Histoire des Trois Royaumes/Introduction

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Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (1p. iii-lxiii).


INTRODUCTION.

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I.


Quand on examine l’histoire du monde, on aperçoit à l’origine des temps quelques peuples choisis qui naissent et se développent, çà et là, au centre des continents, au pied des hautes chaînes de montagnes, près de la source des grands fleuves. Dès qu’ils ont trouvé le lieu où il leur convient de s’établir, ils se fixent et accomplissent leur destinée ; grandissant avec les siècles, ils s’étendent, se consolident et se montrent enfin sous la forme de vastes empires, dont toute une partie du globe ressent l’influence. Ils semblent autant d’astres souverains qui entraînent les nations secondaires dans leur mouvement. Ceux-ci, pareils aux corps lumineux qui traversent le ciel en l’inondant de clarté pour s’éteindre tout à coup, se déplacent en leur course vagabonde et disparaissent loin de la contrée à laquelle ils avaient donné leur nom. Ceux-là, moins brillants, moins éphémères aussi, plus aptes à résister aux orages qui les mettent en péril, se fixent aux lieux même où ils ont paru d’abord, et s’y montrent encore quand il ne reste plus rien de ce qui avait commencé avec eux.

La Chine offre le type le plus remarquable de ces empires, pour ainsi dire indestructibles, à peine modifiés par le temps et marchant à pas comptés dans la voie qui leur a été tracée. Deux fois conquise, elle absorba deux fois les conquérants parce qu’elle conservait sur eux la supériorité intellectuelle et morale, fruit de son antique civilisation ; loin d’être anéantie par l’invasion, elle parut emprunter une force nouvelle à une race plus robuste, venue du nord, comme pour la régénérer en ses jours de décadence et d’affaiblissement. Toutes les vicissitudes qui ont marqué l’existence des nations anciennes, elle les a subies à l’extrémité de cette terre, dont elle se croyait le centre ; mais appelée à parcourir une si longue carrière, elle procéda lentement dans ses transformations : son enfance dura plus de quatre siècles. Pour elle, le premier âge, l’âge d’or, fut cette période durant laquelle les souverains choisis ou acceptés par le peuple, asséchèrent le sol, le disposèrent à la culture, adoucirent les mœurs, se mirent à doter cette société naissante des institutions dont elle avait besoin. Les rois de cette époque antérieure aux dynasties (même en omettant ceux dont le vague des traditions empêche de préciser les traits), furent pour la plupart des législateurs, des bienfaiteurs de l’humanité que la Grèce, plus poétique, eût placés au rang de ses dieux. Ils vécurent longtemps, comme les patriarches, instruisant les générations dans les arts utiles ; la Chine reconnaissante les appelle encore les saints Empereurs.

Lorsque le grand Yu cessa de vivre, le prince qu’il avait associé à l’empire, selon l’usage primitif, se retira dans la montagne après que les trois années de deuil furent écoulées. Les Chinois doivent à l’antiquité de leur race la coutume, qu’ils ont conservée, de pleurer longtemps leurs morts ; dans les premiers siècles, les hommes n’étaient pas habitués encore à voir la vie s’éteindre autour d’eux. Le successeur présumé de Yu s’étant éloigné du trône, le fils du monarque défunt fut reconnu roi par les grands ; le principe de l’hérédité se trouvait consacré pour jamais. Alors commença la dynastie des Hia, qui devait s’éteindre dans son dix-septième représentant, sans avoir beaucoup contribué au bonheur et à l’agrandissement des peuples qu’elle gouvernait. Les princes de cette dynastie ne tardèrent pas à se montrer peu jaloux d’une autorité qu’ils recevaient avec la naissance, et à abuser d’un pouvoir dont ils oubliaient l’origine. Il y eut donc des rois fainéants, puis une usurpation de quarante années, suivie du rétablissement des lois anciennes. Quelques règnes glorieux se succédèrent, pendant lesquels la Chine assura sa prépondérance sur les royaumes voisins ; mais la race des Hia, décidément abâtardie, produisit enfin un tyran insensé, dont le peuple secoua le joug en appelant à son secours le petit souverain de la principauté de Chang. Celui-ci monta sur le trône à l’âge de quatre-vingt-sept ans et mourut centenaire. La cour avait déjà son luxe, son cérémonial, ses pompes et ses plaisirs, bien que la capitale ne fût pas encore fixée.

Les premiers règnes de la seconde dynastie (celle des Chang) annonçaient une ère de rajeunissement et de prospérité future. La Chine put reprendre des forces pour résister aux guerres intestines et aux attaques des barbares qui envahissaient la frontière méridionale. Affaiblie au milieu de sa durée par les révoltes des grands vassaux, cette race royale eût péri sans un prince habile qui la régénéra. La capitale, déjà reculée sur une colline, se trouvait menacée encore par les débordements du fleuve Jaune ; Pan-Keng la transporta sur la rive opposée. En s’appliquant à établir le chef-lieu de ses états sur un terrain plus favorable, ce grand monarque préparait à la Chine des destinées brillantes. Par ces changements de résidence on voit que les rois du céleste empire cherchaient à fixer le centre de leurs possessions le long du cours d’eau que la population suivait par instinct en s’acheminant vers la mer. À mesure que la civilisation faisait des progrès dans les petits royaumes qui relevaient de la cour des Chang, l’ordre devenait plus difficile à maintenir ; il y avait là cette lutte des princes tributaires contre les suzerains, lutte terrible qui se montre à l’origine de toutes les monarchies ; en Chine elle ne devait finir que deux mille quatre cents ans après la fondation de l’empire et retarder longtemps encore l’époque de sa splendeur.

Le dernier rejeton des Hia était allé, comme Nabuchodonosor, errer au milieu des bêtes sauvages ; le monarque, en qui s’éteignit la race des Chang, se brûla lui-même avec ses trésors et ses femmes comme Sardanapale. Cette seconde catastrophe, plus éclatante que la première, donne la mesure des changements qui s’étaient opérés à la cour des empereurs. Après la mort du tyran, qui déshonorait le nom des Chang, le fondateur de la troisième dynastie (celle de Tchéou) crut calmer l’ambition des vassaux en partageant ses états entre soixante-onze petits princes, dont cinquante-quatre étaient de sa propre famille ; ces fiefs relevaient de quatorze principautés ou royaumes ; la suite des événements prouva que Wou-Wang s’était trompé. Les révoltes incessantes de ces feudataires, à peu près indépendants, provoquèrent de nouveau les incursions des barbares habiles à profiter de ces troubles pour attaquer le pays qui les refoulait dans leurs déserts. Toujours repoussés, ils se montraient toujours prêts à franchir les limites du territoire des Tchéou ; l’appât du pillage les attirait vers des contrées déjà florissantes ; ils préludaient aux incursions qui devaient un jour les disperser sur toute la surface du monde ancien.

Les guerres intestines portèrent le dernier coup à la famille des Tchéou, qui donna trente-cinq empereurs à la Chine. L’affection du peuple qui l’avait appelée au trône se retira d’elle à mesure que les descendants dégénérés de Wou-Wang, chef de la race, se montraient moins capables de maintenir en paix les quatorze royaumes soumis à leur sceptre ; ils succombèrent en laissant l’empire dans la plus complète anarchie. Cependant cette troisième dynastie avait traversé, non sans gloire, l’époque la plus critique, la plus orageuse, celle qui, chez les nations destinées à un long avenir, précède l’entier développement de leur puissance. Au milieu d’agitations presque continuelles les rites avaient pu être établis ; la tradition avait acquis une plus grande consistance. Confucius et Meng-Tseu étaient venus proclamer les doctrines, qui depuis ont guidé les rois, les lettrés, et le peuple ; avant eux, Lao-Tseu avait enseigné une philosophie spiritualiste qui, confondue plus tard avec la religion de Bouddha, et mêlée au culte des esprits, exerça, à diverses époques, une si grande influence sur les populations chinoises. Le céleste empire possédait son code de morale, ses annales commentées, sa poésie, sa littérature. La civilisation apparaissait non-seulement à la cour des empereurs, mais encore chez les petits princes, leurs vassaux. Les sages, rappelant sans cesse aux souverains les vertus et les actions des anciens monarques, tenaient près d’eux le même rang qu’occupaient chez les Radjas de l’Inde les Gourous, précepteurs spirituels ; une philosophie entièrement opposée à la doctrine du fatalisme enseignait aux grands à juger des choses futures par les choses passées. Bien qu’elle fût écrite dans les palais, l’histoire était devenue ce jugement populaire dont on menaçait les rois d’Égypte après leur mort. L’empire chinois, si lent à se former, et qui semblait prêt à périr au milieu de la confusion, était réellement à la veille de subir une métamorphose éclatante ; elle s’effectua, il est vrai, d’une façon violente, mais une organisation complète sortit du désordre même. Quand les quatorze principautés, qui se disputaient la suprématie, se furent affaiblies par de longues dissensions, le roi de Tçin vint recueillir la couronne, enlevée au dernier descendant des Tchéou, qui se la transmettaient depuis près de neuf siècles, et il réunit en un seul ces petits sceptres à moitié brisés.

Le problème fut résolu ; par la force des armes se trouvèrent confondus les éléments divisés de cette vaste monarchie. On peut dire que Tching-Ty (le second des Tçin), a été le fondateur de l’empire, tel qu’il existe aujourd’hui. Afin de faire disparaître toute trace de la féodalité détruite, il partagea ses états en trente-six provinces. Au titre de Wang, roi, il substitua celui de Hwang-Ty, auguste empereur. Il voulut faire de sa capitale un arsenal, une place forte par excellence, en y rassemblant toutes les armes que conservaient ses sujets dans leurs maisons, et la plus magnifique des villes du monde, en l’embellissant avec un luxe inouï. Fatigué des incursions des Tartares, qui l’empêchaient de réduire tous ses vassaux, il tenta d’y mettre un terme, et bâtit, pour arrêter les hordes du nord, la fameuse muraille qui abrite encore Pé-King. Les lettrés lui reprochaient l’exil de sa mère ; il leur imposa silence, les poursuivit de ses proscriptions à travers les provinces, les fit périr et brûla les livres ; le passé n’était rien pour ce grand novateur. Dans son orgueil, Tching-Ty se plaisait à sacrifier sur les hautes montagnes ; là, plus rapproché du ciel, il se sentait mieux régner sur l’immense territoire soumis par ses armées, et qu’il réorganisait à la façon des conquérants. Comme les tyrans, comme les grands princes aussi, il eut deux fois à défendre sa vie contre des assassins, et mourut de mort naturelle, après trente-sept ans de règne, dans la cinquantième année de son âge, maître absolu de tous les petits états qui avaient ébranlé et détruit la dynastie des Tchéou, au faîte de la puissance, dans l’enivrement de la gloire. Peu d’années après sa mort, son palais et sa capitale furent incendiés, son tombeau renversé et pillé ; mais son œuvre demeura.

L’attentat de Tching-Ty contre les lettres et les lettrés a rendu odieuse au peuple cette courte dynastie, qui ne dura que quarante-trois ans et ne compta que trois empereurs. En disparaissant si vite, les Tçin léguèrent aux Han, leurs successeurs, un magnifique empire, que ceux-ci gardèrent longtemps ; mais, comme ils avaient accordé aux eunuques des emplois considérables, ils transmirent aux princes de la cinquième race le germe du mal qui devait les faire succomber à leur tour.

Dans la famille des Han, il y eut de grands monarques ; Kao-Tsou, qui rétablit la paix troublée par la chute des Tçin ; Wen-Ty qui fit refleurir les lettres et encouragea le commerce ainsi que l’agriculture ; Wou-Ty qui poussa ses conquêtes dans la Tartarie, dans l’Asie centrale, jusque dans l’Inde. La Chine, organisée au dedans, victorieuse au dehors, continuait sa période ascendante. Elle fut cependant arrêtée dans le cours de ses prospérités par l’usurpation du régent Wang-Mang, qui s’empara du trône à la minorité du douzième empereur de la dynastie des Han. Puis, la couronne retourna dans la famille des légitimes souverains, à laquelle Kwang-Wou donna un nouveau lustre. Il régénéra la race affaiblie prématurément, et devint le chef de la branche des Han-Orientaux, en transportant le siège de l’empire dans le Chen-Sy à Sy-Ngan-Fou. Mais cette ère glorieuse, saluée avec empressement par les populations inquiètes, fut de courte durée. Les intrigues du palais, plus fatales aux souverains que les invasions des Barbares, que les guerres intestines, minèrent cette puissance qui commandait désormais à toute l’Asie orientale. L’an 147 de notre ère, Hiuen-Ty se trouva placé sur ce trône absolu qu’entouraient six mille concubines et une troupe d’ambitieux eunuques revêtus d’une grande autorité. En permettant la vente des charges et des offices publics, ce prince donna le signal des désordres qui compromirent l’existence même du céleste Empire.

