelques officiers municipaux, à quelque distance des grenadiers. Il affecta de causer tranquillement une partie de la nuit avec ceux qui l’entouraient. On murmurait tout haut au château et dans les rangs des défenseurs du trône que, puisqu’il avait eu l’audace de venir affronter la vengeance des royalistes, il fallait le retenir et l’exposer lui-même aux coups qu’il préparait à la monarchie. Un officier municipal, nommé Mouchet, voyant la situation embarrassée de Pétion et averti par un signe d’intelligence du maire, courut à l’Assemblée nationale et parla à plusieurs membres : « Si vous ne mandez pas sur-le-champ le maire de Paris à votre barre, il va être assassiné ! » dit-il.

Louis XVI, agenouillé devant Dieu, et le cœur plus plein de pardon que de vengeance, ne songeait point à un assassinat. Mais l’Assemblée feignit de croire à une pensée criminelle de la cour. Elle manda le maire. Deux huissiers, précédés de gardes et de flambeaux, vinrent avec appareil signifier le décret libérateur à Pétion. Au même instant, le ministre de la justice l’envoyait prier de monter chez le roi. « Si je monte, dit-il, je ne redescendrai jamais. » Pétion se rendit à l’Assemblée, et de là à l’hôtel de ville. Il y fut retenu par ses complices de Charenton, et ne reparut plus au château.


III

Il était plus de minuit. Toutes les fenêtres des Tuileries étaient ouvertes. On s’y pressait en foule pour écouter le tocsin. Chacun nommait successivement le quartier, l’église, le clocher d’où partait le rappel des révolutions.

Dans la ville, les citoyens sortaient à ce bruit de leurs maisons et se tenaient sur le seuil de leurs portes, prêts à suivre le torrent où il voudrait les entraîner. Les sections, convoquées insurrectionnellement depuis dix heures, avaient délibéré presque à huis clos, et envoyé chacune des commissaires à l’hôtel de ville, pour remplacer le conseil de la commune par une commune insurrectionnelle. Le mandat unanime et concerté de ces commissaires était de prendre toutes les mesures que commanderaient le salut de la patrie et la conquête de la liberté. Ces commissaires, réunis sans opposition à l’hôtel de ville, au nombre de cent quatre-vingt-douze membres, se constituèrent dictatorialement en municipalité, conservèrent dans leur sein Pétion, Danton, Manuel, nommèrent pour leur président provisoire Huguenin, du faubourg Saint-Antoine, l’orateur de la pétition du 20 juin. Tallien, jeune patriote de vingt-cinq ans, et rédacteur d’un journal intitulé l’Ami des Citoyens, fut élu secrétaire de la commune. Cette municipalité devint, dès onze heures du soir, le comité dirigeant des mouvements du peuple et le gouvernement de l’insurrection. Pétion, dans un état d’arrestation simulée, pour sauver en lui la pudeur de la loi, ne prit plus part aux actes de la nuit.


IV

Le commandant général Mandat, homme confiant et qui répondait toujours hardiment du roi au peuple et du peuple au roi, acheva ses dernières dispositions sur la foi des ordres que Pétion lui avait signés comme maire de Paris. Mandat envoya cinq cents hommes avec du canon à l’hôtel de ville pour garder le passage de l’arcade Saint-Jean, par laquelle devait déboucher la colonne du faubourg . Il plaça également un bataillon avec deux pièces de canon au Pont-Neuf pour disputer le passage de ce pont aux Marseillais, les refouler dans le faubourg Saint-Germain et les rejeter vers le Pont-Royal, où le canon du pavillon de Flore les foudroierait à leur apparition. À ces dispositions, bonnes en elles-mêmes, il ne manquait que des troupes solides pour les exécuter. À peine Mandat avait-il donné ces ordres, qu’un arrêté de la municipalité l’appela à l’hôtel de ville pour venir rendre compte de l’état du château et des mesures qu’il avait prises pour maintenir la sûreté de Paris.

À la réception de cet arrêté, Mandat hésite entre ses pressentiments et son devoir légal. D’après la loi, la municipalité avait la garde nationale sous son autorité et pouvait appeler son commandant. Mandat, d’ailleurs, ignorait que cette municipalité, changée violemment par les sections, n’était plus qu’un comité d’insurrection. Il consulte Rœderer, qui, dans la même ignorance du changement opéré à l’hôtel de ville, lui conseille de s’y rendre. Mandat, comme averti par un présage intérieur, cherche des prétextes, invente des excuses, tente des délais. Il se décide enfin à partir. Son fils, enfant de douze ans, s’obstine à l’accompagner. Mandat monte à cheval, et, suivi de son fils et d’un seul aide de camp, il se rend par les quais à l’hôtel de ville. Il monte les marches du perron. Son âme se trouble à l’aspect de ces visages austères et inconnus. Il comprend qu’il a à répondre devant des conspirateurs des mesures prises contre le succès de la conspiration. « Par quel ordre, lui dit Huguenin, as-tu doublé la garde du château ? — Par l’ordre de Pétion, répond en balbutiant l’infortuné Mandat. — Montre cet ordre. — Je l’ai laissé aux Tuileries. — Depuis quand cet ordre a-t-il été donné ? — Depuis trois jours ; je le rapporterai. — Pourquoi as-tu fait marcher les canons ? — Quand le bataillon marche, les canons le suivent. — La garde nationale ne retient-elle pas de force Pétion au château ? — Cela est faux ; les gardes nationaux ont été pleins de déférence et de respect pour le maire de Paris. Moi-même je l’ai salué en partant. » Au milieu de ces interrogations, on dépose sur la table du conseil général une lettre de Mandat au commandant du poste de l’hôtel de ville. On en demande la lecture. Mandat ordonnait au bataillon de service de dissiper l’attroupement qui se portait au château en l’attaquant en flanc et par derrière. Cette lettre est l’arrêt de mort de Mandat. Le conseil ordonne qu’il soit conduit à l’Abbaye. Le président, en donnant cet ordre, fait un geste horizontal qui en explique le sens. Un coup de pistolet abat l’infortuné commandant sur les marches de l’hôtel de ville. Les piques et les sabres l’achèvent. Son fils, qui l’attendait sur le perron, se précipite sur le cadavre de son père et le dispute en vain aux meurtriers. Le corps de Mandat, lancé dans la Seine, fait disparaître l’ordre de Pétion.

