Histoire des Girondins/26

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Chez l’auteur (p. 141-152).

LIVRE VINGT-SIXIÈME


Proscriptions. — Meurtre du duc de La Rochefoucauld à Gisors. — Massacres à Orléans, à Lyon, à Meaux, à Reims, à Versailles. — Le maire Richaud. — Danton accepte la responsabilité des journées de septembre.


I

La France frissonnait d’horreur et d’effroi. Le conseil de la commune de Paris s’enveloppait de son crime ; il osa rédiger une adresse aux départements pour leur recommander les massacres de septembre comme un exemple à imiter. Se glorifier du crime, c’est plus que le commettre : c’est s’associer de sang-froid à sa responsabilité sans avoir l’excuse de la passion qui l’explique. L’exemple de l’impunité des égorgements de Paris ne parlait que trop haut aux provinces. Cet encouragement tacite fut entendu. Le duc de La Rochefoucauld, le plus populaire des aristocrates après La Fayette, était devenu odieux à la multitude. Président du département de Paris, il avait, au 20 juin, demandé la destitution de Pétion. Ce fut son arrêt. Retiré depuis le 10 août aux bains de Forges avec la duchesse d’Enville, sa mère, et avec sa jeune femme, il y reçut un mandat d’arrêt de la commune porté par un de ses proconsuls de l’hôtel de ville. Le commissaire, effrayé lui-même de sa mission, conseilla au duc de ne pas se fier à son innocence et de s’enfuir en Angleterre. La Rochefoucauld refusa. Il se mit en route pour Paris avec sa mère, sa femme et le commissaire de la commune. Un bataillon de garde nationale du Finistère et un détachement des assassins de Paris l’attendaient à Gisors. Ils demandèrent sa tête. Le maire et la garde nationale de Gisors se dévouèrent en vain pour le protéger. Pendant que la voiture qui contenait les femmes prenait les devants, une haie de municipaux et de gardes nationaux escorta le prisonnier hors de la ville par des rues détournées. Vaine prudence ! Au sortir des portes, un embarras de voitures obstruant la route, la haie se rompit. Un assassin, ramassant un pavé, le lança à la tête du duc et l’étendit mort sous les pas de ce peuple auquel il avait consacré sa vie. On ne rapporta que son cadavre à sa mère et à sa femme, qui le croyaient sauvé. Ce meurtre d’un des premiers apôtres de la liberté et de la philosophie retentit comme un sacrilége dans toute l’Europe. Aucun crime ne dépopularisa plus la Révolution. Elle semblait parricide en immolant ce père du peuple. Le grand orateur Burke et ses amis, dans le parlement anglais, rougirent de fraterniser avec les meurtriers de La Rochefoucauld, et changèrent leurs apothéoses en imprécations.


II

À Orléans, la garde nationale, désarmée par le maire, laissa impunément violer les prisons, saccager les maisons des principaux négociants, massacrer huit ou dix personnes, et enfin brûler à petit feu, dans un brasier allumé sur la place publique, deux commis d’une raffinerie qui avaient tenté de soustraire au pillage la maison de leur patron.

À Lyon, la nouvelle des journées de Paris excita une féroce émulation dans le peuple. Deux mille hommes, femmes ou enfants, écumés parmi les immondices de cette grande réunion d’ouvriers nomades, se portèrent, malgré la résistance du maire, Vitet, et du commandant de la ville, Imbert Colomez, au château fort de Pierre-Encise. Ils forcèrent les portes et massacrèrent vingt et un officiers du régiment de Royal-Pologne qui y étaient enfermés. Ils se portent de là aux prisons civiles, égorgent sans choix tous ceux qui s’y trouvent, et clouent aux arbres de la promenade de Bellecour les membres mutilés de leurs victimes.

Ronsin, commandant d’un des bataillons de Paris composé des vainqueurs du 10 août et de quelques assassins de septembre, traverse Meaux en se rendant à la frontière. À son arrivée, il gourmande le maire de n’avoir pas encore suivi l’exemple de la commune de Paris. Le sabre à la main, il parcourt les rues de la ville, recrute quelques scélérats dans les lieux suspects, les lance sur la prison et les encourage à l’œuvre du geste et de la voix. « Mes hommes sont des brigands, répondait Ronsin à ceux qui lui reprochaient les forfaits de sa troupe ; mais est-ce donc d’honnêtes gens qu’étaient composées les légions qui exécutaient les proscriptions de Marius ?

