Histoire des doctrines économiques/1-3

La bibliothèque libre.

CHAPITRE III

LA RENAISSANCE

Le XVe et XVIe siècles, si brillants l’un et l’autre par l’éclat que les arts y jetèrent, et agités tous deux — le XVIe siècle surtout — par des dissensions et des guerres religieuses qui changèrent la face de l’Europe septentrionale, marquèrent à peine leur sillon dans le champ de l’économie politique. Ils ne virent éclore aucune théorie nouvelle, sinon les premières ébauches du mercantilisme et la théorie quantitative de la valeur, d’après laquelle les existences d’or et d’argent commandent les prix ; et les changements économiques qui s’accomplirent au cours de leur durée, ne parurent reposer sur aucun système original et hardi. Les discussions théologiques absorbaient les esprits ; la philosophie sommeillait en attendant des penseurs profonds ou subtils comme Descartes, Leibnitz et Spinosa ; l’histoire se déroule donc d’elle-même, sans que la grande évolution politique et sociale que les années apportaient, cherchât de parti pris à suivre la route que quelque penseur nouveau aurait pu lui tracer. Le culte de l’antiquité suffisait aux esprits de ce temps là. Or, les sages de la Grèce et de Rome n’avaient pas pensé en économie politique. Pourquoi se serait-on donc lancé dans une voie où l’on n’aurait pas pu les avoir pour modèles ? Pourquoi se serait-on aventuré à écrire des livres qui n’eussent pas reposé sur l’autorité de Tite-Live ou de Plutarque ?

L’Allemagne, dans le mouvement commercial et scientifique, avait pris alors une avance considérable sur la France, que les interminables calamités de la guerre de Cent ans avaient fâcheusement retardée dans son essor[1]. C’était là que la Renaissance assistait au développement des sciences camérales, autrement dit la caméralistique.

Sous les rois mérovingiens, on avait appelé camera le trésor du prince ; puis ce nom avait bientôt embrassé toute la fortune privée du souverain. C’était cette fortune qui, d’après les idées féodales, devait fournir aux dépenses ordinaires de l’État, sous la réserve que dans les circonstances graves le prince pouvait lever des impôts, dits aides, avec le consentement de la nation exprimé dans des assemblées féodales, qui formèrent en France les États Généraux et en Allemagne les Landesstœnde. On sait que la duchesse de Brabant avait consulté saint Thomas d’Aquin sur le droit que les souverains pouvaient avoir de lever des contributions sur leurs sujets, et l’on connaît la curieuse réponse que le docteur lui avait faite[2].

C’était le thesaurarius ou camerarius qui administrait cette fortune privée du prince, dite Kammergüter dans les pays germaniques. Il se forma ainsi, au moins dans ces pays, toute une science d’administration financière, avec ses systèmes et son enseignement. Telle fut la caméralistique ou Kameralwissenschaft.

Au XVIe siècle, Maximilien d’Autriche et la plupart des souverains allemands organisèrent des Cours camérales, sortes de Cours des comptes, qui firent certainement avancer les idées, bien avant que le XVIIIe siècle eût vu Frédéric-Guillaume Ier, de Prusse, créer, en 1727, des chaires d’économique et de caméralistique à Halle et à Francfort-sur-l’Oder. Une école de caméralistique se fondait vers le même temps à Kaiserslautern.

Aux temps de la Renaissance aussi, l’Allemagne centrale et septentrionale était devenue par son commerce une heureuse rivale de Venise et de l’Italie, qui penchaient déjà vers leur déclin. La Hanse ou ligue hanséatique avait été un des instruments les plus puissants de cette prospérité[3]. Brême, Hambourg et Lubeck, communes indépendantes comme le XIIe siècle en vit constituer un si grand nombre, s’étaient liguées, au moins en 1241 et peut-être dès 1169, pour assurer la liberté de leurs communications réciproques par terre et pour protéger leur navigation contre les pirates.