On a accusé du crime celui dans l’intérêt de qui le crime était commis. L’histoire, sévère pour la duplicité d’esprit de Pétion, n’a jamais pris sa main dans le sang. Il servait la Révolution par des faiblesses, par des complicités morales, jamais par l’assassinat. L’ordre de tirer sur le peuple, si on l’eût retrouvé, accusait la municipalité tout entière ; la mort de Mandat anéantissait le seul témoignage. Cette mort par des mains inconnues n’accusa personne, et le flot de la Seine couvrit la responsabilité de la municipalité. Le conseil nomma sur-le-champ Santerre commandant général de la garde nationale à la place de Mandat. Pétion, qui rentrait alors chez lui en sortant de l’Assemblée, trouva à sa porte six cents hommes envoyés par Santerre pour le garder dans sa maison et pour défendre sa vie des embûches de la cour.


V

La nouvelle de la mort de Mandat, apportée aux Tuileries par son aide de camp, répandit la consternation dans l’âme du roi et de la reine, l’hésitation dans la garde nationale. La Chesnaye, chef de bataillon, prit le commandement. Mais l’hôtel de ville occupé par les sections, une municipalité révolutionnaire et le commandement général donné à Santerre brisaient sa force morale dans ses mains. Le sort de Mandat lui présageait le sien. Les deux avant-postes de l’hôtel de ville et du Pont-Neuf étaient forcés. Le faubourg Saint-Antoine, au nombre de quinze mille hommes, débouchait par l’arcade Saint-Jean. Les Marseillais et le faubourg Saint-Marceau, au nombre de six mille hommes, franchissaient le Pont-Neuf. Une foule immense de curieux grossissait à l’œil cette armée du peuple et en portait l’apparence à plus de cent mille hommes. Ces deux corps allaient faire leur jonction sur le quai du Louvre et s’avancer sans obstacle vers le Carrousel. La gendarmerie à cheval, en bataille dans la cour du Louvre, se voyant cernée à tous les guichets, ne pouvant charger contre des murs dans l’enceinte étroite où on l’avait emprisonnée, murmurait contre ses chefs et se partageait en deux détachements : l’un continuait à occuper inutilement la cour du Louvre, l’autre allait se ranger en bataille sur la place du Palais-Royal. Du côté des Champs-Élysées, de la place Vendôme et de la rue Saint-Honoré, nul obstacle n’avait contenu l’affluence du peuple. Des masses immenses bloquaient le jardin.

Le procureur du département, Rœderer, apprenant la mort de Mandat et l’installation d’un conseil insurrectionnel, écrivit au conseil de département de se rendre au château pour prendre des mesures contre la nouvelle municipalité ou pour ratifier ses ordres. Le département, sans autre empire sur le peuple que la loi brisée dans ses mains, envoya des commissaires chez le roi pour se concerter avec Rœderer. C’étaient MM. Levieillard et de Fauconpret, Lefebvre d’Ormesson et Beaumes (d’Aix). Rœderer et les membres du département passèrent ensemble dans une petite pièce donnant sur le jardin, à côté de la chambre du roi. Rœderer demanda au roi de signer un ordre au conseil de département pour l’autoriser à se déplacer du lieu habituel de ses séances. « Mes ministres ne sont pas là, répondit Louis XVI ; je donnerai l’ordre quand ils seront revenus. »

Il ne faisait pas encore jour dans les appartements. Un moment après, on entendit une voiture rouler dans la cour. On entr’ouvrit les contrevents du cabinet du roi pour connaître la cause de ce bruit ; c’était la voiture de Pétion qui s’en allait à vide. Le jour commençait à poindre.

Madame Élisabeth s’approcha de la fenêtre et regarda le ciel. Il était rouge comme de la réverbération d’un incendie. « Ma sœur, dit-elle à la reine, venez donc voir poindre l’aurore ! » La reine se leva, regarda le ciel et soupira. Ce fut le dernier jour où elle vit le soleil à travers une fenêtre sans barreaux. Toute étiquette avait disparu. L’agitation avait confondu les rangs. À chaque nouvelle qu’on apportait au roi ou à la reine, une foule de serviteurs, d’amis, de militaires se pressaient familièrement autour d’eux et donnaient leurs impressions ou leur avis. Le roi était obligé de changer souvent de place et de chercher des pièces dans ses appartements pour écouter ceux de ses ministres qui avaient à l’entretenir en particulier.

