Histoire des Girondins/4

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Chez l’auteur (p. 211-250).

LIVRE QUATRIÈME


Députation de la Gironde. — Agitation dans les clubs. — Orateurs en plein air. — Translation au Panthéon des restes mortels de Voltaire. — Appréciation de ses écrits et de son caractère. — Révision par l’Assemblée nationale de la constitution. — Le roi accepte la constitution.


I

Cependant un mouvement d’opinion nouvelle commençait à se faire pressentir du côté du Midi. Bordeaux fermentait. Le département de la Gironde venait de nommer à la fois tout un parti politique dans les douze citoyens qui composaient sa députation. Ce département, éloigné du centre, allait prendre d’un seul coup l’empire de l’opinion et de l’éloquence. Les noms jusque-là obscurs de Ducos, de Guadet, de Grangeneuve, de Gensonné, de Vergniaud, allaient grandir avec les orages et avec les malheurs de leur patrie. Ils étaient destinés à imprimer à la Révolution indécise un mouvement devant lequel elle hésitait encore, et à la précipiter dans la république. Pourquoi cette impulsion devait-elle venir du département de la Gironde et non de Paris ? On ne peut que conjecturer en pareille matière. Cependant l’esprit républicain devait peut-être éclater plutôt à Bordeaux qu’à Paris, où la présence et l’action d’une cour énervaient depuis des siècles l’indépendance des caractères et l’austérité des principes, qui sont les bases du sentiment civique. Les états de Languedoc et les habitudes qui résultent de l’administration d’une province gouvernée par elle-même devaient prédisposer les mœurs de la Gironde à un gouvernement électif et fédératif.

Bordeaux était un pays parlementaire. Les parlements avaient nourri partout l’esprit de résistance et créé souvent l’esprit de faction contre la royauté. Bordeaux était une ville de commerce. Le commerce, qui a besoin de la liberté par intérêt, finit par en contracter le sentiment. Bordeaux était la ville coloniale, la grande échelle de l’Amérique en France. Les rapports constants de sa marine marchande avec les Américains avaient importé dans la Gironde l’enthousiasme des institutions libres. Enfin, Bordeaux était une terre mieux et plus tôt exposée aux rayons de la philosophie que le centre de la France. La philosophie y avait germé d’elle-même avant de germer à Paris. Bordeaux était le pays de Montaigne et de Montesquieu, ces deux grands républicains de la pensée française. L’un avait librement sondé les dogmes religieux, l’autre les institutions politiques. Le président Dupaty y avait fomenté, depuis, l’enthousiasme de la philosophie nouvelle. Bordeaux, de plus, était une terre à moitié romaine, où les traditions de la liberté et du forum romain s’étaient perpétuées dans le barreau. Un certain souffle de l’antiquité y animait les âmes et y enflait les paroles. Bordeaux était républicain par éloquence encore plus que par opinion. Il y avait un peu de l’emphase latine jusque dans son patriotisme. La république devait naître dans le berceau de Montaigne et de Montesquieu.


II

Ce moment des élections fut le signal d’une lutte plus acharnée de la presse périodique. Les journaux ne suffisaient pas. On fit crier les opinions dans les rues par des colporteurs, et on inventa les journaux-affiches placardés contre les murs de Paris et groupant le peuple au coin des rues devant ces tribunes de carrefour. Des orateurs nomades, inspirés ou soldés par les différents partis, s’y tenaient en permanence et commentaient tout haut ces écrits passionnés. Loustalot dans les Révolutions de Paris, journal fondé par Prudhomme et continué tour à tour par Chaumette et Fabre-d’Églantine ; Marat dans le Publiciste et dans l’Ami du peuple, Brissot dans le Patriote français, Gorsas dans le Courrier de Versailles, Condorcet dans la Chronique de Paris, Cérutti dans la Feuille villageoise, Camille Desmoulins dans les Discours de la lanterne et dans les Révolutions du Brabant, Fréron dans l’Orateur du peuple, Hébert et Manuel dans le Père Duchesne, Carra dans les Annales patriotiques, Fleydel dans l’Observateur, Laclos dans le Journal des Jacobins, Fauchet dans la Bouche de fer, Royou dans l’Ami du roi, Champcenetz, Rivarol dans les Actes des apôtres, Suleau et André Chénier dans plusieurs feuilles royalistes ou modérées, agitaient en tout sens et se disputaient l’esprit du peuple. C’était la tribune antique transportée au domicile de chaque citoyen et appropriant son langage à toutes les classes, même aux plus illettrées. La colère, le soupçon, la haine, l’envie, le fanatisme, la crédulité, l’injure, la soif du sang, les paniques soudaines, la démence et la raison, la révolte et la fidélité, l’éloquence et la sottise, avaient chacun leur organe dans ce concert de toutes les passions civiles. La ville s’enivrait tous les soirs de ces passions fermentées. Tout travail était ajourné. Son seul travail, c’était le trône à surveiller, les complots réels ou imaginaires de l’aristocratie à prévenir, la patrie à sauver. Les vociférations des colporteurs de ces feuilles publiques, les chants patriotiques des Jacobins sortant des clubs, les rassemblements tumultueux, les convocations aux cérémonies patriotiques, les terreurs factices sur les subsistances, tenaient les masses de la ville et des faubourgs dans une continuelle tension. La pensée publique ne laissait dormir personne. L’indifférence eût semblé trahison. Il fallait feindre la fureur pour être à la hauteur de l’esprit public. Chaque circonstance accroissait les pulsations de cette fièvre. La presse la soufflait dans toutes les veines de la nation. Son langage tenait déjà du délire. La langue s’avilissait jusqu’au cynisme. Elle empruntait à la populace même ses proverbes, sa trivialité, ses obscénités, ses rudesses, et jusqu’à ces jurements dont elle entrecoupe ses paroles, comme pour asséner avec plus de force les coups de l’injure dans l’oreille de ceux qu’elle hait. Danton, Hébert et Marat furent les premiers qui prirent ce ton, ces gestes et ces jurements de la plèbe, pour la flatter par l’imitation de ses vices. Robespierre ne descendit jamais jusque-là. Il ne voulait s’emparer du peuple que par sa raison. Le fanatisme qu’il lui inspirait dans ses discours avait au moins la décence des grandes pensées. Il le dominait par le respect et dédaignait de le capter par la familiarité. Plus il descendait dans la confiance des masses, plus il affectait dans ses paroles l’élévation philosophique et le ton austère de l’homme d’État. On sentait dans ses provocations les plus radicales que, s’il voulait renouveler l’ordre social, il ne voulait pas en corrompre les éléments, et que pour émanciper le peuple il ne fallait pas le dégrader.


III

C’est à cette même époque que l’Assemblée nationale ordonna la translation des restes de Voltaire au Panthéon. C’était la philosophie qui se vengeait des anathèmes dont on avait poursuivi la cendre du grand novateur. Le corps de Voltaire, mort à Paris en 1778, avait été transporté, la nuit, et furtivement, par son neveu, dans l’église de l’abbaye de Sellières en Champagne. Quand la nation vendit cette abbaye, les villes de Troyes et de Romilly se disputèrent la gloire de posséder et d’honorer les restes de l’homme du siècle. La ville de Paris, où il avait rendu le dernier soupir, revendiqua son droit de capitale, et adressa à l’Assemblée nationale une pétition pour demander que le corps de Voltaire lui fût rendu et fût déposé au Panthéon, cette cathédrale de la philosophie. L’Assemblée accueillit avec transport l’idée de cet hommage qui faisait remonter la liberté à sa source. « Le peuple lui doit son affranchissement, dit Regnault de Saint-Jean-d’Angély. En lui donnant la lumière, il lui a donné l’empire. On n’enchaîne les nations que dans les ténèbres. Quand la raison vient éclairer la honte de leurs fers, elles rougissent de les porter et elles les brisent. »

Le 11 juillet, le département et la municipalité allèrent en cérémonie à la barrière de Charenton recevoir le corps de Voltaire. On le déposa sur l’emplacement de la Bastille, comme le conquérant sous son trophée. On éleva le cercueil de l’exilé aux regards de la foule. On lui forma un piédestal avec des pierres arrachées aux fondements de cette forteresse des anciennes tyrannies. Voltaire mort triomphait ainsi des pierres qui l’avaient emprisonné vivant. On lisait sur une de ces pierres la réparation que le siècle faisait aux idées : Reçois en ce lieu, où t’enchaîna le despotisme, les honneurs que te décerne ta patrie.


