Histoire des Girondins/31

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Chez l’auteur (p. 311-378).

LIVRE TRENTE ET UNIÈME


Diplomatie de Dumouriez. — Westermann. — L’ami du peuple. — Brissot tente de s’opposer aux factieux. — Louvet. — Son portrait. — Il accuse Robespierre. — Il flétrit Marat. — Réponse de Robespierre. — Barère. — Fabre d’Églantine. — Lettre confidentielle de Vergniaud. — Fonfrède. — Les partis se disputent la popularité.


I

C’était le moment où Dumouriez savourait le triomphe à Paris, et où tous les partis se disputaient l’honneur d’entraîner avec eux le sauveur de la république. Dumouriez, avec la grâce martiale de son extérieur, de son caractère, de son esprit, se prêtait à tous et ne se donnait à aucun. Il laissait espérer à chacun des chefs de factions que son épée pèserait de leur côté. Il les intéressa ainsi à sa gloire, et s’assura, par leur ascendant dans les conseils, les hommes, les armes, les munitions, les subsides, la confiance dont il avait besoin pour préparer ses conquêtes. L’habileté diplomatique qu’il avait acquise en traitant jadis avec les factions des confédérés en Pologne lui rendit facile le maniement des factions révolutionnaires à Paris. Son génie jouait avec les intrigues, et le fil de son ambition mêlé à toutes, sans se perdre dans aucune, lui donnait une chance dans la trame de tous les partis. Marat seul poursuivait Dumouriez de ses menaces et de ses accusations anticipées.

Dumouriez, de son côté, méprisait Marat. Mais celui-ci bravait la faveur publique qui entourait Dumouriez, et s’attachait, comme les insulteurs gagés de Rome, aux pas du triomphateur. Le général avait fait désarmer et punir un bataillon républicain qui avait massacré des émigrés prisonniers de guerre à Rethel. Un certain Palloy, architecte, était lieutenant-colonel de ce bataillon. Palloy avait trempé dans les excès de ses soldats. Destitué par Beurnonville, le lieutenant et l’ami de Dumouriez, Palloy était revenu se plaindre à Paris.

C’était un homme qui jetait son nom dans tout pour le faire retentir. Il avait fait une industrie de l’enthousiasme, en démolissant la Bastille et en vendant les pierres de cette forteresse aux patriotes comme des reliques et des dépouilles du despotisme. Il était ami de Marat. Marat prit sa cause en main. Il fit nommer par les Jacobins une commission d’enquête composée de Bentabolle, vociférateur de clubs ; de Montaut, aristocrate de sang, qui rachetait sa naissance par son exaltation démagogique, et de lui-même, pour examiner cette affaire, gourmander Dumouriez et venger Palloy.

Le général ayant refusé de les recevoir, Marat et ses deux collègues harcelèrent Dumouriez jusqu’au milieu d’une fête triomphale que madame Simons-Candeille, l’amie de Vergniaud et des Girondins, donnait au vainqueur de Valmy. Marat, interrompant brusquement la fête au moment où la musique, le festin, la danse, enivraient tous les conviés, au nombre desquels était Danton, s’approcha de Dumouriez et l’interpella du ton d’un juge qui interroge un accusé sur l’excès de pouvoir qu’on lui reprochait envers des patriotes éprouvés. Dumouriez dédaigna de répondre ; mais abaissant un regard de curiosité méprisante sur la personne et sur le costume de Marat : « Ah ! c’est vous, lui dit-il avec un accent et un sourire d’insolence militaire, c’est vous qu’on appelle Marat, je n’ai rien à vous dire. » Et il lui tourna le dos. Marat se retira plein de rage à travers les ricanements et les chuchotements de ses ennemis. Le lendemain il s’en vengeait dans le journal de la république qu’il rédigeait alors.

« N’est-il pas humiliant pour des législateurs, écrivait-il, d’aller chercher chez des courtisanes le généralissime de la république, et de le trouver là entouré d’aides de camp dignes de lui : l’un, ce Westermann, capable de tous les forfaits, pourvu qu’on les lui paye ; l’autre, ce Saint-Georges, spadassin en titre du duc d’Orléans ! »

Louvet et Gorsas lui répondirent sur le même ton dans les journaux girondins la Sentinelle et le Courrier des Départements : « Comme il est démontré que la nation te regarde comme un reptile venimeux et comme un maniaque sanguinaire, lui dit ironiquement Gorsas, continue d’ameuter le peuple contre la Convention ! Continue de dire qu’il faut que les députés soient lapidés et les lois faites à coups de pierres ! Continue à demander que les tribunes soient rapprochées de l’enceinte, afin que ton peuple ait les représentants sous sa main ! Quand les députés, à l’exception de dix ou douze de tes séides, seront immolés, ton peuple se portera chez les ministres que tu n’as pas choisis ! chez ce Roland surtout, qui a osé te refuser les fonds de la république pour payer et distribuer tes poisons ! chez tous les journalistes, chez tous les modérés qui n’ont pas applaudi aux massacres des 2 et 3 septembre ! Paris sera ainsi balayé par tout ce qu’il y a d’impur ! Quelle joie pour toi, ô Marat, de voir ruisseler le sang dans les rues ! quel délicieux spectacle que de les voir jonchées de cadavres, de membres épars, d’entrailles encore palpitantes ! Et quelle jouissance pour ton âme de te baigner dans le sang chaud de tes ennemis, et de rougir les pages de tes feuilles du récit de ces glorieuses expéditions ! Des poignards ! des poignards ! mon ami Marat ! Mais des torches ! des torches aussi ! Il me semble que tu as trop négligé ce dernier moyen de crime. Il faut que le sang soit mêlé aux cendres ! Le feu de joie du carnage, c’est l’incendie ! C’était l’avis de Masaniello, ce doit être le tien ! »


II

Pendant que les écrivains girondins, subventionnés par Roland et inspirés par sa femme, traînaient ainsi le nom de Marat dans le ridicule sanglant de ses propres théories, les soldats de Dumouriez en garnison à Paris, et surtout la cavalerie, prenaient parti pour leur général et insultaient le féroce démagogue partout où ils le trouvaient. On le pendit en effigie au Palais-Royal. Une bande de Marseillais et de dragons, casernés à l’École militaire, défilèrent ensemble dans la rue des Cordeliers et s’arrêtèrent sous les fenêtres de l’ami du peuple, demandant sa tête et celles des députés de Paris, et menaçant de mettre le feu à sa maison. Marat, tremblant, se réfugia de nouveau dans son souterrain.

Un jour qu’il s’était hasardé à sortir, escorté de quelques hommes du peuple, afficheurs de ses placards, il fut rencontré par Westermann sur le Pont-Neuf. Westermann, homme de main légère, indigné des outrages que Marat lui prodiguait tous les jours dans ses feuilles, saisit l’ami du peuple par le bras et laboura ses épaules à coups de plat de sabre. Le peuple, que l’uniforme éblouit et que l’audace intimide, laissa martyriser son tribun. L’action de Westermann encouragea les sarcasmes de Louvet. « Peuple, écrivit le lendemain le jeune journaliste dans le cabinet de Roland, peuple, je vais te faire un apologue bizarre, mais qui te fera toucher au doigt la démence de ton ami Marat. Je suppose qu’un poil de ma barbe eût la faculté de parler et qu’il me dît : « Coupe ton bras droit parce qu’il a défendu ta vie. Coupe ton bras gauche, parce qu’il a porté le pain à ta bouche. Coupe ta tête, parce qu’elle a dirigé tes membres. Coupe tes jambes, parce qu’elles ont porté ton corps ! » Dis-moi à présent, peuple souverain, si je n’aurais pas mieux fait de garder mes bras, mes jambes et ma tête, et de ne couper que ce poil de barbe qui me donnait de si absurdes conseils ? Marat est le brin de barbe de la république ! Il dit : « Tuez les généraux qui chassent les ennemis ! Tuez la Convention qui dirige l’empire ! Tuez les ministres qui font marcher le gouvernement ! Tuez tout, excepté moi ! » Le misérable sait qu’il ne peut devenir grand qu’en restant seul ! »

Marat, de son côté, accusa, non sans vraisemblance, les Girondins de fomenter des troubles dans Paris pour trouver dans ces troubles mêmes l’occasion d’une réaction contre la commune. Un détachement d’émigrés prisonniers de guerre traversa en effet Paris en plein jour, précédé d’un trompette sonnant la marche et escorté seulement de quelques soldats, comme pour provoquer l’émotion et la vengeance des faubourgs. Plus de vingt mille hommes de troupes de ligne ou de fédérés des départements furent rassemblés sous différents prétextes dans Paris, ou au camp sous Paris. Les enrôlements patriotiques continuèrent dans la ville et purgèrent la capitale de plus de dix mille prolétaires, licenciés de la sédition, qui partaient pour la frontière. La commune rendit compte non du sang versé, mais des prisonniers et des dépouilles qu’elle avait accumulés dans ses dépôts depuis le 10 août. Indépendamment des victimes de cette journée, et des huit ou dix mille détenus que les assassins de septembre avaient immolés dans les prisons, quinze cents nouveaux prisonniers pour crime de contre-révolution avaient été écroués dans les différentes geôles de Paris. Sur ce nombre, la commune seule en avait décrété d’arrestation arbitraire près de quatre cents. Les prisons des départements ne suffisaient plus aux incarcérations. Toutes les villes convertissaient d’anciens monastères en maisons de force.

La municipalité de Paris se recomposa, et les élections pour nommer un maire attestèrent l’immense majorité du parti de l’ordre dans les sections, quand elles n’étaient pas intimidées par les agitateurs qui les dominaient. Pétion, représentant du parti modéré et ami de Roland, obtint quatorze mille votes ; Antonelle, Billaud-Varennes, Marat, Robespierre, candidats des Jacobins, n’obtinrent qu’un nombre imperceptible de suffrages. Mais Pétion déclara dans une lettre à ses concitoyens qu’appelé à la Convention nationale il croyait devoir obéir à la nation, et qu’il ne voulait pas cumuler deux fonctions incompatibles.

Brissot, expulsé des Jacobins, attaqua la société mère de Paris dans une adresse à tous les Jacobins de France. Son épigraphe, empruntée à Salluste, rappelait les temps les plus désespérés de Rome : Qui sont ceux qui veulent asservir la république ? Des hommes de sang et de rapines ! Ce qui est union entre les bons citoyens est faction entre les pervers. « L’intrigue, disait Brissot, m’a fait rayer de la liste des Jacobins de Paris. Je viens les démasquer. Je dirai ce qu’ils sont et ce qu’ils méditent. Elle tombera, cette superstition pour la société mère dont quelques scélérats disposent pour s’emparer de la France. Voulez-vous connaître ces désorganisateurs : lisez Marat, écoutez Robespierre, Collot-d’Herbois, Chabot à la tribune des Jacobins ; voyez les placards qui salissent les murs de Paris ; fouillez les registres de proscription du comité de surveillance de la commune ; remuez les cadavres du 2 septembre ; rappelez-vous les prédications des apôtres de l’assassinat dans les départements ! Et l’on m’accuse parce que je crois à ce parti ! Accusez donc la Convention, qui les juge ; la France entière, qui les exècre ; l’Europe, qui gémit de voir souiller par eux la plus sainte des révolutions ! Ils m’appellent factieux ! J’appartiens à cette faction qui voulait la république et qui ne fut longtemps composée que de Pétion, de Buzot et de moi ! Voilà la faction de Brissot, la faction de la Gironde, la faction nationale de ceux qui veulent l’ordre et la sûreté des personnes !… Vous ne connaissez pas ceux que vous calomniez d’appartenir à une faction. Guadet a l’âme trop fière ! Vergniaud porte trop haut cette insouciance du génie qui se fie à ses forces et qui marche seul ! Ducos est trop spirituel et trop probe ! Gensonné pense trop profondément par lui-même pour soumettre sa pensée à un chef ! Ils m’accusent d’avoir calomnié le 2 septembre ! Dites plutôt que le 2 septembre a calomnié la révolution du 10 août, avec laquelle vous voudriez le confondre. L’un le plus beau jour, l’autre le plus exécrable de nos fastes ! Mais la vérité luira sur ce jour !… Tous les satellites de Sylla ne moururent pas dans leur lit ! Et où étaient-ils au 10 août, nos calomniateurs ? Marat implorait Barbaroux pour qu’il le conduisît à Marseille. Robespierre voulait écarter de sa maison le comité d’insurrection qui s’y tenait chez Antoine, dans la crainte d’être accusé de complicité avec les conspirateurs de la république ! Les autres, ils se cachaient, à l’abri des balles, pendant que cette timide faction de la Gironde triomphait par eux. Ces Merlin, ces Chabot, où étaient-ils alors ? Ce Collot, qui appelait les rois des soleils resplendissants de gloire, où était-il ? Il ne leur a manqué que du courage pour monter au tribunat, le 2 septembre, sur les cadavres de Roland, de Guadet, de Vergniaud et sur le mien ? Ils m’accusent de fédéralisme ! Écoutez : dans le temps où Robespierre, qui n’était pas républicain, se défendait, dans son discours du 14 juillet 1791, des soupçons de républicanisme, j’avouais, moi, la république, la république unitaire, et je raillais le rêve insensé qui voudrait faire en France quatre-vingt-trois républiques confédérées. Achever de vaincre, abattre les trônes, instruire les peuples à conquérir et à maintenir leur liberté, voilà notre œuvre. L’Europe a les yeux ouverts sur la Convention. La journée du 2 septembre impunie a repoussé l’Europe de nos principes. Qu’il se lève, qu’il paraisse aux yeux de la France, le scélérat qui peut dire : « J’ai ordonné ces massacres ; j’ai exécuté de ma main vingt, trente de ces victimes ; » qu’il se lève : et si la terre ne s’entr’ouvre pas pour ensevelir ce monstre, si la France le récompensait au lieu de l’écraser, il faudrait fuir au bout de l’univers et conjurer le ciel d’anéantir jusqu’au souvenir de notre Révolution !… Je me trompe, il faudrait se transporter à Marseille. Marseille a effacé l’horreur du 2 septembre. Cinquante-trois individus, arrêtés là par le peuple, ont été jugés par le tribunal populaire. Ils ont été absous. Le peuple n’a pas assassiné. Il a exécuté lui-même la sentence, ouvert les prisons, embrassé les malheureux qui y gémissaient, et les a reconduits dans leurs maisons. Voilà les vrais républicains !… Les calomniateurs garderont-ils maintenant le silence ? »