Vers trois heures, il se retira de nouveau dans sa chambre, laissant la reine, Madame Élisabeth, les ministres et Rœderer dans la salle du Conseil. On croit qu’accablé des fatigues et des émotions de la journée et de la nuit, et rassuré par les avis qu’il venait de recevoir, il alla chercher dans quelques moments de sommeil les forces dont il aurait besoin au lever du jour. La reine et Madame Élisabeth avaient auprès d’elles la princesse de Lamballe, la princesse de Tarente, mesdames de La Roche-Aymon et de Ginestous ; mesdames de Tourzel, gouvernante des enfants de France ; de Makau, de Bouzy et de Villefort, sous-gouvernantes : femmes de cour que les dangers et les revers de leurs maîtres élevèrent tout à coup, dans cette nuit, jusqu’au complet oubli d’elles-mêmes, cet héroïsme naturel aux femmes ! La duchesse de Maillé, dame du palais qui n’était pas au château la veille et que ses opinions populaires avaient rendue suspecte à la cour dans les premiers jours de la Révolution, ayant appris dans la nuit la prochaine attaque du château et les dangers de la famille royale, sortit à pied de sa demeure, se jeta seule, sans déguiser son nom et son attachement à la reine, au milieu des flots de peuple qui obstruaient les avenues des Tuileries, pour y pénétrer. La foule l’écartait comme une insensée. « Laissez-moi aller, s’écriait-elle, là où l’amitié et le devoir m’appellent. Les femmes n’ont-elles pas aussi leur honneur ! C’est leur cœur ! Le mien est à la reine ! Votre patriotisme est de la haïr, le mien est de mourir à ses pieds ! »


VI

Les femmes du peuple, touchées de cette démence de fidélité qui bravait la mort, repoussèrent sans insulte la duchesse de Maillé et la reconduisirent de force à son hôtel. La reine, Madame Élisabeth, toutes ces femmes, tous ces magistrats, tous ces militaires, s’asseyaient au hasard sur les banquettes ou sur les tabourets de la chambre du Conseil. Les princesses s’entretenaient fréquemment avec Rœderer. Rœderer montra dans toute cette nuit, comme au 20 juin, le caractère d’un grand citoyen. Quoique dévoué au parti de la constitution, il inspira confiance à la famille royale. Son attitude fut celle de la loi. Intrépide comme magistrat, triste comme citoyen, respectueux comme homme, son attendrissement sur les angoisses que contenait ce palais n’échappa ni à la reine, ni à sa sœur, ni au roi. Madame Élisabeth s’approchait souvent pour l’interroger avec son triste enjouement. La reine sentait en lui un conseiller austère mais loyal, le roi un dernier ami.

Vers quatre heures, le roi sortit de sa chambre à coucher et reparut dans la chambre du Conseil. On voyait au froissement de son habit et au désordre de sa coiffure qu’il s’était jeté un moment sur son lit. Ses cheveux, poudrés et bouclés d’un côté de la tête, étaient aplatis et sans poudre de l’autre côté. Ses traits pâlis, ses yeux bourrelés, les muscles de sa bouche détendus et palpitants de mouvements involontaires, attestaient qu’il avait pleuré en secret. Mais la même sérénité régnait sur son front et le même sourire de bonté sur ses lèvres. Il n’était pas au pouvoir des choses humaines d’imprimer un ressentiment dans l’âme ou sur les traits de ce prince. Ses amis n’ont jamais aimé, ses ennemis n’ont jamais méprisé en lui que sa bonté : c’était son défaut et sa vertu. La reine et Madame Élisabeth se jetèrent avec un sourire de bonheur dans ses bras ; elles l’entraînèrent dans l’embrasure d’une fenêtre et lui parlèrent quelques minutes à voix basse. Les gestes étaient ceux de la plus tendre familiarité ; chacune des deux princesses tenait une des mains du roi dans les siennes. Il les regardait tour à tour avec tristesse et semblait leur demander pardon des tourments qu’elles subissaient à cause de lui. Tout le monde s’était éloigné avec respect.

La famille royale passa ensuite du côté des cours, pour juger sans doute du nombre et de l’attitude des troupes campées sous le palais. Un peu après, la reine fit appeler Rœderer. Il trouva cette princesse dans l’appartement de Thierri, valet de chambre du roi. Cette chambre ouvrait sur le petit atelier de serrurerie de Louis XVI. Marie-Antoinette était seule, assise près de la cheminée, le dos tourné à la fenêtre. M. Dubouchage, ministre de la marine, entra et se tint un peu à l’écart, comme un homme qui surveille et qui attend. La reine, visiblement inquiète de ce qu’elle avait vu dans les cours, du petit nombre de défenseurs et de ce qu’on lui avait rapporté de la masse toujours croissante des assaillants, commençait à retomber de l’exaltation des premières espérances dans la prostration du découragement. C’était un de ces moments où la réalité qu’on ne veut pas voir apparaît pour la première fois confusément, et où l’on se révolte encore contre elle tout en la reconnaissant.