À Reims, un autre bataillon recruté dans les sentines de Paris passait pour se rendre aux frontières sous le commandement du général Duhoux. Un agitateur nommé Armonville se présente devant ce bataillon au moment où le général passait la revue. En vain le commandant veut retenir les soldats. Armonville les harangue, en débauche une cinquantaine, les entraîne à la Société populaire, leur distribue des armes, marque les maisons, désigne les victimes, et les encourage à frapper. Deux administrateurs sont massacrés sur les marches de l’hôtel de ville. On joue aux boules avec leurs têtes. On jette dans un bûcher allumé sur le parvis de la cathédrale tous les prêtres trouvés dans la ville. Pendant deux jours les assassins attisent ce bûcher et y jettent pour l’alimenter de nouvelles victimes. Ils forcent le neveu d’un de ces prêtres d’apporter de sa propre main le bois pour consumer le corps de son oncle. Ils coupent les jambes et les bras de M. de Montrosier, homme étranger à la ville et innocent de toute opinion politique. On le porte ainsi mutilé pour expirer à la porte de sa maison, sous les yeux de son père et de sa femme.

Ces scélérats jouent avec l’agonie, avec la conscience, avec les remords de ceux qu’ils immolent. Un des prêtres entourés par les flammes, vaincu par la douleur, demande à prêter serment à la nation. On le retire du feu. Le procureur de la commune, Couplet, complice de ces jeux, arrive et reçoit le serment. « À présent que tu as fait un mensonge de plus, disent les bourreaux au supplicié, va brûler avec les autres. » Ils rejettent le prêtre dans le bûcher. Ces incendiaires d’hommes finissent par se brûler entre eux. Un ouvrier tisseur, nommé Laurent, dresse la liste de ceux qu’on destine au supplice. Il y inscrit un marchand, son voisin, dont le crime était d’avoir refusé de donner ses marchandises à crédit à Laurent. Le marchand, agent secret d’Armonville, est informé du piége qu’on lui dresse. Il va se plaindre à son patron. Armonville efface le nom du marchand et inscrit son dénonciateur à sa place. Au moment où Laurent désigne son ennemi pour le bûcher, on le saisit lui-même et on le lance dans les flammes aux éclats de rire de ses complices. Son sang impur éteignit le bûcher. La terreur fut si servile à Reims et le nom d’Armonville intimida tellement la conscience publique, que la ville nomma, quelques jours après, ce proscripteur pour son représentant à la Convention.


III

Le doigt des exterminateurs ne pouvait oublier les prisons de la haute cour nationale d’Orléans. Soixante-deux accusés du crime de lèse-nation les peuplaient. Les plus présents à la mémoire du peuple étaient le vieux duc de Brissac, commandant de la garde du roi, et M. de Lessart, ministre proscrit par les Girondins. Des évêques, des magistrats, des généraux dénoncés par leur département ou par leurs troupes, des journalistes du parti de la cour, enfin ces vingt-sept officiers du régiment de Cambrésis accusés d’avoir voulu surprendre la citadelle de Perpignan pour la livrer aux Espagnols, languissaient depuis plus d’un an dans ces prisons.

La légèreté des accusations, l’absence des preuves, l’éloignement des témoins, suspendaient ou amortissaient les jugements. La prévention, qui juge sans preuves et qui condamne ce qu’elle hait, s'impatientait de ces lenteurs. La commune, Marat, Danton, qui voulaient en finir, trouvèrent ces victimes toutes parquées pour l’assassinat. L’Assemblée, honteuse des égorgements du 2 septembre exécutés sous ses yeux et dont elle porterait la responsabilité, voulait soustraire soixante-deux détenus à la justice sommaire de la commune. Mais les maratistes répandirent dans le peuple que les prisons d’Orléans, transformées en séjour de délices et en foyer de conspirations par l’or du duc de Brissac, ouvriraient leurs portes au signal donné par les émigrés, et déroberaient à la nation sa vengeance. On parla d’un prochain enlèvement.

Sur ce seul bruit, deux cents Marseillais et un détachement de fédérés et d’égorgeurs commandés par le Polonais Lazouski partent pour Orléans, d’après un ordre secret des meneurs de la commune. Arrivés à Longjumeau, ils écrivent à l’Assemblée qu’ils sont en route pour ramener à Paris les prisonniers. L’Assemblée, inquiète, à la voix de Vergniaud et de Brissot, rend un décret qui défend à ces fédérés de disposer arbitrairement des prévenus ou des coupables promis à la seule vengeance des lois. Lazouski et ses satellites feignent d’obéir au décret. Ils répondent qu’ils vont à Orléans pour garder les prisonniers qu’on veut enlever. Vergniaud et ses amis, qui comprennent ce langage, feignent de se contenter de cette demi-obéissance ; mais ils font rendre, séance tenante, un second décret qui charge les ministres d’envoyer à Orléans dix-huit cents hommes pour prévenir toute tentative d’enlèvement. Le commandement de ces dix-huit cents hommes fut confié à Fournier l’Américain. Arrivé avec cette force à Longjumeau, Fournier rallie les deux cents Marseillais et arrive à Orléans.