III

Brissot, emporté jusqu’au 10 août par la logique de ses principes républicains, montrait depuis la conquête de la république une force de résistance aux factions égale à la force d’impulsion qu’il avait communiquée jusque-là à l’opinion. L’ambition dont on l’avait accusé pendant deux ans s’évanouit aux yeux des personnes impartiales. Son prosélytisme n’était pas celui d’un ambitieux, il n’affectait ni l’influence ni l’empire. Il se dévouait à modérer et à régulariser la victoire. Philosophe autant que politique, il ne croyait pas à la liberté sans l’honnêteté. Il voulait donner la morale et la justice pour base à la république. Étranger au pouvoir, les mains pures de tout sang, de toutes dépouilles, aussi pauvre après trois années de révolution que le jour où il avait commencé à combattre pour cette cause, il vivait depuis cinq ans dans un appartement au quatrième étage, presque sans meubles, au milieu de ses livres et des berceaux de ses enfants. Tout attestait dans cet asile la médiocrité, presque l’indigence. Après les orages de la journée et les fatigues du travail que lui donnait son journal, Brissot allait à pied retrouver le soir sa femme et ses jeunes enfants abrités dans une chaumière de Saint-Cloud. Il les nourrissait de son travail comme un ouvrier de la pensée. Dépourvu de cette éloquence extérieure qui s’allume au feu des discussions et qui jaillit en gestes et en accents, il laissait la tribune à Vergniaud. Il s’était créé à lui-même une tribune dans son journal. Là, il luttait tous les matins avec Camille, Robespierre et Marat. Ses articles étaient des discours. Il s’y dévouait volontairement lui-même à la haine et aux poignards des Jacobins. Le sacrifice de sa vie était fait. Il s’immolait à la pureté de la république. Il méritait l’injure du nom d’homme d’État que lui jetaient ses ennemis. Homme d’État, en effet, par la profondeur de la pensée, par la science de l’histoire, par l’étendue du plan, par l’énergie de la volonté ; s’il avait eu la parole de Vergniaud, ou l’épée de Dumouriez, il pouvait donner un gouvernement à la république le lendemain de son avénement.

Mais la nature l’avait créé pour remuer des idées plutôt que des hommes. Sa taille petite et grêle, sa figure méditative et concentrée, la pâleur et l’ascétisme de ses traits, la gravité mélancolique de sa physionomie, l’empêchaient de répandre au dehors l’âme antique qui brûlait au dedans. Il avait dans la Convention plus d’influence que d’action. Il inspirait, il n’agitait pas. Il avait besoin de la solitude et du silence de son cabinet pour s’échauffer. Sa pensée était comme ces feux de lampe qui ne brillent que dans l’intérieur des murs, et que les grands souffles de l’air libre font vaciller et éteignent. Mais il retrouvait toute son intrépidité dans le recueillement, où Vergniaud et Gensonné venaient chaque jour s’éclairer à son génie.


IV

Telle était l’irritation entre les partis et les hommes, quand Brissot, Vergniaud, Condorcet et leurs amis décidèrent Roland à apporter à la Convention son rapport sur la situation de Paris. Le combat y était franchement offert aux factions. Il fut lu à la séance du 29 octobre. Ce rapport, favorablement écouté par la majorité, intimida Marat, Robespierre, Danton lui-même, et rendit la confiance aux Girondins. Les fédérés des départements se présentèrent le lendemain à la barre, et demandèrent que l’Assemblée réprimât les agitateurs de Paris et fît prévaloir le gouvernement national sur l’usurpation de quelques scélérats. Ils se répandirent ensuite dans les lieux publics en demandant à grands cris les têtes de Marat, de Robespierre et de Danton. Legendre dénonça ces attentats des amis de la Gironde dans la séance du 3 novembre. Bentabolle raconta que la veille six cents dragons, passant le sabre à la main sur le boulevard, avaient menacé les citoyens et crié : Point de procès au roi, mais la tête de Robespierre !

Aux Jacobins, Bazire dénonça le parti de Brissot comme uniquement occupé de s’assurer de la domination. Robespierre le jeune dénonça Roland pour avoir fait imprimer aux frais de l’État l’accusation de Louvet contre son frère, et pour l’avoir fait distribuer aux départements. « Citoyens, dit Saint-Just, je ne sais quel coup se prépare. Tout fermente dans Paris. C’est au moment où il s’agit de juger le roi et de perdre Robespierre qu’on appelle tant de troupes à Paris. L’influence des ministres est si grande, que dès qu’ils paraissent à la Convention on convertit leurs désirs en lois. On propose des décrets d’accusation contre les représentants du peuple. Barbaroux propose de juger le peuple souverain. Quel gouvernement que celui qui veut planter l’arbre de la liberté sur les échafauds ! Dénonçons à la nation tous ces traîtres ! »


V

Robespierre cependant, depuis quelques jours, ne paraissait plus ni à la Convention ni aux Jacobins. Humilié de la supériorité de Marat et de Danton dans la première lutte qu’il avait eu à soutenir avec eux contre les Girondins, il attendait dans le recueillement le moment de se relever. Une chute oratoire lui était plus douloureuse qu’une chute du pouvoir. Ses ennemis n’avaient pas tardé à lui fournir l’occasion de se replacer dans la lumière où il aimait à se présenter au peuple.

« Je demande la parole pour accuser Robespierre, s’écria inopinément le téméraire Louvet. — Et moi aussi je me présente de nouveau pour l’accuser, » dit Barbaroux. On voyait à leur impatience que leur accusation était prête et qu’ils épiaient l’occasion. « Écoutez mes accusateurs, » répondit froidement Robespierre. Louvet et Barbaroux se disputaient déjà la tribune, quand Danton s’élança pour s’interposer une dernière fois. « Il est temps que nous connaissions, dit Danton, il est temps que nous sachions de qui nous sommes les collègues ; il est temps que nos collègues sachent ce qu’ils doivent penser de nous. Des germes de défiance mutuelle existent dans l’Assemblée. Il faut qu’elle cesse. S’il y a un coupable parmi nous, il faut que vous en fassiez justice ! Je déclare à la Convention, à la nation entière, que je n’aime point l’individu Marat. J’ai fait l’expérience de son tempérament. Non-seulement il est acerbe et volcanique, mais il est insociable. Après un tel avis, qu’il me soit permis de dire que moi aussi je suis sans parti et sans faction. Si quelqu’un peut me prouver que j’appartiens à une faction, qu’il me confonde à l’instant ! Si, au contraire, il est vrai que ma pensée est à moi, que je suis fortement décidé à mourir plutôt que de devenir la cause d’un déchirement de la république, qu’on m’accorde d’énoncer ma pensée tout entière sur notre situation actuelle.

» Sans doute, il est beau qu’un sentiment d’humanité fasse gémir le ministre de l’intérieur sur les malheurs inséparables d’une grande révolution. Mais jamais un trône fut-il fracassé sans que ses éclats blessassent quelques citoyens ? Jamais révolution complète fut-elle opérée sans que cette vaste démolition de l’ordre de choses existant ait été funeste à quelqu’un ? Faut-il donc imputer à la ville de Paris des désastres qui, je ne le nie pas, furent peut-être l’effet de vengeances particulières, mais qui furent bien plus probablement la suite de cette commotion générale, de cette fièvre nationale dont les miracles étonneront la postérité ? Le ministre Roland a cédé à un ressentiment que je respecte, sans doute ; mais son amour passionné pour l’ordre et les lois lui a fait voir sous la couleur de faction et de complot d’État ce qui n’est que la réunion de petites et misérables intrigues dont le but dépasse les moyens. Pénétrez-vous de cette vérité qu’il ne peut exister de faction dans une république. Et où sont donc ces hommes qu’on présente comme des conjurés, comme des prétendants à la dictature et au triumvirat ? Qu’on les nomme ! je déclare que tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont à mes yeux ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens ! »


VI

Les premiers mots de Danton avaient été accueillis avec une faveur que la franchise de son attitude et la mâle énergie de sa parole inspiraient involontairement autour de lui. En désavouant Marat, il jetait un gage de réconciliation aux Girondins. Ses dernières paroles expirèrent au milieu des murmures. Il couvrait Robespierre qu’on voulait frapper. Buzot demanda dédaigneusement que Robespierre s’adressât aux tribunaux s’il se trouvait calomnié par Roland ; Robespierre l’interrompit, et se précipita à la tribune. « Je demande, s’écria Rebecqui, qu’un individu n’exerce pas ici le despotisme de la parole qu’il exerce ailleurs ! » Robespierre insista en vain. Un jeune homme de vingt-huit à vingt-neuf ans, de petite stature, aux formes féminines, aux traits délicats, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, au teint pâle, au front pensif, à l’expression mélancolique, mais où la tristesse, au lieu de ressembler à l’abattement, rappelait le recueillement qui précède les fortes résolutions, parut à la tribune. Il pressait un rouleau de papier dans sa main gauche. Sa main droite, appuyée sur le marbre, semblait prête au combat. Son regard assuré se promenait sur les bancs de la Montagne. Il attendait le silence. Ce jeune homme était Louvet.


VII

Louvet était de ces hommes dont toute la destinée politique ne se compose que d’un jour ; mais ce jour leur conquiert la postérité, car il attache à leur nom le souvenir d’un sublime talent et d’un sublime courage. L’orateur et le héros se confondent quelquefois dans un seul acte et dans un seul moment. Louvet était né à Paris d’une de ces familles de bourgeoisie placées aux limites de l’aristocratie et du peuple, aimant l’ordre comme les fortunes établies, détestant les supériorités sociales comme ce qui monte déteste ce qui est au-dessus. Dédaignant le trafic de son père, le jeune homme avait cherché le niveau de son esprit dans les lettres. Il avait écrit un livre alors célèbre, Faublas, manuel du libertinage élégant. Ce livre, calqué sur la société corrompue du temps, était l’idéal renversé d’une société qui rit d’elle-même et qui ne s’admire plus que dans ses vices.

Ce scandale était devenu une renommée pour Louvet. Son esprit seul avait pris part à cette œuvre. Son cœur avait gardé le germe de la vertu en nourrissant un fidèle amour. Presque adolescent, il avait aimé et avait été aimé avec une égale passion. Ce penchant mutuel de deux cœurs avait été contrarié par les deux familles. La femme qu’il chérissait avait été donnée à un autre. Les deux amants avaient cessé de se voir, non de s’adorer.

Lodoïska, c’était le nom qu’il lui donnait, ayant recouvré sa liberté, s’était réunie à son amant. Elle avait pour les lettres, pour la liberté, pour la gloire, le même enthousiasme que Louvet. Elle l’assistait dans ses études. Ils n’avaient qu’une âme et qu’un génie à deux. L’amour n’était pas seulement pour eux une félicité ; il était une inspiration. Ils vivaient cachés dans une petite retraite sur la lisière des grandes forêts royales qui entourent Paris. Lodoïska, c’était madame Roland plus tendre et plus heureuse. L’imagination tenait moins de place dans sa vie que le sentiment. Ce qu’elle adorait dans la Révolution, c’était avant tout la fortune et la célébrité de Louvet. Son amour était pour tout dans ses opinions. Ils s’enivraient, dans les livres, de philosophie et de républicanisme avant que l’heure sonnât de s’en occuper en action. Aussitôt que la presse fut libre et que la salle des Amis de la constitution fut ouverte, Louvet, quittant le jour sa retraite, où il retournait tous les soirs, se mêla au mouvement des partis. Il changea la plume licencieuse qui avait écrit les Aventures de Faublas contre la plume du publiciste et contre la tribune des Jacobins. Mirabeau, licencieux comme lui, aima et encouragea ce jeune homme. Robespierre, qui ne comprenait pas la liberté sans les mœurs, vit avec peine cet écrivain de boudoir parler de vertu après avoir popularisé le vice. Il voulait qu’on chassât de la république toute cette jeunesse plus infectée que parfumée de littérature et d’athéisme. Dès le temps de l’Assemblée constituante, le député d’Arras avait provoqué l’expulsion de Louvet des Jacobins.