IV

Le jour suivant, par un soleil éclatant, qui vint dissiper les nuages d’une nuit pluvieuse, un peuple innombrable vint faire cortége au char qui portait Voltaire au Panthéon. Ce char était traîné par douze chevaux blancs, attelés sur quatre de front ; les rênes de ces chevaux, aux crinières tressées d’or et de fleurs, étaient tenues par des hommes vêtus du costume antique, comme dans les médailles des triomphateurs. Ce char portait un lit funèbre sur lequel on voyait, étendue et couronnée, l’image du philosophe. L’Assemblée nationale, le département, la municipalité, les corps constitués, la magistrature et l’armée, entouraient, précédaient ou suivaient le sarcophage. Les boulevards, les rues, les places publiques, les fenêtres, les toits des maisons, les branches même des arbres ruisselaient de peuple. Tous les regards se portaient sur ce char. La pensée nouvelle sentait que c’était sa victoire qui passait et que la philosophie restait maîtresse du champ de bataille.

Malgré l’appareil profane et théâtral de cette pompe, on lisait sur les physionomies le recueillement de l’idée et la joie intérieure d’un triomphe intellectuel. De nombreux détachements de cavalerie ouvraient la marche. Ils semblaient mettre désormais les armes mêmes au service de l’intelligence. Les tambours venaient ensuite, voilés de crêpes et battant des charges funèbres, auxquelles se mêlaient les salves d’artillerie des canons qui roulaient derrière eux. Les élèves des colléges de Paris, les sociétés patriotiques, les bataillons de la garde nationale, les ouvriers d’imprimerie, les ouvriers employés à la démolition de la Bastille, portant, les uns, une presse ambulante, qui frappait en marchant des hommages à la mémoire de Voltaire ; les autres, les chaînes, les carcans, les verrous et les boulets trouvés dans les cachets ou dans les arsenaux des prisons d’État ; d’autres enfin, les bustes de Voltaire, de Rousseau, de Mirabeau, se pressaient entre l’armée et le peuple. Sur un brancard, on voyait étalé le procès-verbal des électeurs de 89, cette hégire de l’insurrection. Sur un autre pavois, les citoyens du faubourg Saint-Antoine montraient un plan en relief de la Bastille, le drapeau du donjon, et une jeune fille vêtue en amazone, qui avait combattu avec eux au siége de cette place forte. Des piques, surmontées du bonnet phrygien de la liberté, se dressaient çà et là au-dessus des têtes de cette multitude. On lisait sur un écriteau porté au bout d’une de ces piques : De ce fer naquit la liberté.

Tous les acteurs et toutes les actrices des théâtres de Paris suivaient la statue de celui qui les avait inspirés pendant soixante ans. Les titres de ses principaux ouvrages étaient gravés sur les faces d’une pyramide qui représentait son immortalité. Sa statue, dorée et couronnée de laurier, était portée par des citoyens revêtus des costumes des peuples et des âges dont il avait peint les mœurs. Une cassette, également dorée, renfermait les soixante-dix volumes de ses œuvres. Les membres des corps savants et des principales académies du royaume environnaient cette arche de la philosophie. De nombreux orchestres, les uns ambulants, les autres distribués sur la route du cortége, saluaient de symphonies éclatantes le passage du char et remplissaient l’air de l’enthousiasme harmonieux de cette multitude. Ce cortége faisait des stations à la porte des principaux théâtres ; on chantait des hymnes à la gloire de son génie, et on se remettait en marche. Arrivé ainsi sur le quai qui portait le nom de Voltaire, le char s’arrêta devant la maison de M. de Villette, où Voltaire était mort et où l’on avait gardé son cœur. Des arbres verts, des guirlandes de feuilles et des couronnes de roses décoraient la façade de cette maison. On y lisait cette inscription célèbre : Son esprit est partout, et son cœur est ici. De jeunes filles vêtues de blanc, et le front couronné de fleurs, couvraient les gradins d’un amphithéâtre élevé devant la maison. Madame de Villette, dont Voltaire avait été le second père, dans tout l’éclat de la beauté et dans tout l’attendrissement de ses larmes, s’avança au milieu d’elles et déposa la plus belle des couronnes, la couronne filiale, sur le front du grand homme. Des strophes du poëte Chénier, un des hommes qui nourrissait le plus et qui conserva jusqu’à sa mort le culte de Voltaire, éclatèrent à ce moment, revêtues des sons religieux de la musique. Madame de Villette et les jeunes filles de l’amphithéâtre descendirent dans la rue, semée de fleurs, et marchèrent devant le char. Le Théâtre-Français, qui était alors dans le faubourg Saint-Germain, avait fait de son péristyle un arc de triomphe. Sur chacune des colonnes était incrusté un médaillon renfermant, en lettres de bronze doré, le titre des principaux drames du poëte. On lisait sur le piédestal de sa statue, érigée devant la porte du théâtre : Il fit Irène à quatre-vingt-trois ans ; à dix-sept ans, il fit Œdipe.

L’immense procession qui escortait cette gloire posthume n’arriva au Panthéon qu’à dix heures du soir. Le jour n’avait pas été assez long pour ce triomphe. Le cercueil de Voltaire fut déposé entre Descartes et Mirabeau. C’était la place prédestinée à ce génie intermédiaire entre la philosophie et la politique, entre la pensée et l’action.

Cette apothéose de la philosophie moderne, au milieu des grands événements qui agitaient l’esprit public, montrait assez que la Révolution se comprenait elle-même et qu’elle voulait être l’inauguration des deux grands principes représentés par ce cercueil : l’intelligence et la liberté ! C’était l’intelligence qui entrait en triomphatrice, sur les ruines des préjugés de naissance, dans la ville de Louis XIV. C’était la liberté qui prenait possession de la ville et du temple de sainte Geneviève. Les cercueils de deux âges allaient se combattre jusque dans les tombeaux. La philosophie, timide jusque-là, révélait sa dernière pensée : faire changer de grands hommes à la vénération du siècle.


V

Voltaire, ce génie sceptique de la France moderne, résumait admirablement en lui la double passion de ce peuple dans un pareil moment : la passion de détruire et le besoin d’innover, la haine des préjugés et l’amour de la lumière. Il devait être le drapeau de la destruction. Ce génie, non pas le plus haut, mais le plus vaste de la France, n’a encore été jugé que par ses fanatiques ou par ses ennemis. L’impiété déifiait jusqu’à ses vices, la superstition anathématisait jusqu’à ses qualités ; enfin le despotisme, quand il pesa sur la France, sentit qu’il fallait détrôner Voltaire de l’esprit national, pour y réinstaller la tyrannie. Napoléon paya, pendant quinze ans, des écrivains et des journaux chargés de dégrader, de salir et de nier le génie de Voltaire. Il haïssait ce nom, comme la force hait l’intelligence. Tant que la mémoire de Voltaire n’était pas éteinte, il ne se sentait pas en sécurité. La tyrannie a besoin des préjugés, comme le mensonge a besoin des ténèbres. L’Église restaurée ne pouvait pas non plus laisser briller cette gloire ; elle avait le droit de condamner Voltaire, mais non de le nier.