Marie-Antoinette demanda à Rœderer ce qu’il y avait à faire dans les circonstances telles qu’elles se révélaient depuis le lever du jour. Rœderer ne lui dissimula pas ce qui pouvait déchirer son cœur pour éclairer sa raison. Il lui présenta, pour la première fois, l’idée de placer le roi et sa famille sous la sauvegarde de la nation en les conduisant dans le sein de la représentation nationale, et en les rendant ainsi inviolables et sacrés comme la constitution elle-même. « Si le roi doit périr, madame, dit Rœderer, il faut qu’il périsse du même coup que la constitution. Mais le peuple s’arrêtera devant sa propre image personnifiée dans l’Assemblée de ses représentants. L’Assemblée elle-même ne pourra s’empêcher de défendre un roi qui confondra son existence avec la sienne. L’insurrection, criminelle devant la demeure du roi, sera parricide devant le sanctuaire de la nation. » Tels furent les conseils de Rœderer ; Marie-Antoinette rougissait en les écoutant : on voyait que sa fierté de reine luttait dans son âme avec sa tendresse d’épouse et de mère. M. Dubouchage, gentilhomme loyal et marin intrépide, vint au secours des perplexités de la princesse. « Ainsi, monsieur, dit-il à Rœderer, vous proposez de mener le roi à son ennemi ! — L’Assemblée est moins ennemie que vous ne le pensez, répliqua le procureur du département, puisqu’au dernier vote monarchique quatre cents de ses membres contre deux cents ont voté pour La Fayette. Au reste, entre les dangers je choisis le moindre, et je propose le seul parti que la destinée laisse ouvert au salut du roi. »


VII

La reine, avec un accent de résolution, comme si elle eût cherché à se rassurer elle-même par le son de sa propre voix : « Monsieur, lui dit-elle, il y a ici des forces ; il est temps de savoir qui l’emportera enfin du roi ou des factions. » Rœderer proposa d’entendre le commandant général qui avait succédé à l’infortuné Mandat : c’était La Chesnaye. On le fit appeler ; il vint. On lui demanda si l’état des dispositions extérieures de défense était suffisant pour rassurer le château, et s’il avait pris des mesures pour arrêter les colonnes qui marchaient sur la demeure du roi. La Chesnaye répondit affirmativement et ajouta que le Carrousel était gardé ; puis adressant la parole d’un ton d’humeur et de reproche à la reine : « Madame, lui dit-il, je ne dois pas vous dissimuler que les appartements sont pleins de gens inconnus qui circonviennent le roi, et dont la présence offusque et aigrit la garde nationale. — La garde nationale a tort, répondit la reine ; ce sont des hommes sûrs. » L’attitude et le langage de Marie-Antoinette convainquirent Rœderer qu’il y avait au château une résolution arrêtée d’accepter la bataille et qu’on y voulait une victoire pour imposer à l’Assemblée. Il insinua au moins que le roi écrivît au corps législatif et lui demandât assistance. M. Dubouchage combattit encore cette idée. « Si cette idée ne vaut rien, reprit Rœderer, que deux ministres se rendent à l’Assemblée et lui demandent d’envoyer des commissaires au château ! »

On adopta ce parti. MM. de Joly et Champion sortirent pour se rendre à l’Assemblée.

L’Assemblée délibérait tranquillement sur la traite des nègres quand les deux ministres se présentèrent. M. de Joly, ministre de la justice, peignit les périls de la situation, l’urgence des mesures, et déclara que le roi désirait qu’une députation de la représentation nationale vînt s’associer à ses efforts pour préserver la constitution et protéger par sa présence la sûreté de sa famille. L’Assemblée passa dédaigneusement à l’ordre du jour. Elle était peu nombreuse, distraite, comme assoupie, et dans l’attitude des corps politiques qui attendent une grande ruine et qui se tiennent à l’écart de l’événement.


VIII

MM. de Joly et Champion sortirent découragés. Rœderer et les ministres étaient restés en conférence dans la petite pièce attenante à la chambre du roi. Les membres du département arrivèrent. Ils apprirent aux ministres la formation de la nouvelle municipalité. Elle venait de faire distribuer des cartouches aux Marseillais. Le bataillon des Cordeliers et les Marseillais devaient être déjà en marche. La loi, détrônée partout, n’avait plus d’asile que les Tuileries. Ils insistèrent pour que le roi allât demander protection à l’Assemblée. « Non ! répondit M. Dubouchage, qui venait d’entendre de la fenêtre les outrages vomis par les bataillons de piques contre le roi ; il n’y a plus de sûreté pour lui qu’ici ! il faut qu’il y triomphe ou qu’il y périsse ! »

Les membres du département, et Rœderer à leur tête, résolurent alors de se rendre eux-mêmes au corps législatif, de lui faire connaître la situation, les conseils qu’ils donnaient au roi, et de provoquer enfin de l’Assemblée une résolution qui sauvât tout. Ces membres du département rencontrèrent aux aborda de l’Assemblée les deux ministres qui en sortaient. « Qu’allez-vous faire ? leur dit le ministre de la justice ; nous venons de supplier l’Assemblée d’appeler le roi dans son enceinte, à peine nous a-t-elle écoutés ; elle n’est pas en nombre pour rendre un décret, à peine compte-t-on soixante membres ! » Le département, découragé, rentra au château avec les ministres. Les canonniers qui stationnaient avec leurs pièces sous le vestibule, au pied du grand escalier, les arrêtèrent. « Messieurs, leur dirent-ils avec une anxiété qui se révélait sur leurs visages, est-ce que nous serons obligés de faire feu sur nos frères ? — Vous n’êtes là, répondit Rœderer, que pour garder la demeure du roi et empêcher qu’on n’en force l’entrée. Ceux qui tireraient sur vous ne seraient plus vos frères ! »