Sous l’Assemblée législative, Louvet s’était rangé du parti de Brissot contre Robespierre. Lanthenas, l’ami et le commensal de madame Roland, l’avait introduit dans l’intimité de cette femme. « Ô Roland ! Roland ! s’écriait-il plus tard, que de vertus ils ont assassinées en toi ! que de vertus, de charmes, de génie ils ont immolés dans ta femme, plus grand homme que toi ! » Ces mots de Louvet témoignent de l’impression que madame Roland fit sur lui. Madame Roland ne dépeint pas avec moins de grâce le penchant qui l’entraîna vers Louvet. « Louvet, dit-elle, pourrait bien quelquefois, comme Philopœmen, payer le tribut de son extérieur. Petit, frêle, la vue courte, l’habit négligé, il ne paraît rien au vulgaire, qui ne remarque pas au premier abord la noblesse de son front, le feu qui s’allume dans ses yeux et l’impressionnabilité de ses traits à l’expression d’une grande vérité ou d’un beau sentiment. Il est impossible de réunir plus d’intelligence et plus de simplicité et d’abandon. Courageux comme le lion, doux comme l’enfant, il peut faire trembler Catilina à la tribune, tenir le burin de l’histoire, ou répandre la tendresse de son âme sur la vie d’une femme aimée. »

Une amitié ferme et virile les attacha bientôt l’un à l’autre. Louvet découvrit à madame Roland le mystère de son amour et lui fit connaître Lodoïska. Ces deux femmes se comprirent par la politique et par l’amour. Elles se virent peu et furtivement. La maîtresse de Louvet cachait sa vie dans l’ombre. L’épouse respectée du ministre ne pouvait avouer l’intimité avec une femme que l’amour seul unissait à Louvet.


VIII

Louvet écrivit pour Roland la Sentinelle, journal des Girondins, où le plus ardent républicanisme s’associait au culte de l’ordre et de l’humanité. Au 10 août, il avait sauvé des victimes. Au 2 septembre, il avait flétri les bourreaux. Élu à la Convention, il avait quitté son ermitage. Il habitait maintenant un modeste appartement dans la rue Saint-Honoré, près de la salle des Jacobins. Dévoué de conviction et d’amitié aux opinions de la Gironde, il formait avec Barbaroux, Buzot, Rebecqui, Salles, Lasource, Ducos, Fonfrède, Rabaut Saint-Étienne, Lanthenas et quelques autres, l’avant-garde de ce parti de la jeunesse des départements impatient de purifier la république. Vergniaud, Pétion, Condorcet, Sieyès, Brissot, s’efforçaient en vain de modérer ces jeunes gens. L’âme de madame Roland brûlait en eux. Engager leur parti malgré lui dans une lutte décisive était toute leur tactique. La temporisation leur paraissait aussi impolitique que lâche. Louvet s’était offert pour le premier coup. Le discours qu’il portait sur lui depuis plusieurs jours avait été concerté en commun dans le conciliabule de madame Roland. Elle avait allumé les sentiments, aiguisé les paroles : Louvet n’était que la voix. Ce discours était moins le discours d’un homme que l’explosion de haine de tout un parti.


IX

Robespierre, en voyant Louvet, affecta le dédain, et triompha intérieurement de voir qu’aucun orateur déjà célèbre n’avait voulu se charger de l’acte d’accusation contre lui. Ce ménagement de Vergniaud, de Gensonné et de Guadet se trahissait dans leur attitude et inspirait confiance à Robespierre. Louvet bravait même le mécontentement de son propre parti. Il sentait derrière lui la main de madame Roland qui le poussait à la lutte. Le silence rétabli, il parla ainsi :

« Une grande conspiration menaçait de peser sur la France et avait trop longtemps pesé sur la ville de Paris. Vous arrivâtes. L’Assemblée législative était méconnue, avilie, foulée aux pieds. Aujourd’hui on veut avilir la Convention nationale, on prêche ouvertement l’insurrection contre elle. Il est temps de savoir s’il existe une faction dans sept ou huit membres de cette Assemblée, ou si ce sont les sept cent trente membres de l’Assemblée qui sont eux-mêmes une faction. Il faut que de cette lutte insolente vous sortiez vainqueurs ou avilis. Il faut, pour rendre compte à la France des raisons qui vous font conserver dans votre sein cet homme sur lequel l’opinion publique se développe avec horreur, il faut ou que par un décret solennel vous reconnaissiez son innocence, ou que vous nous purgiez de sa présence ; il faut que vous preniez des mesures contre cette commune désorganisatrice qui prolonge une autorité usurpée. En vain prodigueriez-vous des mesures partielles, si vous n’attaquez pas le mal dans les hommes qui en sont les auteurs. Je vais dénoncer leurs complots. J’aurai tout Paris pour témoin. Je pourrais m’étonner d’abord de ce que Danton, que personne n’attaquait, se soit élancé ici pour déclarer qu’il était inattaquable et pour désavouer Marat, dont on s’est servi comme d’un instrument et d’un complice dans la grande conjuration que je dénonce. » (On murmure.) Danton : « Je demande qu’il soit permis à Louvet de toucher le mal et de mettre le doigt dans la blessure. » Louvet continue : « Oui, Danton, je vais le toucher ; mais ne crie donc pas d’avance.

» Ce fut au mois de janvier dernier qu’on vit aux Jacobins succéder aux discussions profondes et brillantes qui nous avaient honorés devant l’Europe ces misérables débats qui faillirent nous perdre, et que l’on commença à calomnier l’Assemblée législative. On vit un homme qui voulait toujours parler, parler sans cesse, exclusivement parler, non pour éclairer les Jacobins, mais pour jeter entre eux la division et surtout pour être entendu de quelques centaines de spectateurs dont on voulait obtenir les applaudissements à tout prix. Des affidés de cet homme se relayaient pour présenter tel ou tel membre de l’Assemblée aux soupçons, à l’animadversion des spectateurs crédules, et pour offrir à leur admiration un homme dont ils faisaient le plus fastueux éloge, à moins qu’il ne le fît lui-même. C’est alors qu’on vit des intrigants subalternes déclarer que Robespierre était le seul homme vertueux en France et que l’on ne devait confier le salut de la patrie qu’à cet homme, qui prodiguait les plus basses flatteries à quelques centaines de citoyens fanatisés qu’il appelait le peuple. C’est la tactique de tous les usurpateurs, depuis César jusqu’à Cromwell, depuis Sylla jusqu’à Masaniello. Nous, cependant, fidèles à l’égalité, nous avancions, bien résolus de ne pas souffrir qu’on substituât à la patrie l’idolâtrie d’un homme. Deux jours après le 10 août, je siégeais dans le conseil général provisoire ; un homme entre, il se fait un grand mouvement devant lui : c’était lui-même, c’était Robespierre. Il vient s’asseoir au milieu de nous ; je me trompe, il va s’asseoir à la première place du bureau. Stupéfait, je m’interroge moi-même ; je n’en crois pas mes yeux. Quoi ! Robespierre, l’incorruptible Robespierre, qui dans les jours du danger avait quitté le poste où ses concitoyens l’avaient placé, qui depuis avait pris vingt fois l’engagement solennel de n’accepter aucune fonction publique, Robespierre prend place tout à coup au conseil général de la commune ! Dès lors je compris que ce conseil était destiné à régner !

» Robespierre, vous savez, s’attribue l’honneur de cette journée du 10 août. La révolution du 10 août est l’ouvrage de tous. Elle appartient aux faubourgs qui se sont levés tout entiers, à ces braves fédérés que, dans le temps, il n’avait pas tenu à certains hommes qu’on ne reçût pas à Paris. Elle appartient à ces courageux députés qui, là même, au bruit des décharges de l’artillerie, votèrent le décret de suspension de Louis XVI. Elle appartient aux généreux guerriers de Brest et à l’intrépidité des enfants de la fière Marseille. Mais celle du 2 septembre… conjurés barbares ! elle est à vous, elle n’est qu’à vous. (Mouvement d’horreur.)

» Eux-mêmes s’en glorifient, eux-mêmes avec un mépris féroce ne nous désignent que comme les patriotes du 10 août, se réservant le titre de patriotes du 2 septembre. Ah ! qu’elle reste, cette distinction digne, en effet, de l’espèce de courage qui leur est propre ! qu’elle reste, et pour notre justification durable et pour leur long opprobre ! Ce peuple de Paris sait combattre et ne sait pas assassiner. Il était tout entier aux Tuileries, dans la magnifique journée du 10 août ; il est faux qu’on le vit aux prisons dans l’horrible journée du 2 septembre. Combien y avait-il d’égorgeurs dans les prisons ? Pas deux cents. Combien de spectateurs au dehors ? Pas le double. Interrogez Pétion, il vous l’attestera lui-même. Pourquoi ne les a-t-on pas empêchés ? Parce que Roland parlait en vain ! parce que le ministre de la justice, Danton, ne parlait pas !… parce que Santerre, commandant des sections, attendait !… parce que des officiers municipaux en écharpe présidaient à ces exécutions !… parce que l’Assemblée législative était dominée et qu’un insolent démagogue venait à sa barre lui signifier les décrets de la commune et la menaçait de faire sonner le tocsin si elle n’obéissait pas ! » Billaud-Varennes se lève et essaye de protester. Un frémissement général d’indignation se répand contre lui dans l’Assemblée. Un grand nombre de membres montrent du doigt Robespierre. Cambon se fait remarquer par la colère de son attitude. Il montre son bras à la Montagne et s’écrie : « Misérables ! voilà l’arrêt de mort du dictateur. — Robespierre à la barre ! Robespierre en accusation ! » crient de toutes parts des voix accusatrices. Le président modère cette impatience. Louvet continue. Il accuse Robespierre de tous les crimes de la commune, puis regardant Danton : « C’est alors, poursuit-il, qu’on afficha ces placards où l’on désignait comme des traîtres tous les ministres, un seul excepté, un seul et toujours le même, et puisses-tu, Danton, te justifier de cette exception devant la postérité ! C’est alors qu’on vit avec effroi reparaître à la lumière du jour un homme unique jusqu’ici dans les fastes du crime. (On regarde Marat.) Et ne croyez pas nous apaiser en désavouant aujourd’hui cet enfant perdu de l’assassinat ! Comment serait-il sorti de son sépulcre si vous ne l’en aviez tiré ? Comment l’auriez-vous récompensé s’il ne vous avait servi ? Comment le produisîtes-vous sous vos auspices à cette assemblée électorale où vous me fîtes insulter pour avoir eu le courage de demander la parole contre Marat ? Dieu ! je l’ai nommé ! (Mouvement d’horreur.) Oui, les gardes du corps de Robespierre, ces hommes armés de sabres et de bâtons qui l’accompagnaient partout, m’insultèrent en sortant de l’Assemblée électorale et m’annoncèrent qu’avant peu ils me feraient payer cher l’audace de combattre l’homme que Robespierre protégeait ! Et par quelle voie les conjurés marchaient-ils de concert à l’exécution préméditée de leur plan de domination ? Par la terreur. Il leur fallait encore des massacres pour qu’elle fût complète et pour écarter les généreux citoyens plus attachés à la liberté qu’à leur vie. On fit courir des listes de proscription signées de complaisance et au hasard par des Montagnards égarés. On convoitait le sang, on se partageait en espoir les dépouilles des victimes. Pendant quarante-huit heures la consternation fut générale. Trente mille familles sont là pour l’attester. Quand je vis tant d’atrocités liberticides, je me demandai si dans la journée du 10 août j’avais rêvé notre victoire, ou si Brunswick et ses colonnes contre-révolutionnaires étaient déjà dans nos murs ! Non ! mais c’étaient de farouches conjurés qui voulaient cimenter par le sang leur autorité naissante. Les barbares, il leur fallait encore, disaient-ils, vingt-huit mille têtes ! Je me ressouviens de Sylla, qui commença par frapper quelques citoyens désarmés, mais qui bientôt fit promener devant la tribune aux harangues et dans le forum les têtes des plus illustres citoyens ! Ainsi s’avançaient vers leur but ces scélérats, dans le chemin du pouvoir suprême, mais où les attendaient quelques hommes de résolution qui, nous l’avions juré par Brutus, ne leur auraient pas laissé la dictature plus d’un jour !… (Applaudissements unanimes.) Qui les arrêta cependant ? Ce furent quelques patriotes intrépides. Qui les combattit ? Ce fut Pétion ; ce fut Roland, qui prodigua à les dénoncer devant la France plus de courage qu’il ne lui en avait fallu pour dénoncer un roi parjure… Robespierre ! je t’accuse d’avoir calomnié sans relâche les plus purs patriotes ! Je t’accuse d’avoir répandu ces calomnies dans la première semaine de septembre, c’est-à-dire dans des jours où les calomnies étaient des coups de poignard ! Je t’accuse d’avoir, autant qu’il était en toi, avili et proscrit les représentants de la nation, leur caractère, leur autorité ! Je t’accuse de t’être constamment produit toi-même comme un objet d’idolâtrie, d’avoir souffert que devant toi on te désignât comme le seul homme vertueux en France qui pût sauver le peuple, et de l’avoir dit toi-même ! Je t’accuse d’avoir évidemment marché au pouvoir suprême ! »


