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Histoire des Trois Royaumes/V, VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 188-201).


CHAPITRE VI.


Aventures de Yun-Tchang après sa soumission.


I.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C. ] Tsao-Tsao ayant retiré ses troupes, Yun-Tchang rentra dans la ville avec sa division vaincue ; la population était parfaitement tranquille. Il se dirigea donc vers la demeure des deux femmes de Hiuen-Té ; celles-ci, averties de son approche, coururent a sa rencontre en lui criant : « Où est notre époux ? — Je n’en sais rien, » répondit le héros qui restait à genoux et pleurait. Puis, aux deux femmes qui lui demandaient la cause de sa douleur, il raconta les événements que nous avons vus se dérouler plus haut ; et il ajouta : « Avant de vous avoir parlé, je n’ai rien osé arrêter d’une façon définitive ; maintenant que je songe à mon frère aîné, maintenant que je parais devant vous, les larmes les plus amères s’échappent de mes yeux. »

De leur côté, elles lui racontèrent comment à son entrée dans la ville, l’armée de Tsao, dont elles n’attendaient que la mort, n’avait commis aucun acte de violence ; comment aucun soldat n’avait franchi le seuil de leur porte. Les conditions posées par lui, elles les acceptaient ; était-il besoin qu’il les consultât ? Seulement elles craignaient qu’un jour Tsao ne permît point au héros d’aller rejoindre son frère adoptif. « Rassurez-vous, répondit Yun-Tchang ; si je suis en vie, je vous le jure, je reverrai mon maître. Tsao m’a fait une promesse solennelle, et si des regrets tardifs l’empêchaient de la tenir, quel homme voudrait jamais se soumettre à lui ? — Frère, répliquèrent-elles, réglez toutes choses ; ce n’est point à des femmes comme nous qu’il convient de diriger les affaires. »

La-dessus, après avoir pris congé d’elles, Yun-Tchang partit avec une dizaine de cavaliers pour faire sa soumission. Tsao avait envoyé à sa rencontre les chefs de son armée ; les conseillers militaires s’y portèrent également, et le ministre en personne alla le recevoir hors des portes du camp. Descendant de cheval, Yun-Tchang se prosterna ; et comme Tsao lui rendait les mêmes politesses, il s’écria : « Le chef d’une armée vaincue est profondément touché, seigneur, de la bonté que vous avez eue de lui laisser la vie. Oserait-il recevoir de vous des marques d’un pareil respect ? — Je vous tiens depuis longtemps pour loyal et fidèle, répondit Tsao ; pouvais-je songer à frapper un homme comme vous ? Que suis-je ? Un ministre des Han ; vous êtes aussi au service de l’Empereur, et quoique nos rangs, nos positions ne soient pas les mêmes, j’honore vos qualités supérieures[1] ! »

« Votre émissaire a été chargé de vous transmettre pour moi les trois conditions que je propose, reprit Yun-Tchang ; j’espère que votre excellence, dans sa généreuse bonté….. — Quand je promets, dit Tsao, je m’adresse à tous les hommes de la terre ! Une promesse sur laquelle se repose le monde entier, pourrais-je donc ne pas l’accomplir ? — Dans le cas où mon maître serait vivant, je l’irai chercher partout, fallût-il me précipiter dans les flots ou dans les flammes. Mais je crains qu’au moment décisif, il ne me soit plus permis de partir… Seigneur, je vous en prie, accordez-moi cette grâce ! — Si Hiuen-Té est en vie, certainement vous irez le rejoindre ; mais il y a tout lieu de craindre qu’il n’ait péri dans le désastre de son armée ! Rassurez-vous ; que tout reste bien établi ainsi qu’il est convenu. »

Yun-Tchang témoigna sa reconnaissance à Tsao, qui célébra un magnifique festin en son honneur. Le lendemain, l’armée victorieuse s’était mise en marche pour revenir dans la capitale ; le premier ministre fit partir une division en avant. Un char fut préparé par Yun-Tchang, qui pria les deux femmes d’y prendre place, et les escorta lui-même avec ses propres troupes. Par ordre de Tsao, des émissaires avaient été chargés de veiller à ce que la nourriture et tout ce dont elles auraient besoin ne leur manquassent pas sur la route. Enfin, après avoir atteint la capitale, chacun des corps de l’armée retourna à son camp.