C’est cette désastreuse époque des annales chinoises que retrace le San-Koué-Tchy, depuis les premières années du règne si troublé de Ling-Ty jusqu’à l’avénement de Ssé-Ma-Sien, qui prit, en recueillant l’héritage, longtemps disputé des Han, le nom de Wou-Ty, et fonda la dynastie des Tsin ; c’est-à-dire l’histoire d’une guerre civile qui dura près d’un siècle, depuis l’an 168 jusqu’à l’an 265 de notre ère.


II.


Aux récits des chroniqueurs, aux faits succinctement énoncés par les historiens officiels, qui n’osèrent pas trop s’appesantir sur les malheurs de cette époque, l’auteur du San-Koué-Tchy a ajouté des légendes populaires, souvent même merveilleuses ; toutefois les dates le maintiennent dans un cadre de réalité qu’il embellit, sans doute, mais qu’il ne peut librement franchir. Si le San-Koué-Tchy est un roman, c’est surtout dans ce sens que l’intérêt se concentre sur un personnage qui représente la pensée dominante de l’écrivain plutôt qu’il n’occupe le premier rang et ne joue le principal rôle dans ce long drame. Ce héros est un rejeton oublié de la famille régnante des Han, qui va s’éteindre ; sorti d’une condition obscure, s’élevant bientôt par ses vertus et son courage aussi haut que les chefs ambitieux empressés de se partager l’empire, forcé à son tour de se déclarer souverain de l’un des trois royaumes qui se sont formés des débris de la grande monarchie déchue, Liéou-Pey est la vivante expression d’une légitimité à laquelle les Chinois attachent le sort de leur pays, qu’ils n’abandonnent que quand une dynastie nouvelle, dûment établie, a fait renaître la paix, en assurant à son tour le principe d’hérédité. Dans sa volumineuse chronique, l’auteur, fidèle aux traditions de sa patrie, soutient jusqu’au bout les droits du prétendant ; puis, lorsque la force a triomphé, lorsque a cessé l’anarchie, il reconnaît et proclame ce que les siècles ont consacré avant lui.

Pour bien comprendre, dans son ensemble, cette histoire développée avec tant de détails, il faut, mentalement au moins, la diviser en plusieurs parties. Lorsque Han-Ling-Ty fut appelé au trône, à l’âge de douze ans, deux puissantes factions se disputaient le pouvoir. Les lettrés, qui représentaient la tradition, luttaient contre le favoritisme, personnifié dans les eunuques. Ceux-ci étaient parvenus à faire exiler ou exclure des emplois publics leurs rivaux, qu’on surnommait les académiciens, et qu’on accusait d’association secrète. L’impératrice régente sentit la nécessité de s’entourer d’hommes recommandables et instruits, qui pussent protéger et guider l’enfance de son fils ; elle choisit, pour gouverneur de l’empire, un mandarin civil, tuteur du jeune roi, et deux généraux. Ces trois personnages « songeaient, dit le père Mailla, à rétablir l’ancien gouvernement, altéré par les désordres qui s’y étaient introduits ; pour y parvenir, ils firent donner les places les plus importantes aux académiciens les plus éclairés. » Cette ligue anima les eunuques à ressaisir l’autorité qui allait leur échapper ; ils en formèrent une de leur côté, à laquelle s’associèrent la nourrice de l’empereur et les filles du palais. À force de faire jouer dans le harem les ressorts de l’intrigue la mieux ourdie, ils surent se placer de façon à tenir en échec leurs ennemis devenus trop puissants. Plus que jamais, la guerre fut déclarée ; mais la position des deux partis n’était pas la même.

Réduits à user simplement du droit de représentation, à expliquer leurs intentions sans détour, dans des placets, à demander des réformes violentes, c’est-à-dire la destruction des eunuques, les lettrés épouvantaient la cour subjuguée, et s’exposaient imprudemment aux haines de la faction adverse. Les favoris, au contraire, familièrement admis dans les appartements intérieurs, pénétrant partout, surprenaient les secrets de l’état, faisaient valoir auprès de la régente leurs indispensables services, et, cachés dans l’ombre, tournaient contre les lettrés trop impérieux, la colère de la cour. Aux menaces des académiciens, les eunuques répondaient par des listes de proscription qui demeuraient rarement sans effet. Les supplices diminuaient le nombre des partisans de l’ordre et des lois anciennes ; les favoris triomphants réussirent même à les écarter tout à fait, à les peindre aux yeux du jeune empereur comme des rebelles qui s’entendaient avec sa propre mère pour le dépouiller de la couronne. Après avoir enlevé à l’impératrice les sceaux de la régence, ils l’enfermèrent dans un pavillon retiré, et, tenant le prince sous leur tutelle, ils l’aigrirent par leurs calomnies contre les académiciens, réduits au silence. Ces représentants de la Chine antique n’en continuèrent pas moins de se dévouer au salut de l’empire et de la dynastie ; à leurs dénonciations courageuses, à leurs plaintes éloquentes, le jeune souverain, d’abord ému, prêtait une oreille attentive ; mais, circonvenu par les eunuques, il laissait bientôt tomber l’ordre de faire périr, avec toute leur famille, ces censeurs importuns.

Cependant les barbares du nord-est envahissaient le territoire des Han ; des inondations extraordinaires causaient de grands ravages dans les provinces maritimes. Des prodiges de toute espèce effrayaient les populations mécontentes, terrifiaient le timide empereur, isolé de tous ceux dont il désirait secrètement les conseils, et se repentant, en ces jours d’épreuve, d’avoir consenti au supplice de tant de sujets éclairés, dévoués à sa personne. Au milieu de ces circonstances alarmantes, la révolte des Bonnets-Jaunes vint jeter l’empire dans de nouvelles perplexités ; voici à quelle occasion. Des maladies contagieuses décimaient les habitants des provinces orientales. « Cette épidémie, dit Klaproth dans ses Tableaux historiques de l’Asie, paraît avoir été une véritable peste ; elle continua ses ravages pendant onze ans. » Un docteur de la secte des Tao-Ssé prétendit guérir les malades en leur faisant boire une eau sur laquelle il avait prononcé des paroles mystérieuses. Les populations séduites suivirent en foule le médecin Tchang-Kio, qui vit croître rapidement le nombre de ses disciples ; il les organisa en corps réguliers, leur donna des chefs, et se trouva bientôt à la tête d’un parti si considérable qu’il songea à se déclarer empereur ; la faiblesse du gouvernement l’encourageait à porter si haut ses vues. Secondé par ses deux frères, il tenta d’établir des relations avec les eunuques, de se faire des amis à la cour. Mais ses projets ayant été trahis, il sentit qu’il ne lui restait d’autre ressource que d’éclater au plus vite. Tchang-Kio leva donc l’étendard de la révolte, en proclamant, avec l’autorité d’un prophète, que la dynastie des Han allait faire place à une autre. Cinq cent mille hommes, portant sur la tête des pièces d’étoffe jaune, accoururent en armes autour de lui, tant le peuple des provinces avait l’esprit frappé des maux sans nombre qui désolaient l’Empire, tant il souffrait de ce malaise inexprimable, de cette inquiétude douloureuse dont les masses veulent sortir à tout prix.

Les eunuques entendirent la voix publique les accuser d’être la cause des calamités surnaturelles que déversait sur les populations la colère divine ; ils supplièrent l’empereur de rappeler ceux d’entre les grands qui avaient échappé aux proscriptions. Mais, quand la révolte fut apaisée, quand la paix fut rétablie sur tous les points, il arriva que le souverain, délivré du péril, attribua le mérite de la victoire aux sages mesures prises par ses favoris. Après s’être un instant inclinés devant la supériorité de leurs adversaires, les courtisans relevaient la tête ; tandis que des chefs habiles triomphaient au loin, et sauvaient l’empire, la calomnie travaillait à diminuer l’importance de leurs services et à les rejeter dans l’ombre.

Cependant, si l’ingratitude du monarque et la haine des officiers du palais tendaient à éloigner de la cour les hommes les plus distingués de la Chine, cette guerre avait armé et placé en évidence des généraux entreprenants, hautains, ambitieux aussi, qui ne consentirent point à remettre le glaive dans le fourreau. Quand l’empereur Ling-Ty mourut, ils se liguèrent contre les favoris, résolus à garder le pouvoir, incendièrent la résidence impériale, devenue le foyer des plus inextricables intrigues, et massacrèrent les eunuques avec leurs familles ; la réaction fut complète, la vengeance terrible. Ici finit le premier acte de ce drame immense, ou plutôt un prologue en action a préparé les événements qui vont suivre. Le voile tombe sur la capitale inquiète, menacée, après la tyrannie des courtisans, d’une anarchie dont le terme est impossible à prévoir. Les dernières figures qu’on aperçoit sur la scène, à travers les piques et les cimeterres, à la lueur des flammes, ce sont celles de deux eunuques qui fuient, en pleine nuit, dans la campagne, entraînant avec eux les deux petits princes, les derniers rejetons de cette dynastie dont ils ont causé la ruine, et qu’ils voudraient emporter dans un pli de leur tunique. Poursuivis dans l’obscurité par des soldats victorieux, les favoris éperdus abdiquent leur orgueil. Le plus fier d’entre eux redevient esclave ; il voit que l’instant du sacrifice est arrivé ; il s’agenouille devant son maître, salue humblement, et pour la dernière fois, les deux petits empereurs tremblants, puis va chercher la mort dans les eaux du fleuve.

La scène se rouvre ; les jeunes princes apparaissent, se tenant par la main, errant au milieu des herbes humides, dans lesquelles ils s’enfoncent et s’égarent. À la tyrannie collective des eunuques intéressés au maintien de la dynastie qui les abrite, succède le despotisme individuel des premiers ministres, des maires du palais, qu’on voit préluder à l’usurpation en déposant leurs maîtres, se gardant bien eux-mêmes de s’asseoir trop tôt sur un trône dont ils montrent à tous la fragilité.

De cette première émeute sortit Tong-Tcho ; quelques avantages remportés sur les Mongols avaient fait connaître ce général ; impétueux, violent, il domine le nouvel empereur, effraie la cour, écarte ses concurrents, et se joue des mandarins civils. Tous les chefs de l’armée, tous les grands personnages de l’empire abandonnent la capitale et se liguent contre le tyran. Réunis au camp de la Fidélité, les mécontents s’occupent d’élire un chef souverain, un généralissime ; scène imposante que suit la cérémonie primitive de la prestation de serment. Soldats et généraux jurent de se dévouer au salut de la dynastie, d’arracher le jeune prince des mains de Tong-Tcho. Dans des discours solennels, empruntés aux textes anciens, les seigneurs confédérés énoncent et développent avec noblesse, sans emphase, le principe au nom duquel ils ont pris les armes. On voit paraître dans cette assemblée tous les héros qui sont appelés à jouer un rôle dans la suite du récit ; ils s’y dessinent avec leurs caractères particuliers, de telle sorte qu’on pressent en partie l’avenir de chacun d’eux. Mais on devine que ces seigneurs, mus, dans le principe, par le désir de délivrer leur empereur, rêveront bientôt le retour à l’organisation féodale, dont le souvenir s’éveille en eux à la vue des bandes armées qui les suivent.

Les bannières sont déployées ; la ligue du bien public s’avance contre Tong-Tcho avec de brillants succès. La capitale est presque assiégée ; encore un effort, et l’ennemi commun va périr !… Tout à coup Tong-Tcho prend un parti extrême ; il quitte la capitale, et entraîne après lui la cour tremblante, la population éperdue, que les soldats poussent en avant par masses réglées ; le siège de l’empire est transporté à Tchang-Ngan. Les femmes, les enfants, les vieillards, maltraités et pillés par l’armée de Tong-Tcho, meurent sur la route de faim et de misère. Sur les ruines de la ville antique, livrée aux flammes par le tyran qui l’a désertée, les confédérés s’arrêtent. Leur coup est manqué ; les plus ardents poursuivent l’ennemi dans sa retraite ; mais les plus ambitieux, découragés par la prolongation d’une guerre qu’ils croyaient finie, sont ébranlés dans leur résolution. Au premier jour de repos, la mésintelligence divise ces chefs, qu’un enthousiasme passager avait réunis. Tandis que Tong-Tcho s’établit à Tchang-Ngan, prend le titre de régent, exerce des cruautés inouïes, règne en despote, se prépare une place de refuge en cas de revers, et y accumule les fruits de ses déprédations ; les confédérés cherchent à s’emparer chacun d’une province pour s’y déclarer indépendants. La Chine semble destinée à redevenir ce qu’elle était avant les Tçin ; bientôt, toute cette partie de l’Empire que le régent abandonnait à ses adversaires fut le théâtre des guerres que ceux-ci se firent les uns aux autres, guerres désastreuses qui devaient aboutir au partage momentané du territoire chinois en trois royaumes. Dès ce moment, il y a scission entre la nouvelle capitale et les provinces ; ce sont deux histoires qui marchent parallèlement ; ici la lutte des grands redevenus princes, là les intrigues de la cour et les monstruosités du régent.