X

Tous les regards, tous les gestes se dirigent sur Robespierre comme autant de témoins muets de l’accusation que l’orateur foudroie contre lui. Robespierre, pâle, agité, les traits contractés par la colère, se voit abandonner de ses collègues et sent autour de lui cette atmosphère où pèse la réprobation d’une grande assemblée. Mais au fond de sa physionomie on entrevoit la joie secrète d’être jugé digne d’une accusation de dictature, qui, dans quelques termes qu’elle fût portée, était un témoignage de la puissance de son nom et une désignation nominale à l’attention du peuple. Louvet suspend un moment son discours comme pour le laisser porter de tout son poids sur l’accusé et sur la pensée des juges. Il reprend, en se tournant avec une expression de mépris sur les lèvres du côté de Marat : « Mais au milieu de vous il y a un autre homme dont le nom ne souillera plus ma langue, un homme que je n’ai pas besoin d’accuser, car il s’est accusé lui-même, et il n’a pas craint de vous dire que son opinion est qu’il faut faire tomber encore deux cent soixante mille têtes !… et cet homme est encore au milieu de vous ? La France en rougit. L’Europe s’étonne de votre longue faiblesse. Je demande que vous rendiez contre Marat un décret d’accusation. »


XI

Louvet descendit de la tribune au bruit des applaudissements. Les uns applaudissaient son éloquence, les autres son courage, ceux-ci par haine de Robespierre, ceux-là par horreur de Marat. L’âme de l’orateur semblait avoir passé dans l’Assemblée. Les tribunes mêmes, ordinairement vendues à la commune et disciplinées au geste de Robespierre, restaient consternées sous le retentissement de cette voix ; et croyaient voir dans la Convention debout la France se soulever tout entière contre la tyrannie de Paris et arracher le pouvoir sanglant des mains des maîtres de la commune. Robespierre, instruit par une première défaite de l’insuffisance d’une parole improvisée contre une accusation méditée et aiguisée d’avance, demanda qu’on lui accordât quelques jours pour préparer sa défense. L’Assemblée l’accorda avec une indulgence trop semblable au mépris.

Le lendemain, Barbaroux aggrava et précisa les complots de Robespierre.

Les Jacobins et les sections tremblèrent pour leur idole. Le peuple se répandit tous les soirs après ces discours autour de la maison de Robespierre. On répandit dans les faubourgs le bruit qu’il avait été assassiné. On ne l’avait vu ni aux Jacobins ni à la Convention, depuis la dénonciation de Louvet. Il devait répondre le lundi 5 novembre. Les tribunes de la Convention, assiégées dès le point du jour par les attroupements des deux partis, étaient partagées en deux camps, qui préludaient aux combats de la parole par les gestes, les menaces. Le président appela enfin Robespierre à la tribune. Il y monta plus pâle que jamais. En attendant le silence, ses doigts convulsifs frappaient la table de la tribune, comme le musicien qui interroge avec distraction les notes d’un clavier. Aucun geste, aucun sourire affectueux ne l’encourageaient dans l’Assemblée. Tous les regards étaient hostiles, toutes les bouches dédaigneuses, tous les cœurs fermés. Il commença d’une voix grêle et aiguë, où l’on sentait le tremblement de la colère étouffé par la décence du sang-froid.


XII

« Citoyens ! de quoi suis-je accusé ? dit-il après un court appel à la justice de ses collègues. D’avoir conspiré pour parvenir à la dictature, au tribunat ou au triumvirat. On conviendra que, si un pareil projet était criminel, il était encore plus hardi ; car, pour l’exécuter, il fallait d’abord renverser le trône, anéantir la législation, empêcher la formation d’une Convention nationale surtout. Mais alors, comment se fait-il que j’aie le premier, dans mes discours et dans mes écrits, appelé une Convention nationale comme le seul remède aux maux de la patrie ? Pour arriver à la dictature, il fallait d’abord maîtriser Paris et asservir les départements. Où sont mes trésors ? où sont mes armées ? où sont les grandes places dont j’étais sans doute pourvu ? Tout cela est dans les mains de mes accusateurs. Pour que leur accusation pût acquérir le moindre caractère de vraisemblance, il faudrait préalablement démontrer que j’étais complétement fou. Or, si j’étais fou, il resterait à expliquer comment des hommes sensés auraient pu se donner la peine de composer tant de beaux discours, tant de belles affiches, de déployer tant d’efforts pour me présenter à la Convention nationale comme le plus dangereux de tous les conspirateurs. Venons aux faits. Que me reproche-t-on ? L’amitié de Marat ? Je pourrais faire ma profession de foi sur Marat, sans vous en dire ni plus de bien ni plus de mal que je n’en pense. Mais je ne sais pas trahir ma pensée pour flatter l’opinion régnante. J’ai eu, en 1792, un seul entretien avec Marat. Je lui reprochai une exagération et une violence qui nuisaient à la cause qu’il pouvait servir. Il déclara en me quittant qu’il n’avait trouvé en moi ni les vues ni l’audace d’un homme d’État. Ce mot répond aux calomnies de ceux qui veulent me confondre avec cet homme.

» Ne me suis-je donc pas fait assez d’ennemis par mes combats pour la liberté, et faut-il m’imputer encore des excès que j’ai toujours évités et des opinions que je n’ai cessé de condamner ? Mais j’ai parlé, dit-on, sans relâche aux Jacobins, et j’ai exercé une influence exclusive sur ce parti. Depuis le 10 août, je n’ai pas abordé dix fois la tribune des Jacobins. Avant le 10 août, je travaillais avec eux à préparer la sainte insurrection contre la tyrannie et la trahison de la cour et de La Fayette. Mais les Jacobins alors, c’était la France révolutionnaire ! Et vous qui m’accusez, vous étiez avec La Fayette ! Les Jacobins ne suivaient pas vos conseils, et vous voudriez faire servir la Convention nationale à venger les disgrâces de votre amour-propre. La Fayette aussi demandait des décrets contre les Jacobins. Voulez-vous, comme lui, diviser le peuple en deux peuples, l’un adulé, l’autre insulté et intimidé, les honnêtes gens et les sans-culottes ou la canaille ? — Mais j’ai accepté le titre d’officier municipal ? — Je réponds d’abord que j’ai abdiqué, dès le mois de janvier 1791, la place lucrative et nullement périlleuse d’accusateur public. — J’entrai dans la salle en maître ? C’est-à-dire qu’en entrant j’allai faire vérifier mes pouvoirs au bureau.

» Je ne fus nommé que le 10 août. Je suis loin de prétendre à ravir l’honneur du combat et de la victoire à ceux qui siégeaient à la commune avant moi dans cette nuit terrible, qui armèrent les citoyens, dirigèrent les mouvements, déconcertèrent la trahison, arrêtèrent Mandat, porteur des ordres perfides de la cour ! Il y avait des intrigants dans le conseil général, dit-on ; qui le sait mieux que moi ? Ils sont au nombre de mes ennemis. On reproche à ce corps des arrestations arbitraires ? Quand le consul de Rome eut étouffé la conspiration de Catilina, Clodius l’accusa d’avoir violé les lois. J’ai vu ici de tels citoyens qui ne sont pas des Clodius, mais qui, quelque temps avant la journée du 10 août, avaient eu la prudence de se réfugier hors de Paris, et qui dénoncent, depuis qu’elle a triomphé pour eux, la commune de Paris. — Des actes illégaux ? Est-ce donc le code criminel à la main qu’on sauve la patrie ? Que ne nous reprochez-vous aussi d’avoir brisé les plumes mercenaires dont le métier était de propager l’imposture et d’outrager la liberté ? Que ne nous reprochez-vous aussi d’avoir consigné les conspirateurs hors de Paris, d’avoir désarmé nos ennemis ? Tout cela était illégal, sans doute. Oui, illégal comme la chute de la Bastille, illégal comme la chute du trône, illégal comme la liberté !

» Citoyens, voulez-vous une révolution sans révolution ? Quel est cet esprit de persécution qui veut réviser, pour ainsi dire, celle qui a brisé nos fers ? et qui peut donc, après coup, marquer le point précis où devaient se briser les flots de l’insurrection populaire ? Quel peuple, à ce prix, pourrait jamais secouer le despotisme ? Les hommes du 10 août ne pourraient-ils pas dire à leurs accusateurs : « Si vous nous désavouez, désavouez donc aussi la victoire ! Reprenez votre joug, vos lois, votre trône antique. Restituez-nous, avec le sang que nous avons versé, le prix de nos sacrifices et de nos combats !… »

» Quant aux journées des 2 et 3 septembre, ceux qui ont dit que j’avais eu la moindre part à ces événements sont des hommes ou bien crédules ou bien pervers ! J’abandonne leur âme au remords, si leur âme peut connaître le remords ! — À cette époque, j’avais cessé de siéger à la commune et j’étais renfermé chez moi !… » Robespierre explique ici, sans justifier ces horreurs, la connexité du 10 août et du 2 septembre, et l’impossibilité où était la commune de prévenir les conséquences de l’agitation générale.

» On assure qu’un innocent a péri ! un seul ! c’est trop sans doute ! Citoyens, pleurez cette méprise cruelle ! Nous l’avons pleurée déjà longtemps. C’était un bon citoyen, c’était donc l’un de nos amis ! Pleurez même les victimes coupables réservées à la vengeance des lois et qui sont tombées sous les coups de la justice populaire. Mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines ! Gardons quelques larmes pour des calamités plus touchantes ! Pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie ! Pleurez nos concitoyens expirants sous leurs toits embrasés ! et les fils des citoyens massacrés au berceau ou dans les bras de leurs mères ! N’avez-vous pas aussi des frères, des enfants, des épouses à venger ? La famille des législateurs français, c’est la patrie, c’est le genre humain tout entier, moins les tyrans et leurs complices ! La sensibilité qui gémit presque exclusivement sur les ennemis de la liberté m’est suspecte. Cessez d’agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran, ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers. Calomniateurs éternels ! voulez-vous donc venger le despotisme ? Voulez-vous flétrir le berceau de la république ?…

» Ensevelissons, dit en finissant Robespierre, ces méprisables manœuvres dans un éternel oubli. Pour moi, je ne prendrai aucune conclusion qui me soit personnelle. Je renonce à la juste vengeance que j’aurais le droit de poursuivre contre mes calomniateurs. Je ne veux pour vengeance que le retour de la paix et de la liberté. Citoyens ! parcourez d’un pas ferme et rapide votre superbe carrière, et puissé-je, aux dépens de ma vie et de ma réputation même, concourir avec vous à la gloire et au bonheur de notre commune patrie ! »


XIII

À peine Robespierre avait-il fini de parler, que Louvet et Barbaroux, impatients des applaudissements dont l’Assemblée et les spectateurs couvraient l’orateur et le discours, s’élancèrent à la tribune pour répliquer ; mais l’impression du discours était déjà votée par la Convention. La répétition affaiblie des mêmes accusations, la modération des conclusions de Robespierre, le besoin d’éteindre, s’il était possible, un feu qui menaçait d’incendier l’opinion publique, tout pressait la Convention de terminer le débat. Aux yeux de Vergniaud, de Pétion, de Brissot, de Condorcet, de Gensonné, de Guadet, les plus sages d’entre les Girondins, leur ennemi en sortait déjà trop grand ; ils répugnaient à le grandir davantage.

Marat vit sa propre victoire dans la victoire de Robespierre, malgré les désaveux adoucis dont ses opinions avaient été l’objet. Danton triompha intérieurement de voir justifier la dictature de la commune, et voiler les crimes de septembre sous le drapeau du salut public. Robespierre avait couvert Danton. Le parti indécis de la Convention, au milieu duquel siégeait Barère, craignit d’avoir à se prononcer, et se réjouit d’humilier les Girondins, sans avoir à innocenter leurs ennemis. Le silence convenait à tous, excepté aux accusateurs.

Mais Barbaroux, indigné du refus obstiné de la parole qu’on oppose à ses supplications et à celles de Louvet, quitte son siége dans l’enceinte et descend à la barre, afin d’avoir comme citoyen la parole qu’on lui refuse comme député. « Vous m’entendrez, s’écrie-t-il en frappant de ses deux poings sur la barre, comme pour faire violence à la Convention, vous m’entendrez ! Si vous ne m’entendez pas, je serai donc réputé calomniateur ? Eh bien ! je graverai ma dénonciation sur le marbre ! »

Les murmures, les sarcasmes, les rires des tribunes couvrent la voix de Barbaroux. On l’accuse d’avilir le caractère de représentant du peuple, en s’en dépouillant pour accuser individuellement un ennemi. Barère, un de ces hommes qui observent longtemps la fortune afin de ne pas se prononcer au hasard, et qui ne se prononcent jamais assez pour être entraînés dans la chute du parti même qu’ils ont adopté, se leva du milieu de la Plaine pour demander la parole. Jeune, élégant de formes, d’une stature élevée, d’un geste libre, d’une parole fluide, on voyait dans sa physionomie ce mélange de réserve et d’audace qui caractérise les Séjan : tout l’extérieur de l’inspiration couvrant tout le calcul de l’égoïsme. Ces hommes sont les limiers des grands ambitieux ; mais avant de se donner à eux, ils veulent faire sentir leur importance, afin qu’on les estime un plus haut prix. Tel était Barère : caractère de haute comédie jeté, par une méprise de la destinée, dans la tragédie.