Ces sortes d’alliances étaient dans les besoins et les traditions de cette période. Pour ne parler ici que de l’Allemagne, la ligue des villes rhénanes et la ligue souabe pouvaient servir de modèle à la ligue hanséatique du Nord, en attendant que cette dernière absorbât les débris des anciennes ligues et consacrât définitivement le nom de Hanse.

Au XIVe siècle, la Hanse embrassait toutes les villes importantes situées entre la Vistule et l’Escaut. Elle atteignit son apogée au XVe siècle, avec 85 villes confédérées, réparties entre les quatre cercles ou districts de Lubeck, Brunswick, Cologne et Dantzig, et avec une quarantaine de villes confédérées, telles qu’Amsterdam et Stockholm. La Hanse était en outre unie par des traités de commerce avec toutes les villes commerçantes de l’Europe ; elle avait amené les souverains du Nord à lui donner des privilèges ou monopoles pour les échanges avec la Scandinavie, le Danemark, la Pologne, la Prusse et la Russie ; enfin elle avait fondé des comptoirs dans un grand nombre de villes, telles que Londres, Bruges, Bergen et Novogorod, parfois comme à Bergen avec un privilège exclusif pour le commerce d’outre-mer, et toujours avec des quartiers ou entrepôts séparés, que seuls les commis des négociants hanséatiques géraient et habitaient, isolés du reste de la ville et sévèrement garantis contre tout mélange avec la population locale.

Ce sont là des procédés et des mœurs que nous avons peine à comprendre. Cependant, comme l’a fort bien dit Worms, « les Hanséates furent d’une utilité incontestable, en ce que seuls ils fournissaient des débouchés aux peuples et que seuls ils satisfaisaient à leurs besoins. Le monopole dont ils usaient était l’expression naturelle de la situation… Quand les Hanséates croyaient avoir à se plaindre des peuples parmi lesquels ils étaient établis et qu’ils n’obtenaient pas le redressement de leurs torts, ils renonçaient volontairement à ce monopole : et les peuples, affranchis de leur prétendu joug, suppliaient ces despotes commerciaux de déposer leur rancune et de renouer la chaîne du passé. Il faut donc bien reconnaître que le monopole de la Hanse fut utile et inoffensif : mais nous disons de plus qu’il fut indispensable[4]. »

Les délégués des villes hanséatiques se réunissaient tous les trois ans à Lubeck ou dans une autre ville, pour discuter des intérêts commerciaux de la Hanse, mais sans s’immiscer dans la politique intérieure ou extérieure des villes confédérées.

Le déclin de la Hanse remonte à la découverte des Indes et de l’Amérique, qui déplaça vers le midi et l’ouest le grand mouvement commercial de l’Europe ; puis ce déclin s’accentua de plus en plus avec le progrès général de l’ordre et de la sécurité et avec le développement et la facilité des communications. Au XVIe siècle, beaucoup de villes se détachèrent de la Hanse, surtout à l’ouest, vers la Hollande, et à l’est, vers la Pologne. Au XVIIe siècle, elle ne comprenait plus que les villes libres de Brème, Hambourg et Lubeck, qui ont passé ensuite, avec une autonomie plus ou moins réelle, d’abord dans la Confédération germanique et la Confédération du Nord, puis dans l’empire d’Allemagne.

C’est dans ce vaste mouvement de négoce et d’affaires que les grandes fortunes commerciales font leur apparition. Les palais des nobles marchands florentins, génois et vénitiens sont restés debout, comme des preuves vivantes de ces premières concentrations des capitaux : mais c’est bien plus encore dans les Fugger d’Allemagne que la Renaissance peut nous montrer ses Rothschilds.

La famille des Fugger remonte à un modeste tisserand de Grâhen, près d’Augsbourg, Jean Fugger, qui vivait vers l’an 1350. C’est lui qui commence l’édifice de cette colossale fortune, poursuivi un peu plus tard par Ulrich, par le second des Jacques et surtout par Antoine[5]. Antoine Fugger entretient un vaste commerce avec le Venezuela et les Indes, et telle est sa faveur auprès de Charles-Quint qu’il en obtient la franchise douanière pour les objets d’alimentation qu’il importe en Allemagne. Il prête plusieurs millions à Charles-Quint et à Philippe II ; il a pour tributaires les princes les plus puissants d’Allemagne, auxquels il a prêté sur hypothèque et dont il se fait ensuite céder les domaines à vil prix ; et c’est en son nom — soit comme amodiataire, soit comme concessionnaire définitif — que sont exploitées les plus riches mines de cuivre, d’argent et de mercure de la monarchie espagnole.