Si l’on juge des hommes par ce qu’ils ont fait, Voltaire est incontestablement le plus puissant des écrivains de l’Europe moderne. Nul n’a produit, par la seule force du génie et par la seule persévérance de la volonté, une si grande commotion dans les esprits. Sa plume a soulevé tout un vieux monde et ébranlé plus que l’empire de Charlemagne, l’empire presque européen d’une religion. Son génie n’était pas la force, c’était la clarté. Dieu ne l’avait pas destiné à embraser les objets, mais à les éclairer. Partout où il entrait, il portait le jour. La raison, qui n’est que lumière, devait en faire d’abord son poëte, son apôtre après, son idole enfin.


VI

Voltaire était né plébéien dans une rue obscure du vieux Paris. Pendant que Louis XIV et Bossuet régnaient, dans les pompes du pouvoir absolu et du catholicisme, à Versailles, le Moïse de l’incrédulité grandissait inconnu tout près d’eux. Les secrets de la destinée semblent ainsi se jouer des hommes. On ne les soupçonne qu’après qu’ils ont éclaté. Le trône et l’autel avaient atteint leur apogée en France. Le duc d’Orléans, régent, gouvernait un interrègne. C’était un vice à la place d’un autre : la faiblesse au lieu de l’orgueil. Ce vice était doux et facile. La corruption se vengeait de l’austérité des dernières années, sous Tellier et madame de Maintenon. Voltaire, précoce par l’audace comme par le talent, commençait à jouer avec ces armes de la pensée dont il devait faire plus tard un si terrible usage. Le régent, qui ne se doutait pas du danger, le laissait faire, et ne réprimait que pour la forme quelques témérités d’esprit excessives, dont il riait en les punissant. L’incrédulité de cette époque naissait dans la débauche, au lieu de naître dans l’examen. L’indépendance de pensée était un libertinage des mœurs plus qu’une conclusion d’esprit. Il y avait du vice dans l’irréligion. Voltaire s’en ressentit toujours. Sa mission commença par le rire et par la souillure des choses saintes, qui ne doivent être touchées qu’avec respect, même quand on les attaque. De là la légèreté, l’ironie, trop souvent le cynisme, dans le cœur et sur les lèvres de l’apôtre de la raison. Son voyage en Angleterre donna de l’assurance à son incrédulité. Il n’avait connu en France que des libertins d’esprit, il crut trouver à Londres des philosophes. Il se passionna pour la raison, comme on se passionne pour une nouveauté ; il eut l’enthousiasme de la découverte. Dans une nature aussi active que la nature française, cet enthousiasme et cette haine ne restèrent pas spéculatifs comme dans une intelligence du Nord. À peine persuadé, il voulut persuader à son tour. Sa vie entière devint une action multiple tendue vers un seul but : l’abolition de la théocratie et l’établissement de la tolérance et de la liberté dans les cultes. Il travailla avec tous les dons que Dieu avait faits à son génie ; il y travailla même avec le mensonge, la ruse, le dénigrement, le cynisme et l’immoralité d’esprit ; il y employa toutes les armes, même celles que le respect de Dieu et des hommes interdit aux sages : il mit sa vertu, son honneur, sa gloire à ce renversement. Son apostolat de la raison eut les formes d’une profanation de la piété. Au lieu d’éclairer le temple, il le ravagea.

Du jour où il eut résolu cette guerre contre le christianisme, il chercha des alliés contre lui. Sa liaison avec le roi de Prusse, Frédéric II, n’eut pas d’autre cause. Il lui fallait des trônes pour s’appuyer contre le sacerdoce. Frédéric, qui partageait sa philosophie, et qui la poussait plus loin, jusqu’à l’athéisme et jusqu’au mépris des hommes, fut le Denys de ce moderne Platon. Louis XV, qui avait intérêt à se tenir dans des rapports de bienveillance avec la Prusse, n’osa pas sévir contre un homme que ce roi avouait pour ami. Voltaire redoubla d’audace à l’abri de ce sceptre. Il mit les trônes à part, et sembla les intéresser à son entreprise en affectant de les émanciper de la domination de Rome. Il consentit à livrer aux rois la liberté civile des peuples, pourvu qu’ils l’aidassent à conquérir la liberté des consciences. Il affecta même, et il eut peut-être, le culte de la puissance absolue des rois. Il poussa le respect envers eux jusqu’à l’adoration de leurs faiblesses. Il avait excusé les vices du grand Frédéric ; il agenouilla la philosophie devant les maîtresses de Louis XV. Semblable à la courtisane de Thèbes qui bâtit une des pyramides d’Égypte du fruit de ses débauches, Voltaire ne rougit d’aucune prostitution de son génie, pourvu que le salaire de ses complaisances lui servît à acheter des ennemis au Christ. Il en enrôla par milliers dans toute l’Europe, et surtout en France. Les rois se souvenaient encore du moyen âge et des trônes outragés par les papes. Ils ne voyaient pas sans ombrage et sans haine secrète ce clergé aussi puissant qu’eux sur les peuples, qui, sous le titre de cardinaux, d’aumôniers, d’évêques ou de confesseurs, dictait ses croyances jusque dans les cours. Les parlements, ce clergé civil, corps redoutable aux souverains eux-mêmes, détestaient le corps du clergé tout en protégeant la foi de leurs arrêts. La noblesse, guerrière, corrompue, ignorante, penchait tout entière vers l’incrédulité qui la délivrait d’une morale. Enfin, la bourgeoisie lettrée ou savante préludait à l’émancipation du tiers état par l’insurrection de la pensée. Tels étaient les éléments de la révolution religieuse. Voltaire s’en empara à l’heure juste, avec ce coup d’œil de la passion, qui voit plus clair que le génie lui-même. À un siècle enfant, léger et irréfléchi, il ne présenta pas la raison sous la forme austère d’une philosophie, mais sous la forme d’une liberté facile des idées et d’une ironie moqueuse. Il n’aurait pas réussi à faire penser son temps, il réussissait à le faire sourire. Il n’attaqua jamais en face, ni à visage découvert, pour ne pas mettre les lois contre lui et pour éviter le bûcher de Servet. Ésope moderne, il attaqua sous des noms supposés la tyrannie qu’il voulait détruire. Il cacha sa haine dans le drame, dans la poésie légère, dans le roman, dans l’histoire et jusque dans les facéties. Son génie fut une perpétuelle allusion comprise de tout son siècle, mais insaisissable à ses ennemis. Il frappait en cachant la main. Ainsi ce combat d’un homme contre un sacerdoce, d’un individu contre une institution, d’une vie contre dix-huit siècles, n’eut pourtant qu’un semblant d’audace.