XIV

Barère, né à Tarbes d’une famille respectable, avocat à Toulouse, lettré à Paris, décorant son nom plébéien du nom de Vieuzac, avait apporté du fond de sa province ce nom, ces formes, ce langage, qui ouvraient les salons et qui étaient alors une sorte de candidature naturelle à toutes les fortunes. Madame de Genlis l’avait accueilli et introduit dans la familiarité du duc d’Orléans. Ce prince, pour l’attacher à sa maison, lui avait confié la tutelle d’une jeune Anglaise d’une extrême beauté, qui passait pour sa fille naturelle. Madame de Genlis donnait à cette pupille des soins de mère. Elle se nommait Paméla. Barère était gracieux, éloquent. Sa philosophie sentimentale ressemblait à une parodie de Bernardin de Saint-Pierre. La teinte pastorale des montagnes où il était né se réfléchissait sur ses écrits. Les salons, les théâtres, les académies, affectaient alors cette mollesse ; c’était comme la langueur de l’agonie de cette société mourante. Elle croyait se rajeunir en se puérilisant ; mais c’était la puérilité de la vieillesse. Barère, Robespierre, Couthon, Marat, Saint-Just, toutes ces âmes si âpres avaient commencé par être fades.

Bailly, Mirabeau, le duc d’Orléans, avaient été les patrons de Barère pour le faire nommer à l’Assemblée nationale. Il y avait rempli avec assiduité et talent un rôle plus littéraire que politique ; il avait semé ses nombreux rapports de maximes philosophiques ; il avait ensuite rédigé le Point du jour et demandé un des premiers la république, quand il avait vu le trône chanceler. Dans la journée du 10 août, envoyé avec Grégoire au-devant du roi dans le jardin des Tuileries, il avait porté avec sollicitude dans ses bras le jeune Dauphin. Nommé à la Convention, ses opinions républicaines, ses études, ses liaisons, son origine méridionale, son talent plus fleuri que populaire, semblaient devoir l’attacher aux Girondins. Il penchait en effet de leur côté pendant les premiers jours ; il croyait à leur génie, il admirait leur éloquence, il sentait la dignité de leur esprit, il goûtait la modération de leur système. Mais il avait vu la force du peuple au 10 août et au 2 septembre, le regard du lion l’avait fasciné. Il avait peur de Marat, Danton l’étonnait, il se défiait de Robespierre. L’étoile de ces trois hommes pouvait avoir des retours. Il ne voulait pas se dévouer en victime à leur vengeance, s’ils venaient à triompher.

Il s’était placé à égale distance des deux partis, au centre, qu’on appelait la Plaine : médiateur ou auxiliaire tour à tour, selon les hommes, selon le jour, selon la majorité. Cette Plaine, composée d’hommes prudents ou d’hommes médiocres, qui se taisaient par prudence ou par médiocrité, avait besoin d’un orateur. Barère s’offrit. Il se levait pour la première fois, et l’on retrouvait dans son attitude, dans son acte et dans ses paroles, toute l’hésitation équivoque des âmes qui empruntaient sa voix :

« Citoyens, dit Barère, en voyant descendre à la barre Barbaroux, un de nos collègues, je ne puis m’empêcher de m’opposer à ce qu’il soit entendu. Veut-il être pétitionnaire ? Il oublie donc qu’il doit juger comme député les pétitions qu’il formulerait comme citoyen ? Veut-il être accusateur ? Ce n’est pas à la barre, c’est ici ou devant les tribunaux qu’il doit s’expliquer. Que signifient toutes ces accusations de dictature et de triumvirat ? Ne donnons pas d’importance à des hommes que l’opinion publique saura mettre à leur place. Ne faisons pas des piédestaux à des pygmées ! Citoyens ! s’il existait dans la république un homme né avec le génie de César ou l’audace de Cromwell, un homme qui, avec le talent de Sylla, en aurait les dangereux moyens, un tel homme pourrait être à craindre, et je viendrais l’accuser devant vous. S’il existait ici quelque législateur d’un grand génie ou d’une ambition vaste, je demanderais d’abord s’il a une armée à ses ordres, ou un trésor public à sa disposition, ou un grand parti dans le sénat ou dans la république. Mais des hommes d’un jour, de petits entrepreneurs de révolutions, des politiques qui n’entreront jamais dans le domaine de l’histoire, ne sont pas faits pour occuper le temps précieux que nous devons à la nation. » On applaudit. Il propose l’ordre du jour, signe de mépris. « Gardez votre ordre du jour, répond sèchement Robespierre, je n’en veux pas, s’il doit contenir un préambule injurieux contre moi ! » La Convention vote l’indifférence et la neutralité entre les accusateurs et l’accusé. « Périssent les ambitieux, et avec eux nos soupçons et nos défiances ! » s’écrie Rabaut Saint-Étienne.


XV

La nouvelle du triomphe de Robespierre se répandit comme une joie publique dans la foule qui se pressait aux abords des Tuileries pour plaindre ou pour venger son tribun. La présence de Robespierre ramena le soir l’affluence aux Jacobins. À son entrée dans la salle, les spectateurs battirent des mains. « Que Robespierre parle, dit Merlin ; lui seul peut rendre compte de ce qu’il a fait aujourd’hui. — Je connais Robespierre, dit un membre du club, je suis sûr qu’il se taira. Ce jour est le plus beau qu’ait vu éclore la liberté. Robespierre, accusé, persécuté comme un factieux, triomphe. Son éloquence mâle et naïve a confondu ses ennemis. La vérité guide sa plume et son cœur. Barbaroux s’est réfugié à la barre. Le reptile ne pouvait soutenir les regards de l’aigle. »

Manuel demande à lire le discours qu’il avait préparé pour défendre Robespierre. « Robespierre n’est point mon ami, dit-il dans ce discours. Je ne lui ai presque jamais parlé, et je l’ai combattu dans le moment de sa plus grande puissance. Mais il est sorti vierge de l’Assemblée constituante. Toujours assis à côté de Pétion, ces deux hommes étaient les généraux de la liberté. Robespierre peut nous dire ce que disait un Romain : « On m’attaque dans mes discours, tant je suis innocent dans mes actions. » Robespierre n’a jamais voulu être rien. Il est pur de ces journées de septembre, où le peuple pervers comme les rois voulut aussi faire sa Saint-Barthélemy. Qui le sait mieux que moi ? Monté sur des monceaux de cadavres, je prêchai le respect pour la loi. »

Collot-d’Herbois justifie les massacres. Barère les excuse. Étonné déjà de l’ivresse populaire qui s’attache à Robespierre, dédaigné par lui le matin : « Citoyens, dit-il, et moi aussi, dans le discours que j’avais préparé sur Robespierre, j’émettais une opinion aussi politique et aussi révolutionnaire que Collot-d’Herbois. Cette journée, disais-je, présente un crime aux yeux de l’homme vulgaire ; aux yeux de l’homme d’État, elle a deux grands effets : elle fait disparaître les conspirateurs que la loi ne pouvait atteindre ; elle anéantit le feuillantisme, le royalisme, l’aristocratie. » Ce repentir de Barère fut à peine accueilli. Il ne retrouva pas ce jour-là la popularité qu’il allait chercher jusque dans le sang répandu par d’autres mains.

Fabre d’Églantine accusa les Girondins de vouloir transporter le siége de la représentation nationale ailleurs qu’à Paris. « J’ai vu de mes yeux, dit-il, dans le jardin du ministère des affaires étrangères, le ministre Roland, pâle, abattu, la tête appuyée contre un arbre, demandant avec instance que la Convention fût transférée à Tours, à Blois. J’ai vu ces mêmes hommes qui s’acharnent aujourd’hui contre le 2 septembre venir chez Danton et témoigner leur joie au récit de ces meurtres. L’un d’entre eux même (il indiquait Brissot, ennemi du libelliste Morande) désirait que Morande fût immolé. Danton seul montra dans ces journées la plus grande énergie de caractère. Seul il ne désespéra pas du salut de la patrie. En frappant du pied la terre, il en fit sortir des milliers de soldats. »

Fabre d’Églantine poussa la flatterie jusqu’à dénoncer madame Roland, qu’il encensait la veille.

Fabre, secrétaire de Danton, moins son ami que son courtisan, était né au pied des Pyrénées comme Barère. D’abord comédien, puis complaisant de société, son talent à jouer de divers instruments, son esprit qui excellait à plaire, ses vers comiques et sa verve de débauche l’avaient fait rechercher des hommes de plaisir. Deux pièces de théâtre applaudies avaient consacré sa réputation d’écrivain. L’amitié de Danton, de Lacroix et des meneurs subalternes de la commune, avait élevé sa fortune et élargi son ambition. Pauvre avant les massacres de septembre, il eut des hôtels, des voitures, des courtisans après ces journées. Toujours abrité derrière les hommes forts, il montrait le goût plus que le courage des grands crimes. La peur le poussait au moins autant que l’ambition. Danton s’en servait. Robespierre le méprisait.


XVI

Pétion, qui n’avait pu parler à la Convention et qui ne voulait plus parler aux Jacobins, fit imprimer le lendemain le discours qu’il avait préparé, moins pour accuser que pour juger Robespierre. Il y flétrissait Marat, il y gourmandait la commune, il y rejetait avec horreur le sang de septembre aux assassins. « Quant à Robespierre, disait-il, son caractère explique son rôle. Ombrageux, défiant, voyant partout des complots et des abîmes, son tempérament bilieux, son imagination atrabilaire lui colorent de crime tous les objets. Ne croyant qu’en lui, ne parlant que de lui, toujours convaincu qu’on conspire contre lui, ambitieux surtout de la faveur du peuple, affamé d’applaudissements, cette faiblesse de son âme pour la popularité a fait croire qu’il aspirait à la dictature. Il n’aspire qu’à l’amour exclusif et jaloux du peuple pour lui. Le peuple, c’est son ambition ! »

Ce portrait vrai de Robespierre était vrai de Pétion. Il y avait alors entre les deux partis de la Montagne et de la Gironde plus de soupçons que de conflits réels. Les amis communs qui voulaient les rapprocher étaient les confidents de ces accusations mutuelles.

Garat venait d’être nommé ministre de l’intérieur après que Danton eut quitté la justice. C’était un écrivain né aussi dans les Pyrénées, révolutionnaire par philosophie, lettré de profession : un de ces hommes que les circonstances entraînent à contre-sens de leur esprit. Trop timide pour résister avec les Girondins, trop scrupuleux pour agir avec les Montagnards, Garat essayait de s’entremettre, toléré, aimé, dédaigné des deux partis.

« Je me suis souvent rappelé avec effroi, dit-il dans ses Souvenirs, deux entretiens qu’à deux ou trois jours d’intervalle j’ai eus avec Salles et avec Robespierre. Je les avais connus l’un et l’autre à l’Assemblée constituante ; je les croyais très-sincèrement dévoués également à la Révolution. Je n’avais aucun doute sur leur probité. S’il m’avait fallu douter de la probité de l’un des deux, le dernier que j’aurais soupçonné c’était Robespierre. Salles était une imagination inquiète, agitée de la fièvre de la Révolution. Dans le verbiage confus, insignifiant et vague de Robespierre quand il parlait d’inspiration, je croyais apercevoir les germes d’un talent qui pouvait grandir. Il martelait patiemment la langue pour la façonner sur les formes de l’antiquité et de Jean-Jacques Rousseau. La lecture continuelle de ces philosophes devait pénétrer et améliorer son esprit. L’un et l’autre de ces deux hommes avaient ce tempérament atrabilaire d’où sont sorties dans tous les siècles les tempêtes populaires. Je crois que Robespierre a de la religion ; mais jamais homme sachant écrire des phrases élégantes et persuasives n’eut un esprit plus faux. Un jour que je le priais de réfléchir sur quelques idées que je lui soumettais : « Je n’ai pas besoin de réfléchir, me répondit-il, c’est toujours à mes premières impressions que je m’en rapporte. Tous ces députés de la Gironde, me dit-il, ce Brissot, ce Louvet, ce Barbaroux, sont des contre-révolutionnaires et des conspirateurs. — Et où conspirent-ils ? lui dis-je. — Partout, reprit Robespierre, dans Paris, dans la France, dans toute l’Europe ! La Gironde a formé dès longtemps le projet de se séparer de la France pour redevenir la Guyenne et s’unir à l’Angleterre. Gensonné dit tout haut, à qui veut l’entendre, qu’ils ne sont pas ici des représentants, mais des plénipotentiaires de la Gironde. Brissot conspire dans son journal, qui est un tocsin de guerre civile. Il est allé à Londres, et on sait pourquoi. Clavière, son ami, a conspiré toute sa vie. Roland est en correspondance avec le traître Montesquiou. Ils travaillent ensemble à ouvrir la Savoie et la France aux Piémontais. Servan n’est nommé général de l’armée des Pyrénées que pour livrer la clef de la frontière aux Espagnols. Dumouriez menace plus Paris que la Belgique et la Hollande. Ce charlatan d’héroïsme, que je voulais faire arrêter, dîne tous les jours avec les Girondins. Ah ! je suis bien las de la Révolution ! Je suis malade ; jamais la patrie ne fut dans un plus grand danger, et je doute qu’elle puisse être sauvée ! — N’avez-vous aucun doute sur les faits que vous venez d’énoncer ? lui demandai-je. — Aucun, » me répondit Robespierre.


