Histoire des Nations civilisées du Mexique

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Histoire des Nations civilisées du Mexique et de l’Amérique-Centrale durant les siècles antérieurs à Christophe Colomb, par M. l’abbé Brasseur de Bourbourg[1].

Ce n’est pas d’abord sans quelque étonnement que, sous ce titre Histoire du Mexique avant la conquête, on voit se dérouler trois volumes d’un texte compacte et formant ensemble près de deux mille pages. Le Mexique, le Pérou, les Amériques entières datent pour nous de Colomb et des hardis aventuriers qui ont suivi cet homme de génie ; nous savons bien que les peuples de ces régions étaient parvenus à un degré assez élevé de civilisation relative, mais nous avons peine à nous imaginer que ces empires écroulés, ces monarchies disparues aient laissé des témoignages écrits et circonstanciés, des documens positifs suffisans pour les faire revivre et ajouter, le jour où bon semblera, aux chronologies de l’Art de vérifier les Dates la liste complète des souverains de Mexico ou de Tlacopan. Cependant cela est possible, grâce aux laborieuses recherches et à l’ouvrage de M. Brasseur de Bourbourg.

Il y a une vingtaine d’années, au fond d’une petite ville de province, un jeune homme s’éprit d’amour pour les merveilles des pays vers lesquels se couche le soleil, et le nom de ces continens dont la découverte a jadis tant fait battre le cœur de nos pères enflamma son imagination ; il eût voulu interroger leur passé et ranimer leur histoire. Des circonstances heureuses l’entraînèrent hors du cercle étroit dans lequel l’état ecclésiastique, auquel il s’était voilé, semblait devoir l’enfermer, et sa vie devint une continuelle odyssée à travers l’Atlantique, de nos bibliothèques et de celles des États-Unis au Mexique et au Guatemala. « Il lui a été donné d’admirer les paysages où la nature mêle ses magnificences aux laves noires des volcans ; à l’entrée de la vallée de l’Anahuac, devant les cimes neigeuses du Potocatepetl et de l’Iztaccihuatl, il a contemplé la pyramide de Cholula, monceau de pierres que le temps a couronné de feuillage ; Tula, jadis capitale d’un empire, et Queretaro avec son aqueduc, ses églises, ses palais, ses monastères, et Guanaxuato, la ville aux mines d’argent. À Mexico, il était aumônier de la légation française ; au Guatemala, il accepta la cure de Rabinal, bourgade du département de Vera-Paz, afin de se livrer plus facilement à ses recherches archéologiques et à l’étude des langues indigènes. Il gagna la confiance des Indiens, et se fit raconter leurs traditions : c’est ainsi qu’il obtint des récits merveilleux concernant le roi Quikab l’Enchanteur et l’escarboucle de la Montagne-Noire, les faits héroïques des guerres de Rabinal et le célèbre ballet parlé de Tun, qu’un des anciens lui dicta pendant douze jours, d’un bout à l’autre, en langue quichée, et que les indigènes représentèrent devant lui, revêtus de leurs costumes antiques. Puis, quand le quiche, quand le nahualt n’eurent plus de secrets pour le voyageur, quand il eut coordonné les faits déposés dans les monumens en écriture figurative, fouillé les manuscrits et les livres écrits par les Espagnols et par les Indiens vers les temps de la conquête, il se mit à rédiger cette histoire, où rien ne répond et ne ressemble à ce que connaissait le lecteur : les noms des empires, des souverains, les formes du langage, les monumens de l’archéologie, tout y est nouveau, et, dans cette vaste nécropole, l’auteur évoque un monde qui s’est endormi sans héritier, et dont les bruits se sont éteints en ne laissant d’écho nulle part.