VII

Il y a une grande puissance de conviction dans cette lutte d’un seul contre une multitude. Braver à la fois, sans autre parti que sa raison individuelle, le respect humain, cette lâcheté de l’esprit déguisée en respect de l’erreur ; affronter les haines de la terre et les anathèmes de l’Église, ce fut l’héroïsme de Voltaire. Il exposa son nom ; il le dévoua, et pendant sa vie et après sa mort. Il se résigna à de longs exils en échange de la liberté de combattre. Il se séquestra volontairement des hommes pour que leur pression ne gênât pas en lui sa pensée. À quatre-vingts ans, infirme et se sentant mourir, il fit plusieurs fois ses préparatifs, à la hâte, pour aller combattre encore et expirer loin du toit de sa vieillesse. La verve intarissable de son esprit ne se glaça pas un seul moment. Il porta la gaieté jusqu’au génie, et sous cette plaisanterie de toute sa vie on sent une puissance sérieuse de persévérance et de conviction. Ce fut le caractère de ce grand homme. La verve lumineuse de sa pensée a trop caché la profondeur du dessein. Sous la plaisanterie et sous le rire, on n’a pas assez reconnu la constance. Il souffrait en riant et voulait souffrir, dans l’absence de sa patrie, dans ses amitiés perdues, dans son nom flétri, dans sa mémoire maudite. Il accepta tout en vue du triomphe de l’indépendance de la raison humaine. Le dévouement ne change point de valeur en changeant de cause ; ce fut là sa vertu devant la postérité. Il ne fut pas la vérité, mais il fut son précurseur, et marcha devant elle. Une chose lui manqua : ce fut l’amour de Dieu. Il le voyait par l’esprit, il haïssait les formes que les âges passés lui avaient associées. Il déchirait avec colère les nuages qui, dans sa conviction, empêchaient l’idée divine de rayonner pure sur les hommes, mais son culte était plutôt de la haine contre l’erreur que de la foi dans la Divinité. Le sentiment religieux, ce résumé sublime de la pensée humaine, cette raison qui s’allume par l’enthousiasme pour monter à Dieu comme une flamme et pour se réunir à lui dans l’unité de la création avec le créateur, du rayon avec le foyer, Voltaire ne le nourrissait pas dans son âme. De là les résultats de sa philosophie. Elle ne créa ni morale, ni culte, ni charité ; elle ne fit que décomposer et détruire. Négation froide, corrosive et railleuse, elle agissait à la façon du poison : elle glaçait, elle tuait ; elle ne vivifiait pas. Aussi ne produisit-elle pas, même contre ces erreurs, qui n’étaient que l’alliage humain d’une pensée divine, tout l’effet qu’elle devait produire. Elle fit des sceptiques au lieu de faire des croyants. La réaction chrétienne fut prompte et générale. Il en devait être ainsi. L’impiété vide l’âme de ses erreurs sacrées, mais elle ne remplit pas le cœur de l’homme. Jamais l’impiété seule ne ruinera un culte. Il faut une foi pour remplacer une foi. Il n’est pas donné à l’irréligion de détruire une religion sur la terre. Il n’y a qu’une religion qui puisse véritablement triompher d’une religion en la remplaçant. La terre ne peut pas rester sans autel, et Dieu seul est assez fort contre Dieu.


VIII

Ce fut le 5 août 1791, premier anniversaire de cette nuit fameuse du 4 août 1790, pendant laquelle s’écroula la féodalité, que l’Assemblée nationale commença la révision de la constitution. C’était un acte imposant et solennel que ce coup d’œil d’ensemble jeté par des législateurs au terme de leur carrière sur les ruines qu’ils venaient de semer dans leur route et sur les fondations qu’ils venaient de jeter. Mais combien différente était leur disposition d’esprit en ce moment de celle où ils étaient en commençant ce grand ouvrage ! ils l’avaient entrepris avec l’enthousiasme de l’idéal, ils le revoyaient avec les mécomptes et la tristesse de la réalité. L’Assemblée nationale s’était ouverte aux acclamations d’un peuple unanime dans ses espérances ; elle allait se fermer au bruit des récriminations de tous les partis. Le roi était captif, les princes émigrés, le clergé divisé et en schisme, la noblesse en fuite, le peuple en sédition. Necker s’était évanoui dans sa popularité. Mirabeau était mort, Maury était muet ; Cazalès, Lally, Mounier, avaient déserté leur œuvre. Deux ans avaient emporté plus d’hommes et plus de choses qu’une génération n’en emporte en temps ordinaire. Les grandes voix de 89, inspirées de philosophie et d’espérances, ne retentissaient plus sous ces voûtes. Les premiers rangs étaient tombés. Les hommes de second ordre allaient combattre à leur place. Intimidés, découragés, repentants, ils n’avaient ni le génie de servir l’impulsion du peuple ni la puissance de lui résister. Barnave avait retrouvé sa vertu dans sa sensibilité ; mais la vertu qui vient tard est comme l’intelligence qui vient après coup, elle ne sert qu’à nous faire mesurer la profondeur de nos fautes. En révolution on ne se repent pas, on expie. Barnave, qui aurait pu sauver la monarchie s’il s’était joint à Mirabeau, allait commencer son expiation. Robespierre était à Barnave ce que Barnave avait été pour Mirabeau. Mais Robespierre, plus puissant que Barnave, au lieu d’agir au gré d’une passion mobile comme la jalousie, agissait sous l’impulsion d’une idée fixe et d’une implacable théorie. Barnave n’avait eu qu’une faction derrière lui ; Robespierre avait tout un peuple.


IX

Dès les premières séances, Barnave essaya de raffermir autour de la constitution l’opinion ébranlée par Robespierre et ses amis. Il le fit avec des ménagements qui attestaient déjà la faiblesse de sa situation sous le courage de ses paroles. « On attaque le travail de votre comité de constitution, dit-il. Il n’existe contre notre ouvrage que deux natures d’opposition : ceux qui, jusqu’à présent, se sont montrés constamment les ennemis de la Révolution ; les ennemis de l’égalité, qui détestent notre œuvre parce qu’elle est la condamnation de leur aristocratie. Une autre classe, cependant, se montre hostile à la constitution. Je la divise en deux espèces très-distinctes. L’une est celle des hommes qui, dans l’opinion intime de leur conscience, donnent la préférence à un autre gouvernement, qu’ils déguisent plus ou moins dans leur langage, et cherchent à enlever à notre constitution monarchique toutes les forces qui pourraient retarder l’avénement de la république. Je déclare que, ceux-là, je ne les attaque point. Quiconque a une opinion politique pure a le droit de l’énoncer. Mais nous avons une autre classe d’ennemis. Ce sont les ennemis de tout gouvernement. Celle-là, si elle se montre opposante, ce n’est pas parce qu’elle préfère la république à la monarchie, la démocratie à l’aristocratie, c’est parce que tout ce qui fixe la machine politique, tout ce qui est l’ordre, tout ce qui met à sa place l’homme probe et l’homme improbe, l’homme honnête et le calomniateur, lui est contraire et odieux. (Des applaudissements prolongés éclatent dans la majorité de la gauche.) Voilà, messieurs, poursuit Barnave, voilà quels sont ceux qui ont combattu le plus notre travail. Ils ont cherché de nouvelles ressources de révolution, parce que la révolution fixée par nous leur échappait. Ce sont ces hommes qui, en changeant le nom des choses, en mettant des sentiments en apparence patriotiques à la place des sentiments de l’honneur, de la probité, de la pureté, en s’asseyant même aux places les plus augustes avec un masque de vertu, ont cru qu’ils en imposeraient à l’opinion publique et se sont coalisés avec quelques écrivains… (Les applaudissements redoublent, et tous les yeux se fixent sur Robespierre et Brissot.) Si nous voulons que notre constitution s’exécute, si vous voulez que la nation, après vous avoir dû l’espérance de la liberté, car ce n’est encore que l’espérance (murmures de mécontentement), vous doive la réalité, la prospérité, le bonheur, la paix, attachons-nous à la simplifier, en donnant au gouvernement, je veux dire à tous les pouvoirs établis par cette constitution, le degré de force, d’action, d’ensemble, qui lui est nécessaire pour mouvoir la machine sociale et pour conserver à la nation la liberté que vous lui avez donnée… Si le salut de la patrie vous est cher, prenez garde à ce que vous allez faire. Bannissons surtout d’injustes défiances qui ne peuvent être utiles qu’à nos ennemis, quand ils pourront croire que cette Assemblée nationale, que cette constante majorité, à la fois hardie et sage, qui leur a tant imposé depuis le départ du roi, est prête à s’évanouir devant les divisions artistement fomentées par des soupçons perfides… (On applaudit encore.) Vous verriez renaître, n’en doutez pas, les désordres, les déchirements dont vous êtes lassés, et dont le terme de la révolution doit être aussi le terme ; vous verriez renaître à l’extérieur des espérances, des projets, des tentatives que nous bravons hautement, parce que nous sentons nos forces et que nous sommes unis, parce que nous savons que tant que nous sommes unis on ne les entreprendra pas, et que, si l’extravagance osait le tenter, ce sera toujours à sa honte. Mais les tentatives qui s’effectueraient et sur le succès desquelles on pourrait compter avec quelque vraisemblance, une fois que, divisés entre nous, ne sachant à qui nous devons croire, nous nous supposons des projets divers quand nous n’avons que les mêmes projets, des sentiments contraires quand chacun de nous a dans son cœur le témoignage de la pureté de son collègue, quand deux ans de travaux entrepris ensemble, quand des preuves consécutives de courage, quand des sacrifices que rien ne peut payer, si ce n’est la satisfaction de soi-même… » Ici la voix de Barnave expire dans les applaudissements de la majorité, et l’Assemblée, électrisée, semble un instant unanime dans son sentiment monarchique.