Un palais avait été assigné pour résidence à Yun-Tchang, conformément aux volontés du premier ministre ; le héros le sépara en deux corps de logis. Devant les portes des appartements réservés, dix vieux soldats de sa division faisaient la garde ; lui-même, il s’établit dans la partie la plus avancée de l’édifice[2]. Tsao le présenta à l’Empereur ; le jeune prince ordonna à son ministre de lui donner un grade supérieur ; celui de général en campagne lui fut aussitôt accordé, et il se retira après avoir témoigné au souverain toute sa gratitude. Le lendemain, Tsao convoqua tous les mandarins civils et militaires à un festin, dans lequel Yun-Tchang occupa la place d’honneur : après la fête, il lui envoya en présent cent pièces d’étoffes précieuses de toutes couleurs, des vases d’or et d’argent ; riches cadeaux que celui-ci remit aux femmes de son frère adoptif.

Depuis qu’il était dans la capitale, Yun-Tchang recevait du premier ministre les plus remarquables politesses ; au troisième jour, c’était un simple repas, au cinquième, un festin d’honneur. Quand il montait à cheval et quand il mettait pied à terre, de l’or et de l’argent lui étaient accordés ; dix charmantes filles lui furent aussi envoyées pour le servir. Il ne voulut rien accepter ; les belles esclaves, il se hâta de les abandonner aux deux femmes de Hiuen-Té ; l’or, l’argent, les étoffes précieuses qui lui arrivaient ainsi, il remettait tout cela dans un endroit particulier qui tenait lieu de trésor, après en avoir écrit le détail exact. Tous les trois jours il se permettait de franchir une fois les portes de la partie réservée de sa demeure, pour aller devant l’entrée du gynécée saluer les deux dames et leur demander des nouvelles de leur santé. Celles-ci s’informaient de leur époux ; et le frère dévoué ne les quittait que quand elles lui permettaient de se retirer[3].

Tsao qui savait tous ces détails, redoublait d’attention à l’égard de Yun-Tchang ; mais celui-ci restait triste. Un jour, ayant remarqué que le héros portait une tunique de guerre, faite de soie brochée d’une couleur verte, passablement usée, le premier ministre en choisit une parmi les siennes qui était toute brodée de nuances diverses, et la lui donna. Yun-Tchang l’accepta, mais il la mit en dessous, portant par-dessus celle qui attestait de longs services ; puis, comme Tsao riait un peu de cette économie excessive, il répondit : « Ce n’est point par extrême économie que j’agis de la sorte. — Mais, dit Tsao, en ma qualité de ministre des Han, ne puis-je donc pas vous faire présent d’une tunique ? Pourquoi la cachez-vous sous cette autre qui est tout usée, si ce n’est par économie ? »

Yun-Tchang répondit : « Cette tunique, je l’ai reçue jadis du seigneur Hiuen-Té, parent de l’Empereur ; tant que je la porte sur moi, il me semble le voir ; irais-je préférer celle que votre excellence me donne aujourd’hui, et mépriser ainsi ce vieux cadeau d’un frère ? Voila pourquoi je garde celle-ci ! — Sublime fidélité ! » s’écria Tsao avec admiration.

Mais si le premier ministre louait de bouche la loyauté de principes qui distinguait le héros, dans son cœur il s’en affligeait. Yun-Tchang, après cette entrevue, était rentré dans sa demeure ; le lendemain, on lui annonça que dans les appartements intérieurs les deux dames se jetaient à terre de désespoir, en poussant des sanglots, sans qu’on devinât la cause de leur douleur. Pressé de se rendre vers les deux femmes désolées qui l’appellent, il rajuste ses vêtements, et se précipite à genoux devant la porte en demandant ce qui se passe ; elles le prient de se relever.