Comment se sont produits les hommes qui ont peuplé ces régions, et qui y ont fondé de si singuliers empires ? Ils sont venus de la Norvège, répond-on, et du détroit de Behring ; mais cette réponse ne suffit pas à l’auteur : il ne s’en dissimule pas l’insuffisance, et laisse prudemment son point d’interrogation à cette question, que n’ont pu résoudre ni Gallatin, ni M. A. Maury, ni d’autres savans ethnographes. Quant à l’empire mexicain, que renversa Cortez, il n’apparaît qu’après de longues périodes d’une histoire multiple et confuse. Il n’y avait pas plus de trois cents ans que les Mexicains s’étaient établis dans la vallée d’Anahuac, et il y avait seulement un siècle qu’ils en étaient les maîtres, quand apparut le conquérant espagnol. Leur empire ne remplissait pas seul cette région ; à côté de Mexico s’élevaient les villes rivales de Tlacopan et de Tetzkuko, tantôt hostiles les unes aux autres et tantôt confédérées. Ce fut sous un prince appelé, comme leur dernier souverain, Montezuma que les Aztèques mexicains parvinrent à leur plus haut point de splendeur, et c’est vraiment un spectacle étrange que celui de ce peuple avec son mélange de civilisation et de barbarie. Il a des villes somptueuses, des édifices splendides ; ses campagnes sont fertilisées par une culture habile et expérimentée ; ses ingénieurs élèvent des digues, bâtissent des ponts qui, par leur solidité et la hardiesse de leur construction, feront l’étonnement des Européens ; mais ses divinités terribles demandent du sang, et, pour satisfaire leur soif toujours renaissante, des milliers de victimes, arrachées à leurs travaux paisibles, défilent, sous tous les règnes et à. toutes les solennités, devant la foule avide des princes, des prêtres et des guerriers, et vont finir leur vie sur la pierre sanglante du sacrifice. Le puissant monarque Ahuitzotl en égorge, en l’an VIII tochtli (1487 de notre ère), quatre-vingt mille, disent tous les documens, pour célébrer la dédicace d’un temple. Dans la cinquième année de son règne (1506), le dernier Montezuma juge insuffisant le nombre des victimes que l’on engraissait pour la grande fête du renouvellement du feu sacré ; il déclare un jour de combat à la ville d’Atlixo, et les guerriers les plus illustres sont invités à s’y trouver des deux côtés. Ils y concourent à l’envi et se distinguent par les exploits les plus glorieux. Nombre de braves tombent après des faits d’armes héroïques ; enfin la journée se décide en faveur des guerriers de Mexico par la capture de Xiuthlamin, l’esclave du feu. Peu après a lieu la fête. La veille, tous les feux sont éteints, et à la nuit, les prêtres, revêtus du costume de leurs divinités, se mettent en marche à la tête d’une longue procession ; au milieu d’eux, le roi s’avance recueilli ; il est suivi d’une foule immense. Un des prêtres agite dans ses doigts les petits bâtons dont jaillira l’étincelle destinée à ranimer le feu sacré : épreuve solennelle et terrible, car si elle ne réussit pas, le dernier soleil aura lui sur la race humaine, les ténèbres de la nuit envelopperont pour toujours le globe, et les mauvais génies viendront, sous des formes fantastiques, dévorer les hommes. À minuit les prêtres montent au sommet de la pyramide de Tlaloc ; le noble captif Xiuhtlamin est étendu sur la pierre fatale, et, au moment où les pléiades sont en conjonction au zénith du firmament, le pontife lui ouvre la poitrine et en tire le cœur palpitant. Alors le prêtre chargé de rallumer le feu étend ses deux bouts de bois et les agite sur la plaie sanglante. L’étincelle jaillit, le feu est rallumé. Toutes les bouches font entendre des actions de grâces, et dix mille victimes tombent sous le couteau ; mais le Mexique n’est pas sauvé pour cela : vingt ans encore, et cet empire aux pratiques abominables va s’écrouler.