XVII

» Je me retirai consterné et épouvanté, raconte Garat. Je rencontrai Salles sortant de la Convention. « Eh bien, lui dis-je, n’y a-t-il aucun moyen de prévenir ces divisions mortelles à la patrie ? — Je l’espère, me dit-il ; je lèverai bientôt tous les voiles qui couvrent les projets de ces scélérats. Je connais leurs plans. Leurs complots ont commencé avant la Révolution. C’est d’Orléans qui est le chef caché de cette bande de brigands. C’est Laclos qui a tissu leurs trames. La Fayette est leur complice. C’est lui qui, en feignant de le proscrire, envoya d’Orléans en Angleterre nouer l’intrigue avec Pitt. Mirabeau trempait dans ces menées. Il recevait de l’argent du roi pour cacher ses liaisons avec d’Orléans ; il en recevait davantage de d’Orléans pour le servir. Il fallait faire entrer les Jacobins dans leurs complots. Ils ne l’ont pas osé. Ils se sont adressés aux Cordeliers. Les Cordeliers ont toujours été la pépinière des conspirateurs. Danton les façonne à la politique, Marat les apprivoise aux forfaits. Ils négocient avec l’Europe ; ils ont des émissaires dans les cours. J’en ai des preuves. Ils ont englouti un trône dans le sang, ils veulent faire sortir d’un nouveau sang un nouveau trône. Ils savent que le côté de la Convention où sont toutes les vertus est aussi le côté où sont tous les républicains. Ils nous accusent de royalisme, pour déchaîner sous ce prétexte contre nous les fureurs de la multitude. Le côté droit tout entier doit être égorgé. D’Orléans montera sur le trône. Marat, Robespierre et Danton l’assassineront. Voilà les triumvirs ! Danton, le plus habile et le plus scélérat des trois, se défera de ses collègues et dominera seul ; d’abord dictateur, et bientôt roi !… »

» J’étais stupéfait de la crédulité d’un tel homme. « Pense-t-on donc ces choses-là parmi vos amis ? dis-je à Salles. — Tous ou presque tous, répondit-il. Condorcet doute encore, Sieyès s’ouvre peu, Roland voit la vérité. Tous sentent la nécessité de prévenir ces crimes et ces malheurs. » J’essayai de dissuader Salles. La haine et la peur aveuglaient les deux partis. »


XVIII

Vergniaud seul, plus calme parce qu’il était plus fort, conservait le sang-froid de l’impartialité au milieu des préventions et des haines. Il écrivait dans ce temps à ses amis de Bordeaux ces lignes dune sereine mélancolie, restituées pour la première fois à l’histoire ; elles peignent l’état de la patrie par l’état de son âme : « Dans les circonstances difficiles où je me trouve, c’est un besoin pour mon cœur de s’ouvrir à vous. Quelques hommes qui se vantaient d’avoir fait seuls le 10 août crurent avoir le droit de se conduire comme s’ils avaient conquis la France et Paris ; je ne voulus pas m’abaisser devant ces ridicules despotes. On m’appela aristocrate. Je prévis que, si l’existence de la commune révolutionnaire se prolongeait, le mouvement révolutionnaire se prolongerait aussi et entraînerait les plus horribles désordres. On m’appela aristocrate, et vous connaissez les événements déplorables du 2 septembre. Les dépouilles des émigrés et des églises étaient en proie aux plus scandaleuses rapines, je les dénonçai. On m’appela aristocrate. Le 17 septembre, on commença de renouveler les massacres ; j’eus le bonheur de faire rendre un décret qui plaçait la vie des détenus sous la responsabilité de l’Assemblée. On m’appela aristocrate. Dans les commissions, mes amis et moi, nous nous occupions nuit et jour des moyens de réprimer l’anarchie et de chasser les Prussiens du territoire. On nous menaçait nuit et jour du glaive des assassins. La Convention s’ouvrit. Il était facile de prévoir que, si elle gardait dans son sein les hommes de septembre, elle serait agitée de perpétuels orages. Je l’annonçai. Ma dénonciation ne produisit aucun effet…

» Jamais je n’ai ressenti la moindre émotion des misérables clameurs élevées contre moi ; néanmoins je me dis à moi-même : « Peut-être ces hommes qui accusent sans cesse la prétendue faction de la Gironde, qui depuis le 10 août provoquent contre nous les poignards, ne sont-ils tourmentés que par l’ambition de paraître sans cesse à la tribune ; peut-être qu’ils auront le talent et le bonheur d’y servir la chose publique mieux que nous. N’empêchons pas par orgueil le bien qu’ils pourraient faire. Ah ! que désirons-nous autre chose que de servir notre malheureuse patrie ? » Alors je me voue au silence et me renferme dans les travaux des comités. Une autre raison me tient dans le silence. Dans le choc des passions personnelles, qui peut répondre qu’il sera toujours maître des mouvements de son âme ? Tôt ou tard on paye tribut à la faiblesse humaine, et nous devons compte à la république de tous nos écarts. Eh bien, que font ces éternels diffamateurs ? Ils redoublent de fureur pour calomnier, dans la Convention, dans les armées, dans toutes les places importantes, les hommes qui ont été utiles à la république. Ils accusent tout l’univers d’intrigues, pour que l’attention générale se détourne ainsi de leurs propres complots. Qui n’applaudit pas aux massacres est un aristocrate pour eux. Qui les applaudit est vertueux. Ils nous pressent de prononcer d’acclamation sur le sort de Louis XVI, sans formes, sans preuves, sans jugement. Il font circuler d’infâmes libelles contre la Convention, des panégyriques ridicules du duc d’Orléans. Ils provoquent dans les sections de nouvelles insurrections du 10 août. Ils prônent des lois agraires. Les tueurs du 2 septembre, associés à des prêtres se disant patriotes, méditent et affichent des listes de proscription. Ils parlent hautement de se donner un chef et à la république un maître. Le zèle de pareils hommes à demander la mort de Louis XVI me paraît, je l’avoue, suspect. Ils veulent, par la précipitation d’un jugement qui ressemblerait à leurs violences, nous faire légaliser les assassinats de l’Abbaye.

» Je vous écris rarement. Pardonnez-moi. Ma tête est souvent remplie de pensées pénibles et mon cœur de sentiments douloureux. À peine me reste-t-il quelquefois assez de force morale pour remplir mes devoirs. Votre pensée est ma consolation. Étranger, vous le savez, à toute espèce d’ambition, n’ayant ni les prétentions de la fortune ni celles de la gloire, je ne forme pour moi qu’un seul désir, c’est de pouvoir un jour avec vous jouir dans la retraite du triomphe de la patrie et de la liberté ! »


XIX

L’accent de cette lettre avait la gravité, la tristesse et le désintéressement des pensées de Vergniaud. Boyer-Fonfrède et Ducos, ses deux jeunes amis, épanchaient leurs âmes par des confidences semblables dans le sein de leurs amis de Bordeaux. « Le département de la Gironde, écrivait en ce moment Ducos, doit beaucoup au zèle et à l’activité de cet excellent jeune homme (Fonfrède, son beau-frère et son ami). S’il continue, comme je l’espère, à marcher dans sa carrière d’un pas ferme, la république tout entière lui aura de grandes obligations. — Pourquoi, mon ami, m’appelles-tu silencieux ? Si ton reproche porte sur mon éloignement de la tribune, je te répondrai que quand on a peu de respect pour sa propre raison et beaucoup d’amour pour la chose publique, on aime mieux travailler, parler et servir que paraître. J’ai cherché à rendre quelques services, jamais à remporter des succès. J’ai peu satisfait mon amour-propre ; j’ai quelquefois contenté ma conscience. Ma santé, d’ailleurs, toujours languissante depuis le mois de septembre, ne m’a pas laissé l’usage de mes facultés, je ne dis pas oratoires, mais discutantes. Car tu sais que les poumons de Duchesne sont plus puissants dans une assemblée que la raison même avec une voix grêle et aiguë. »


XX

Fonfrède écrivait à son père à la même époque : « Nous sommes environnés de traîtres et assiégés de cabales. Sieyès, Brissot et Condorcet, nos amis, sont les seules têtes de France capables de nous donner une bonne constitution. Vous connaissez les talents, le patriotisme et la probité de Vergniaud. Je le vois de près. C’est la gloire de la Convention. Il est inaccessible à toute séduction comme à toute crainte. Je ne lui connais qu’un défaut, un peu d’apathie dans le caractère et quelque propension au découragement. Guadet, homme d’un magnifique talent et d’un sublime courage, s’est immortalisé au 10 août. Sa vie répond aux calomnies dont on l’abreuve. Grangeneuve est le patriotisme vivant. Sa tête s’allume trop vite, mais il éclaire en brûlant. Gensonné est un homme de ressources. Il discute bien. Il a eu quelque temps la passion de gouverner. Cette passion est éteinte en lui. »

Enfin Brissot, affilié par ses jeunes amis aux patriotes du Midi, se plaignait à eux dans ces lignes retrouvées dans les papiers de la Gironde : « Les ennemis de la vraie liberté m’abreuvent d’amertume. Je soutiens jour et nuit un rude combat contre les hommes qui ont juré la perte de la république. Nos convulsions ne sont point à leur terme. La faction de l’anarchie prend de la consistance. Il nous sera plus difficile maintenant de la vaincre. Je l’ai dit dès l’origine de cette Convention : c’est la troisième révolution que nous ayons à faire, la révolution de l’anarchie. Ô mes amis, persévérez. Vous avez senti que l’ordre et la loi pouvaient seuls garantir la liberté. Au milieu des orages qui nous entourent ici et qui agitent la ville d’où je vous écris, c’est une douce consolation pour moi de contempler la tranquillité dont vous jouissez. C’est l’apologie la plus éloquente du système de république que déshonorent les dissensions et le despotisme de Paris. »


XXI

Vergniaud, Ducos, Fonfrède, Grangeneuve, Condorcet, Sieyès, s’entretenaient tous les soirs de la situation de la république dans la maison d’une femme remarquable par son esprit et par son républicanisme, à laquelle les députés de la Gironde avaient été recommandés par leur banquier de Bordeaux. Mariée à un homme opulent, elle habitait le quartier de la Chaussée-d’Antin, non loin de la maison où Mirabeau était mort après avoir tenté, comme les Girondins, de modérer et de constituer la Révolution. Mais le métal en fusion ne prend sa forme qu’en se refroidissant. La Révolution bouillonnait encore. Ces hommes semblaient ignorer qu’il lui restait trop d’efforts à faire au dehors pour que la surexcitation de ses forces ne prolongeât pas ses convulsions. Dans ces réunions, Condorcet était sentencieux ; Vergniaud, éloquent, de cette éloquence sereine et philosophique qui plane de haut sur les orages, comme si la parole pouvait les calmer en les jugeant ; Fonfrède et Ducos, bouillants, téméraires, gracieux, comme l’inexpérience et la jeunesse ; Sieyès, profond, concis, lumineux, nourri de la moelle des historiens antiques, lançant du fond de sa taciturnité habituelle des éclairs de prévision qui illuminaient l’avenir. « Homme d’intuition souveraine, quand Sieyès parlait, nous disait la femme qui présidait à ces entretiens, il me semblait qu’une intelligence supérieure se levait dans mon âme et me faisait comprendre ce qui me paraissait incompréhensible avant qu’il eût parlé. » Les Girondins écoutaient Sieyès avec respect ; le prestige de l’Assemblée constituante et de l’amitié de Mirabeau l’enveloppait à leurs yeux. Il leur conseillait les plus viriles entreprises. Inflexible comme un principe, il ne tenait aucun compte des difficultés du jour, des obstacles et des périls que susciteraient ses plans. Abstrait comme un oracle, il promulguait ses axiomes et dédaignait de les discuter. Épurer les comités législatif et exécutif de la Convention, expulser les démagogues, écraser Robespierre, séduire ou abattre Danton, réprimer la commune, concentrer vingt mille hommes, choisis dans les départements, pour entourer la Convention et foudroyer le peuple ; risquer une journée contre les faubourgs ; s’emparer de l’hôtel de ville, cette bastille du despotisme populaire ; concentrer le pouvoir dans un directoire républicain ; lancer Dumouriez en Belgique, Custine en Allemagne ; faire trembler tous les trônes, toutes les théocraties, toutes les aristocraties du continent sur leur existence ; négocier secrètement avec la Prusse et avec l’Angleterre ; sauver Louis XVI et sa famille, les garder en otage jusqu’à la paix et les condamner ensuite à un ostracisme éternel : tels étaient les plans pour lesquels Sieyès flattait et enflammait les Girondins.