Arrivé au faîte du pouvoir, Tong-Tcho fait assassiner le jeune souverain et l’impératrice-mère, qu’il avait relégués dans un palais. Il se plaît à disposer du trône, à faire et à défaire des empereurs ; tout tremble devant lui. Ce monstre surpasse en folles cruautés les tyrans qui ont affligé la Chine avant lui, jusqu’à ce qu’il périsse assassiné, non point dans une émeute populaire, non de la main d’un des chefs confédérés, mais par suite d’un complot, dont une jeune femme est l’âme et l’instrument docile. Cet épisode est l’un des plus beaux morceaux de la littérature chinoise ; M. Stanislas Julien a extrait du roman cette précieuse page, pour l’encadrer dans les fragments choisis qui accompagnent son Orphelin de la Chine[1]. Prise isolément, cette courte histoire présente un ensemble achevé ; dans le cours du récit, elle est, au milieu des tristes et sanglantes journées qui se succèdent sans relâche, un repos nécessaire.

Une esclave danseuse, touchée du chagrin de son maître, qui pleure en secret sur les malheurs du pays, lui arrache son secret et se dévoue au salut de l’empire. Elle consent à devenir à la fois la maîtresse de Tong-Tcho et la femme de son favori ; elle sera entre eux la pomme de discorde ; elle armera le séïde du tyran contre celui dont il s’est fait le partisan le plus soumis. Une fois qu’elle s’est chargée de sa périlleuse mission, la jeune femme sait la remplir jusqu’à la fin, en déployant toutes les séductions et toutes les ruses que comporte son double caractère de danseuse et d’esclave. Le régent tombe sous le glaive du favori, et sa mort amène une de ces orgies populaires qui épouvantent les capitales, quand la populace passe de la terreur à l’enivrement de la licence. Rien ne manque à cette scène hideuse, où l’on croit retrouver le peuple romain célébrant le trépas de quelque empereur abhorré, pas même l’ami qui vient pleurer sur le cadavre de cet autre Néron, et protester, par son deuil, contre la brutalité du triomphe.

Quatre partisans de Tong-Tcho s’étaient enfuis à la tête de quelques troupes ; la cour refuse de leur accorder le pardon qu’ils demandent. Les deux plus hardis s’irritent de voir leurs propositions repoussées ; ils portent un défi aux grands qui les proscrivent, et reparaissent devant la capitale avec des armées. Trois victoires, rapidement obtenues, les rendent maîtres de la ville et des portes du palais. Le petit empereur, sommé par les rebelles de se montrer sur la terrasse, accepte les conditions qu’ils lui imposent, tout en croyant commander encore à ces bandes indisciplinées, avides de pillage. Les chefs de la sédition demandent la tête de celui qui a dirigé la conspiration contre Tong-Tcho ; ils saluent le prince par des cris de joie, lorsque ce vieux mandarin, qui a délivré une fois l’Empire et l’empereur, court de lui-même au-devant de la mort et se jette sur les piques des rebelles pour éviter à son faible maître la honte de le livrer.

La personne sacrée du souverain va devenir, entre les mains des deux généraux victorieux, un instrument inerte, une arme offensive dont ils se servent pour repousser les tentatives du dehors, un bouclier dont ils se couvrent quand le peuple et les grands menacent de se soulever. Tant qu’ils sont unis, les deux chefs, devenus ministres, triomphent des armées que de fidèles provinces envoient au secours du monarque ; mais bientôt la défiance, la jalousie, les divisent. L’un emmène le jeune prince hors de la capitale pour le soustraire à l’influence de son rival, l’autre fait prisonniers les mandarins et les grands dignitaires ; l’un s’assure du pouvoir, représenté par celui qui en est l’image vivante ; l’autre du corps vénéré d’où émanent les lois qui soutiennent le trône ; celui-ci a le sénat, celui-là l’empereur.

Cependant la lutte s’engage autour du monarque absolu, enfermé dans un char, presque mourant de faim, réduit bientôt à courir à pied dans la campagne, à se cacher dans une chaumière, à traverser les fleuves dans une barque comme un fugitif. La victoire restera à celui des deux ministres qui possède ce palladium devant lequel le peuple obéissant s’incline et frappe la terre de son front. Les mandarins délivrés regagnent leur maître ; la cour errante se décide à retourner dans l’ancienne et véritable capitale que Tong-Tcho avait incendiée, à tenter une restauration de la dynastie des Han. Dans cette guerre civile, les Tartares Hioung-Nou avaient pris parti pour l’empereur ; à leurs yeux, un monarque captif, tombé au dernier degré de misère, représentait encore l’empire chinois.

Quand il s’agit de rétablir l’ordre si longtemps troublé, de mettre le jeune souverain sous la tutelle d’un homme énergique et probe, tous les regards se tournèrent vers Tsao-Tsao. Ce général, que les historiens de la Chine célèbrent comme un héros accompli, « avait un talent particulier pour connaître les hommes et pour les employer selon leurs mérites, dit Klaproth dans ses Tableaux historiques de l’Asie. Ce fut la principale cause des succès qu’il obtint dans presque toutes ses entreprises. Quand il reconnaissait de l’habileté à quelqu’un, il le cultivait avec soin, quelle que fût sa naissance. Il usait de tant de précautions dans ses campagnes, qu’il était très-difficile de le surprendre. En présence de l’ennemi, dans le plus fort du combat, il conservait un rare sang-froid, et ne laissait jamais apercevoir la moindre inquiétude. Libéral à l’excès quand il s’agissait de récompenser une belle action, il se montrait intraitable à l’égard des gens sans mérite et ne leur accordait jamais rien. Ne condamnant personne sans de puissants motifs, il était inflexible dans l’exécution de ses ordres, que ni les recommandations ni la compassion ne pouvaient faire révoquer… »

Tel est l’homme auquel se trouvèrent confiées les destinées de l’Empire ; Plutarque aurait pris plaisir à discourir sur un pareil personnage, à le montrer impassible dans les dangers, esclave de la discipline, endurci aux fatigues, soutenant, à lui seul et contre tous, une monarchie usée dont il dédaignait de se déclarer le chef. L’idée dominante de Tsao-Tsao fut de soumettre ou de gagner les grands qui avaient abandonné la confédération, ou que le mécontentement éloignait de la cour ; pour la plupart, ils avaient combattu avec lui contre Tong-Tcho et contre les Bonnets-Jaunes.

Il existait alors trois chefs de parti, puissants à divers titres, sans compter un nombre considérable de seigneurs établis depuis peu dans des principautés où ils prétendaient régner en princes absolus. Voici quels étaient ces trois chefs :

Sun-Tsé, qui possédait le sceau impérial que son père avait mystérieusement retrouvé dans un puits, au milieu du palais de Lo-Yang, incendié par Tong-Tcho. Son père, Sun-Kien, s’était le premier séparé de la confédération, pour aller, à l’aide de ce talisman, fonder un royaume à part dans les provinces méridionales ; ce projet, qu’il n’avait pas pu mener à fin, Sun-Tsé le réalisa en se déclarant, après lui, roi de Ou.

Youen-Chao, nommé chef de la ligue à cause de sa haute naissance, avait été suivi par une moitié de l’armée ; rempli d’orgueil et doué de peu de talents, il causa la ruine de cette confédération dont il était généralissime. Loin de se rendre aux concessions que lui faisait Tsao-Tsao, il se servit des troupes que ce ministre mettait sous ses ordres pour tenter de s’emparer de l’Empire. Liéou-Pey, surnommé Hiuen-Té, devait toute son influence à ses belles qualités, au sang des premiers Han ses aïeux. Il avait de bonne heure quitté son échoppe de cordonnier et de fabricant de nattes pour s’armer contre les Bonnets-Jaunes. Deux aventuriers se joignent à lui par hasard ; devenus amis, ils jurent de vivre et de mourir ensemble, de se dévouer au salut de la dynastie, et ce serment, ils le scellent avec le sang des victimes immolées dans un verger, sous les pêchers en fleurs. Désormais, ils s’appellent frères ; le droit d’aînesse appartient à Liéou-Pey. En toute occasion, ils tiennent pour les Han, pour cette dynastie expirante dont ils ne désespèrent jamais. D’une bravoure chevaleresque dans les combats, comme Roland, comme les preux du moyen âge, comme eux aussi ils manient des armes gigantesques et montent des chevaux fameux qui ont des noms. Tchang-Fey et Yun-Tchang, les deux frères adoptifs du héros, le compromettent quelquefois, le premier par sa violence, le second par sa témérité irréfléchie ; mais Liéou-Pey les tempère à force de douceur, les redresse à force de patience, les réhabilite et les excuse à leurs propres yeux à force de tendresse. On trouverait difficilement dans l’antiquité un caractère plus chrétien que celui de Liéou[2]. Il consent à recevoir de Tsao-Tsao, mais au nom de l’empereur, le gouvernement d’une province. Toujours prêt à se séparer du ministre quand il le voit tendre à l’usurpation, ballotté d’un parti à l’autre, condamné à l’isolement quand il ne découvre plus de fidélité ni de bonne foi dans ses alliés, Liéou-Pey supporte noblement les revers ; rien ne peut le détacher d’une cause juste, mais à jamais perdue. Plus il est abandonné de la fortune et plus il concentre sur lui l’intérêt du récit.

Autour de ces personnages principaux se groupent, s’agitent des seigneurs d’un rang secondaire. Le plus remarquable, c’est Liu-Pou, guerrier violent, impétueux, que la louange enivre, qui assassine ses deux protecteurs, ses deux patrons pour monter en grade, homme d’action, qui fait prospérer les affaires du maître auquel il prête son bras, et ruine les siennes par son incapacité.

Maître absolu du pouvoir, généralissime des armées impériales, premier ministre, Tsao-Tsao songe à pacifier l’Empire, à le ramener à l’unité ancienne. Il sent que le chef d’un grand état doit habiter une ville considérable, ornée de monuments, dont la splendeur soit en rapport avec la puissance suprême représentée par l’empereur. Aussitôt il se décide à transférer une fois encore la résidence de la cour dans le Ho-Nan, comme on replante un arbre souffrant dans le sol d’où il a été déraciné. Là, il fait construire un palais pour l’empereur, de somptueux hôtels pour les grands dignitaires, une salle pour les cérémonies qui se pratiquent en l’honneur des ancêtres. Mais comme tous ces travaux s’exécutaient en son nom, comme il masquait lui-même le trône par l’éclat d’une autorité sans bornes, une conspiration se forma contre lui, dans laquelle entrèrent l’empereur, le frère de l’impératrice, les vieilles familles de la cour, et, enfin, Liéou-Pey. Une esclave injustement châtiée dénonça le complot ; Tsao fit étrangler l’impératrice et décapiter tous les conjurés qu’il put prendre. Quant à Liéou-Pey, il fut assez heureux pour s’enfuir, et se ligua avec Youen-Chao, l’ancien chef de la confédération ; ce dernier ayant été trop lent à se mettre en campagne, perdit peu à peu les villes qu’il occupait, et périt avec ses quatre fils dans une guerre longue et sanglante. Après la destruction de son principal allié, la situation de Liéou-Pey était à peu près désespérée ; l’écrivain cependant se plaît à lui faire parcourir une série d’aventures qui sortent peut-être du cadre de l’histoire, mais qui retiennent le héros sur la scène et le placent encore au premier plan, quand il n’y aurait plus pour lui qu’un rôle effacé.

Par suite de cette conjuration qui lui a fourni un prétexte de se défaire de ses plus puissants ennemis, le ministre Tsao a affermi son pouvoir ; il a séquestré l’empereur dans le palais, il s’est entouré d’un corps de troupes dévouées à sa personne et commandées par un général de sa famille. Les choses ont changé de face ; Tsao-Tsao est presque un usurpateur ; les mécontents persistent à s’éloigner de lui ; chacun regarde la dynastie des Han comme éteinte et se dirige d’après cette conviction. Le désordre augmente dans les provinces ; ce sont, à chaque chapitre, de nouvelles guerres difficiles à suivre, mais qui offrent cela d’intéressant, qu’elles initient le lecteur européen aux connaissances des Chinois dans l’art de la stratégie. De tous côtés des armées se choquent, des villes sont assiégées ; partout de lâches trahisons, partout aussi des actions d’éclat, de généreux dévouements.