Dans cette histoire étrange il y a des épisodes que l’on croirait empruntés aux féeries des Mille et Une Nuits. Parmi ses épouses et ses concubines, le dernier grand roi de Tetzkuko en avait une appelée Chalchiuknenetl, qui était fille d’un puissant prince. Comme elle était fort jeune, le roi la faisait élever dans un palais séparé, et il lui avait donné une maison considérable. Elle, malgré sa jeunesse, était rusée et pervertie. Se voyant dans son palais maîtresse absolue et entourée de serviteurs dévoués, elle se livra à tous les désordres. Lorsqu’elle voyait un beau jeune homme, elle se le faisait amener en secret, et le faisait tuer après avoir satisfait sa passion. Ensuite elle commandait une poupée exactement semblable, qu’elle faisait revêtir de riches vêtemens et de bijoux, et que l’on plaçait dans la salle de réception. Un grand nombre de jeunes gens avaient ainsi péri, au point que presque tout le pourtour du salon était garni de leurs images. Et si le roi demandait ce que c’était que ces statues, elle disait que c’étaient ses dieux, réponse que rendait vraisemblable la multitude d’idoles en honneur chez les Mexicains. Cependant parmi ses amans il y en avait trois, les uns et les autres de rang élevé, qu’elle avait épargnés. Le roi reconnut sur l’un d’eux un joyau dont il avait fait présent à Chalchiuknenetl, et, sans encore soupçonner la vérité, il conçut quelque défiance. Il alla la visiter la nuit. Les femmes de service dirent qu’elle reposait, s’imaginant qu’il se contenterait comme d’ordinaire de cette raison ; mais il insista pour pénétrer dans sa chambre, et s’étant approché du lit pour la réveiller, il n’y trouva qu’une poupée ornée d’une chevelure et ressemblant parfaitement à la princesse. En voyant cette image et l’effroi qui se peignait sur les visages des serviteurs, le monarque appela ses gardes et fit arrêter tout le monde. On chercha la princesse, et on finit par la trouver dans un pavillon isolé, occupée à danser avec ses trois amans. Elle fut jetée en prison ; les juges du tribunal suprême instruisirent l’affaire, et la reine et les coupables furent étranglés ; deux mille serviteurs, condamnés comme complices, périrent avec eux, et leurs cadavres furent jetés dans le ravin qui environnait le temple de la divinité vengeresse de l’adultère.

De loin, lorsque les splendeurs de la civilisation mexicaine se présentent à l’esprit, on se sent plein de compassion pour cet empire que les mousquets de quelques aventuriers ont frappé à mort avec son industrie, ses arts, son commerce, toute sa civilisation ; mais quand l’historien nous a montré tant de poitrines ouvertes, et les prêtres, rendus par le sang couleur d’écarlate, secouant par milliers sur leurs autels des cœurs palpitans, la conquête, avec toutes ses violences mêmes, est justifiée. Jadis, quand nos druides versaient du sang, la Gaule barbare n’avait ni édifices ni industrie, et elle ne présentait pas le hideux contraste de la civilisation avec des sacrifices humains. Devons-nous, après cela, conclure à l’infériorité morale de certaines races, et, parce que l’empire mexicain avec sa civilisation a entièrement disparu, croire à la condamnation absolue de ses peuples indigènes ? — Nous trouverions dans l’excellent ouvrage de M. Brasseur de Bourbourg des argumens pour la thèse opposée : les Indiens avec lesquels l’auteur a vécu étaient de mœurs douces et bienveillantes, beaucoup d’entre eux lui ont fourni avec intelligence les renseignemens de sa volumineuse histoire. Un descendant d’un frère de Montezuma est professeur de droit et de langue mexicaine à l’université de Mexico, et il ne faut pas désespérer de voir un jour un coin de la terre fertile où régnèrent les Toltèques arraché à l’anarchie qui aujourd’hui la dévore, préservé de l’ambition américaine, et faisant refleurir, son antique civilisation sous l’influence d’une éducation morale et de sentimens de charité que ses anciens maîtres ne connaissaient pas.


ALFRED JACOBS.


V. DE MARS.

  1. Trois volumes in-8o 1857-1858 ; Arthus Bertrand, éditeur.