X

Dans la séance du 5 août, l’Assemblée discuta l’article de la constitution portant que les membres de la famille royale ne pourraient exercer les droits de citoyen. Le duc d’Orléans monta à la tribune pour protester contre cet article, et déclara, au milieu des applaudissements et des murmures, que, s’il était adopté, il lui restait le droit d’opter entre le titre de citoyen français et son droit éventuel au trône. Sillery, l’ami et le confident de ce prince, prit la parole après lui, et combattit avec une habile éloquence les conclusions du comité. Ce discours, plein d’allusions transparentes à la situation du duc d’Orléans, fut le seul acte d’ambition directe tenté par le parti de ce prince. Sillery commença par répondre en face aux paroles de Barnave. « Qu’il me soit permis, dit-il, de gémir sur le déplorable abus que quelques orateurs ont fait de leur talent. Quel étrange langage ! On cherche à vous faire entendre qu’il y a ici des factieux, des anarchistes, des ennemis de l’ordre, comme si l’ordre ne pouvait exister qu’en satisfaisant l’ambition de quelques individus !… On vous propose d’accorder à tous les individus de la famille royale le titre de prince, et de les priver des droits de citoyen. Quelle inconséquence et quelle ingratitude ! Vous déclarez le titre de citoyen français le plus beau des titres, et vous proposez de l’échanger contre le titre de prince, que vous avez supprimé comme contraire à l’égalité ! Les parents du roi qui sont restés en France n’ont-ils pas constamment montré le patriotisme le plus pur ? Quels services n’ont-ils pas rendus à la cause publique par leur exemple et par leurs sacrifices ! N’ont-ils pas d’eux-mêmes abjuré leurs titres pour un seul, pour celui de citoyen ? Et vous proposez de les en dépouiller ! Quand vous avez supprimé le titre de prince, qu’est-il arrivé ? Les princes fugitifs ont fait une ligue contre la patrie ; les autres se sont rangés avec nous. Si on rétablit aujourd’hui le titre de prince, on accorde aux ennemis de la patrie tout ce qu’ils ambitionnèrent, on enlève aux parents du roi patriote tout ce qu’ils estiment !… Je vois le triomphe et la récompense du côté des princes conspirateurs, je vois la punition de tous les sacrifices du côté des princes populaires. On prétend qu’il est dangereux d’admettre dans le corps législatif des membres de la famille royale. On établit donc, dans cette hypothèse, qu’à l’avenir tous les individus de la famille royale seront à perpétuité des courtisans vendus ou des factieux ! Cependant, n’est-il pas possible de supposer qu’il s’en trouve aussi de patriotes ? Est-ce ceux-là que vous voulez flétrir ? Vous condamnez les parents du roi à haïr la constitution et à conspirer contre une forme de gouvernement qui ne leur laisse le choix qu’entre le rôle de courtisans ou le rôle de conspirateurs !… Voyez, au contraire, ce qu’il est possible d’en attendre, si l’amour de la patrie les enflamme. Jetez vos regards sur un des rejetons de cette race que l’on vous propose d’exiler ; à peine sorti de l’enfance, il a déjà eu le bonheur de sauver la vie à trois citoyens, au péril de la sienne. La ville de Vendôme lui a décerné une couronne civique. Malheureux enfant ! sera-ce la dernière que ta race obtiendra ?… »

Les applaudissements dont ce discours fut constamment interrompu, et qui suivirent l’orateur longtemps après qu’il eut cessé de parler, prouvèrent que la pensée d’une dynastie révolutionnaire tentait déjà quelques âmes, et que s’il n’existait pas une faction d’Orléans, il ne manquait du moins qu’un chef pour la constituer. Robespierre, qui ne détestait pas moins une faction dynastique que la monarchie elle-même, vit avec terreur ce symptôme d’un pouvoir nouveau qui apparaissait dans l’éloignement. « Je remarque, répondit-il, qu’on s’occupe trop des individus, et pas assez de l’intérêt national. Il n’est pas vrai qu’on veuille dégrader les parents du roi. On ne veut pas les mettre au-dessous des autres citoyens ; on veut les séparer du peuple par une marque honorifique. À quoi bon leur chercher des titres ? Les parents du roi seront simplement les parents du roi. L’éclat du trône n’est pas dans ces vaniteuses dénominations. On ne peut pas impunément déclarer qu’il existe en France une famille quelconque au-dessus des autres ; elle serait à elle seule la noblesse. Cette famille resterait au milieu de nous comme la racine indestructible de cette noblesse que nous avons détruite : elle serait le germe d’une aristocratie nouvelle. » De violents murmures accueillirent ces protestations de Robespierre. Il fut obligé de s’interrompre et de s’excuser. « Je vois, dit-il en finissant, qu’il ne nous est plus permis de professer ici, sans être calomnié, les opinions que nos adversaires ont soutenues les premiers dans cette assemblée. »


XI

Mais tout le nœud de la situation était dans la question de savoir si, la constitution une fois achevée, la nation se reconnaîtrait dans la constitution même le droit de la reviser et de la changer. Ce fut dans cette occasion que Malouet, quoique abandonné de son parti, tenta seul, et sans espérance, la restauration de l’autorité royale. Ce discours, digne du génie de Mirabeau, était l’acte d’accusation le plus terrible contre les excès du peuple et contre les égarements de l’Assemblée. La modération y tempérait la force ; on sentait l’homme de bien sous l’orateur, et dans le législateur l’homme d’État. Quelque chose de l’âme sereine et stoïque de Caton respire dans ces paroles ; mais l’éloquence politique est plus dans le peuple qui écoute que dans l’homme qui parle. La voix n’est rien sans le retentissement qui la multiplie. Malouet, déserté des siens, abandonné par Barnave, qui l’écoutait en gémissant, ne parlait plus que pour sa conscience ; il ne combattait plus pour la victoire, mais pour son principe. Voici ce discours :