Il s’en faut de beaucoup cependant que Tsao-Tsao puisse réaliser ses projets et soumettre tous les rebelles à la domination impériale. En vain il cherche à les affaiblir l’un par l’autre ; ses deux adversaires comprennent qu’ils doivent rester unis pour résister. À peine Sun-Tsé, fondateur du royaume de Ou, a-t-il péri assassiné, que son frère Sun-Kiuen monte sur le trône, s’y affermit par des victoires, et organise les flottes nombreuses qui lui assurent une supériorité marquée dans les batailles navales dont le San-Koué-Tchy aime à raconter les détails. La monarchie indépendante qui s’est formée dans les provinces méridionales reste établie. Au milieu de ces agitations renouvelées, Liéou-Pey a reparu ; il soutient contre le premier ministre devenu usurpateur, de grands combats dans lesquels la fortune se tourne contre lui. Une désastreuse retraite nous montre ce héros, ce chevaleresque descendant des Han, au milieu des populations désolées qui s’obstinent à le suivre et refusent de l’abandonner ; Liéou supplie ses partisans de le laisser périr, mais ses soldats et ses généraux, plus fidèles encore à leur chef malheureux, se surpassent eux-mêmes par de merveilleux exploits. Quelle que soit la position de Liéou-Pey, il a toujours son auréole de gloire ; il est d’autant plus grand qu’il apparaît plus seul dans ces provinces tourmentées par l’anarchie. Toutes les vertus antiques se sont réfugiées en lui, et quand il s’est un peu remis de ses défaites multipliées, c’est presque à son corps défendant qu’il accepte une principauté où il puisse se cacher avec les siens ; il lui répugne d’usurper même le gouvernement d’une seule ville à cette dynastie des Han qu’il reconnaît toujours, bien qu’il puisse l’absorber en lui ; car il en est le dernier rejeton, il la représente seul, depuis que le jeune empereur est captif dans son palais, où le ministre Tsao le tient enfermé.

Cette fois, le roi de Ou, Sun-Kiuen, se ligue avec Liéou-Pey ; celui-ci retrouve dans la considération qui l’entoure, dans le respect des peuples pour son courage et sa fidélité, les éléments d’une puissance durable qu’il semble fuir toujours par modestie et par dévouement à la cause impériale. Mais, près de lui, il y a un docteur de la secte des Tao-Ssé, doué de facultés surnaturelles, du nom de Tcho-Kou-Liang. Ce personnage extraordinaire, arraché à sa retraite, devient grand administrateur et grand homme de guerre. Fécond en ruses qui vont jusqu’à la magie, il soutient la fortune de Liéou ; c’est à lui qu’appartient à peu près le rôle principal dans la dernière partie du San-Koué-Tchy. Le docteur magicien détruit les flottes de Tsao, triomphe sur tous les points, déjoue les combinaisons d’un ennemi habile, et affermit son maître dans la petite principauté qu’il gouverne. Ici le roman semble l’emporter sur l’histoire : l’écrivain voulant, au sein de l’anarchie, soutenir le héros qui représente son principe, fait intervenir en sa faveur les pouvoirs surhumains ; il met à son service des armes divines en harmonie avec son caractère plus grand que celui d’un mortel. Là où il y a interrègne dans l’empire, le narrateur arrange les événements un peu à sa manière et se croit plus libre de disposer les scènes au gré de son imagination. Plus que jamais, dans cette partie de l’ouvrage, le poëte a détrôné le chroniqueur. Cependant Tcho-Kou-Liang n’est pas un personnage imaginaire ; les découvertes dans l’art militaire que lui attribue le romancier se trouvent confirmées par la tradition[3].

Du camp de Liéou-Pey, rêvant toujours le rétablissement de la dynastie opprimée, l’écrivain passe à la cour des Han, ou règne le ministre Tsao, puis sous les tentes de cet usurpateur triomphant ; il nous montre le fier personnage qui tient entre ses mains les destinées de l’Empire et la personne de l’empereur, célébrant ses victoires et sa puissance par des joutes et des festins.

« Mille arbalétriers se tenaient debout sur le front du grand navire qui portait le premier ministre ; le ciel était pur et les flots tranquilles ; la brise soufflait mollement. Tsao passa tout le jour à boire au son des instruments au milieu de son armée ; au soir, les montagnes, du côté de l’orient, étincelaient sous les rayons de la lune ; le beau fleuve Kiang se déployait comme un immense ruban de soie ; tous les serviteurs du ministre portaient des tuniques brodées et brochées d’or… » Au milieu de cette orgie royale, Tsao se lève et raconte ses exploits passés, en faisant briller aux yeux des capitaines qui l’entourent un riant avenir. Tout à coup, des corbeaux jettent dans les airs leurs cris funèbres… Les convives s’effraient à ce présage ; mais l’éclat des torches a trompé ces oiseaux, s’écrie un courtisan, ils ont cru voir se lever l’aurore !… À ces mots, la joie renaît dans les cœurs, la coupe circule de main en main ; Tsao-Tsao chante des vers que ses généraux répètent à l’envi. Ce banquet oriental se termine, comme celui d’Alexandre, par le meurtre d’un des plus illustres convives, que le ministre tue de son propre glaive, parce qu’il a blâmé ces démonstrations extravagantes. Une sanglante défaite vengera le mandarin injustement égorgé ; privé de ses flottes que vingt brûlots ont incendiées, battu sur terre, Tsao se rappellera les cris des corneilles, en fuyant comme un esclave échappé à travers la contrée qu’il venait de parcourir avec la pompe d’un conquérant.

Cependant une nouvelle conjuration se forme contre lui dans la capitale ; les parents des mandarins qui ont péri dans le premier complot se réunissent pour abattre le tyran, l’ennemi commun de toutes les grandes familles de l’Empire. Un jeune courtisan épris de la concubine de l’époux de sa propre sœur, rêve aux moyens de posséder celle qu’il aime. La belle esclave surprend le secret de son maître, qui est entré dans la conjuration, et va tout raconter à son amant. Celui-ci court révéler à Tsao-Tsao le danger dont il est menacé ; le supplice des coupables dégage la jeune fille des liens qui lui pèsent. Pour toute récompense, le traître demande au ministre d’épouser l’esclave infidèle. « C’est pour une femme, lui répond Tsao-Tsao avec un sourire de mépris, que tu as causé la mort de l’époux de ta sœur ! Que ferais-je de l’homme qui a commis un tel crime ? — Rien… » Et il fit décapiter l’amant avec sa maîtresse. Les vengeances nouvelles, exercées par le ministre tout-puissant sur les conjurés, ont eu pour effet de remettre les armes aux mains des mécontents ; à la tête de cette ligue imposante reparaît Liéou-Pey. Plus de cent familles illustres et proscrites avaient cherché un refuge hors des limites de l’Empire, et bientôt vingt mille Tartares se réunissent pour servir la cause représentée par un chef de la dynastie des Han. L’ancienne capitale, la ville de Tchang-Ngan, tombe au pouvoir des rebelles, l’étoile de Tsao pâlit ; il éprouve tant de revers qu’on le croirait perdu. Mais au milieu de ses défaites, le ministre qui se maintient au cœur de l’Empire divisé en trois royaumes, qui parla au nom d’un souverain séquestré par ses ordres, l’usurpateur qui commande, tout en paraissant obéir au pouvoir établi, conserve sur ses adversaires un immense avantage. Si les grands le redoutent, le peuple n’a rien à craindre de lui ; à mesure qu’il se rapproche du trône, l’ambition de ses partisans s’éveille ; ils voudraient pousser leur maître à usurper le rang suprême afin de s’élever eux-mêmes aux premiers emplois. Tsao hésite encore ; que lui manque-t-il ? Il domine tout ce qui est au-dessous de lui, et même le seul personnage au monde qui possède une autorité supérieure à la sienne, l’empereur ! Placé entre le trône, qu’il éclipse, et les mandarins, agenouillés à ses pieds, il a bien aussi des tentations de saisir le sceau de jade, mais il lutte, et la cour, habile à pressentir ces changements possibles, soit qu’elle les redoute ou les désire, s’émeut tout à coup. Une troisième conspiration, une seconde conjuration de palais s’ourdit contre le ministre.

L’empereur en est le chef ; il a donné ses pleins pouvoirs à l’un des grands officiers de la couronne, frère de l’impératrice ; cette fois le secret du complot n’est pas trahi ; trop peu de partisans dévoués restent au dernier des Han, pour qu’il ait trouvé hors de sa famille, des amis à qui confier ses projets ; d’ailleurs n’est-il pas captif dans son palais ; comment ferait-il un appel à ses fidèles mandarins ? Tout l’espoir du souverain nominal reposait sur le sincère attachement de Liéou-Pey à sa personne, et sur l’ambition de Sun-Kiuen, roi de Ou ; c’est-à-dire qu’il n’avait à opposer au ministre, prêt à lui enlever le sceptre, que les deux puissants chefs de parti, ennemis irréconciliables de Tsao ; aux yeux du premier, celui-ci était un usurpateur, aux yeux du second, un antagoniste trop redoutable qui menaçait d’anéantir le petit royaume de Ou.

Telle était la position du prince, qu’aucun de ses parents n’avait la permission de l’approcher ; il écrivit secrètement une lettre à Liéou-Pey, et cette missive, d’où dépendait le sort de la dynastie, un eunuque éprouvé se chargea de la remettre aux mains du héros. Le fidèle esclave accepte comme une faveur ce dangereux message… C’est dans sa longue chevelure qu’il cache la lettre impériale. Au moment où il franchit le seuil du palais, Tsao, qui a des soupçons, paraît aux portes, suivi de ses trois mille hommes de garde. L’eunuque, arrêté à l’instant, est fouillé avec soin ; sa missive ne se trouve ni dans sa ceinture, ni dans la doublure de soie de sa tunique… Miraculeusement échappé au péril, l’esclave court, court si vite que le vent fait tomber son bonnet ; il porte la main à sa tête… Ce geste involontaire l’a trahi ! De nouveaux supplices épouvantent la capitale ; l’impératrice, arrachée des bras de son époux, est étranglée sous ses yeux.

Pris en flagrant délit de conspiration contre son premier ministre, l’empereur attend avec angoisse que les sbires viennent l’égorger jusque dans la chambre du Dragon. Mais Tsao modère sa fureur ; il craint de soulever les populations par un crime inutile ; n’est-il pas assez vengé en laissant le prince couler des jours amers dans sa prison dorée ? L’attitude menaçante du roi de Ou, Sun-Kiuen, et de Liéou-Pey, devenu indépendant, l’oblige à se mettre de nouveau en campagne. Dans cette guerre Tsao-Tsao est plus empereur que le monarque tremblant, laissé par lui comme un otage au sein de la capitale stupéfaite ; il a des poëtes qui célèbrent ses louanges, des flatteurs en foule qui exaltent sa magnanimité, ses vertus surhumaines. Le légitime souverain n’a plus qu’à lui conférer le titre et le rang de roi de Ouei ; ce titre royal sera héréditaire dans la famille de Tsao-Tsao, et, d’après l’usage dynastique, il choisit aussitôt celui de ses fils qui doit lui succéder. À partir de ce jour il s’entoure d’un cortège impérial, de tous les attributs de souverain de la Chine. Dans l’Empire il y a un royaume comme à la cour il y avait un ministre plus puissant que l’empereur ; les Han respirent encore, mais ils sont plongés dans un sommeil léthargique qui n’aura pas de réveil.

Au retour de cette guerre, fertile en épisodes, Tsao-Tsao voulut bâtir un palais digne de ses nouvelles grandeurs ; mais quand aucun mortel n’ose résister à ses volontés, les puissances surnaturelles se plaisent à lui tenir tête. Un arbre séculaire, emblème de la dynastie, qui dure depuis quatre cents ans, s’élève sur le lieu même où l’ambitieux ministre a juré de construire sa demeure ; il faut l’abattre. Les haches ne peuvent entamer l’écorce de l’arbre et volent en éclats ; une sainte terreur s’empare des ouvriers ; ils abandonnent un travail sacrilège ; à leurs yeux c’est une impiété d’attaquer par le fer ces racines vénérables. La colère, la rage troublent le cœur de Tsao ; sa raison s’altère ; il a des visions, il est dominé, vaincu par un pouvoir invisible !