Cette fortune colossale ne laisse pas que d’exciter l’envie ; on demande que les lois interviennent pour limiter les capitaux affectés aux entreprises industrielles, et puisque les Fugger sont du côté des catholiques dans les guerres de religion qui commencent à ensanglanter l’Allemagne, Luther dénonce la Fuggerei avec toute l’indignation d’un moderne socialiste[6]. Qu’on veuille bien nous pardonner cette digression, ne fût-ce qu’à raison de certains rapprochements qui nous semblent ici tout naturels. C’était, en dehors des Républiques italiennes, le premier exemple d’une fortune plus que princière amassée dans le commerce : c’était aussi la révélation inattendue d’une forme toute moderne de la richesse et même de la puissance.

D’ailleurs les saines idées qu’Oresme avait émises en France depuis plus d’un siècle, avaient trouvé un écho en Allemagne. Le traité De monetarum potestate et utilitate de Biel, paru en 1488, affirmait les vrais principes ; pour lui, l’empreinte gravée par le prince est une garantie du poids et de la sincérité de la monnaie : donc une altération monétaire est un mensonge. Toutefois, par une anomalie bizarre, Biel reconnaissait encore au souverain le droit de frapper de la monnaie faible, lorsqu’il s’agissait de couvrir des dépenses intéressant la nation comme les frais d’une guerre : en ce cas, en effet, quoi qu’en ait déjà dit Oresme, l’abaissement du titre apparaît à Biel comme un impôt indirect, utile autant que juste, levé sur tout le monde, c’est-à-dire sur les nationaux, car on ne doit pas imposer les étrangers et l’on n’a pas par conséquent le droit de les payer en cette monnaie. Plus judicieux en matière de bimétallisme, Biel demandait entre les deux monnaies d’or et d’argent le même rapport qu’entre les valeurs marchandés des deux métaux : mais Oresme en avait dit autant[7]. On doit aussi à Willibald Perkheimer, humaniste et homme d’Etat de Nuremberg (1470-1530), un traité Priscorum numismatorum ad Numbergensis monetœ valorem facta œstimatio, qui lui assigne un rang parmi les écrivains monétaires.

Il faut citer au même titre le fameux Copernic (1472-1543), auteur du traité De cudendœ monetœ ratione. Le grand astronome polonais le composa à la demande de Sigismond Ier, roi de Pologne, qui était justement préoccupé de l’altération et de la diversité des monnaies répandues en Pologne et en Prusse. Composé en 1526, ce petit travail, de Copernic fut retrouvé seulement en 1815 et imprimé pour la première fois en 1816[8]. L’auteur était prié de donner des conseils au roi : il le fait au point, de vue pratique, en n’abordant les questions de principe que dans la mesure où il le faut pour donner de l’autorité à ses avis. Il faut une monnaie saine et loyale avec un juste rapport de la valeur respective des pièces, d’or et d’argent et avec le moins de diversité dans les pièces. « Les pays qui possèdent une bonne monnaie sont florissants, tandis que ceux qui n’en ont qu’une mauvaise tombent en décadence et périssent[9]… La confusion résulte de la diversité des ateliers monétaires, qui empêche l’égalité de valeur[10] », et deux ateliers suffisent, l’un pour la Pologne, et l’autre pour la Prusse, alors sa vassale. Mais « il n’appartient point aux princes de tirer aucun profit de la monnaie qu’ils frapperont ; et il faudra, lors de démission de la monnaie nouvelle, démonétiser l’ancienne… en l’admettant à s’échanger dans les ateliers de monnayage, dans la juste proportion de la valeur intrinsèque[11] ». Ici on s’attendrait à voir citer la loi d’Oresme : mais non, Copernic ne pense pas à l’émigration de la bonne monnaie et il se préoccupe seulement d’une « confusion qui serait peut-être pire que l’état actuel[12] ». Finalement il réclame un procédé pour que l’exécution des contrats antérieurs à la refonte des monnaies ne lèse pas trop — nimium — l’une des deux parties engagées, et il cite à ce propos, à titre d’exemple, un règlement déjà fait pour ce cas là à Malborg en 1418[13].