Ces paroles ayant paru tranquilliser les canonniers, on pria Rœderer et ses collègues d’aller les répéter dans les cours, où les mêmes scrupules agitaient les gardes nationaux. Rœderer et ses collègues traversèrent le vestibule et entrèrent dans la cour Royale. Elle présentait un formidable aspect de défense. À droite était rangé en haie un bataillon de grenadiers de la garde nationale, qui s’étendait des fenêtres du château jusqu’au mur du Carrousel. À gauche, et faisant face à ce bataillon civique, un bataillon des gardes suisses. Ces deux bataillons, en croisant leurs feux, auraient anéanti les colonnes du peuple qui auraient pénétré du Carrousel dans la cour. Entre ces deux haies de baïonnettes, cinq pièces de canon braquées contre le Carrousel étaient rangées devant la grande porte des Tuileries et auraient foudroyé les assaillants de ce côté, comme les cinq pièces de canon en position à la porte du jardin les auraient mitraillés de l’autre côté. Des dispositions pareilles donnaient aux autres cours une apparence inexpugnable. La députation du département alla droit au bataillon de la garde nationale. Rœderer, se plaçant au centre, le harangua en termes précis, fermes et modérés, comme il convient à un organe impassible de la loi. « Point d’attaque, ferme contenance, ferme défensive ! »


IX

Le bataillon ne témoigna ni enthousiasme ni hésitation. Le procureur-syndic se transporta au milieu de la cour pour adresser la même allocution aux canonniers. Les canonniers affectèrent de s’éloigner hors de portée de la voix, comme pour éviter d’entendre un appel auquel ils ne voulaient pas obéir. Un d’eux cependant, homme d’un extérieur martial et d’une physionomie résolue, s’étant approché du magistrat, lui dit : « Mais si l’on tire sur nous, serez-vous là ? — J’y serai, répondit Rœderer, et non derrière vos pièces, mais devant, afin que, si quelqu’un doit périr dans cette journée, nous périssions les premiers pour la défense des lois. — Nous y serons tous ! » s’écrièrent en masse les membres du département. À ces mots, le canonnier, par un geste plus expressif que les paroles, déchargea sa pièce, en répandit la charge à terre, et mettant le pied sur la mèche qui était allumée, il l’éteignit. C’était la loi qui désarmait devant le peuple. Le peuple applaudit le canonnier du haut des murs du Carrousel.

Pendant que le département échouait ainsi devant les canonniers, des officiers municipaux remettaient aux Suisses l’ordre de repousser la force par la force. À quelques pas plus loin, des émissaires marseillais, ayant pénétré dans les cours, haranguaient ces soldats étrangers pour les engager à ne point faire feu sur des patriotes qui voulaient être libres et républicains comme eux. Tout à coup on entendit frapper à coups redoublés à la porte Royale. Rœderer y accourt ; il fait ouvrir un guichet. On introduit un jeune homme maigre, pâle, exalté, officier des canonniers de l’insurrection. Il dit que son rassemblement veut se rendre à l’Assemblée, bloquer le corps législatif jusqu’à ce que la déchéance du roi ait été décrétée, et que le peuple a douze pièces de canon au Carrousel. « Nous demandons, ajoute-t-il, qu’on nous livre passage à travers le château et le jardin pour aller présenter le vœu du peuple au corps législatif ; nous ne voulons point faire de mal. Nous sommes tous des citoyens comme vous ! Nous ne voulons point attenter à la liberté de l’Assemblée, nous voulons lui rendre au contraire cette liberté étouffée sous les conspirations de la cour. » Après un dialogue fiévreux entre ce jeune homme d’un côté et les magistrats de l’autre, aux coups répétés qui ébranlaient la porte, et au mugissement de la multitude grossissant derrière le mur, le département se retire, et l’heure prépare seule le dénoûment.


X

La reine, prévoyant que ce dénoûment arriverait avec le jour, qu’il serait sanglant, et ne voulant pas que l’assaut du château, le fer des Marseillais, surprissent ses enfants dans leurs lits, les fit réveiller, habiller et conduire auprès d’elle à cinq heures du matin. Le roi et la reine les embrassèrent avec un redoublement de tendresse, comme on étreint plus fortement ce qu’on craint de se voir arracher. Le Dauphin était insouciant et folâtre comme son âge. Cette heure inusitée de son lever, cet appareil militaire des appartements, du jardin, des cours, amusaient ses yeux : l’éclat de ces armes lui masquait la mort. Sa sœur, plus âgée et plus mûre, comprenait la destinée dans les yeux de sa mère et dans les prières de sa tante. La présence de ces deux beaux enfants entre ces deux princesses émut les gardes nationaux postés dans les appartements et porta jusqu’aux larmes l’enthousiasme des volontaires campés dans la galerie des Carrache. Le maréchal de Mouchy et les ministres engagèrent le roi à fortifier par sa présence ces bonnes dispositions, et à passer en revue toutes les forces que le dévouement à sa personne ou l’obéissance à la loi réunissait autour du château. Quoique les troupes fussent peu nombreuses et peu résolues, combien de fois l’aspect d’un prince faisant appel à une poignée de défenseurs, dans les extrémités de sa fortune, avait-il multiplié leur nombre par leur élan et retourné le sort !