Derrière ces plans républicains, et dans l’ombre de ses dernières pensées ou de ses réticences, se cachait peut-être un trône constitutionnel et l’avénement d’une dynastie révolutionnaire. Mais il était loin de les laisser entrevoir aux Girondins. Sieyès, qui avait été l’âme de l’Assemblée constituante, dont Mirabeau était la parole, espérait reprendre son ascendant sur les opinions et sur les affaires par l’organe de Vergniaud.

« Ce Sieyès est la taupe de la Révolution, disait avec aigreur Robespierre. L’abbé Sieyès ne se montre pas, mais il ne cesse d’agir dans les souterrains de l’Assemblée. Il dirige et brouille tout. Il soulève les terres, et il disparaît. Il crée les factions, les met en mouvement, les pousse les unes contre les autres, et se tient à l’écart pour en profiter ensuite, si les circonstances le servent. »

Condorcet, Brissot, Vergniaud, n’avaient point de préjugés contre la monarchie, et le dégoût des convulsions populaires commençait à reporter leur esprit vers la concentration de l’autorité publique. Mais le nom seul de la royauté était une injure aux oreilles des hommes du 10 août, et la haine fanatique des rois était presque toute la politique des jeunes députés de la Gironde. La république ou la mort était pour eux le cri de la nécessité.


XXII

Fonfrède, fils d’un négociant de Bordeaux, négociant lui-même, n’avait que vingt-sept ans. Il avait passé sa jeunesse en Hollande ; il y avait respiré la vieille tradition républicaine de ces Provinces-Unies, où la richesse et la liberté sont nées l’une de l’autre. Rentré en France, Fonfrède venait d’épouser une jeune femme, sœur de Ducos, qui servait de lien à ces deux amis et à ces deux frères. Ils vivaient, aimaient et pensaient ensemble. Riches et établis à Paris, ils donnaient l’hospitalité à Vergniaud. Leur enthousiasme révolutionnaire les emportait bien plus loin que lui. Vergniaud permettait à son républicanisme les larmes sur le sort des rois et des émigrés. Fonfrède et Ducos avaient l’exaltation de jeunes Jacobins.

Les autres Girondins, Pétion, Buzot, Louvet, Salles, Lasource, Rebecqui, Lanthenas, Lanjuinais, Valazé, Durand de Maillane, Féraud, Valady, l’abbé Fauchet, Kervélégan, Gorsas, se réunissaient plus habituellement chez madame Roland. Moins ardents que Fonfrède, Ducos et Grangeneuve, moins prudents que Vergniaud, ils réglaient leurs actes sur l’intérêt de leur parti plus que sur l’émotion de leur âme. Triompher des Jacobins en leur disputant à tout prix la popularité, enlever à Danton et à Robespierre les prétextes dont ils s’armaient pour accuser les modérés de royalisme, noyer Marat dans le sang de septembre sans cesse remué pour soulever l’indignation de la Convention, créer et garder dans leurs mains une force armée et un pouvoir exécutif, introduire leurs amis en masse dans les comités, et lier la majorité à leurs intérêts par des fils que la main de Roland ferait mouvoir : tel était tout leur plan. Les intérêts de la patrie étaient sans doute pour beaucoup dans leurs pensées, mais ils confondaient aisément l’ambition de leur parti avec l’intérêt de la république. C’est le danger des réunions de ce genre, républicaines ou parlementaires, de changer dans l’âme des meilleurs citoyens le patriotisme en faction, et de rétrécir l’empire aux proportions d’une opinion. Une partie de la puissance de Robespierre tenait, au contraire, à ce qu’il communiquait sans cesse avec la multitude par la salle des Jacobins, tandis que les Girondins s’enfermaient dans leur propre atmosphère. Le seul avantage des réunions chez Roland était de donner de la discipline au parti girondin, d’imprimer un même esprit à leurs journaux, et de diriger, d’une main invisible, les suffrages de la Convention sur les noms de leurs amis pour les comités. Par cette tactique, ils gouvernaient les comités par les Jacobins ; mais Robespierre gouvernait l’esprit public. On sentait des deux côtés que la victoire resterait au parti le plus populaire. C’était donc la popularité qu’il fallait se disputer. Les deux partis la cherchaient partout.


XXIII

Les Jacobins, en ce moment, croyaient la trouver au Temple. Celui des deux partis, selon eux, qui déclarerait par ses actes la haine la plus irréconciliable à la royauté, et qui servirait le mieux le ressentiment et la vengeance de la nation en lui jetant la tête du roi, acquerrait un titre tel à la confiance et donnerait un tel gage à la république, que la nation et la république se livreraient à lui. Le prix de la tête de Louis XVI, c’était la dictature. L’ambition ne marchande pas. La peur marchande moins encore. Or, celui des deux partis qui refuserait de donner ce gage à la république trahirait par ce seul fait son penchant ou sa superstition pour la royauté. Cette hésitation serait réputée complicité. Avouer la pitié pour un roi, c’était se déclarer hostile à la république. La patrie ne voulait ni ennemis ni amis douteux. Lui refuser sa vengeance, c’était s’y dévouer. Ainsi la rivalité des deux partis se posait sur une tête. L’empire devait rester au plus implacable. Ces deux partis allaient lutter devant la république à qui lui sacrifierait le plus vite et le plus complétement sa plus grande victime : sinistre conjonction de circonstances, où l’idéal humain est pour ainsi dire déplacé, et où la terreur et le ressentiment renversent tellement l’âme du peuple, qu’au lieu de placer sa force et sa gloire dans la générosité, la passion publique voit sa grandeur dans sa colère et sa sûreté dans l’immolation.


XXIV

Robespierre n’avait aucune haine personnelle contre le roi. Il avait même bien espéré des vertus de ce prince à l’aurore d’un avénement au trône qui promettait un règne à la philosophie. Danton aurait aimé à sauver Louis XVI. Les rapports mystérieux de cet homme avec la reine, avec Madame Élisabeth ; les promesses qu’il leur avait faites de veiller sur leurs jours du milieu de leurs ennemis ; la pitié pour ce prince, dont le seul crime était d’être né à une époque de révolution, trop dénué de génie pour la comprendre, trop clément pour la combattre, trop faible pour la diriger ; l’attendrissement pour ces enfants, qui trouvaient en naissant un crime dans leur nom et une prison dans leur berceau ; le secret orgueil de sauver une famille couronnée ; la pensée politique de garder ces grands otages et de faire de leur vie et de leur liberté un objet de négociation avec les puissances : tout portait Danton à la modération. Il ne s’en cachait pas avec ses familiers. « Les nations se sauvent, mais ne se vengent pas, disait-il un jour à un groupe de Cordeliers qui lui reprochaient de ne pas insister sur le procès de Louis XVI ; je suis un révolutionnaire, je ne suis pas une bête féroce. Je n’aime pas le sang des rois vaincus. Adressez-vous à Marat. » Marat lui-même était indifférent au jugement de Louis XVI. Il ne demandait le jugement du roi dans ses feuilles que pour jeter un défi de plus aux Girondins et pour se montrer plus politique que Robespierre et plus impitoyable que Danton.

Ce défi jeté, il devenait impossible aux Girondins d’éluder la question. Proposer l’amnistie pure et simple de Louis XVI à la Convention, c’était se présenter aux yeux du peuple irrité comme des traîtres qui ne pardonnaient au tyran que pour lui restituer bientôt la tyrannie. Leur parti se divisait en deux opinions sur cette question. Vergniaud, Roland, Lanjuinais, Brissot, Sieyès, Condorcet, Pétion, Fauchet, sentaient une répugnance invincible à élever l’échafaud d’un roi au seuil de la république. L’équité, la justice, les formes du jugement, la magnanimité, la générosité, protestaient dans leur cœur. Ils ne se dissimulaient pas, en hommes déjà expérimentés sur les exigences des révolutions, que cette concession du sang de Louis XVI ne ferait qu’entraîner la nécessité d’autres concessions, et qu’une république née dans le combat du 10 août, inaugurée dans le sang de septembre et sanctionnée de sang-froid par un supplice, ne promettait que la terreur au dedans et n’imprimerait que la répulsion au dehors. Ils penchaient à contester à la nation le droit de juger le roi, tout en lui reconnaissant le droit de le vaincre et de l’emprisonner. À leurs yeux, il y avait dans Louis XVI un vaincu, mais point d’accusé, dans le peuple un vainqueur, mais point de juge, dans le supplice une vengeance, mais point de nécessité.


XXV

L’autre opinion, tout en confessant l’inutilité de ce meurtre après le combat, regardait Louis XVI comme un criminel de lèse-nation que la nation avait le droit de frapper en vengeance du peuple et en exemple aux rois. Fonfrède, Ducos, Valazé et quelques esprits rigides, que l’exemple des tyrans antiques immolés pour cimenter la liberté des peuples fascinait, et que le spectacle des vicissitudes humaines et l’attendrissement sur les victimes n’avaient pas encore fléchis, opinaient dans ce sens : « Louis XVI va laisser sa tête sur l’échafaud, écrivait vers ce temps Fonfrède à ses frères de Bordeaux. Cet événement, simple en lui-même, envisagé par chacun de nous sous différents aspects, est aussi diversement attendu de chacun. Un reste de superstition mêlé à je ne sais quelle inquiétude sur l’avenir le fait redouter de quelques âmes timorées ; mais le grand nombre le désire, et la liberté, l’égalité, le commandent autant que la justice universelle. Le sacrifice est grand. Condamner un homme à la mort ! Mon cœur se révolte, il gémit ; mais le devoir parle, je fais taire mon cœur. La peine est juste, très-juste ; je n’en veux point d’autre garant que la sécurité de ma conscience. Quelques membres de l’Assemblée croient qu’il serait utile de surseoir jusqu’à la paix. C’est une demi-mesure. Elle ne vaut rien. Nous nous perdons si nous nous épouvantons de notre courage. C’est au moment où les potentats de l’Europe se liguent contre nous que nous leur offrirons le spectacle d’un roi supplicié ! » C’est ainsi que le sophisme peut se surexciter lui-même jusqu’au crime.

« Nous voulons diriger la Révolution, de peur que la Révolution ne nous emporte, ajoutaient les Girondins de ce parti. Pour diriger une révolution, il faut rester à la tête de la passion qui la pousse. Cette passion, c’est la passion de la liberté. La liberté veut se venger et se défendre. Le peuple ne sera sûr d’être libre que quand il aura passé sur le cadavre d’un roi. La victime est coupable, il n’y a point de crime à l’immoler. Les Jacobins, les Cordeliers, la commune, le parti patriote de la Convention, les clubs, les journaux, les pétitions des départements, nous imposent de juger l’ennemi de la nation. Si nous résistons à cette voix du peuple, il nous désavouera ; il se jettera tout entier à Robespierre, à Danton, à Marat. Notre pitié sera notre crime. L’échafaud du roi sera le trône de leur faction. Nous périrons sans sauver la tête de Louis XVI. Nous laisserons l’empire à des scélérats. Notre fatal scrupule aura perdu la Révolution. Gardons notre sensibilité pour nos femmes et pour nos enfants, dans notre vie privée. N’apportons aux affaires politiques que l’inflexibilité des hommes d’État. On sauve quelquefois les empires avec une goutte de sang, jamais avec des larmes. »


XXVI

Ces tiraillements se prolongèrent longtemps entre les deux factions de la Gironde. Elles menaçaient d’en rompre l’unité. Sieyès les concilia. Esprit sans haine et sans amour, il n’apportait que sa raison dans les affaires. Il répugnait autant que Vergniaud à ce jugement d’un roi que la victoire avait jugé. Il ne reconnaissait à la Convention ni le droit ni l’impartialité nécessaires à un jugement. Il ne voyait dans l’immolation de Louis XVI qu’un de ces actes de colère nationale qui font plus tard rougir les peuples de sang-froid et qui jettent une tache de sang sur le berceau de leur liberté. Sieyès espérait que la réflexion et la justice ramèneraient pendant la durée d’un long procès le sentiment public à l’opinion de l’ostracisme, seul jugement et seul supplice des pouvoirs tombés. Mais Sieyès, qui avait le sang-froid de l’intelligence, n’avait pas l’intrépidité de l’âme. La politique et la timidité l’empêchaient de prendre des partis absolus. Il se réservait toujours la possibilité de pactiser avec la peur et de subir la nécessité des circonstances. Ses opinions étaient des avis plus que des résolutions. Il conseilla donc aux Girondins, ses amis, d’ajourner la difficulté par un atermoiement qui laisserait à chacun sa liberté d’opinion sur le jugement du roi, et qui renverrait au peuple le jugement définitif et en dernier ressort. Ainsi les Girondins conserveraient le crédit nécessaire à leur influence dans la Convention ; ils parleraient et voteraient individuellement, chacun selon l’exaltation de son patriotisme ou la magnanimité de sa modération, sans que l’opinion d’aucun des membres du parti pût caractériser l’opinion du parti lui-même. Les opinions dans le jugement seraient individuelles ; mais une fois le jugement rendu, tous s’accorderaient à demander que ce jugement fût revisé souverainement par le peuple. Ils déchargeraient ainsi leur responsabilité. C’est ce que l’on appela l’appel au peuple. Sous la réserve de cette mesure, qui apaisait la conscience des uns, qui abritait la popularité des autres, et qui concédait aux circonstances non la tête, mais le jugement du roi, le procès fut résolu. Le procès accordé sous l’empire d’un ressentiment national que trois mois n’avaient pu calmer, et sous la menace des armées étrangères, qui poussait le peuple aux coups désespérés, il était facile de prévoir qu’aucun parti ne pourrait sauver la victime.