II.[4]


La cause de cette grande douleur, l’une des deux dames (nommée Kang) l’apprit a Yun-Tchang, et répondant à ses questions, elle dit qu’elle avait vu en rêve son époux Hiuen-Té tomber dans une fosse[5]. Elle en concluait, avec l’autre dame (nommée My), que leur mari était descendu au bord des neuf fontaines ! Il leur fit entendre qu’on ne devait pas accorder une grande confiance à des songes ; cette vision n’était-elle pas produite par les inquiétudes d’un cœur tourmenté ? Il les engagea à se remettre de cette vaine frayeur, et à plusieurs reprises, essaya de les rassurer.

Sur ces entrefaites, Tsao-Tsao l’ayant invité à un repas, il prit congé des deux dames et se rendit au palais. Le ministre remarqua qu’il avait les yeux rouges ; Yun-Tchang lui répondit : « Les deux femmes pensent à leur époux, elles pleurent sans cesse, et moi je ne puis maîtriser mon émotion ! » Tsao sourit, puis chercha a le calmer, à l’exciter à boire ; le héros, après avoir bu quelques coupes de vin, prit à deux mains sa longue barbe (enfoncée sous sa tunique) et dit : « Depuis que je suis au monde, il ne m’a pas été donné de rendre service à la dynastie ; j’ai abandonné comme un ingrat mon frère d’adoption !….. Je suis un homme inutile ! »

« Combien de poils avez-vous à votre barbe, demanda Tsao ? – Cent, répondit Yun-Tchang ; à l’automne il m’en tombe quatre ou cinq ; aussi, pendant l’hiver, je les tiens constamment enveloppés et cachés dans un morceau de gaze noire, dans la crainte de les perdre tout à fait. Seulement, quand je vais voir quelque personne de distinction, je les laisse flotter. » Le premier ministre lui donna deux pièces de gaze brochée, pour qu’il en fit une bourse dans laquelle il pût enfermer sa barbe ; le lendemain il se présenta devant l’Empereur avec cet ornement. Surpris de lui voir pendre sur la poitrine cette bourse étrange, le prince l’interrogea ; Yun-Tchang répondit que sa barbe étant fort longue, son excellence le premier ministre lui avait fait cadeau de cette gaze, dans laquelle il ramassait les poils de son menton. La-dessus l’Empereur lui fit délier la bourse, et voyant flotter une barbe qui tombait jusqu’à la ceinture du héros, s’écria : « Vous êtes le guerrier à la belle barbe ! » Depuis lors, ce surnom lui resta parmi les officiers du palais[6].

Cependant Tsao remarquait que Yun-Tchang, malgré les beaux cadeaux qu’il lui faisait, gardait une figure attristée. Un jour qu’il l’avait invité à dîner, il s’aperçut, en le reconduisant à la porte du palais, qu’il montait un cheval usé. « Seigneur, lui dit-il, vous avez la une bien mauvaise monture ! — C’est que je suis lourd, répondit le guerrier, et la pauvre bête s’est éreintée a me porter sur son dos ! » Aussitôt le premier ministre ordonna à ses suivants de lui en prêter un meilleur. Il fut bien vite amené ; c’était un coursier couleur de braise ardente, aux yeux grands et ouverts comme des clochettes. « Le reconnaissez-vous, demanda Tsao en le lui montrant du doigt ? — Ce ne peut être que le coursier de Liu-Pou, le fameux Lièvre-Rouge[7]. — Lui-même ; je n’ose monter un pareil animal ; vous seul, seigneur, vous seul pouvez vous en servir. » Et il le lui offrit tout équipé. Dans sa joie, le héros s’agenouilla respectueusement.

Cette fois Tsao s’emporta : « Quoi ! je vous ai donné de belles esclaves, de l’or, des étoffes précieuses, et jamais encore vous n’aviez fléchi le genou devant moi ! Maintenant que je vous fais présent de ce cheval, vous montrez de la satisfaction, et vous vous jetez deux fois à genoux ! Pourquoi donc mépriser l’homme et apprécier tant l’animal ? — Ce cheval, répondit Yun-Tchang, je le sais capable de parcourir cent lieues en un jour ; aujourd’hui que je suis assez heureux pour le posséder, dès que je connaîtrai la retraite de mon frère, fût-il à cent lieues, je pourrai le rejoindre avant le lendemain ! » La-dessus il prit congé ; Tsao aurait bien voulu, en ce moment-la, ne pas lui avoir livré ce cheval si rapide ! Il appela même Tchang-Liéao et lui demanda comment il se faisait que, malgré tant de bons traitements, Yun-Tchang ne songeât qu’a le quitter. Le mandarin répliqua : « Permettez-moi d’étudier un peu le fond de sa pensée ; je vous répondrai après cet examen ! »