Mais pour répandre cette électricité morale dans des masses, il faut en avoir en soi-même le foyer. Les héros seuls communiquent l’héroïsme. Louis XVI n’avait rien, ni dans la parole, ni dans l’âme, qui pût enflammer une multitude. Elle cherchait en lui un roi, elle ne trouvait qu’un père de famille. L’extérieur même de l’homme enlevait tout prestige au roi. Si les bataillons indécis avaient vu sortir, avec le jour, des portes de son palais, un prince à cheval, jeune, fier, bouillonnant d’ardeur, prêt à jouer sa vie avec cette fortune qui favorise la jeunesse ; si un vieillard découvrant son front eût étalé ses cheveux blancs devant son peuple et fait appel à la pitié, cette dernière éloquence des revers ; si quelques mots lancés de son cœur dans celui des soldats avaient circulé de rang en rang, et imprimé un de ces courants d’émotion martiale qui entraînent si aisément les hommes rassemblés ; si un drapeau, un geste, une épée tirée à propos eût fasciné les yeux et courbé cette forêt de baïonnettes sous le plus léger frémissement d’enthousiasme, on aurait combattu, on aurait vaincu ; et la constitution, raffermie par une victoire, aurait vacillé quelques mois de plus.

Mais Louis XVI n’avait dans sa personne ni la grâce de la jeunesse qui séduit, ni la majesté de la vieillesse qui attendrit les hommes. Rien de martial ne révélait en lui son chef au soldat, son père au peuple. Au lieu de revêtir un uniforme et de monter à cheval, il était à pied, en habit violet, couleur de deuil des rois ; sans bottes, sans éperons, avec une chaussure de cour, des souliers à boucles, des bas de soie blancs, un chapeau sous le bras, ses cheveux frisés et poudrés de la veille, sans qu’une main attentive eût réparé dans cette coiffure le désordre des sommeils rapides et des agitations de la nuit. Son regard, intimidé non par le danger, mais par la représentation, était terne, indécis, errant ; sa bouche avait le sourire gracieux mais banal de toutes les heures de sa vie de prince. Sa personne manquait entièrement d’accent ; on attendait tout, il n’inspirait rien. Il fallait réfléchir pour être attendri. Il n’avait, dans cette revue, d’autre prestige que celui de son abattement.


XI

Cependant la seule présence de ce roi arraché au sommeil par l’insurrection, de cette reine, de cette sœur en habits de deuil, de ces enfants menés par la main, venant solliciter processionnellement et en silence, dans les salles et dans les cours de leur demeure, la fidélité de leurs amis, l’honneur du soldat, la pitié de leurs ennemis, avait par elle-même une éloquence qui pouvait se passer de paroles. Le roi en balbutiait quelques-unes, à peine entendues, toujours les mêmes, comme un refrain qui dispense de penser : « Eh bien, messieurs ! on dit qu’ils viennent… Je ne sais pas ce qu’ils veulent… Nous verrons… Ma cause est celle de la constitution et de tous les bons citoyens… Nous ferons notre devoir, n’est-ce pas ? »

Ces paroles, prononcées de distance en distance et interrompues par de rares acclamations et par le retentissement des armes que les postes présentaient au roi, suffisaient à la contenance, mais ne suffisaient pas à la gravité du moment. La reine, qui suivait pas à pas le roi, relevait ces paroles par la noblesse de son attitude, par le mouvement à la fois fier et gracieux de sa tête et par l’expression de son regard. Elle aurait voulu inspirer son âme au roi ; elle souffrait de ne révéler que par l’attitude, par la rougeur et par l’émotion muette, les sentiments que son sexe l’obligeait à contenir dans son sein. On voyait qu’elle pleurait en dedans, mais que le courage et la dignité séchaient ses larmes à mesure qu’elles sortaient. Sa respiration était courte, forte, bruyante ; sa poitrine se soulevait sous l’indignation. Ses traits fatigués et pâlis par l’insomnie, mais tendus par la volonté et exaltés par l’intrépidité de son âme ; ses yeux qui parlaient par des éclairs continus à tous les yeux fixés sur elle ; son regard qui implorait, qui remuait, qui bravait à la fois, selon qu’il rencontrait des visages froids, amis ou hostiles ; l’anxiété avec laquelle elle cherchait sur les physionomies l’impression des paroles du roi ; sa lèvre relevée et palpitante, ses narines renflées par l’émotion, l’attitude de sa tête redressée par le péril, sa démarche triste, ses bras affaissés, ses poses fières, les traces encore récentes de cette beauté qui commençait à pâlir sous ses années, comme sa fortune sous ses malheurs ; le souvenir des adorations qu’elle avait respirées dans ces mêmes salles où elle implorait en vain quelques bras pour la défendre ; ces rayons de soleil du matin pénétrant dans les appartements et ondoyant sur ses cheveux comme une couronne vacillant sur sa tête ; ces armes diverses, cette foule, ces acclamations, ces silences au milieu desquels elle s’avançait : tout imprimait à sa personne une majesté de courage, de dignité, de tristesse, qui égalait aux yeux des spectateurs la solennité de la scène et la grandeur de l’événement. C’était la Niobé de la monarchie ; c’était la statue de la royauté tombée du trône, mais sans être ni souillée ni dégradée par sa chute. Elle ne régna jamais tant que ce jour-là.