On possède également les Gemeine Stymmen von der Müntze, écrites en 1530 par un auteur inconnu, ainsi que les répliques de circonstance qu’elles ont provoquées. Les vrais principes sur la monnaie étaient donc connus du monde savant dès les XIVe et XVe siècle ou le commencement du XVIe, quoique les gouvernements aient persévéré beaucoup plus tard dans les abus, et la France elle-même jusqu’au cours du XVIIIe siècle.

L’exploitation des mines de métaux précieux d’Allemagne traversait alors une période d’activé prospérité. Cette exploitation nous est surtout connue par les ouvrages du Saxon Landmann, dit Georges Agricola (1494-1555), médecin et surtout métallurgiste, fixé à Chemnitzet très versé dans l’industrie minière de son temps[14]. C’était lui qui assurait à l’électeur de Saxe que le dessous de ses États valait mieux que le dessus. Il a laissé douze livres De re metallica, les traités De veteribus et novis metallis, De mensuris et ponderibus Romanorum et Grœcorum, etc.


  1. Voyez pour la description économique de l’Allemagne à cette époque le bel ouvrage de Janssen, l’Allemagne et la Réforme (t. I, l’Allemagne à la fin du moyen âge, tr. fr., Paris, 1887).
  2. « Quærebatis, si liceal vobis exactiones facere in veslros subditos… Constituti sunt redditus terrarum principibus, ut ex illis viventes a spoliatione subditorum abstineant… Contingit tamen aliquando, quod principes non habent sufficientes redditus ad cûstodiam terras et ad alia quoe imminent rationabiliter principibus expetenda : et in tali casu justum est ut subditi exhibeant unde possit communis eorum utilitas procurai. Et inde est quod in aliquibus terris, ex antiqua consuetudine, domini suis subditis certas collectas imponunt : quoe si non sint immoderatœ, absque peccato exigi possunt. — Et similis ratio esse videtur si aliquis casus emergat de novo, in quo oportet plura expendere pro utilitate communi vel pro honesto statu principi conservando, ad qua ; non sufficiunt redditus proprii vel exactiones consueloe, puta, si hostes terrain invadant, vel aliquis similis casus emergat… Si vero velint exigere ultra id quod est institutum, pro sola libidine habendi, aut propler inordinatas et immoderalas expensas, hoc eis omnino non licet » (De regimine Judæorum, VI). — « Ne prends ni tailles, ni aides de tes sujets, disait saint Louis à son fils dans son testament, si urgente nécessité et évidente utilité ne te le fait faire. » — À la fin du XVIe siècle, Bodin, tout en distinguant les biens propres du roi et le domaine de la couronne, place encore les revenus de ce domaine au premier rang des ressources de l’Etat (République, 1. VI, ch. II).
  3. Sur la ligue hanséatique, voyez Histoire commerciale de la Ligue hanséatique, par Émile Worms, Paris, 1864.
  4. Worms, op. cit., p. 532.
  5. Ulrich Fugger (1441-1510) ; Jacques II (1459-1525) ; Antoine (1493-1560).
  6. Au sujet du mouvement populaire allemand dans le but de faire limiter le capital dont une entreprise commerciale aurait pu disposer, voir M. de Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, p. 246.
  7. Supra, p. 74.
  8. Le De cudendæ monetæ ratione a été publié à la suite du Traictie des monnaies de Nicole Oresme par Wolowski, Paris, 1864.
  9. Op. cit., p. 65.
  10. Op. cit., p. 67.
  11. Op. cit., p. 69.
  12. Ibid.
  13. Op. cit., p. 79.
  14. Ne pas le confondre avec beaucoup d’autres Agricola de la Renaissance.