« On vous propose de déterminer l’époque et les conditions de l’exercice d’un nouveau pouvoir constituant ; on vous propose de subir vingt-cinq ans de désordre et d’anarchie avant d’avoir le droit d’y remédier. Remarquez d’abord dans quelles circonstances on vous propose d’imposer silence aux réclamations de la nation sur ses nouvelles lois : c’est lorsque vous n’avez encore entendu que l’opinion de ceux dont ces nouvelles lois favorisent les instincts et les passions ; lorsque toutes les passions contraires sont subjuguées par la terreur ou par la force ; c’est lorsque la France ne s’est encore expliquée que par l’organe de ses clubs !… Quand il a été question de suspendre l’exercice de l’autorité royale elle-même, que vous a-t-on dit à cette tribune ? On vous a dit : Nous aurions dû commencer la Révolution par là, mais nous ne connaissions pas notre force. Ainsi, il ne s’agit pour vos successeurs que de mesurer leurs forces pour tenter de nouvelles entreprises… Tel est, en effet, le danger de faire marcher de front une révolution violente et une constitution libre. L’une ne s’opère que dans le tumulte des passions et des armes, l’autre ne peut s’établir que par des transactions amiables entre les intérêts anciens et les intérêts nouveaux. (On rit, on murmure, on crie : « Nous y voilà ! ») On ne compte pas les voix, on ne discute pas les opinions pour faire une révolution. Une révolution est une tempête durant laquelle il faut serrer les voiles ou être submergé. Mais, après la tempête, ceux qui en ont été battus, comme ceux qui n’en ont pas souffert, jouissent en commun de la sérénité du ciel. Tout redevient calme et pur sous l’horizon. Ainsi, après une révolution, il faut que la constitution, si elle est bonne, rallie tous les citoyens. Il ne faut pas qu’il y ait un seul homme dans le royaume qui puisse courir des dangers pour sa vie en s’expliquant franchement sur la constitution. Sans cette sécurité, il n’y a point de vœu certain, point de jugement, point de liberté ; il n’y aura qu’un pouvoir prédominant, une tyrannie, populaire ou autre, jusqu’à ce que vous ayez séparé la constitution des mouvements de la révolution ! Voyez tous ces principes de justice, de morale et de liberté que vous avez posés, accueillis avec des cris de joie et des serments redoublés, mais violés aussitôt avec une audace et des fureurs inouïes… C’est au moment où la plus sainte, où la plus libre des constitutions se proclame, que les attentats les plus horribles contre la liberté, contre la propriété, que dis-je ? contre l’humanité et la conscience, se multiplient et se perpétuent ! Comment ce contraste ne vous effraye-t-il pas ? Je vais vous le dire. Trompés vous-mêmes sur le mécanisme d’une société politique, vous en avez cherché la régénération sans penser à sa dissolution ; vous avez considéré comme un obstacle à vos vues le mécontentement des uns, et comme moyen l’exaltation des autres. En ne voulant que renverser des obstacles, vous avez renversé des principes et appris au peuple à tout braver. Vous avez pris les passions du peuple pour auxiliaires. C’est élever un édifice en en sapant les fondements. Je vous le répète donc, il n’y a de constitution libre et durable, hors le despotisme, que celle qui termine une révolution, et qu’on propose, qu’on accepte, qu’on exécute par des formes calmes, libres, et totalement dissemblables des formes de la révolution. Tout ce que l’on fait, tout ce que l’on veut avec passion, avant d’être arrivé à ce point de repos, soit que l’on commande au peuple ou qu’on lui obéisse, soit qu’on veuille le flatter, le tromper, ou le servir, n’est que l’œuvre du délire… Je demande donc que la constitution soit librement et paisiblement acceptée par la majorité de la nation et par le roi. (Violents murmures.) Je sais qu’on appelle vœu national tout ce que nous connaissons de projets d’adresse, d’adhésion, de serments, d’agitations, de menaces et de violences… (Explosion de colère.) Oui, il faut clore la révolution en commençant par anéantir toutes les dispositions qui la violent : vos comités des recherches, les lois sur les émigrants, les persécutions des prêtres, les emprisonnements arbitraires, les procédures criminelles contre les accusés sans preuves, le fanatisme et la domination des clubs ; mais ce n’est pas encore assez… la licence a fait tant de ravages… la lie de la nation bouillonne si violemment… (Explosion d’indignation générale.) Serions-nous donc la première nation du monde qui prétendrions n’avoir pas de lie ?… L’insubordination effrayante des troupes, les troubles religieux, le mécontentement des colonies qui retentissent déjà si lugubrement dans nos ports ; si la révolution ne s’arrête et ne fait place à la constitution, si l’ordre ne se rétablit à la fois partout, l’État ébranlé s’agitera longtemps dans les convulsions de l’anarchie. Souvenez-vous de l’histoire des Grecs, où une première révolution non terminée en enfanta tant d’autres pendant une période d’un demi-siècle ! Souvenez-vous de l’Europe qui surveille votre faiblesse et vos agitations, et qui vous respectera si vous savez être libres dans l’ordre, mais qui profitera de vos désordres contre vous, si vous ne savez que vous affaiblir et l’épouvanter de votre anarchie… ! » Malouet demanda qu’en conséquence la constitution fût soumise au jugement du peuple et à la libre acceptation du roi.


XII

Ces magnifiques paroles ne retentirent que comme un remords dans le sein de l’Assemblée. On les entendit avec impatience et l’on se hâta de les oublier. M. de La Fayette combattit en peu de mots la proposition de M. d’André, qui remettait à trente ans la révision de la constitution. L’assemblée n’adopta ni l’avis de d’André ni celui de La Fayette. Elle se contenta d’inviter la nation à ne faire usage que dans vingt-cinq ans de son droit de modifier la constitution. « Nous voilà donc arrivés à la fin de notre longue et pénible carrière, dit Robespierre. Il ne nous reste qu’à lui donner la stabilité et la durée. Que nous parle-t-on de la subordonner à l’acceptation du roi ? Le sort de la constitution est indépendant du vœu de Louis XVI. Je ne doute pas qu’il ne l’accepte avec transport. Un empire pour patrimoine, toutes les attributions du pouvoir exécutif, quarante millions pour ses plaisirs personnels ; voilà ce que nous lui offrons ! N’attendons pas, pour le lui offrir, qu’il soit éloigné de la capitale et entouré de funestes conseils. Offrons-le-lui dans Paris. Disons-lui : « Voilà le trône le plus puissant de l’univers. Voulez-vous l’accepter ? » Ces rassemblements suspects, ce plan de dégarnir vos frontières, les menaces de vos ennemis extérieurs, les manœuvres de vos ennemis du dedans, tout cela vous avertit de presser l’établissement d’un ordre de choses qui rassure et fortifie les citoyens. Si on délibère quand il faut jurer, si on peut attaquer encore notre constitution, après l’avoir attaquée deux fois, que nous reste-t-il à faire ? Reprendre ou nos armes ou nos fers… Nous avons été envoyés, ajouta-t-il en regardant le côté où siégeaient les Barnave et les Lameth, pour constituer la nation, et non pour élever la fortune de quelques individus, pour favoriser la coalition des intrigants avec la cour, et pour leur assurer le prix de leur complaisance ou de leur trahison. »


XIII

L’acte constitutionnel fut présenté au roi le 3 septembre 1791. Thouret rendit compte en ces termes à l’Assemblée nationale de cette solennelle entrevue entre la volonté vaincue d’un monarque et la volonté victorieuse de son peuple : « À neuf heures du soir, notre députation est sortie de cette salle. Elle s’est rendue au château avec une escorte d’honneur, composée de nombreux détachements de garde nationale et de gendarmerie. Elle a marché toujours au bruit des applaudissements du peuple. Elle a été reçue dans la salle du conseil, où le roi s’était rendu accompagné de ses ministres et d’un assez grand nombre de ses serviteurs. J’ai dit au roi : « Sire, les représentants de la nation viennent présenter à Votre Majesté l’acte constitutionnel qui consacre les droits imprescriptibles du peuple français, qui rend au trône sa vraie dignité, et qui régénère le gouvernement de l’empire. » Le roi a reçu l’acte constitutionnel, et a répondu ainsi : « Je reçois la constitution que me présente l’Assemblée nationale ; je lui ferai part de ma résolution dans le plus court délai qu’exige l’examen d’un objet si important. Je me suis décidé à rester à Paris. Je donnerai des ordres au commandant de la garde nationale parisienne pour le service de ma garde. » Le roi a montré constamment un visage satisfait. Par ce que nous avons vu et entendu, tout nous présage que l’achèvement de la constitution sera aussi le terme de la révolution. » L’Assemblée et les tribunes applaudirent à plusieurs reprises. C’était un de ces jours d’espérance publique où les factions rentrent dans l’ombre pour laisser briller la sérénité des bons citoyens.