XII

Elle fut reine malgré son peuple et malgré le sort. Son aspect attendrit, dans l’intérieur, les gardes nationaux les plus indécis et fit tirer du fourreau tous les sabres. Gardes-suisses, gendarmerie, grenadiers, volontaires, gentilshommes, bourgeoisie, peuple, toutes les armes, tous les postes, toutes les salles, tous les escaliers s’émurent d’un même enthousiasme à son passage ; tous les regards, tous les gestes, toutes les paroles lui promirent mille vies pour sa vie. La pâleur des grandes émotions était répandue sur les visages. Des larmes roulaient dans les yeux des soldats les plus aguerris. Pleine de séduction pour la garde nationale, de bienveillante dignité pour les gardes-suisses, de grâce et d’abandon pour ses amis, elle fut, en passant dans les rangs des gentilshommes réunis dans la grande galerie, l’objet d’un culte chevaleresque. Les uns lui demandaient sa main à baiser, les autres la priaient de toucher seulement leurs armes ; ceux-ci jetaient leurs manteaux sous ses pieds et sous ceux du Dauphin et de Madame Royale ; ceux-là, plus familiers, élevaient l’enfant dans leurs bras au-dessus de leur tête, drapeau vivant pour lequel ils juraient de mourir !

À ces transports, la reine s’exalte elle-même ; saisissant deux pistolets à la ceinture de M. de Maillardoz, commandant des Suisses, elle les présente au roi : « Voilà l’instant de se montrer, lui dit-elle, ou de périr avec gloire au milieu de ses amis ! » Le roi remit ces pistolets à M. de Maillardoz ; il sentit que la vue de ces armes le dépopulariserait, et que sa meilleure défense aux yeux des citoyens était son inviolabilité et la loi.

Après avoir visité tous les postes de l’intérieur avec sa famille, le roi, descendu dans le vestibule du grand escalier, fit remonter la reine, Madame Élisabeth et les enfants dans leurs appartements. Il voulut achever seul la revue des forces extérieures. Il craignit que la reine, tant calomniée aux oreilles du peuple, n’eût à subir quelques outrages et peut-être quelques dangers personnels en passant devant le front des bataillons.


XIII

Le roi s’avança dans la cour Royale, suivi de MM. de Boissieu et de Menou, maréchaux de camp, commandant au château ; de MM. de Maillardoz et de Bachmann, officiers supérieurs des Suisses ; de M. de Lajard, ancien ministre de la guerre ; de M. Dubouchage, ministre de la marine, et du prince de Poix-Noailles, ancien capitaine des gardes du corps. Le bruit des tambours qui battaient aux champs, les commandements des officiers qui ordonnaient de porter les armes, les acclamations de la foule des royalistes qui se pressaient aux portes, aux fenêtres, sur les balcons du château, et qui élevaient leurs chapeaux en l’air en criant : « Vive le roi ! » entraînèrent un peu les bataillons et leur arrachèrent quelques derniers cris de fidélité. La reine, Madame Élisabeth, les femmes, les serviteurs qui les entouraient, pleurèrent de joie en contemplant du haut du balcon de la salle des Gardes ces signes d’attachement. Cette joie fut courte et inquiète. Deux bataillons douteux entrèrent dans les cours pendant la revue. Silencieux et mornes, ils contrastaient avec les bataillons dévoués. Les canonniers, jusque-là impassibles, allèrent fraterniser avec eux. M. de Boissieu jugea qu’il était prudent d’éloigner ces bataillons, et leur assigna leur place plus loin du palais, sur la terrasse du bord de la Seine. Ils défilèrent devant le roi pour s’y rendre, aux cris de : « Vive la nation ! »

Des cours, le roi passa dans le jardin. Les bataillons royalistes des quartiers des Petits-Pères et des Filles-Saint-Thomas, rangés en bataille à droite et à gauche de la grande porte, sur la terrasse du château, le couvrirent de leurs baïonnettes, de leur enthousiasme et de leurs serments. Des grenadiers l’entourèrent et le prièrent d’aller passer en revue leurs camarades placés à l’extrémité du jardin, au pont tournant, pour raffermir par sa présence ce poste si important à la défense. Le roi s’y hasarda, malgré les représentations de quelques personnes de sa suite qui lui faisaient craindre d’être attaqué en chemin par les bataillons de piques rangés sur la terrasse du bord de l’eau.

Le faible cortége royal traversa le jardin dans toute sa longueur sans accident. Les grenadiers du pont tournant se montrèrent pleins de résolution et d’énergie. Mais deux esprits se partageaient la garde nationale comme la France. À peine le roi eut-il quitté le pont tournant pour revenir au château, que les bataillons de piques, ceux du faubourg Saint-Marceau et les deux bataillons entrés pendant la revue et postés par M. de Boissieu sur la terrasse de la Seine, élevèrent en immenses clameurs leurs insultes et leurs menaces contre la cour. Cette clameur monta du jardin jusqu’aux appartements des Tuileries. La reine, assise dans la chambre du roi, s’y reposait un moment, entourée de ses enfants, de sa sœur, des ministres et de Rœderer. Ce bruit fit voler un des ministres vers la fenêtre. La reine s’y précipita. Le ministre l’écarta respectueusement ; il ferma la fenêtre pour épargner à cette princesse la vue des gestes et des outrages contre son mari. « Grand Dieu ! dit-elle, c’est le roi qu’on hue ! Nous sommes perdus ! » Elle retomba anéantie sous ces alternatives de vie ou de mort.