Le lendemain, Tchang-Liéao va voir Yun-Tchang, et dans la conversation il lui dit : « Frère, depuis que je vous ai mis en relation avec son excellence, quelle résolution avez-vous prise ? — Le premier ministre me traite admirablement, répondit le guerrier ; mais si mon corps est ici, mon cœur est avec Hiuen-Té. — Voila qui est mal parlé, interrompit Tchang-Liéao ; les héros, après tout, habitent la terre (et doivent savoir s’y conduire). Quiconque ne discerne pas l’importance des choses, ne mérite pas le nom de héros. Hiuen-Té vous a traité avec égards, je le sais, mais pas mieux, en vérité, que son excellence elle-même. Pourquoi donc songez-vous toujours et exclusivement à la quitter ? — Je reconnais tout ce que son excellence a fait pour moi, mais j’ai reçu de mon frère et maître des bienfaits immenses, et j’ai juré de vivre et de mourir avec lui ; puis-je manquer à mon serment, rester ici toute ma vie ? Dès que je me serai acquitté envers Tsao en lui rendant quelque grand service, soyez-en sûr, je partirai ! »

« Et si Hiuen-Té n’est plus sur la terre, reprit Tchang-Liéao, où irez-vous le rejoindre ?… — Sous la terre, je l’y suivrai, » s’écria le héros.

La résolution du guerrier était donc irrévocable. Tchang-Liéao le comprit et il allait rendre compte de cette conversation à Tsao, quand un scrupule l’arrêta. S’il répétait exactement les paroles du héros, n’était-il pas à craindre que le premier ministre ne cherchât à perdre cet hôte intraitable ? D’autre part, en déguisant la vérité, ne manquerait-il pas à ses devoirs envers son maître ? « Hélas ! se dit-il en soupirant, Tsao est un maître, et partant un père ; Yun-Tchang n’est pour moi qu’un frère aîné(par adoption, par politesse même !) Aux devoirs de jeune frère à frère aîné, on ne peut pas, sans qu’il n’y ait déloyauté, sacrifier ceux de sujet à prince, de fils à père[8]. Mieux vaut être infidèle que déloyal ! »

Il se décida donc à tout dire, et Tsao applaudissant au dévouement de Yun-Tchang, s’écria : « Servir son maître, ne point oublier que c’est la le premier devoir, telle est la marque à laquelle on reconnaît ici-bas l’homme loyal. Quand a-t-il dit qu’il me quitterait ? — Après avoir rendu à votre excellence quelque service signalé qui l’acquitte envers elle ! — Très bien ! Voilà ce qu’on appelle avoir[9] du cœur ! » Sun-Yo (le courtisan) conclut de la qu’il ne fallait point donner à Yun-Tchang l’occasion d’acquitter la dette de sa reconnaissance ; tel fut aussi l’avis de Tsao-Tsao.

Revenons à Hiuen-Té ; réfugié auprès de Youen-Chao, il y passait ses jours et ses nuits dans la douleur et la désolation. « Je n’ai plus aucune nouvelle de mes deux frères adoptifs ; mes femmes, je le sais, sont au pouvoir de Tsao ! D’une part je ne puis secourir l’Empereur ; de l’autre je ne puis protéger ma famille ; et ce sont là les deux premiers devoirs ! N’ai-je pas de graves motifs de me désoler ! » Ainsi disait-il à Youen-Chao qui lui demandait la cause de ses tristesses, et celui-ci parlait toujours de lever des troupes, de marcher sur la capitale ; le printemps, déjà venu, lui offrait une circonstance favorable pour entrer en campagne. Il tint même conseil sur la manière de porter un grand coup à Tsao.