Léonard Bourdon l’avait devancé. Envoyé par la commune de Paris avec une mission suspecte, Léonard Bourdon, citoyen d’Orléans, mais ami de Marat, sous prétexte de prévenir une lutte entre le détachement parisien et la municipalité d’Orléans, neutralisa la garde nationale de cette ville. La garde nationale, forte de six mille hommes et dévouée aux lois, s’était portée aux prisons avec du canon pour en défendre les portes. On négocia. Il fut convenu que les prisonniers seraient respectés et remis par la garde nationale à l’escorte pour être conduits à Paris.


IV

Sept chariots, contenant chacun huit prisonniers chargés de chaînes, se mirent en route le 4 septembre à six heures du matin. Fournier marchait en tête du convoi. Un collier de croix de Saint-Louis, de croix de Cincinnatus, et autres décorations militaires, enlevées aux prisonniers, pendait sur le poitrail de son cheval.

L’Assemblée, informée des événements d’Orléans, décréta, par l’organe de Vergniaud, que la colonne n’entrerait pas dans Paris. Les commissaires envoyés à Étampes pour arrêter la marche de Fournier furent intimidés par Léonard Bourdon. On foula aux pieds le décret et on marcha sur Versailles. Cependant les bourreaux du 2 septembre attendaient le cortége à Arpajon. Ces hommes se joignirent à l’escorte et arrivèrent en même temps que le convoi aux portes de Versailles. Le maire de Versailles, Richaud, informé du danger, prit toutes les mesures que lui commandaient la prudence et l’humanité. Fournier et Lazouski, avec deux mille hommes et du canon, avaient une force suffisante pour prévenir un attentat. Mais tout semblait disposé par eux pour livrer leur dépôt au lieu de le défendre. Les canons et la cavalerie de l’escorte précédaient à une distance considérable les voitures. Une faible haie de cinq hommes de file marchait à droite ou à gauche de la route. Le maire, accompagné de quelques conseillers municipaux et de quelques officiers de la garde nationale, imposait seul par sa présence et par ses paroles aux assassins. Bien que ce fût un dimanche, à l’heure où le peuple se répand pour se livrer à l’oisiveté de ce jour, les rues de la ville étaient désertes. La bande d’égorgeurs qui épiait cette proie ne comptait pas plus de quarante ou cinquante hommes. Ils laissèrent les chariots arriver jusqu’à la grille du jardin qui conduit à la Ménagerie. C’était là qu’on avait préparé la halte pour cette nuit. Aussitôt que Fournier, les canons et la cavalerie de l’escorte eurent passé la grille, on la referma sur eux. Fournier, soit surprise réelle, soit simulation de violence, fut renversé de son cheval par des hommes du peuple, et se débattit faiblement pour faire rouvrir la grille qui le séparait du gros de sa troupe et de son dépôt. Lazouski, avec l’arrière-garde, ne fit aucune démonstration pour se rapprocher du cortége. Les assassins, maîtres des voitures, se jetèrent sur les prisonniers enchaînés, qu’on ne leur disputait plus. En vain le maire Richaud s’élança-t-il entre eux et leur proie ; en vain, montant lui-même sur le premier chariot et écartant des deux mains les sabres et les piques, couvrit-il de son corps les deux premières victimes. Renversé sur leurs cadavres, inondé de leur sang, les assassins l’emportèrent évanoui d’émotion dans une maison voisine, cet achevèrent sans résistance, pendant plus d’une heure, cette boucherie de sang-froid, qu’une ville entière terrifiée et deux mille hommes armés leur laissèrent achever en plein jour.