La Fayette leva les consignes injurieuses qui faisaient des Tuileries une prison pour la famille royale. Le roi cessa d’être l’otage de la nation pour en redevenir le chef apparent. Il donna quelques jours à l’examen qu’il était censé faire de la constitution. Le 13, il adressa à l’Assemblée, par le ministre de la justice, un message concerté avec Barnave, dans lequel il s’exprimait ainsi : « J’ai examiné l’acte constitutionnel, je l’accepte et je le ferai exécuter. Je dois faire connaître les motifs de ma résolution. Dès le commencement de mon règne, j’ai désiré la réforme des abus, et dans tous mes actes j’ai pris pour règle l’opinion publique. J’ai conçu le projet d’assurer le bonheur du peuple sur des bases permanentes, et d’assujettir à des règles invariables ma propre autorité ! Ces intentions n’ont jamais varié en moi. J’ai favorisé l’établissement des essais de votre ouvrage avant même qu’il fût achevé. Je le faisais de bonne foi, et, si les désordres qui ont accompagné presque toutes les époques de la Révolution venaient souvent affliger mon cœur, j’espérais que la loi reprendrait de la force, et qu’en approchant du terme de vos travaux, chaque jour lui rendrait ce respect sans lequel le peuple ne peut avoir de liberté ni le roi de bonheur. J’ai persisté longtemps dans cette espérance, et ma résolution n’a changé qu’au moment où je n’ai plus pu espérer. Qu’on se souvienne du moment où j’ai quitté Paris : le désordre était à son comble ; la licence des écrits, l’audace des partis ne respectaient plus rien. Alors, je l’avoue, si vous m’eussiez présenté la constitution, je n’aurais pas cru devoir l’accepter.

» Tout a changé. Vous avez manifesté le désir de rétablir l’ordre, vous avez revisé plusieurs articles ; le vœu du peuple n’est plus douteux pour moi : j’accepte donc la constitution sous de meilleurs auspices ; je renonce même librement au concours que j’avais réclamé dans ce travail, et je déclare que, quand j’y renonce, nul autre que moi n’aurait le droit de le revendiquer. Sans doute j’aperçois encore quelques perfectionnements désirables à la constitution, mais je consens à ce que l’expérience en soit juge. Lorsque j’aurai fait agir avec loyauté les moyens de gouvernement qui me sont remis, aucun reproche ne pourra m’être adressé, et la nation s’expliquera par les moyens que la constitution lui a réservés. (Applaudissements.) Que ceux qui seraient retenus par la crainte des persécutions ou des troubles hors de leur patrie puissent y rentrer avec sûreté. Pour éteindre les haines, consentons à un mutuel oubli du passé. (Les tribunes et la gauche renouvellent leurs acclamations.) Que les accusations et les poursuites qui n’ont pour cause que les événements de la Révolution soient éteintes dans une réconciliation générale. Je ne parle pas de ceux qui n’ont été déterminés que par leur attachement pour moi. Pourriez-vous y voir des coupables ? Quant à ceux qui, par des excès où je pourrais apercevoir des injures personnelles, ont attiré sur eux la poursuite des lois, je prouve à leur égard que je suis le roi de tous les Français. Je veux jurer la constitution dans le lieu même où elle a été faite, et je me rendrai demain, à midi, à l’Assemblée nationale. »

L’assemblée adopta à l’unanimité, sur la proposition de La Fayette, l’amnistie générale demandée par le roi. Une nombreuse députation alla lui porter ce décret. La reine était présente : « Voilà ma femme et mes enfants, dit le roi à la députation ; ils partagent mes sentiments. » La reine, qui avait besoin de se réconcilier avec l’opinion publique, s’avança et dit : « Voici mes enfants, nous accourons tous, et nous partageons tous les sentiments du roi. » Ces paroles rapportées à l’Assemblée préparèrent les cœurs au pardon que la royauté venait implorer. Le lendemain le roi parut à l’Assemblée. Il ne portait d’autre décoration que la croix de Saint-Louis, par déférence à un décret récent qui supprimait les autres ordres de chevalerie. Il se plaça à côté du président. L’Assemblée était debout. « Je viens, dit le roi, consacrer ici solennellement l’acceptation que j’ai donnée à l’acte constitutionnel. Je jure d’être fidèle à la nation et à la loi, et d’employer tout le pouvoir qui m’est délégué à maintenir la constitution et à faire exécuter les décrets. Puisse cette grande et mémorable époque être celle du rétablissement de la paix, et devenir le gage du bonheur du peuple et de la prospérité de l’empire ! » Les applaudissements unanimes de la salle et des tribunes, passionnés pour la liberté, mais affectueux pour le roi, témoignèrent que la nation entrait avec ivresse dans la conquête de sa constitution. « De longs abus, répondit le président, qui avaient longtemps triomphé des bonnes intentions des meilleurs rois, opprimaient la France. L’Assemblée nationale a rétabli les bases de la prospérité publique. Ce qu’elle a voulu, la nation le veut ; Votre Majesté ne voudra plus en vain le bonheur des Français. L’Assemblée nationale n’a plus rien à désirer, le jour où vous consommez dans son sein la constitution, en l’acceptant. L’attachement des Français vous décerne la couronne ; ce qui vous l’assure, c’est le besoin qu’une aussi grande nation aura toujours du pouvoir héréditaire. Qu’elle sera sublime dans l’histoire, Sire, cette régénération qui donne à la France des citoyens, aux Français une patrie, au roi un nouveau titre de grandeur et de gloire, et une nouvelle source de bonheur ! »


XIV

Le roi se retira, accompagné jusqu’aux Tuileries par l’Assemblée entière ; ce cortége fendait avec peine un peuple immense qui poussait vers le ciel des acclamations de joie. Une musique militaire et des salves répétées d’artillerie apprenaient à la France que la nation et le roi, le trône et la liberté s’étaient réconciliés dans la constitution, et qu’après trois ans de luttes, d’agitations et d’ébranlements, le jour de la concorde s’était levé. Ces acclamations du peuple à Paris se propageaient dans tout l’empire. La France eut quelques jours de délire. L’espérance, qui attendrit le cœur des hommes, la ramena à ses anciens sentiments pour son roi. Ce prince et sa famille étaient sans cesse rappelés aux fenêtres de leur palais, pour y recevoir les applaudissements de la foule. On voulait leur faire sentir combien l’amour du peuple est doux.