XXVII

Ainsi ni Robespierre, ni Danton, ni Marat, ni les Girondins n’avaient soif du sang de Louis XVI, et ne croyaient à l’utilité politique de son supplice. Isolés, chacun de ces hommes et chacun de ces partis aurait sauvé le roi. Mais, face à face et luttant de popularité et de républicanisme entre eux, ces partis et ces hommes acceptaient le défi qu’ils se jetaient mutuellement. Tous auraient préféré que le défi ne fût pas porté ; mais, une fois porté, celui qui aurait reculé était perdu et laissait non-seulement sa popularité, mais sa vie, dans les mains de l’autre. Ils allaient se frapper ou se défendre à travers le corps du roi. Ce n’était aucune faction, ce n’était aucune opinion, ce n’était aucun homme qui immolait le roi ; c’était l’antagonisme de toutes ces opinions et de toutes ces factions. Son procès devenait le champ de bataille des partis. Sa tête n’était pas la dépouille, mais le signe apparent et cruel du patriotisme. Nul ne voulait laisser ce signe à ses adversaires. Dans cette lutte, le roi devait tomber sous les mains de tous.

Ce parti adopté, les Girondins, et Roland surtout, voulurent se hâter d’enlever ce texte de trouble et de division dans la république. Maîtres du comité de législation, ils firent charger d’abord Valazé, puis Mailhe, de faire le rapport à la Convention sur les crimes, puis sur le jugement du roi. Ils voulaient enlever à Robespierre l’initiative de l’accusation, et imprimer un caractère judiciaire au procès du roi, pour que la lenteur et la solennité des formes donnassent du temps au sang-froid, à la justice et au retour d’opinion en faveur de la clémence.

Valazé fit ce premier rapport, long catalogue des crimes de Louis XVI. Danton se leva après la lecture de ce rapport, et demanda l’impression et l’étude approfondie de toutes les pièces et de toutes les opinions qui se rapporteraient à cette grande cause. L’intention cachée d’éluder la discussion par des délais d’instruction était visible dans les paroles de Danton. « Dans une pareille matière, disait-il, il ne faut pas épargner les frais d’impression. Toute opinion qui paraîtrait mûrie, quand elle ne contiendrait qu’une bonne idée, doit être publiée. La dissertation du rapporteur sur l’inviolabilité n’est pas complète. Il y aura beaucoup d’idées à y ajouter. Il sera facile de prouver que les peuples aussi sont inviolables, qu’il n’y a pas de contrat sans réciprocité, et qu’il est évident que, si le ci-devant roi a voulu violer, trahir, perdre la nation française, il est dans la justice éternelle qu’il soit condamné. »

Pétion et Barbaroux firent également des motions temporisatrices, tout en couvrant, comme Danton, leur secrète humanité d’imprécations contre les trahisons du roi.


XXVIII

L’impatience réelle ou feinte du jugement de Louis XVI agitait également les sections, le journalisme, les Jacobins et les Cordeliers. Des orateurs nomades se dressaient des tribunes portatives au milieu des jardins publics, et altéraient la multitude de vengeance et de sang. Le peuple, interrompant ses travaux avant la fin du jour, ondoyait, à la voix de ces meneurs et à l’inspiration de ces affiches, de la porte de la Convention à la porte des Jacobins et des Cordeliers, prenant de plus en plus parti pour Robespierre, et demandant à grands cris l’épreuve des traîtres dans le jugement du roi. La commune soufflait ces agitations, et donnait pour mot d’ordre aux sections les trahisons de Roland et de la Gironde. L’insurrection en permanence était suspendue sur la Convention.

Tantôt la rumeur publique accusait les Girondins d’affamer Paris en refusant d’établir un maximum du prix des subsistances au profit du peuple, tantôt de désorganiser les armées et d’amortir l’élan patriotique de la nation sur la Savoie, sur le comté de Nice, sur la Belgique et sur l’Allemagne, tantôt enfin de pactiser avec les royalistes, et d’épargner dans la personne du roi la victime du peuple et l’holocauste de la patrie. Marat jetait tous les jours sur ces ferments de haine l’étincelle de sa parole. Ses feuilles éclataient chaque matin comme ces cris d’insurrection qui sortent par intervalles d’une foule ameutée. C’était l’écho grossissant et multiplié de la fureur de la nation. Danton, tout en se tenant sur la réserve, en silence, et un peu à l’écart des deux partis, conservait un certain ascendant aux Cordeliers et des intelligences cimentées par une terrible complicité avec les chefs de la commune. Robespierre, glorieux d’être à lui seul une faction, se tenait immobile dans ses principes et dans son désintéressement ; n’aspirant à rien en apparence, il attendait que tout vînt à lui. Chaque jour, en effet, depuis l’accusation prématurée de Louvet, quelques membres indécis de la Convention se détachaient du parti de Roland et de Brissot et venaient se rallier à l’homme des principes, ceux-ci par peur, ceux-là par estime, le plus grand nombre par cette puissance d’attraction qu’exercent, indépendamment de leur caractère ou de leur talent personnels, les hommes qui comprennent le mieux les dogmes d’une révolution, qui s’y attachent avec le plus de foi, et qui les professent avec le plus de persévérance et d’intrépidité, à travers toutes les circonstances, toutes les fortunes et tous les partis. Ainsi, d’un côté, Marat, Danton, Robespierre, les Jacobins, les Cordeliers, la commune, le peuple de Paris ; de l’autre, Roland, Pétion, Brissot, Vergniaud, les députés girondins, les fédérés des départements, les Marseillais de Barbaroux et la bourgeoisie de Paris, se formaient en deux factions qui allaient se déchirer en se disputant la république. Tel était l’aspect de la Convention.


XXIX

Mais ce n’était pas seulement l’ambition de gouverner la république qui créait ces deux grandes factions. Ces divisions avaient leur cause dans la différence de dogmes révolutionnaires professés par chacun des deux partis, et dans la politique diverse que cette diversité de dogmes inspirait à leurs chefs. Les Girondins n’étaient que des démocrates de circonstance. Robespierre et les Montagnards étaient des démocrates de principes. Les premiers n’aspiraient, comme l’Assemblée constituante et Mirabeau, qu’à renverser les vieilles aristocraties de l’Église, de la noblesse et de la cour, pour les remplacer par les aristocraties plus modernes de l’intelligence, des lettres et de la fortune. Le bouleversement social provoqué par les Girondins s’arrêtait aux premières couches de la société. Un trône, une église et une noblesse une fois supprimés au sommet de l’État, ils voulaient garder tout le reste. Leur génie et leur orgueil satisfaits, ils prétendaient arrêter la Révolution, poser la borne de la démocratie derrière eux, et laisser subsister en bas toutes les inégalités et toutes les injustices, au-dessus desquelles ils se seraient élevés seuls par le mouvement qu’ils auraient imprimé.

Ils ne cachaient pas leur prédilection pour la forme du gouvernement anglais ou pour des institutions sénatoriales qui constitueraient, sinon la royauté d’un homme, du moins la suprématie d’une classe. Les plus avancés de ces hommes d’État révélaient des tendances américaines et fédératives, qui, en divisant la république en groupes distincts et indépendants, permettraient aux influences et aux familles provinciales de devenir des oligarchies de département.

Sans descendre jusqu’à la turbulente démagogie de Marat, la politique de Robespierre embrassait dans ses plans d’émancipation et d’organisation le peuple tout entier. Tous les hommes citoyens, tous les citoyens souverains, et exerçant, selon des formes déterminées par la constitution, leur part égale de souveraineté, la justice et l’égalité parfaites, fondées sur les droits de la nature, et distribuant à parts équitables entre toutes les conditions et tous les individus les bénéfices et les charges de l’association commune ; les fruits héréditaires du travail conservés dans la propriété, base de la famille ; mais la loi des successions et l’équité de l’État frappant sans cesse le riche de charges plus lourdes, soulageant sans cesse le pauvre de secours plus abondants, et tendant sans cesse ainsi à niveler les fortunes à l’exemple des droits et des castes nivelés ; une religion civique renfermant dans son symbole, exprimant dans son culte les dogmes rationnels, les formules morales et les aspirations pieuses qui font croire, espérer et agir l’humanité ; en trois mots, un peuple, un magistrat, un Dieu ; la loi divine, autant que possible, exprimée et pratiquée dans la loi sociale : voilà l’idéal de la politique de Robespierre.

C’était, comme nous l’avons dit, la politique de Jean-Jacques Rousseau. En remontant plus haut, on en retrouve le germe dans le christianisme mal appliqué. Un idéal divin mille fois trahi par l’imperfection des instruments et des institutions qui tentèrent de le réaliser, mille fois noyé dans le sang des martyrs du perfectionnement social, mais qui traverse néanmoins toutes les déceptions, toutes les tyrannies, toutes les époques, tous les rêves, et que l’humanité revoit sans cesse briller devant elle, sinon comme un port, du moins comme un but !

Une telle politique devait fasciner le peuple. Cette doctrine avait des complices dans toutes les injustices, dans toutes les inégalités, dans toutes les souffrances des classes déshéritées de la fortune et du pouvoir, et dans toutes les aspirations généreuses des hommes. Cette double complicité de tout ce qui souffre du présent et de tout ce qui aspire à l’avenir était la force de Robespierre. Le peuple ne voyait dans les Girondins que des ambitieux ; il voyait dans Robespierre un libérateur.


XXX

Mais les membres de la commune et des Cordeliers avaient un autre motif de haïr et de renverser les Girondins. Maîtres de Paris depuis le 10 août, ils ne voulaient pas céder l’empire à la Convention. L’instinct de la Révolution leur disait qu’il fallait imprimer une dictature à la France, tendre tous ses ressorts à la fois et communiquer aux départements, membres éloignés et refroidis de la république, cette chaleur et cette fièvre qui se concentrent toujours en certains moments dans la tête des nations. Paris seul, centre et foyer des idées révolutionnaires depuis un demi-siècle, avait assez d’ardeur, de passion, de fanatisme et d’autorité sur le reste de la république pour se faire imiter ou obéir, et pour exercer sur les députés incertains ou épars des départements une pression de volonté, de terreur et quelquefois d’insurrection, qui ferait d’eux, malgré eux, les instruments de l’énergie désespérée des principes. Les Cordeliers, la commune et Danton, d’accord en cela avec eux, méprisaient dans les Girondins cette modération d’esprit et ces scrupules de légalité, propres, selon eux, à tout énerver dans un moment où tout devait être tendu et violent comme les circonstances. Ils haïssaient surtout dans ces hommes de département cet esprit d’isolement et ce tiraillement du centre aux extrémités qui tendaient à mettre chaque département au niveau de Paris, et à ne pas laisser à la capitale plus de droits et plus d’action qu’au dernier chef-lieu du Nord ou du Midi. « Que nous importent vos lois et vos théories, disait brutalement Danton à Gensonné, quand la seule loi est de triompher, quand la seule théorie pour la nation est la théorie de vivre ? Sauvons-nous d’abord, et nous disserterons après. La France en ce moment n’est ni à Lille, ni à Marseille, ni à Lyon, ni à Bordeaux ; elle est tout entière où l’on pense, où l’on agit, où l’on combat pour elle ! Il n’y a plus de départements, plus d’intérêts séparés, plus de géographie ; il n’y a qu’un peuple, il ne doit y avoir qu’une république ! Est-ce à Lyon qu’on a pris la Bastille ? Est-ce à Marseille qu’on a fait le 20 juin ? Est-ce à Bordeaux qu’on a fait le 10 août ? Partout où on a à la sauver, là est la France, là est la nation, une, entière, indivisible. Que parlez-vous de tyrannie de Paris ? C’est la tyrannie de la tête sur les membres, c’est-à-dire c’est la tyrannie de la vie sur la mort. Allez ! vous êtes des hommes de démembrement ! Vous nous accusez d’asservir les départements, nous vous accusons de décapiter la république ! Lesquels de nous sont les plus coupables ? Vous voulez morceler la liberté, pour qu’elle soit faible et vulnérable dans tous ses membres ; nous voulons déclarer la liberté indivisible comme la nation, pour qu’elle soit inattaquable dans sa tête. Lesquels de nous sont des hommes d’État ? » Évidemment c’était Danton.