Durant les cérémonies qui avaient accompagné son couronnement en qualité de roi de Ouei, un Tao-Ssé était venu, par ses prodiges, jeter la terreur dans l’âme de Tsao-Tsao ; une fièvre ardente se déclara, et tandis que le premier ministre restait étendu sur un lit de douleur, une quatrième conjuration mit ses jours en péril. Ce fut pour lui l’occasion de multiplier les victimes à travers l’Empire, d’exercer les odieuses vengeances qui, aux yeux du peuple, changeaient le héros victorieux en tyran. À ces tourments de l’esprit s’ajoutèrent les fatigues de la guerre contre ses deux rivaux, Liéou-Pey et Sun-Kiuen ; quand parut ce dernier prodige d’un arbre divin, impossible à renverser, Tsao sentit les remords assiéger sa conscience ; de hideux spectres l’assaillirent, le harcelèrent chaque nuit, et il expira dans les angoisses de la peur. Son fils, Tsao-Phi, hérita d’abord du titre de roi de Ouei ; puis, bientôt, le pauvre empereur fut contraint d’accepter en fait cette usurpation simulée. Lui-même, il pria Tsao-Phi de s’asseoir sur le trône, c’est-à-dire qu’il céda aux instances des mandarins corrompus qui lui annonçaient, avec des menaces, l’apparition de présages, de signes effrayants, précurseurs de la chute irrévocable de la dynastie des Han. L’empereur ne croyait point à ces présages, qu’il feignit enfin de reconnaître ; Tsao-Phi refusait avec une fausse modestie d’accepter le sceptre convoité, que l’empereur lui offrait à son corps défendant, pour obéir aux ordres mal déguisés d’une cour vendue déjà au nouveau maître. De sa propre main, le dernier des Han rédigea l’acte, par lequel il se dépouillait du pouvoir et le remettait aux mains de l’usurpateur ; puis, après avoir assisté à la cérémonie imposante, qui revêtait le fils du ministre de sa propre splendeur et le déclarait pompeusement héritier des droits d’une famille a jamais déchue, Han-Hao-Hien-Ty, fils du ciel, maître absolu de l’empire du milieu, s’en en exil dans une petite principauté où il lui fut permis de s’appeler encore prince et roi ! Roi sans cour, sans sujets, sans autorité !

Alors il y eut en Chine trois royaumes distincts : l’abdication de Hien-Ty supprimait l’empire ; à la dynastie régnant de droit sur toutes les provinces, se substituèrent trois familles royales, datant de la décadence des Han et de l’usurpation moins éclatante de Tsao-Tsao. Le fils de ce dernier commença la race des princes de Ouei ; l’histoire ayant refusé de les compter parmi les souverains de la Chine, aima mieux appeler interrègne le temps que ces puissants monarques occupèrent le trône.

De son côté, Liéou-Pey venait de restaurer à son profit l’ancien royaume de Tchou ; un seigneur indépendant l’avait appelé dans sa principauté pour lui en faire hommage. À cette offre séduisante, Liéou répondit d’abord par un refus ; il craignait que la postérité ne l’accusât d’avoir dépouillé l’hôte généreux qui l’accueillait dans ses malheurs. Toutefois, il se laissa convaincre par ses mandarins et par ses généraux, dont il servait l’ambition sans y prendre garde. Liéou s’avança donc vers le chef-lieu de la petite province ; de son côté, le seigneur, résolu à mettre sa principauté sous la domination du héros, se préparait à venir à sa rencontre ; de fidèles mandarins le priaient humblement de ne pas abdiquer sans raison un pouvoir acquis à force de périls, dans ces temps de guerres intestines ; mais il marchait gravement vers la campagne, et faisait ouvrir les portes à Liéou. L’un des mandarins, désolé de voir son maître sourd à toutes les remontrances, l’attendit au passage, sur la muraille ; et là, suspendu à une corde qui le maintenait droit au-dessus du pont-levis, il lui adressa une dernière requête ; le seigneur écouta le discours et continua sa marche en secouant la tête. Le mandarin coupa la corde et tomba mort à ses pieds… Voilà ce que les Chinois appellent épuiser le zèle jusqu’à la mort !

Bientôt Liéou-Pey se mit en possession de tout le Sy-Tchouen ; tour à tour allié et ennemi de Sun-Kiuen, roi de Ou, dont la position s’affaiblissait, et qui ne savait auquel des deux royaumes se rattacher, il attaqua Tsao-Tsao chaque fois qu’une conjuration découverte, en consolidant le pouvoir du ministre, le plaçait dans une situation plus voisine de l’autorité absolue. Ces guerres désastreuses dépeuplaient les provinces et causaient partout des famines ; de nombreuses armées traversaient incessamment les campagnes ; dans beaucoup de districts on ne savait à qui obéir. Ce fut au milieu de ces circonstances que Liéou-Pey, pressé par le docteur Kou-Liang, son premier ministre, par ses généraux et par ses mandarins, assailli de requêtes, de placets, de suppliques, céda aux vœux de sa petite cour, et se déclara roi de Tchou ; puis, quand Tsao-Phy fut monté sur le trône des Han, il lui fallut s’élever aussi haut que ce nouveau souverain pour combattre plus efficacement l’usurpation ; il prit donc le titre d’empereur. Cette résolution parut presque un crime à Liéou : tant que le monarque légitime, déposé, relégué dans l’exil, vivait encore, Liéou, allié à la famille des Han, conservait pour la dynastie un inaltérable respect ; mais, une fois qu’il se fut déclaré empereur, il assuma sur lui toute la responsabilité de son rôle ; on le vit refuser de faire alliance avec le roi de Ou contre l’usurpateur Tsao-Phy, parce qu’il ne reconnaissait pas le titre de Sun-Kiuen, et se regardait lui-même comme l’héritier direct de la famille dépossédée. Désormais réduit à faire à ses deux ennemis une guerre dangereuse, il débuta par de glorieux succès, éprouva des revers considérables, et revint s’enfermer dans une petite place forte pour y mourir de honte et de chagrin. Liéou expira en succombant sous le poids du fardeau qu’il s’était consciencieusement imposé, dans son ardent désir de ramener la Chine à son unité. Son fils, Liéou-Chen lui succéda sous le nom de Heou-Tchu ; il fut le second et dernier empereur de cette courte dynastie, à laquelle les historiens ont donné la dénomination de Han-postérieurs.

Le jeune Heou-Tchu avait pour guide et pour appui Kou-Liang, ministre de son père, dont les talents surnaturels triomphaient de tous les obstacles. Ce docteur Tao-Ssé est représenté par l’auteur du San-Koué-Tchy comme ayant à son service trois armes redoutables, souvent toute puissantes : la prière, la magie, la ruse, qui correspondraient peut-être à ce que les Chinois appellent les trois puissances, le ciel, la terre et l’homme. Six fois de suite, il descend des monts Ky-Chan pour envahir le territoire des Ouei, c’est-à-dire les domaines de l’usurpateur Tsao-Phy ; il va jusque chez les Tartares pousser de lointaines reconnaissances, expéditions curieuses, où des détails véridiques sur les mœurs et les habitudes des hordes du nord, se mêlent à des fables pareilles à celles que les Grecs répétaient en partant du pays des Scythes. À plusieurs reprises, des intrigues de cour rappellent Kou-Liang en deçà des monts, qu’il franchit si souvent avec des espérances fondées ; le faible roi de Tchou (Heou-Tchu, fils de Liéou-Pey), dominé par les eunuques du palais, redoute les succès de son ministre ; il craint que Kou-Liang ne songe à le dépouiller de cette même couronne qu’il a posée sur la tête de son père. Parfois, les victoires remportées par Kou-Liang sur les troupes du descendant de Tsao sont si complètes, qu’il se sent arrivé à la réalisation de ses projets ; ses ennemis, stupéfaits, n’osent plus combattre ; le vainqueur envoie des habits de femme aux généraux des Ouei. Mais tout à coup, des signes dans le ciel annoncent au Tao-Ssé sa fin prochaine ; il sacrifie avec recueillement, et s’endort du dernier sommeil, au milieu des troupes, en disposant tout pour la retraite, devenue inévitable, en dictant ses derniers avis au roi de Tchou, qui a tant de fois méconnu ses services et arrêté sa marche ; calme, et sans douleur, il expire, ou plutôt se métamorphose en un de ces génies que les Chinois aiment à placer dans les régions supérieures, et auxquels ils élèvent des temples sur les montagnes.

Pendant cette lutte désespérée de la dynastie naissante, et déjà affaiblie des Han-postérieurs contre les fils de Tsao, héritiers par usurpation des premiers Han, Sun-Kiuen, souverain de Ou (du troisième royaume formé d’un débris de la monarchie ancienne), avait pris, lui aussi, le titre d’empereur ; il possédait la plus belle portion de l’Empire, à savoir, les provinces méridionales et les plaines arrosées par le Kiang. Le royaume de Ouei, dont le chef-lieu était la capitale du territoire chinois sous la précédente dynastie, renfermait une plus grande étendue de pays ; mais il lui manquait un climat tempéré, un sol fertile, des débouchés sur la mer. Quant à celui de Tchou (des Han-postérieurs), resserré entre ses deux puissants ennemis et les montagnes, relégué à l’ouest, il resta le plus petit, mais par compensation, le plus facile à défendre. Ses plus riches provinces étaient la plaine de l’ouest (Sy-Tchouen) et la plaine de l’est (Tong-Tchouen) ; l’île, formée par deux bras du fleuve Han, nommée Han-Tchong, représentait le cœur de ce royaume ; là aussi se trouvait la capitale, Y-Tchéou.

Il eût été possible à Sun-Kiuen de conserver son indépendance ; mais, comme ce souverain de fraîche date ne succédait ni directement ni indirectement à aucune branche de la famille impériale, comme il n’avait à invoquer d’autre droit que celui de la conquête, tout espoir de soumettre la Chine entière à son sceptre devait être perdu pour lui. Sa politique se borna donc à contracter des alliances passagères avec celui des deux royaumes, Ouei ou Tchou, qui se trouvait en péril, afin de rétablir l’équilibre ; songeant moins à agrandir ses états qu’à reculer le moment où l’empire, réduit à deux concurrents, manifesterait le désir de se ranger sous un seul maître. Ses forces consistaient principalement dans des flottes nombreuses, montées par des matelots habiles ; il devait au développement de ses districts maritimes cette supériorité incontestée qui lui assura longtemps la victoire dans les batailles navales.

Déjà ont disparu de la scène les héros que l’écrivain y a fait figurer d’abord. À cette génération forte, belliqueuse, sortie des révolutions, succèdent des hommes moins fortement trempés ; ni les descendants de Tsao-Tsao, ni la famille de Sun-Kiuen, ni les fils de Liéou-Py, ne jouiront longtemps des trônes que leurs pères ont fondés, au prix de l’usurpation, du courage et de la défection. À la cour des Ouei, les Ssé-Ma se rendent maîtres de l’autorité ; dans la capitale du royaume de Ou, un ministre tout-puissant dépose le souverain qui a conspiré contre lui, égorge les grands, règne en despote et meurt assassiné au milieu d’une fête. Heou-Tchu de Tchou s’abrutit dans la débauche ; les eunuques le gouvernent, et la dignité royale se dégrade rapidement dans la personne de l’arrière-neveu des Han. Ces dynasties éphémères meurent l’une après l’autre pour faire place à l’heureux ministre des Ouei, que la fortune appelle à conquérir, à soumettre et à pacifier toute la Chine.

Tsao-Mao fut le dernier empereur de la famille issue du grand ministre qui soutint et étouffa la dynastie des Han ; déposé par Ssé-Ma-Tchao, comme le légitime souverain Hien-Ty l’avait été par son propre aïeul, ce Tsao-Mao mourut avec quelque gloire, aux portes de son palais, luttant contre l’usurpation, à la tête d’une poignée de soldats à cheveux blancs. Quand le trône fut vide, Ssé-Ma-Tchao gouverna l’empire avec son frère aîné Ssé-Ma-Yen ; à ce dernier était réservé de régner bientôt sur toutes les provinces réunies. Après une lutte de vingt années, le pays de Tchou fut conquis ; le roi Heou-Tchu, trop faible pour se défendre dans sa capitale, trop lâche pour se joindre aux généraux dévoués qui tenaient encore pour lui dans la montagne, abdiqua honteusement. Son fils, digne rejeton de l’héroïque Liéou-Pey, refusa de capituler ; il égorgea de sa main ses propres enfants, et se donna la mort, tandis que sa femme se brisait le crâne contre les colonnes du palais. Ainsi périt le dernier des Han de la seconde branche.

À la nouvelle de ce désastre, le roi de Ou sentit qu’il était perdu ; sa puissance succomba avec ses flottes dans des batailles célèbres ; lui-même il se rendit prisonnier, et la Chine n’eut plus qu’un maître, Ssé-Ma-Yen, fondateur de la dynastie des Tsin. Il monta sur le trône l’an 265 de notre ère, et prit le nom de Wou-Ty, empereur guerrier.