La proclamation de la constitution, le 18, eut le caractère d’une fête religieuse. Le Champ de Mars se couvrit des bataillons de la garde nationale ; Bailly, maire de Paris, la municipalité, le département, les fonctionnaires publics, le peuple entier, s’y rendirent. Cent et un coups de canon saluèrent la lecture de l’acte constitutionnel, faite à la nation du haut de l’autel de la patrie. Un seul cri de Vive la nation ! proféré par trois cent mille voix, fut l’acceptation du peuple. Les citoyens s’embrassaient comme les membres d’une seule famille. Des aérostats, chargés d’inscriptions patriotiques, s’élevèrent, le soir, des Champs-Élysées, comme pour porter jusque dans les airs le témoignage de l’ivresse d’un peuple régénéré. Ceux qui les montaient lançaient d’en haut sur le peuple les feuilles du livre de la constitution. La nuit fut splendide d’illuminations. Des guirlandes de feu, courant d’arbre en arbre, traçaient, depuis la porte de l’Étoile jusqu’aux Tuileries, une avenue étincelante où se pressait la population de Paris. De distance en distance, des orchestres de musiciens faisaient retentir en accords éclatants la gloire et la joie publiques. M. de La Fayette s’y promena à cheval à la tête de son état-major. Sa présence semblait placer les serments du peuple et du roi sous la garde des citoyens armés. Le roi, la reine et leurs enfants y parurent en voiture à onze heures du soir. La foule immense qui les enveloppa comme dans un embrassement populaire, les cris de Vive le roi ! Vive la reine ! Vive le Dauphin ! les chapeaux lancés en l’air, les gestes d’enthousiasme et de respect, leur firent un triomphe de cette même route où ils avaient passé, trois mois auparavant, au milieu des outrages de la multitude et du frémissement de la fureur publique. La nation semblait vouloir racheter ces jours sinistres, et montrer au roi combien l’apaisement du peuple était facile, et combien lui serait doux le règne de la liberté ! L’acceptation nationale des lois de l’Assemblée constituante fut la contre-épreuve de son ouvrage. Elle n’eut pas la légalité, mais elle eut véritablement la valeur d’une acceptation individuelle par les Assemblées primaires. Elle montra que le vœu de l’esprit public était satisfait. La nation vota d’acclamation ce que la sagesse de son Assemblée avait voté de réflexion. Rien ne manquait au sentiment public que la sécurité. On eût dit qu’il voulait s’étourdir lui-même par le délire de son bonheur, et qu’il rachetait, par l’excès même des manifestations de sa joie, ce qui lui manquait en solidité et en durée.

Le roi participait de bonne foi à ce mouvement général des esprits. Placé entre les souvenirs de tout ce qu’il avait souffert depuis trois ans et les orages qu’il entrevoyait dans l’avenir, il tâchait de se faire illusion à lui-même et de se persuader son bonheur. Il se disait que peut-être il avait méconnu l’opinion publique, et que s’étant remis enfin tout entier à la merci de son peuple, ce peuple respecterait en lui sa propre puissance et sa propre volonté ; il jurait, dans son cœur honnête et bon, la fidélité à la constitution et l’amour à cette nation qui l’aimait.

La reine elle-même rentra au palais avec des pensées plus constitutionnelles. Elle dit au roi : « Ce n’est plus le même peuple ; » et prenant son fils dans ses bras, elle le montra à la foule qui ondoyait sur la terrasse du château, et sembla se couvrir ainsi, aux yeux du peuple, de cette innocence de l’âge et de cet intérêt de la maternité.

Le roi donna, quelques jours après, une fête au peuple de Paris, et distribua d’abondantes aumônes aux indigents. Il voulut que le malheureux même eût son jour de joie à l’ouverture de cette ère de félicité que sa réconciliation avec son peuple promettait à son règne. Le Te Deum fut chanté dans la cathédrale de Paris, comme en un jour de victoire, pour bénir le berceau de la constitution française. Enfin, le 30 septembre, le roi vint en personne faire la clôture de l’Assemblée constituante. Avant son arrivée dans la salle, Bailly, au nom de la municipalité, Pastoret, au nom du département, félicitèrent l’Assemblée de l’achèvement de son œuvre : « Législateurs, dit Bailly, vous avez été armés du plus grand pouvoir dont les hommes puissent être revêtus. Demain vous ne serez plus rien. Ce n’est donc ni l’intérêt, ni la flatterie, qui vous louent : ce sont vos œuvres. Nous vous annonçons les bénédictions de la postérité, qui commence aujourd’hui pour vous ! » — « La liberté, dit Pastoret, avait fui au delà des mers, ou s’était réfugiée dans les montagnes : vous avez relevé son trône abattu. Le despotisme avait effacé toutes les pages du livre de la nature : vous avez rétabli le décalogue des hommes libres ! »


XV

Le roi, entouré de ses ministres, entra à trois heures dans l’Assemblée. De longs cris de Vive le roi ! lui interdirent un moment la parole : « Messieurs, dit Louis XVI, après l’achèvement de la constitution vous avez déterminé pour aujourd’hui la fin de vos travaux. Il eût été à désirer, peut-être, que votre session se prolongeât encore quelque temps, pour que vous pussiez vous-mêmes essayer votre ouvrage. Mais vous avez voulu, sans doute, marquer par là la différence qui doit exister entre les fonctions d’un corps constituant et les législateurs ordinaires. J’emploierai tout ce que vous m’avez confié de force à assurer à la constitution le respect et l’obéissance qui lui sont dus. Pour vous, messieurs, qui, dans une longue et pénible carrière, avez montré un zèle infatigable dans vos travaux, il vous reste un dernier devoir à remplir lorsque vous serez dispersés sur la surface de l’empire : c’est d’éclairer vos concitoyens sur l’esprit des lois que vous avez faites, d’épurer et de réunir les opinions par l’exemple que vous donnerez de l’amour de l’ordre et de la soumission aux lois. Soyez, en retournant dans vos foyers, les interprètes de mes sentiments auprès de vos concitoyens. Dites-leur bien que le roi sera toujours leur premier et leur plus fidèle ami ; qu’il a besoin d’être aimé d’eux, qu’il ne peut être heureux qu’avec eux et par eux. »

Le président répondit au roi : « L’Assemblée nationale, parvenue au terme de sa carrière, jouit en ce moment du premier fruit de ses travaux. Convaincue que le gouvernement qui convient le mieux à la France est celui qui concilie les prérogatives respectables du trône avec les droits inaliénables du peuple, elle a donné à l’État une constitution qui garantit également la royauté et la liberté. Nos successeurs, chargés du redoutable dépôt du salut de l’empire, ne méconnaîtront ni leurs droits ni les limites constitutionnelles. Et vous, Sire, vous avez presque tout fait : en acceptant la constitution vous avez fini la Révolution. »

Le roi sortit au bruit des acclamations. On eût dit que l’Assemblée nationale était pressée de déposer la responsabilité des événements qu’elle ne se sentait plus la force de maîtriser. « L’Assemblée nationale constituante déclare, dit Target, son président, que sa mission est finie, et qu’elle termine en ce moment ses séances. »

Le peuple, qui se pressait en foule autour du Manége, et qui voyait avec peine la Révolution abdiquer entre les mains du roi, insulta, à mesure qu’il les reconnaissait, les membres du côté droit, et même Barnave ; ils recueillirent, dès le premier jour, l’ingratitude qu’ils avaient si souvent fomentée. Ils se séparèrent dans la tristesse et dans le découragement.

Quand Robespierre et Pétion sortirent, le peuple les couronna de feuilles de chêne et détela les chevaux de leurs voitures pour les ramener en triomphe. La puissance de ces deux hommes attestait déjà la faiblesse de la constitution et présageait sa chute. Un roi amnistié rentrait impuissant dans son palais. Des législateurs timides abdiquaient dans le trouble. Deux tribuns triomphants étaient soulevés par le peuple. Tout l’avenir était là. L’Assemblée constituante, commencée comme une insurrection de principes, finissait comme une sédition. Était-ce le tort de ces principes, était-ce la faute de l’Assemblée ? Nous l’examinerons à la fin du septième livre, en jetant un regard d’ensemble sur ses actes. Nous renvoyons là ce jugement, pour ne pas couper le récit.