« Tsao vient de soumettre le Su-Tchéou, dit Tien-Fong (l’un des conseillers) ; la capitale n’est plus dégarnie de troupes. Tsao excelle dans l’art de la guerre ; il n’y a pas à compter sur une révolution ; tant faible que soit l’ennemi, gardons-nous de le mépriser ; mieux vaut attendre encore. Reposez-vous, seigneur, sur la défense naturelle que vous offrent les montagnes et les rivières ; laissez se repeupler tous vos états ; au dehors, attachez-vous des généraux habiles ; au dedans, faites prospérer l’agriculture ; préparez tout ce qu’il faut pour soutenir une guerre. Plus tard, en temps opportun, mettez en marche des soldats exercés et portez-vous là où l’ennemi se montrera plus faible ; selon qu’il voudra secourir sur un point l’une de ses divisions menacées, attaquez-le sur un autre. De cette façon, vous tiendrez vos adversaires en échec, et les peuples en haleine. Sans nous fatiguer vainement, nous réduirons l’ennemi aux abois ; en moins de deux ans, le succès pour nous sera complet, et il ne nous aura pas coûté trop cher ! Aujourd’hui, si vous rejettez ce conseil, si vous voulez risquer la partie, peut-être serez-vous trompé dans vos espérances de victoire et vous éprouverez des regrets... qui ne serviront à rien ! »

Youen-Chaovoulait réfléchir encore ; il demanda donc à Hiuen-Té son avis sur la réponse de Tien-Fong. « Les hommes de lettres qui tiennent le pinceau n’aiment pas la guerre et ses périls, répondit Hiuen-Té ; c’est en restant assis du matin au soir devant une table qu’ils gagnent des appointements, et qu’ils vous feront manquer, seigneur, aux plus grands devoirs qui existent sur la terre (ceux au nom desquels vous iriez délivrer le souverain !) — Admirablement répondu, » s’écria Youen-Chao ; et il ne s’occupa plus qu’a rassembler ses troupes au plus vite. En vain Tien-Fong s’acharnait-il a combattre cette résolution : « Vous ne vous entendez qu’aux choses qui touchent les lettres, répliqua Youen-Chao avec colère ; vous jugez très imparfaitement les affaires militaires, et grâce à vous, je négligerais mes premiers devoirs ! Eh bien, reprit le mandarin en frappant la terre de son front, vous méprisez les excellents conseils que je vous donne ; faites défiler vos troupes, et vous serez vaincu ! »

Exaspéré par cette réponse, Youen-Chao lui eût abattu la tête, si Hiuen-Té ne l’avait retenu ; il se contenta de l’envoyer en prison[10], puis distribua dans tous les districts, en faisant un appel aux armes, une proclamation où se trouvaient énumérés tous les crimes de Tsao.

Le conseiller Tsou-Chéou, voyant Tien-Fong emprisonné, rassembla les membres de sa famille, et leur abandonna toutes ses richesses : « Je m’en vais a l’armée, leur dit-il avec tristesse ; si nous sommes victorieux, je ne puis manquer d’atteindre une plus haute position ; si nous sommes vaincus, je périrai avec les autres ! » Et il partit accompagné des larmes de tous ceux qui l’écoutaient.

Par ordre de Youen-Chao, le général de première classe Yen-Léang dut aller, avec l’avant-garde, s’emparer de la ville de Pé-Ma. C’était un guerrier très brave, mais à vues étroites, auquel Tsou-Chéou ne jugeait pas sage de confier, sans contrôle, un pareil commandement. « En vérité, répliqua Youen-Chao, il sied bien à un homme de votre trempe de juger le premier d’entre mes généraux ! » Le principal corps d’armée marcha donc vers Ly-Yang. Liéou-Yen, qui commandait (pour l’Empereur) les provinces de l’est, annonça à la capitale la nouvelle de ce mouvement. A l’instant même, Tsao s’occupa d’être prêt à se porter de ce côté, et Yun-Tchang, informé qu’un corps ennemi menaçait la ville de Pé-Ma, se sentit le désir de l’aller combattre.

Il se rendit donc près du premier ministre, et lui demanda la permission de faire partie de l’avant-garde, pour trouver l’occasion d’acquérir des mérites, et par la de s’acquitter envers lui. Tsao répondit qu’il n’osait pas abuser de son zèle en l’envoyant si loin ; qu’il préférait l’emmener avec lui, son départ d’ailleurs étant très prochain. Là-dessus le héros se retira ; cent cinquante mille hommes, divisés en trois corps d’armées, marchèrent en effet sous la conduite de Tsao lui-même ; le gouverueur LiéouYen dépêchait courrier sur courrier.