La première, la quatrième et la septième année de son règne, il vit mourir paisiblement, dans les principautés où ils avaient obtenu la permission de se retirer, Tsao-Houan, le dernier des Ouei, Sun-Hao, roi de Ou, et Heou-Tchu de Tchou, fils de Liéou-Pey. La Chine épuisée, avide de repos, laissa ces trois représentants de la révolution accomplie, de la légitimité renouvelée et des temps anciens, s’éteindre de mort naturelle dans l’ombre, loin de leurs trônes respectifs, sans s’armer en leur faveur ; les exemples d’un siècle de malheurs avaient instruit les plus ambitieux, calmé les plus ardents, découragé les plus fidèles.


III.


Telle est la donnée générale de cette longue chronique, romanesque quant à la forme, historique quant au fonds ; elle renferme tous les faits, toute la réalité d’une époque ; plus, les scènes et les épisodes qui tiennent au drame et à l’épopée. L’histoire de la Chine a, presque tout entière, été mise en roman. Mais il y a loin de ces légendes, souvent fabuleuses, arrangées sans goût, à l’ouvrage qui nous occupe. Toutefois, la prédilection des lettrés et du peuple pour l’histoire, même dénaturée, est un trait distinctif du caractère chinois. Dans cet empire immense qui se regarde comme le centre, comme la partie lumineuse de la terre, la nation, fort indifférente au sort des royaumes étrangers, s’est arrêtée sur les phases principales de sa propre existence. Le peuple aime à étudier sa généalogie, à se voir vivre dans le passé, à balayer la poussière qui s’accumulerait sur les tablettes des ancêtres ; aussi accueille-t-il avec empressement et écoute-t-il toujours avec respect les fragments de ses annales où la légende s’encadre dans la tradition, les discours pompeux où les noms des anciens empereurs sont invoqués à l’appui d’un principe. Dans ce pays, tout repose sur la tradition ; la politique, la morale, les arts, les sciences subsistent en vertu des lois primitives. La haute antiquité derrière laquelle se cachent les premiers sages, a donné à leurs doctrines le caractère de la révélation ; tellement que les religions diverses, tout en charmant par intervalle la cour et le peuple, n’ont fait que prendre place à côté de ces institutions humaines. Les mystères du Bouddhisme sortis de l’Inde, le culte des Esprits, né, on ne sait comment, de la philosophie spiritualiste de Lao-Tseu, se sont emparés souvent de l’âme et du cœur ; l’esprit a continué d’avoir pour guide la morale pratique de Confucius. De là ce proverbe : les trois religions n’en font qu’une. Le christianisme, qui s’adresse dans son ensemble aux trois facultés de l’être intelligent et satisfait à leurs besoins, pourra seul doter la Chine de cette croyance complète dont elle a dû chercher les éléments dans ses sectes opposées.

Dans le San-Koué-Tchy, si plein de respect pour la philosophie de Confucius, pour l’observance des rites, la doctrine de Tao-Ssé joue cependant un grand rôle. Les docteurs de la secte soulevèrent les populations dès les premiers chapitres ; on les rencontre sans cesse employant leur pouvoir surnaturel à faire tomber la pluie, à faire souffler le vent. Les éléments leur sont soumis en toute occasion. Les âmes des morts, bienheureuses ou souffrantes, apparaissent à leurs amis qu’elles protègent, à leurs ennemis qu’elles épouvantent. Sous ses diverses formes matérialisées, on retrouve la redoutable et sainte allégorie de la conscience qui tourmente le coupable et le condamne à périr par les remords. Soit qu’il se laisse entraîner par l’amour du merveilleux, soit qu’il accepte sans y croire et seulement comme moyen poétique, cette intervention des puissances surnaturelles, l’écrivain chinois tient peu à se montrer orthodoxe. Dans la chronique sérieuse, l’imagination se fait jour à chaque instant. En un coin du tableau apparaît, comme sur les habits de l’empereur, le dragon fantastique, la chimère, ou plutôt le symbole.

C’est là la poésie des Chinois ; poésie souvent compassée, traditionnelle, qui a bien ses échappées sur les lacs et les montagnes, sur les champs et la vie domestique, mais dont le mérite principal consiste à rendre par des expressions consacrées, les sentiments reçus, les vérités admises dans les écoles. En maniant le pinceau, l’écrivain, le poète ne perd pas de vue les lettrés qui savent par cœur les livres classiques, et il doit leur donner la satisfaction de rencontrer, dans le cours d’un roman, d’un drame, d’une nouvelle, dans la strophe d’une élégie, d’une chanson légère, la phrase figurée, l’image choisie, l’allusion historique qui leur a valu le prix aux examens de l’académie. Pareil au captif que la Péri d’Orient retient dans ses parterres de fleurs faites de perles et de diamants, la fantaisie chez l’écrivain chinois n’a point le vol plein et libre dans les hautes et lointaines régions.

Cet inconvénient, ou, si l’on veut, ce caractère spécial de la poésie en Chine, a pour cause le mécanisme même de la langue. C’est déjà une merveille que cet idiome, idéographique à son origine, borné d’abord à un petit nombre de radicaux représenté par des clefs, ait pu se développer, s’assouplir au point de faire face à toutes les exigences de la pensée si changeante et si multiple. Cette langue écrite a dû, plus qu’aucune autre, grandir lentement, avec précaution, n’admettre le néologisme qu’après mûr examen ; quand la parole avait revêtu une pensée remarquable, lui avait donné un corps, l’avait fait vivre, cette pensée traversait les siècles et se transmettait d’âge en âge, empreinte du sceau vénéré de l’antiquité. Qui donc eût osé manquer de respect à cette autre forme de la tradition ?

De là vient que les ouvrages les plus distingués de la littérature chinoise ont deux aspects, l’un qui nous repousse, l’autre qui nous attire. De même que pour pénétrer dans le céleste Empire, il faut se faire Chinois par le costume et la manière de vivre, ainsi, pour lire avec quelque agrément le San-Koué-Tchy ou tout autre livre, histoire ou roman, il faut s’initier à la connaissance des annales de ce pays traditionnel et se résoudre à subir les notes explicatives. Une fois ce sacrifice accompli, on n’étudiera pas sans intérêt, dans sa vie publique et intime, un peuple qui s’est développé plus qu’aucun autre en Orient, d’une façon analogue aux nations européennes. Relégué aux extrémités du monde, ferme dans sa marche, que n’interrompit ni la conquête pacifique de l’Évangile, ni l’invasion violente du Coran, il est arrivé, à force de persévérance et de lentes transformations, au point où nous le voyons aujourd’hui. Assez semblable à nous quant à la civilisation matérielle, et aux empires absolus d’Occident quant à l’organisation politique, il nous étonne par ses rapports inattendus, autant qu’il nous déconcerte par ses dissonances avec les sociétés modernes. Quel rang n’eût pas été assigné à cette immense monarchie parmi les nations les plus choisies, si les doctrines qui ont triomphé en Europe de la barbarie l’avaient aussi régénéré ?

Les questions politiques sont de tous les temps et de tous les pays ; cependant combien de peuples anciens ont subi les révolutions les plus complètes sans en avoir montré les causes expliquées dans leurs annales ! Les Chinois n’ont point écrit non plus, il est vrai, la philosophie de leur histoire ; mais ils se sont plu à tracer les fastes de leur nation sous une forme dramatique, à les mettre en action, de telle sorte que le lecteur européen n’a plus qu’à conclure. Ils ont un grand souci de l’histoire, parce que, pour eux, l’homme est tout. Les Hindous, leurs voisins, procédèrent d’une façon bien différente : à peine sortis des lieux où les deux grands cours d’eau, le Kiang et le Fleuve-Jaune prennent leurs sources, les Chinois constitués en monarchie ont obéi à des empereurs. Leur premier livre a été une chronique en prose. À peine établis aux pieds de l’Himalaya, sur le bord de leurs rivières divinisées, les Hindous ont courbé le front devant la caste sacerdotale ; leur premier monument écrit a été un recueil d’hymnes, le Véda. Au Véda correspond en quelque sorte le livre des vers, le Chi-King ; mais celui-ci, dans sa naïve et primitive poésie, toujours simple, souvent mélancolique, ne jette point aux populations émues, comme une nourriture spirituelle, des mythes obscurs pour la foule, transparents aux yeux des seuls initiés. L’ère hiératique manque donc à la Chine, à moins qu’elle n’ait entièrement disparu, sans laisser de traces, devant la froide raison de Confucius.

La seconde époque de l’empire chinois fut une suite de la première ; la langue, plus formée, produisit des monuments durables, sur lesquels devait s’appuyer dans l’avenir la société plus solidement constituée. Dans l’Inde, aux hymnes, au rituel, au code de Manou, plus religieux encore que civil, succédèrent les poèmes épiques, les chants qui saluaient l’avénement d’une dynastie ; mais l’histoire de cette dynastie elle-même disparaissait derrière l’idée, sous le développement du principe qui l’avait fait triompher. Les Brahmanes, pour qui la durée du monde ne représente qu’un âge, divisent les temps par phases héroïques ; ils voient la divinité parcourir successivement le cercle de ses incarnations, comme nous suivons la marche du soleil à travers les lignes célestes qui marquent les saisons. Les lettrés, au contraire, faisant du maître du ciel une abstraction, un être suprême, un roi absolu, mais inerte, dont l’empereur est l’image agissante, le laissent trôner dans les régions supérieures, pour ne s’occuper que du monarque à qui il a légué ses pouvoirs sur la terre. De là, aux bords du Gange et de la Jamouna, ces splendides épopées, où la poésie, descendue d’en haut, montre sans cesse les dieux assis sur des trônes étincelants, faisant pleuvoir sur les héros des pluies de fleurs divines, applaudissant aux actions surhumaines des guerriers leurs fils ; poésie au vol audacieux qui, pareille à l’aigle s’élançant par-delà les cimes les plus élevées, voit la terre à ses pieds comme un point dans l’espace. De là aussi, dans une contrée où la civilisation revêt une forme plus matérielle et plus régulière, ces chroniques, patientes dans leurs détails, morales dans leurs tendances, exactes dans les dates, précises dans les faits, qui ont pour but d’engager l’homme à rectifier ses penchants, à prendre ses modèles sur la terre, parmi les anciens sages, afin de vivre sans terreur d’un avenir inconnu, et de mourir sans remords du passé. Entre ces deux genres de littérature, il y a toute la différence qui sépare le langage du prêtre de celui du philosophe ; le brahmane et le lettré représentent, par leurs écrits, les deux sociétés dont ils sont la personnification.

Cependant, s’il manque d’ordinaire à l’écrivain chinois l’inspiration fougueuse, violente comme la tempête, terrible comme la foudre, solennelle et calme comme la forêt endormie, comme la mer apaisée, s’il lui manque l’anathème et la bénédiction, ces deux grands ressorts de la poésie indienne, on ne peut lui refuser, dans une certaine mesure, des qualités éminentes, bien que d’un autre ordre ; à savoir : un goût littéraire (qui n’est pas le nôtre), une faculté de critique et d’observation qui convient au roman, un talent d’analyse, souvent poussé à l’extrême, qui excelle à peindre le cœur humain sous ses aspects changeants, l’oiseau dans son vol fugitif, la fleur dans son éclat d’un jour. Par le seul fait de son éducation, l’habitant du céleste Empire est plus imitateur qu’inventif, plus peintre que créateur ; lancé dans le tourbillon des villes, loin de cette nature puissante au sein de laquelle les sages de l’Inde vivaient dans le recueillement, il se fait une solitude factice dans un jardin habilement dessiné, aux bords d’un bassin creusé par la main des hommes, où se jouent de beaux poissons couleur d’or, où s’épanouissent de jolies fleurs qui se développent par la culture. Il a bien conservé le souvenir de larges tableaux, de grands paysages, admirés dans sa province au sortir de l’enfance, que les études classiques n’ont pas effacés entièrement ; mais, contraint de vivre dans un horizon plus borné, il concentre sur les objets qui l’environnent, toute la vivacité, toute l’acuité de son regard ; ce qu’il compose d’ailleurs, ce qu’il cisèle avec tant d’art, est fait pour être vu de près, et s’adresse à une classe de connaisseurs émérites. Quand la rêverie le prend, quand son esprit se détend et s’assoupit, grâce à la fatigue, grâce aussi à ces petites coupes diaphanes qu’il vide goutte à goutte, tout ce qui l’entoure s’anime subitement, prend un corps, une forme gracieuse, fantastique, comme s’il plaçait un prisme devant ses yeux. Alors les images jaillissent de ce cerveau sur-excité ; le poète se sent épris de cette nature comprimée, souffrante comme lui ; après l’avoir évoqué, il s’échappe avec elle vers un idéal attrayant, dans la région des rêves, des chimères, de la fantaisie.