L’intrépide Richaud, seul, revenu de son évanouissement, et s’arrachant aux bras qui voulaient le retenir, s’échappe de la maison où il a été transporté, revient aux voitures, tombe aux genoux des assassins, s’attache à leurs bras ensanglantés, leur reproche de déshonorer la Révolution et la ville où elle a triomphé du despotisme, leur offre sa propre vie pour racheter la vie de la dernière de leurs victimes. On l’admire et on l’écarte. À peine sept ou huit prisonniers, se précipitant des chariots dans la confusion du carnage, protégés par la pitié des spectateurs, parviennent-ils à s’échapper et à se réfugier dans les maisons voisines. Tout le reste succombe. Quarante-sept cadavres, les mains et les pieds encore enchaînés, jonchent la rue et attestent la barbarie et la lâcheté des égorgeurs. Un monceau de troncs et de membres mis en pièces s’élève au milieu du carrefour des Quatre-Bornes. Les têtes coupées et promenées par les meurtriers sont plantées sur les piques des grilles du palais de Versailles. On y reconnaissait la tête du duc de Brissac à ses cheveux blancs tachés de sang et enroulés autour de la grille de la porte de ses maîtres. Deux de ces assassins, Foliot, marguillier de Meudon, et Hurtevent, garde du bois de Verrières, portaient, de café en café, l’un, le cœur saignant arraché de la poitrine du duc de Brissac, l’autre, un lambeau de chair obscène coupé du cadavre du ministre de Lessart. Une jeune femme, enceinte de quelques mois, aux yeux de laquelle ils étalèrent cette chair humaine, tomba à la renverse à cet aspect, se brisa la tête et mourut d’horreur sur le coup. Des enfants dépeçaient les membres dans la rue et les jetaient aux chiens effrayés. Une femme porta par les cheveux une de ces têtes à l’assemblée des électeurs et la posa sur le bureau du président. Tout ce qui n’applaudissait pas se taisait. Le silence était du courage.

Il y avait plus d’une heure que les massacres étaient accomplis et les morts abandonnés dans leur sang, quand des spectateurs, qui contemplaient de loin ces restes, virent un léger mouvement agiter les cadavres. Des bras ensanglantés se levèrent, puis une tête chauve se fit jour, puis le tronc nu d’un vieillard se dressa au sommet de ce monceau de cadavres. C’était un des prisonniers qui se réveillait de l’évanouissement d’une mort incomplète, ou qui, pris pour mort par les assassins, s’était dérobé sous les cadavres aux coups qui devaient l’achever. Il cherchait à se dégager de ce tas de corps mutilés où il était enfoncé jusqu’à la ceinture, et il épiait d’un regard furtif de quel côté il se traînerait pour trouver asile. Déjà les témoins muets de ce retour inespéré à la vie lui faisaient des signes d’intelligence et de pitié. Il était sauvé ; mais un des assassins, revenant par hasard sur ses pas, aperçut le vieillard, et s’approchant de lui le sabre levé : « Ah ! tu te réveilles ! lui cria-t-il, attends ! je vais te rendormir pour plus longtemps. » En disant ces mots, il lui fend la tête d’un coup de sabre, et le recouche sur cette litière de morts.


V

De là, les tueurs se portèrent aux deux prisons de Versailles, et, malgré les efforts désespérés de Richaud, égorgèrent dix prisonniers ; le reste dut son salut à l’intrépidité, à l’éloquence et aux ruses pieuses de ce généreux magistrat. Il n’avait pas cessé, depuis deux jours, d’avertir le pouvoir exécutif des dangers qui menaçaient la vie des prisonniers de Versailles et de réclamer des forces de Paris. Alquier, président du tribunal de Versailles, se transporta deux fois chez Danton, ministre de la justice, pour le sommer, à ce titre, de pourvoir à la sûreté des prisons. La première fois, Danton éluda ; la seconde, il s’irrita d’une insistance qui agitait le remords ou l’impuissance de son cœur. Regardant Alquier d’un regard significatif et qui voulait être entendu sans paroles : « Monsieur Alquier, lui dit-il d’une voix rude et impatiente, ces hommes-là sont bien coupables ! bien coupables ! Retournez à vos fonctions et ne vous mêlez pas de cette affaire. Si j’avais pu vous répondre autrement, ne comprenez-vous pas que je l’aurais déjà fait ? » Alquier se retira consterné. Il avait compris.

Ces paroles échappées à l’impatience de Danton sont le commentaire de celles qu’il proférait le 2 septembre à l’Assemblée : « La patrie est sauvée ; le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme : c’est la charge sur les ennemis de la patrie ! Pour les vaincre, pour les atterrer, que faut-il ?… De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! » Il acheva de relever le sens qu’elles avaient dans sa pensée le soir même des massacres de Versailles. Les assassins de Brissac et de Lessart se rendirent à Paris, à la nuit tombante, et se pressèrent sous les fenêtres du ministre de la justice, demandant des armes pour voler aux frontières. Danton se leva de table et parut au balcon. « Ce n’est pas le ministre de la justice, c’est le ministre de la Révolution qui vous remercie ! » leur dit-il. Jamais proscripteur n’avoua plus audacieusement ses satellites. Danton violait les lois qu’il était chargé de défendre, il acceptait le sang qu’il était chargé de venger ; ministre non de la liberté, mais de la mort. Septembre fut le crime de quelques hommes, et non le crime de la liberté.