Le roi rentra défait, inondé de sueur, le désespoir dans l’âme, la rougeur sur le front. Pendant tout le trajet du pont tournant aux Tuileries, il avait dévoré le désespoir et l’ignominie. Il avait vu brandir de loin contre sa personne les piques, les sabres, les baïonnettes rassemblés pour le défendre. Les poings levés, les gestes meurtriers, les apostrophes cyniques, les mouvements de rage de quelques forcenés s’efforçant de descendre de la terrasse dans le jardin pour venir fondre sur son escorte, retenus à peine par leurs camarades et se vengeant de leur impuissance par leurs imprécations, l’avaient accompagné jusqu’à la porte. Son faible cortége n’avait pu même le préserver de danger pour sa vie. Un homme, en uniforme de garde national, d’une figure sinistre, portait souvent la main sous son uniforme, comme pour y chercher un poignard, et suivait le roi pas à pas. Un grenadier s’attacha à cet homme et se plaça sans cesse entre le roi et lui. En rentrant au poste, après avoir mis le roi à l’abri dans son palais, ce grenadier s’évanouit d’horreur de la scène dont il avait été témoin.

À peine Louis XVI était-il rentré que deux de ces bataillons du bord de l’eau sortirent par la grille du Pont-Royal, avec leurs canons, et se rangèrent en bataille sur le quai, entre le jardin et le pont, pour attendre les Marseillais et pour attaquer ensemble. Deux autres bataillons se débandèrent dans la cour Royale. Ils rentrèrent au Carrousel et s’y postèrent pour attendre les bataillons en retard et pour les entraîner dans leur défection. Une masse immense de peuple, de fédérés de Brest, d’insurgés des faubourgs, s’accumula sur la place, autour de ces bataillons.


XIV

Il était sept heures. Le tocsin n’avait pas cessé de tinter pendant la nuit. Depuis que l’heure matinale où le peuple se lève pour se rendre à ses travaux du jour avait sonné, les rues et les places, d’abord lentes à se remplir, s’étaient encombrées de foule. Ces masses de peuple, stagnantes dans leurs mouvements, attendaient que les bataillons de leurs quartiers se fussent rassemblés pour les suivre. À peine apercevait-on un faible courant vers le Louvre et vers le Pont-Royal, dans les rues qui versent du faubourg Saint-Antoine et du faubourg Saint-Marceau dans le centre de Paris. Les deux foyers d’impulsion étaient maintenant, l’un à l’hôtel de ville avec Santerre et Westermann ; l’autre dans l’ancien bâtiment des Cordeliers, où siégeait le club de ce nom, et où les Marseillais avaient été casernés.

Les Cordeliers avec leur club et leur caserne étaient au quartier Saint-Marceau et à la rive gauche de la Seine ce que l’hôtel de ville était pour le faubourg Saint-Antoine et pour la rive droite : le cœur et le bras de l’insurrection. À minuit, Danton, Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, Carra, Rebecqui, Barbaroux et les principaux meneurs du club s’étaient constitués en séance permanente. Danton, l’orateur des Cordeliers et l’homme d’État du peuple, avait fait ouvrir la salle aux Marseillais. « Aux armes ! leur avait-il dit. Vous entendez le tocsin, cette voix du peuple. Il vous appelle au secours de vos frères de Paris. Vous êtes accourus des extrémités de l’empire pour défendre la tête de la nation menacée dans la capitale par les conspirations du despotisme ! Que ce tocsin sonne la dernière heure des rois et la première heure de la vengeance et de la liberté du peuple ! Aux armes, et ça ira ! »

À peine Danton avait-il proféré ces rapides paroles que l’air du Ça ira ébranla les voûtes des Cordeliers. Carra, Fabre d’Églantine, Rebecqui, Barbaroux, Fournier l’Américain, avaient passé la nuit à ranger les Marseillais sous les armes, et à grouper autour de leurs bataillons les fédérés de Brest. Un grand nombre de fédérés isolés des départements s’étaient joints à cette tête de colonne, et avaient formé un véritable campement révolutionnaire dans les cours et dans les bâtiments des Cordeliers. Les canonniers brestois et marseillais s’étaient couchés, la mèche allumée, auprès de leurs pièces. Danton s’était retiré incertain encore des succès de la nuit. Pendant qu’on le croyait occupé à nouer dans de mystérieux conciliabules les dernières trames de la conjuration, il était rentré dans l’intérieur de sa maison, et s’était couché tout habillé pour dormir un instant, pendant que sa femme veillait et pleurait à côté de son lit. Après avoir conçu le plan et imprimé l’impulsion, il avait abandonné l’action aux hommes de coups de main, et le sort de la pensée à la lâcheté ou à l’énergie du peuple. Ce n’était point timidité, c’était une théorie profonde des révolutions. Danton avait la philosophie des tempêtes ; il savait qu’une fois formées il est impossible de les diriger, et qu’il y a dans les convulsions des peuples, comme dans les batailles, des hasards auxquels un homme ne peut rien que s’asseoir et s’endormir en les attendant.