Certes il y a loin du lettré cultivant la poésie dans son pavillon, au centre de ses parterres, en robe de soie, au milieu des visites qu’il doit accueillir par trois saluts, trois fois répétés, au poète hindou nu sur sa peau d’antilope, établissant, au sein d’une forêt sauvage, les règles les règles du rhythme, les lois de la grammaire, les dogmes d’une philosophie tour à tour subtile et extravagante. Mais comme au fond de la société la plus policée, la plus circonscrite, la plus gênée dans ses mouvements naturels par les exigences de l’étiquette et du cérémonial, il y a toujours le peuple qui suit plus librement ses instincts, de même dans l’esprit le plus cultivé, le plus transformé par l’éducation classique, il reste encore, s’il est de bonne trempe, cette corde intime de l’imagination, qui sait vibrer en son temps. C’est la source cachée au flanc du roc qui s’échappe tout à coup et ranime la plaine par une fraîcheur inattendue.

Cette veine féconde ne fait point défaut dans le San-Koué-Tchy ; un travail d’aussi longue haleine exigeait des repos ; il fallait que l’auteur sût

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère ;


l’écrivain chinois n’a pas méconnu cette loi d’une poétique qu’il ignorait. Il s’agissait de dérouler sans confusion les scènes multipliées d’un drame qui dura un siècle et eut pour théâtre le plus vaste empire de l’Orient ; de faire vivre une quantité effrayante de personnages historiques qui devaient conserver le caractère reçu de personnages fictifs qui, bien que secondaires, devaient, sans nuire à l’action, soutenir l’édifice du roman, en remplir les vides, graviter, à l’état de satellites, autour des principaux rôles. Les pièces capitales de la machine épique étant données, il restait à les faire mouvoir au moyen de rouages artistement combinés. L’auteur avait à fondre l’histoire dans le roman, à puiser dans les annales la réalité, dans son imagination la fiction poétique. Le thème, ainsi posé, a produit un ouvrage qui n’est ni le roman de chevalerie du moyen âge en Europe, ni le roman historique de nos jours, ni la chronique sérieuse, telle que l’entendaient les Romains, mais qui résume assez bien les éléments principaux de ces genres divers. Sans jamais tomber comme Ctésias dans la fable ignorante, l’auteur ne s’abstient pas de donner dans le merveilleux, dans les présages à la manière d’Hérodote. Les discours, les tirades oratoires, à la façon de Tite-Live, abondent dans le San-Koué-Tchy et lui impriment ce caractère de vérité, d’authenticité qui séduit chez les grands historiens.

Les intrigues du palais s’y déroulent surtout sous un aspect dramatique, saisissant. On voit le sanctuaire de cette monarchie absolue, enveloppée dans un labyrinthe ténébreux où les pouvoirs se tendent des piéges, où les empereurs peuvent s’anéantir, s’effacer sans que la nation soit jamais initiée à ces redoutables mystères. D’un autre côté, le peuple, séparé de son maître par un intervalle immense, se montre encore comme le réceptacle dans lequel se conservent les traditions de la fidélité, de la loyauté et de la vertu, inaltérées par les nécessités de la politique. Mieux que les grands, toujours prêts à arracher quelque lambeau de ce territoire trop étendu, le peuple respecte l’unité dans l’empire, et se rallie d’instinct à la cause dynastique. Enfin, la classe pauvre est réhabilitée et mise en honneur, ainsi que le principe d’hérédité, dans la personne du principal héros, Liéou-Pey qui, parent de la famille impériale, gagne sa vie à faire des nattes et que les sympathies populaires appellent, en toute occasion, au trône de ses aïeux.

Les guerres, il faut l’avouer, tiennent trop de place dans le San-Koué-Tchy ; toutefois on peut excuser cette surabondance de batailles, en songeant que la guerre est l’expression de l’anarchie, que les combats sont les pièces du procès quand plusieurs prétendants se disputent la couronne. Et puis, nous savons mieux que jamais aujourd’hui combien ces bravades, ces provocations de matamores, ces étranges injures entre héros sont naturelles aux Chinois. À en juger d’après les récits, les batailles, dans ces temps-là, se bornaient à un duel entre les deux chefs ; le vainqueur poursuivait son adversaire jusqu’au milieu des lignes, quand il ne lui coupait point la tête du premier coup, et semait le désordre à travers l’armée ennemie en y faisant de larges trouées. Les ruses de guerre, dont les conseillers gardent la tradition et expliquent l’emploi sous la tente des généraux, nous font assez connaître que les Chinois estiment le succès au-dessus de la gloire. Enfin, pour eux, la guerre a aussi ses traditions immuables ; raisonner sur les détails d’une attaque, c’est encore rendre hommage à l’antiquité.

Dans ces longues campagnes, par terre et par eau, il y a une étude assez curieuse à faire de l’art militaire en Chine. Ce que disent Hérodote, Thucydide, Plutarque, de la stratégie des Romains, des Grecs et des Perses, des sièges de villes, des combats en plaine, des batailles navales, peut servir de comparaison, et l’on s’étonne de voir que des peuples placés aux deux extrémités du monde aient inventé à peu près les mêmes moyens de défense et d’attaque. Il y a même certains faits d’armes fameux dans l’histoire ancienne, qui se trouvent accomplis d’une façon identique dans des circonstances analogues, par des héros chinois ; tant il est vrai que la guerre est un jeu dans lequel les mêmes chances reviennent souvent et provoquent les gens de cœur aux mêmes actes de témérité et de courage. Dans les grandes batailles, la disposition des armées est si parfaitement indiquée, les généraux établissent si distinctement leurs divisions, celui-ci sur une montagne, celui-là derrière un bois, cet autre aux bords d’une rivière, les camps sont si exactement décrits que le lecteur s’intéresse aux mouvements de ces masses plus ou moins belliqueuses dont les piques et les cimeterres reluisent au soleil, dont les bannières flottent au sommet des collines, portant les couleurs, le blason particulier de chacun des chefs. On les suit, on les reconnaît, on attend l’issue du combat avec une certaine anxiété ; et l’écrivain a gagné sa partie.

En marchant sur les pas des grands capitaines de cette époque, on apprend la topographie de la Chine ; on sent que la partie vitale de l’empire, ce sont les plaines, berceau de sa monarchie, qui s’étendent entre les deux fleuves, le Kiang et le Hwang. Et comme rien n’a changé dans ce pays immobile, l’histoire d’une guerre intestine, quelque reculée qu’elle soit, permet de lire bien avant dans le cœur de la nation chinoise. Aujourd’hui que des circonstances nouvelles se préparent, ce qu’il importe le plus de connaître, ce sont le caractère du peuple des provinces intérieures, les ressources du pays, les productions du sol, tout ce réseau de fleuves et de rivières qui, en tombant à la mer par deux bouches, semblent ouvrir deux routes aux navigateurs européens. Le San-Koué-Tchy, sous ce rapport, offre un intérêt véritable. Les Chinois, qui se cachent si bien chez eux, se trahissent à plaisir dans leurs écrits, et c’est peut-être à cause de cela qu’un édit impérial défend la sortie des livres.

Comme toutes les nations arrivées à un certain raffinement de civilisation, comme celles aussi chez qui le sentiment du passé est plus vif que l’instinct de l’avenir, la nation chinoise a, au plus haut degré, la passion des petites chroniques et de la littérature facile qui lui retracent son histoire sous une forme agréable à saisir. Les peintures répandues à profusion sur les vases, sur les coupes, sur les paravents, sur les éventails, et qui nous semblent tout simplement bizarres ou amusantes, sont, pour ainsi dire, les illustrations des nouvelles, des petits poëmes, des légendes les plus estimés et les plus populaires. Le peuple les comprend et les aime, mieux que chez nous il ne sent les beautés d’un art étranger inutilement exposées sous ses yeux. En Chine, il n’y a donc point entre l’artiste et l’homme de la foule cette barrière (qui n’existait pas non plus chez les Grecs) dont l’effet est d’intercepter les rayons du génie destinés à éclairer le peuple. Pourvu qu’un Chinois connaisse les points principaux de son histoire, soit un peu initié à sa propre littérature, il possède l’intelligence de tout ce que les arts peuvent reproduire autour de lui.

Quant aux ouvrages littéraires, l’imprimerie les a répandus en Chine sous tous les formats ; on y trouve des éditions académiques, impériales, revêtues du Dragon à cinq griffes, des éditions vulgaires faites à Kwang-Tong et à Nan-King, jusqu’à des éditions diamants que l’étudiant de mauvaise foi peut glisser dans sa manche aux jours de concours et d’examen. Le public, la masse des demi-lettrés ne s’élève guère dans ses lectures jusqu’aux textes qui sont le sujet des thèses pour le doctorat ; il s’en tient aux nouvelles, aux nombreux romans qui le flattent par des peintures de mœurs, par des récits historiques ou imaginaires. Entre toutes les productions de ce dernier genre, on en compte quatre que la Chine regarde comme ses chefs-d’œuvre littéraires ; après, toutefois, les livres classiques auxquels le premier rang est réservé. Or, en tête des quatre romans d’élite, se place le San-Koué-Tchy. Moins concis que les ouvrages anciens, moins diffus que les textes modernes, il représente le style moyen, sévère, soutenu, qui convient à l’histoire. S’il était permis de hasarder une comparaison, on pourrait dire que l’auteur du San-Koué-Tchy ressemble par sa diction aux écrivains français de la première moitié du XVIIe siècle, en ce sens surtout qu’il incline vers les formes anciennes. Il est nourri de la lecture des vieux maîtres ; les lettrés de nos jours l’ont accepté comme un classique. Son œuvre a été lue et relue si souvent, que les éditions vinssent-elles à périr, il vivrait encore dans la mémoire des étudiants et du peuple. À ce sujet on peut citer une aventure touchante.

Un missionnaire français (il serait facile de dire son nom), établi depuis longtemps en Chine, parcourait, sous le costume du pays, l’une des grandes villes de l’Empire. Derrière lui, une voix inconnue fait retentir le nom malsonnant d’étranger !… La foule s’assemble menaçante. Le prêtre est entouré à l’instant ; s’il tremble, s’il se trouble, il est perdu !… les supplices l’attendent. Animé d’un de ces instincts subits que fait naître l’imminence du péril, le missionnaire ose affronter la foule irritée. Tandis que le peuple répète en s’agitant qu’il faut conduire l’étranger devant le mandarin, lui il s’élance sur une table au milieu du marché. — Insensés, s’écrie-t-il avec calme, vous me prenez pour un barbare de l’Ouest ! Quelle folie ! Un barbare venu de la mer Occidentale réciterait-il comme moi ces belles pages du San-Koué-Tchy ? — Et aussitôt, sans s’arrêter, sans se trahir par une prononciation vicieuse ou incertaine, il débite tout un chapitre de ce livre cher au peuple. Bientôt la foule apaisée écoute en silence, les visages où ne se peint plus la colère sont tournés avec extase vers le prêtre qui récite des passages choisis de la chronique. Peu à peu des murmures approbateurs se font entendre et le missionnaire, menacé il y a quelques instants des tortures de la mort, a quelque peine à se dérober aux applaudissements de la populace émue. Apaiserait-on mieux les gondoliers de Venise, en les charmant avec les strophes harmonieuses de la Jérusalem délivrée ?

Tout homme instruit, dit le proverbe chinois, doit avoir lu San-Koué-Tchy au moins une fois. Le fait rapporté plus haut prouverait presque que l’adage a force de loi ; au moins démontre-t-il à quel point le goût et la connaissance de la littérature sont répandus en Chine. Mais un ouvrage qui fait les délices du céleste Empire a-t-il quelque chance de succès chez nous ? La grande popularité dont il jouit parmi toutes les classes de la société chinoise, à Kwang-Tong comme à Pé-King, n’indique-t-elle pas un genre de beautés approprié au goût local et peu en harmonie avec celui de l’Europe ? Cette question est difficile à résoudre ; cependant n’a-t-on pas le droit d’espérer qu’un ouvrage, qui fait l’admiration d’un peuple policé à sa manière, peut au moins piquer la curiosité, exciter l’intérêt d’un autre peuple plus avancé en civilisation et qui se plaît à comparer entre eux tous les monuments du génie humain ? Quand un cadre historique donne de la solidité à l’édifice littéraire, on peut accorder à l’ouvrage une certaine valeur intrinsèque, en dehors de l’influence secondaire des temps et des lieux. Le roman, la nouvelle, l’élégie même qui viennent çà et là se glisser dans le récit, sans nuire à l’action, et s’y incorporent de telle sorte qu’on arrive au bout du hors-d’œuvre avant d’avoir senti qu’on sortait du domaine de l’histoire ; les épisodes variés ne sont pas d’ordinaire ce qui rebute le lecteur. Sur tous les théâtres, la scène s’anime davantage aux endroits où les héros redevenus hommes sous le costume de convention, montrent mieux à travers la cuirasse et la pourpre, les mouvements de leurs cœurs. Quant aux noms propres, si peu harmonieux à nos oreilles, si peu différenciés quelquefois qu’il y a confusion par le nombre, il devient moins difficile de les appliquer à ces personnages dont le portrait peint en pied se grave dans l’esprit, grâce aux traits qui les caractérisent ; chacun d’eux ayant son attribut moral par lequel il se distingue aussitôt, comme les dieux du paganisme grec et indien, par l’emblème qui leur est propre.