Le premier soin de Tsao fut de se diriger avec cinquante mille hommes sur la ville de Pé-Ma. Arrivé près d’une montagne, il s’arrête et promène au loin ses regards. Devant lui, dans la plaine, sont rangés les cent mille soldats composant l’avant-garde commandée par Yen-Léang. Cette vue trouble le puissant ministre ; il n’ose attaquer. Yen-Léang qui l’a vu, s’élance au galop, et Tsao se détournant vers un ancien officier de Liu-Pou, nommé Song-Hien, debout à ses côtés, lui dit : « Vous étiez, si je suis bien informé, un des braves de l’armée de Liu-Pou ; que n’abordez-vous ce général ? » Flatté de cette distinction, Song-Hien saisit sa lance, monte à cheval et part... Mais après trois attaques, il tombe mort devant les lignes.

« Voila un terrible adversaire ! s’écria Tsao épouvanté... — Mon compagnon a été tué, répliqua un autre officier du nom de Wey-Sou ; laissez-moi aller le venger. » Tsao y consent ; le guerrier s’élance armé de sa pique ; au premier choc, sa tête roule dans la poussière.

« Qui donc osera lui résister ? » demanda Tsao ; Su-Hwang s’offrit. Vingt fois il croisa le fer avec Yen-Léang, puis il rentra vaincu au milieu des rangs. Chefs et soldats étaient frappés de stupeur ; Tsao donna le signal de la retraite, tout attristé de la perte de ses généraux ; de son côté le vainqueur avait emmené ses troupes en arrière.

« Je connais bien un homme qui pourrait affronter ce terrible adversaire, dit Sun-Yo. — Quel est-il, demanda le premier ministre ? — Yun-Tchang et nul autre. — Je crains de lui fournir une occasion de me rendre un service (et par suite un prétexte de me quitter) ! — Votre excellence tient beaucoup à ce héros et craint de le perdre ! pourquoi ne pas mettre aux prises ces deux champions ? Si Yun-Tchang est victorieux, vous vous l’attachez par de grandes récompenses ; s’il périt dans le combat, vous êtes débarrassé de l’inquiétude qu’il vous cause ! »

Tsao approuva le conseil ; il envoya chercher Yun-Tchang qui, plein de joie de se voir appelé, alla faire ses adieux aux deux femmes de Hiuen-Té. Elles lui recommandèrent de tâcher d’avoir des nouvelles de leur époux : « C’est la seule chose qui m’occupe, répondit-il, je pars au plus vite ! » Il s’éloigna donc monté sur le Lièvre-Rouge, tenant en main son glaive fameux nommé le dragon vert. A la tête de ses anciens compagnons, il arrive devant la ville de Pé-Ma ; Tsao qu’il va saluer, lui explique quels graves événements se sont passés, comment après la défaite de tant de généraux, il désirait s’entretenir avec lui sur le moyen de triompher de Yen-Léang. « Bien, répliqua Yun-Tchang, laissez-moi aller examiner l’attitude et les forces de l’ennemi. »

Déja Tsao lui a présenté la coupe de vin, et dès qu’on annonce l’approche de Yen-Léang, il emmène Yun-Tchang sur la montagne pour observer les mouvements de son adversaire. Ils étaient assis tous les deux sur la hauteur ; les officiers se tenaient debout autour de Tsao qui montrait du doigt au héros les bataillons de Yen-Léang, rangés en bataille dans la plaine, les bannières étincelant de toutes parts, les piques et les cimeterres serrés comme une forêt, terribles à voir.

« Ces hommes de la rive septentrionale du fleuve Ho, disait-il, ont un aspect qui fait peur ! — Bah ! répliqua Yun-Tchang en souriant, ils sont pour moi comme des coqs d’argile, comme des chiens de faïence ! — Tous les chefs sont rangés en bataille ; les étendards flottent d’un air menaçant ; les hommes semblent des tigres, les chevaux, des dragons malfaisants. — Arcs d’or et flèches de jade (vaine parade) ! — Au pied de la grande bannière, ce guerrier qui paraît sur son coursier, le sabre en main, c’est Yen-Léang[11]. »

À ces mots, Yun-Tchang leva les yeux et aperçut un chef vêtu d’une tunique brodée, couvert d’une cuirasse d’or, à la figure martiale, au visage imposant, et setournant vers Tsao-Tsao : « Ce général, lui dit-il, me fait l’effet d’un[12] homme qui s’est fourré un bouchon de paille sur l’épaule et livré sa tête à qui la veut. — Prenez garde, reprit Tsao ; ne le méprisez pas trop ! Je ne vaux pas grand’chose, interrompit en se levant Yun-Tchang, mais fût-il au milieu de dix mille armées, je vous apporterai sa tête ! — En face des troupes, s’écria Tchang-Liéao, il ne faut pas dire de vaines paroles ; frère, trève de jactance... »

« Qu’on m’amène le Lièvre-Rouge ! » dit Yun-Tchang. Aussitôt il s’élance sur le coursier fameux, brandit son cimeterre redouté et descend la colline au galop. Son casque est suspendu au pommeau de la selle ; ses yeux ronds s’ouvrent comme ceux du phénix, ses sourcils se redressent comme deux vers à soie qui s’allongent ; il arrive hors des rangs. Devant lui, les troupes ennemies, composées des gens venus de la rive septentrionale du fleuve Ho, s’ouvrent et se séparent comme les flots de la mer ; il les divise en deux, se trace entre leurs lignes une large route et galope librement.

Du pied de sa grande bannière, Yen-Léang l’aperçut ; il voulut s’avancer vers lui, et avant d’avoir pu savoir son nom, tomba mort sous le glaive du héros. Quand ils le virent rouler sans vie, ses officiers éperdus prirent la fuite, abandonnant drapeaux, étendards et tambours. Yun-Tchang mit pied à terre, coupa la tête du vaincu, l’attacha au cou de son cheval, remonta précipitamment sur sa selle et, brandissant son cimeterre, sortit du milieu des bataillons ennemis comme s’il eût traversé des lignes fictives de combattants. Les plus renommés parmi les généraux de l’autre rive du fleuve, n’avaient jamais vu d’exemple d’une valeur si extraordinaire ; qui d’entre eux eût osé s’approcher de ce héros ?

Les troupes de Yen-Léang fuyaient en désordre ; celles de Tsao les ayant chargées, en tuèrent une immense quantité. Des chevaux, des cuirasses, des armes de toute espèce restèrent aux mains des vainqueurs. Remontant au galop la colline, Yun-Tchang présenta à Tsao la tête sanglante ; tous les officiers applaudissaient à sa victoire, et le premier ministre lui-même s’écria : « Général, vous êtes plus qu’un mortel ! — Ce n’est pas la peine de parler de si peu de chose, répondit le guerrier triomphant ; mon jeune frère Tchang-Fey[13] irait enlever une tête à travers toutes les armées du monde, aussi facilement qu’il plongerait sa main dans un sac pour en tirer une chose quelconque ! »

Tsao effrayé se tourna vers ses officiers et leur dit : « Dorénavant, si nous rencontrons ce Tchang-Fey, ne l’attaquons pas à la légère. » Et il voulut écrire ce nom sur la doublure de sa tunique, de peur de l’oublier.