La période de quatre-vingt-dix-sept années que retrace le San-Koué-Tchy, forme près d’un volume, c’est-à-dire la dixième partie environ de la collection complète des Annales Chinoises, rédigées en français par le père Mailla. Tout en rejetant la fiction pour ne s’attacher qu’à la réalité, le savant missionnaire a souvent reproduit des discours empruntés au roman ou plus tôt que le roman lui-même avait puisés dans les textes officiels. Quelle page dans l’histoire du céleste Empire que cette révolution d’un siècle ! et une pareille crise ne pouvait durer moins chez un peuple qui en était à son moyen âge, au premier siècle de l’ère chrétienne, et voyait déjà périr tant de nations anciennes, moins vieilles que lui !

En comparant la marche du roman avec celle des faits tels que les rapporte le père Mailla, on se convainc que le San-Koué-Tchy tient d’assez près à l’histoire ; puis il se présente une seconde réflexion ; c’est qu’on ne peut guère aborder un travail sérieux dans les études chinoises, sans rencontrer devant soi les missionnaires. Ces hommes de science et de dévouement, si versés dans la pratique de la langue du céleste Empire, dans la connaissance géographique de cette contrée dont ils dressaient des cartes, si bien au fait des mœurs et des habitudes d’une cour à laquelle plusieurs d’entre eux occupaient des emplois, d’un peuple avec lequel ils vivaient dans l’intimité, ces religieux si savants ont pénétré, il y a deux siècles, au cœur de cette région qui attire aujourd’hui les regards de l’Europe. D’où vient qu’on semble oublier ou presque méconnaître leurs travaux ; qu’on attende d’un prochain avenir la découverte de ce même pays, sur lequel les missionnaires nous ont communiqué tant de documents positifs d’une valeur certaine ? La Chine va s’ouvrir, dit-on ! mais, toute fermée qu’elle était, ne nous a-t-elle pas livré les secrets de sa longue existence, de son organisation, de ses révolutions multipliées, et cela, dans les monuments de sa littérature ? Parmi ces ouvrages précieux, il y en a de traduits par des hommes compétents ; il y en a d’autres qui, rangés en bon ordre et classés avec soin dans les salles de la Bibliothèque royale, attendent des traducteurs ; trésors précieux, dont un catalogue raisonné fera mieux estimer la valeur. Ce sont là les deux sources auxquelles on pourra longtemps encore puiser avec fruit, jusqu’à ce que les relations nouvelles prêtes à s’établir avec le céleste Empire, aient produit les résultats qu’on en attend.


IV.


Les observations générales que nous venons de présenter s’adressent au plus grand nombre des lecteurs, à ceux qui, ne connaissant pas la langue chinoise, doivent forcément s’en rapporter au traducteur. Il nous reste à donner quelques explications aux érudits, à leur faire connaître quelle version nous avons suivie, et pourquoi nous avons adopté dans notre ouvrage une marche qui pourrait sembler arbitraire.

Le San-Koué-Tchy, histoire des Trois Royaumes, a été rédigé sous la dynastie des Mongols, par le lettré Lou-Kouan-Tchong.

On en trouve à la Bibliothèque royale plusieurs éditions, mais notablement deux ; l’une, accompagnée de planches, imprimée avec soin en caractères élégants et ponctuée ; l’autre, moins soignée dans les détails d’exécution, non ponctuée, mais enrichie d’une version tartare-mandchou interlinéaire, c’est-à-dire d’une traduction en une langue phonétique, fidèle et précise. C’est à cette dernière que nous nous sommes attaché ; l’exemplaire, légèrement fatigué, prouve que bien des savants y ont lu ce mémorable ouvrage avant qu’il tombât entre les mains inhabiles qui essaient aujourd’hui de le façonner au gré du lecteur européen. De plus, la traduction tartare présente un si grand secours, qu’il n’y avait pas à hésiter un instant entre les deux éditions ; et, à ce propos, citons le passage qui se trouve dans la préface jointe à l’Art militaire des Chinois, sous le titre de discours du traducteur[4] : « On a un grand avantage lorsqu’on possède les deux langues, je veux dire la langue chinoise et celle des Tartares-Mandchoux. Lorsqu’on ne comprend pas le chinois, on a recours au tartare, et lorsqu’on est embarrassé de retrouver le vrai sens dans le tartare, on ouvre le livre chinois, ou, si l’on veut mieux faire, on les a continuellement l’un et l’autre sous les yeux… »

Cette phrase un peu naïve peut être commentée ainsi : la version tartare ne doit jamais avoir le pas sur la version chinoise, qui est originale ; on la consulte dans les passages difficiles, surtout dans le style ancien, avec beaucoup de profit. Puis, lorsque, embarrassé par la syntaxe un peu trop simple du mandchou, on a saisi les mots sans pouvoir se rendre compte du sens, on retourne au chinois ordinairement plus logique dans la construction de ses courtes périodes, et enfin, les deux textes sous les yeux, à force de comparer l’image de celui-ci avec la lettre de celui-là, on déchiffre. « La langue tartare, beaucoup plus claire, sans comparaison, dit le même traducteur, méthodique comme nos langues d’Europe, a néanmoins ses difficultés ; elle n’explique souvent certaines obscurités chinoises que par d’autres obscurités, parce que la plupart des traducteurs, fidèles à la lettre, ne s’embarrassent pas trop du sens… » Cela revient à dire que, d’abord, les Orientaux n’écrivant pas pour nous, ne songent guère à résoudre les difficultés qui nous arrêtent, et que, ensuite, une langue aussi peu travaillée que celle des Mandchoux, un idiome dénué de littérature propre et voué aux traductions, ne peut faire que calquer timidement, aveuglément même, un texte donné.

Quelque imparfaite que soit cette langue, elle est un secours, et dans les études orientales tout secours est une bonne fortune dont il faut se mettre en état de profiter. Il n’y a pas un ouvrage chinois, de quelque importance, qui n’ait été traduit en mandchou, depuis que la dynastie des Tay-Tsing occupe le trône ; la langue des conquérants, de l’armée, de la cour, est le mandchou, et c’est celle que les Russes étudient le plus volontiers, à cause de son utilité pratique ; eux qui abordent la Chine par la Tartarie. Autant la connaissance de cet idiome seul serait insuffisante à qui voudrait étudier les monuments littéraires du céleste Empire, autant elle est indispensable à qui veut comprendre à fond la langue chinoise, la décomposer dans toutes ses parties, en analyser la syntaxe, en deviner la grammaire ; car il n’y a pas de langage sans grammaire. Là où les flexions manquent pour indiquer l’action du verbe sur le régime, le rapport des mots entre eux, il y a nécessairement des règles de position qui en tiennent lieu ; ce que le raisonnement fait pressentir, la traduction fidèle et parfois servile des interprètes tartares le prouve d’une façon irrécusable.

Il nous semble donc que l’on s’est trop peu occupé en France de l’étude du mandchou, et nous ajouterons aussi qu’on ne doit pas s’en prendre à M. le professeur du Collége de France. Les auditeurs du cours de chinois ont longtemps témoigné une certaine répugnance à aborder cet idiome secondaire, et nous avons partagé nous-même cette prévention jusqu’à ce que l’expérience nous ait forcé à changer d’avis. De nos jours où les distances s’effacent, tout idiome pratique acquiert de l’importance. Klaproth, qui a publié une chrestomathie mandchou, n’était pas Français, et l’excellente grammaire dont on fait usage aujourd’hui est publiée à Altenbourg. L’auteur, M. Conon de la Gabelentz, a en quelque sorte travaillé pour la France, puisqu’il a écrit son ouvrage dans notre langue, et nous devons l’en remercier bien sincèrement. Le dictionnaire du P. Amiot, publié par M. Langlès, a des défauts trop essentiels, il est trop dénué d’exemples et d’explications grammaticales, pour qu’on y puisse trouver autre chose que la traduction des mots. Toutefois, il faut nous en tenir encore au lexique du savant missionnaire, et nous rappeler avec reconnaissance les admirables travaux qui honorent son zèle et son mérite ; s’il n’a pu tout achever également, que de routes il a ouvertes !

La version du San-Koué-Tchy que nous avons adoptée forme huit volumes in-8o et se compose de vingt-quatre livres renfermant chacun dix chapitres. Nous avons respecté la division principale en livres, sans nous astreindre à reproduire la division en chapitres, afin d’embrasser dans un même cadre toute une action, tout un épisode. Cependant nous avons eu soin d’indiquer en note la page du texte, chaque fois qu’il y a changement de chapitre.

On nous pardonnera sans doute d’avoir pris cette liberté ; mais le lecteur (de nos jours, un ouvrage chinois doit-il trouver des lecteurs ?) sera-t-il aussi indulgent pour les fautes nombreuses qui nous ont échappé, pour celles qui trahiront, aux yeux du sinologue exercé, notre insuffisance ? Absoudra-t-on le traducteur qui s’est condamné lui-même en corrigeant dans des notes les erreurs qu’il a reconnues après coup ? Ne s’étonnera-t-on pas qu’il ait audacieusement abordé le plus célèbre, le plus estimé des ouvrages littéraires de la Chine, ne lui reprochera-t-on pas d’avoir tenté imprudemment une œuvre au-dessus de ses forces ? Le bel épisode de la mort de Tong-Tcho traduit d’une façon si sûre et si ferme par M. Stanislas Julien, inséré tel quel à sa place, ne fera-t-il pas mieux ressortir l’infériorité de ce qui précède et de ce qui suit ? Si, d’une part, les sinologues improuvent ce travail, si, de l’autre, le public ne trouve point, dans l’ouvrage en lui-même, l’intérêt qu’il espérait y rencontrer, quelle récompense obtiendrons-nous de tant d’efforts ?

Telles sont les craintes fort naturelles qui nous assiègent au moment de faire paraître ce premier volume de la traduction du San-Koué-Tchy. Ce qui les augmente encore, c’est que nous avons été honoré, pour notre part, des encouragements que M. Villemain, ministre de l’instruction publique, a accordés généreusement aux diverses branches des études orientales. Cet ouvrage a été entrepris sous ses auspices ; voilà pourquoi nous l’avons choisi parmi les plus importants, et jusqu’à un certain point, les plus difficiles de la littérature chinoise.


Avertissement


Ce premier volume ne contient que la traduction des trois premiers livres, c’est-à-dire du premier volume du San-Koué-Tchy. Notre première idée avait été d’abréger le tout, de resserrer l’ouvrage uniformément, de manière à le concentrer, à le réduire dans ses proportions un peu moins extravagantes. Peut-être suivrons-nous ce plan dans la suite, mais il nous a semblé préférable de donner intégralement en français au moins tout ce volume ; la partie historique du San-Koué-Tchy étant reproduite aux tomes II et III du Père Mailla, que restait-il de nouveau si nous retranchions la partie romanesque ? C’est donc une traduction en cinq ou six volumes que nous avons entreprise, et nous la conduirons jusqu’au bout, si le public accueille avec indulgence l’essai que nous lui présentons aujourd’hui. Nous avons lieu d’espérer et de promettre même qu’en avançant dans ce grand poème en prose, nous serons plus maître de ce style serré et élevé, plus habitué à la marche de l’auteur chinois, et que peu à peu notre travail deviendra plus acceptable. C’est une rude besogne de traduire, sans s’arrêter, huit gros volumes d’un roman historique aussi compliqué ; personne peut-être n’aurait le courage de le lire dans son entier d’un seul coup. Nous devons supposer qu’il sera reçu moins défavorablement par volumes publiés successivement, sans trop de retard, avec soin, accompagnés, comme celui-ci, de notes, d’éclaircissements et de rectifications.



  1. C’est sa traduction même que nous avons textuellement reproduite, liv. II, ch. III, pag. 125 à 131.
  2. Son surnom ou nom honorifique, Hiuen-Té, signifie vertu obscure, vertu qui ne cherche pas à briller.
  3. Voir Mémoires sur les Chinois, art militaire, vol. VII.
  4. Vol VII, p. 9 des Mémoires sur les Chinois.