  1. L’édition in-18 supprime cette dernière phrase qui est cependant caractéristique dans la bouche de Tsao-Tsao, et la remplace par celle-ci plus banale : « En vous voyant, je sens se réaliser l’espérance de toute ma vie ; » puis, le même texte ajoute en note : Cet accueil est précisément celui que Youen-Chao (voir plus haut page 180) venait de faire à Hiuen-Té. Youen-Chao reçut ce dernier avec une politesse affectée et de vaines promesses ; Tsao-Tsao accueillit le héros vaincu avec un cœur froid et l’affectation d’une grande clémence.
  2. C’est-à-dire qu’il logea les deux femmes de Hiuen-Té dans le corps de logis le plus reculé, et s’établit dans le plus avancé.
  3. Il faudrait savoir par cœur Meng-Tsé pour apprécier cette conduite d’un jeune frère à l’égard des femmes d’un frère ainé, conduite en tout conforme aux rites ; détails de politesses et d’égards respectueux qui ne sont guère dans nos mœurs. Aussi l’édition in-18 dit-elle en note : « De nos jours trouverait-on un frère comme celui-là ? Non ! » La phrase du texte est littéralement celle-ci : « Quand elles disaient : beau-frère, ne vous gênez pas ! — Alors il osait prendre congé. »
  4. Vol. II, livre V, chap. X, page 113 du texte chinois-mandchou.
  5. En tartare-mandchou eié, ce qui peut signifier trappe, et par suite piége. Descendre au bas des neuf fontaines, veut dire mourir, comme on l’a vu plus haut.
  6. A tous ces détails singuliers, l’édition in-18 ajoute çà et là les réflexions suivantes : Quand on a bu, le cœur se dilate ; le héros profita de cette situation d’esprit pour délier sa barbe. Tsao-Tsao ne lui répondit point par une parole de consolation qui se rapportât au sens intime de ce monologue, mais il l’interrogea sur sa barbe, comme le touchant de plus près. Il voulait à toute force allonger la conversation et l’étendre sur des sujets vagues ; car il connaissait bien l’art d’amener les gens à s’ouvrir à lui. En prenant soin de sa barbe, Yun-Tchang ne faisait qu’imiter d’autres héros de l’antiquité. Flatter un homme directement ou vanter sa barbe, c’est toujours se l’attirer par des compliments.
  7. Voir vol. I°, page 59, et vol. II, page 89. L’édition in-18 ajoute : Depuis la scène qui s’est passée devant le pavillon de Pé-Men, ce coursier avait disparu sans qu’on sût où il se trouvait ; maintenant le voilà qui rentre en scène. — L’homme choisit son maitre ; le cheval choisit le sien ; tant mieux ! — Le Lièvre-Rouge a désormais celui qui peut lui convenir. Le guerrier à la face rouge et le coursier de même couleur, c’est comme la lagune et le vaste firmament (comme le ciel qui se reflète dans le lac, comme la chose et l’image). — Ce n’était point à propos du cheval, mais à la pensée de son frère ainé qu’il s’agenouillait ! — Et plus tard on a écrit les vers que voici :

    « Dans les guerres désastreuses qui signalèrent l’époque des Trois Royaumes, un héros surgit,
    Qui seul se tint à part, et chez qui le sentiment de fidélité s’éleva bien haut.
    Un ministre fourbe, des généraux pervers lui prodiguèrent vainement des marques d’égards et de respect ;
    Ils ignoraient donc que jamais ce guerrier ne se soumettrait à Tsao.
  8. En chinois, le mot y exprime la fidélité au prince, la loyauté ; le mot tchong représente l’obéissance due au frère ainé, une fidélité, pour ainsi dire, au second chef. — Tout ce chapitre est fort difficile, en ce qu’il fait allusion aux rites et reproduit le plus souvent des expressions anciennes, que l’interprète mandchou rend presque toujours par des mots analogues, sans éclaircir la pensée.
  9. En chinois Jin, être humain ; ce que le manchou traduit par sain moutchilengué niyalma, bono corde praeditus homo.
  10. L’éditeur de la version populaire était un lettré ; aussi dit-il en note : En n’écoutant point les avis de ce mandarin, Youen-Chao s’attira la honte d’une défaite. Était-ce en traitant ainsi les lettrés qu’il pouvait se montrer supérieur à Tsao.
  11. Dans les poèmes hindous, et particulièrement dans le Mahâbhârata, on trouve des passages que celui-ci rappelle, mais ils sont développés avec une abondance d'images que la langue chinoise n'ose aborder.
  12. Le texte chinois dit : Comme un homme qui a mis un signe et vend sa tête ; le texte tartare dit : Comme un homme qui ayant fourré de la paille sur son épaule, vendrait sa tête. L’édition in-18 ajoute en note : Ceux qui dans le siècle veulent usurper un vain renom, tous à l’envi affichent leurs têtes comme une marchandise.
  13. Du pays de Yen ; second compagnon d’armes et frère adoptif de Hiuen-Té.