Histoire des doctrines économiques/1-6

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VI

LES FINANCIERS

Un grand événement économique et financier — je veux dire l’apparition et la chute du système de Law[1] — allait exercer une influence peut-être décisive sur le mouvement qui se préparait dans les idées. Si connus que soient ces faits, il n’est pas mauvais de les rappeler en quelques mots pour en faire apprécier les conséquences.

Le 2 mai 1716, des lettres patentes du Régent autorisaient Law à créer une « Banque générale », pour escompter le papier de commerce et pour prendre en France le rôle que la Banque d’Angleterre tenait déjà depuis plus de vingt ans. Le capital social était fixé à 6 millions de livres, partagés en 1.200 actions de 5.000 livres. Un quart était payable en espèces, et trois quarts en billets d’État, sorte de bons du Trésor que le Régent avait émis pour faire face à la dette flottante et qui, bien que rendant 4 %, n’étaient alors cotés que 20 % de leur valeur nominale. Quelques mois plus tard, le 10 avril 1717, le Régent ordonnait aux receveurs des revenus publics d’accepter les billets de banque en paiement des contributions et même de les échanger contre du numéraire s’ils le pouvaient. La même année, au mois d’août, Law rachetait d’un sieur Crozat le privilège pour le commerce avec la Louisiane (ce qui comprenait le bassin du Mississipi et du Missouri, avec les montagnes Rocheuses jusqu’au Pacifique) et il fondait la Compagnie d’Occident, au capital de 100 millions, payables en billets d’État.

Le 4 décembre 1718, la conversion de la Banque générale en Banque royale, avec rachat de ses actions, dévoile le plan que Law poursuit depuis deux ans. Ce plan, c’est de remplacer la monnaie métallique par des billets de banque moralement gagés sur le crédit de l’État. Un arrêt du Conseil autorise la Banque à émettre des billets au profit du gouvernement ; et la défense de payer plus de 600 livres en monnaie métallique dans les villes où la Banque a créé des succursales, l’interdiction de transporter de la monnaie dans ces mêmes villes, l’obligation imposée aux comptables de l’État d’y tenir leur caisse en billets, enfin la nullité des offres réelles qui auraient été faites en numéraire, toutes ces mesures faisaient ressortir l’ostracisme dont le métal était frappé.

Parallèlement à la Banque, la Compagnie d’Occident se développait. En mai 1719, elle fusionnait avec toutes les Compagnies coloniales alors existantes, pour prendre le nom pompeux de Compagnie des Indes. En même temps elle étendait son objet : investie déjà depuis 1718 du monopole des tabacs, elle entreprenait la refonte des monnaies ; puis elle faisait résilier une adjudication que les frères Paris avaient obtenue deux ans auparavant, et elle se faisait ainsi substituer à eux pour la ferme générale des impôts. Toutes ces transformations entraînaient la création d’actions nouvelles. Comme d’une part les propriétaires d’actions anciennes dites mères pouvaient seuls participer aux émissions des filles et des petites-filles, il en résultait la hausse des anciennes actions ; et comme, d’autre part, ces actions nouvelles ne pouvaient être libérées qu’en billets de banque, le numéraire en vint à perdre un moment jusqu’à 10 % sur les billets.

Tout cela ne devait avoir qu’un temps. La chute était inévitable, puisque les bénéfices industriels et commerciaux de la Banque, joints à ceux de la Compagnie des Indes, devaient être insuffisants à servir un dividende proportionné aux cours exagérés que les actions avaient atteints. La spéculation à la hausse, en effet, ne peut pas maintenir et faire monter indéfiniment les cours : un moment vient où certains spéculateurs veulent réaliser, où les Contreparties leur manquent et où les portefeuilles des capitalistes commencent enfin à discuter le revenu possible du titre. Ainsi en fut-il dès le mois de décembre 1719[2].

Le gouvernement voulut défendre la Banque contre la fatalité inexorable des lois économiques qui avaient été violées. Il se crut assez fort pour détruire à coup d’ordonnances la valeur du métal et pour décréter le crédit du billet. Interdiction fut faite aux particuliers de payer en argent plus de 40 livres et en or plus de 300 ; interdiction aussi, à peine de confiscation, de posséder plus de 500 livres en métal ; enfin, démonétisation de l’or et de l’argent par la suppression de leur pouvoir légal de paiement. Toutes ces mesures avaient pour but de soutenir artificiellement les billets et de recroître en même temps l’encaisse métallique ; La fusion de la Banque et de la Compagnie des Indes, le 22 février 1720, ne pouvait rien sauver. Vainement les billets en circulation atteignirent-ils un moment le chiffre colossal de 3 milliards de livres. Le gouvernement finit par s’avouer vaincu ; et en novembre 1720 il décidait que les billets ne seraient plus acceptés que de gré à gré. C’était la fin du système.

Une double faute avait été commise : Law avait fait croire que le crédit peut remplacer la monnaie, lors même qu’il ne tend pas à l’acquisition, au moins ajournée, de cette monnaie ; et s’imaginer que ce crédit pouvait reposer tout entier sur l’État, était d’autant plus dangereux que les finances publiques étaient alors dans un désarroi plus profond. Au moins le Régent avait eu l’adresse de payer les dettes de l’État en billets de la Banque, sous la menace de conversions fort onéreuses (conversion forcée au denier 50, c’est-à-dire en 2 %), si bien que l’État trouva le moyen de s’alléger de ses dettes au milieu de cette ruine des particuliers, qui était son œuvre.

On a de Law, outre ses mémoires au Régent et les nombreuses lettres et pièces justificatives que la défense de son système a nécessitées, des Considérations sur le numéraire et le commerce, qu’il avait présentées au Parlement d’Edimbourg à la suite de la création de là Banque d’Écosse en 1695 et des difficultés avec lesquelles elle s’était trouvée aux prises. La conclusion de Law, c’est la monétisation de la terre, par la création de billets d’une Banque territoriale, qui les gagerait sur les propriétés foncières, soit en prêtant par hypothèque, soit en achetant elle-même ces terres ou bien à réméré (et alors d’après une capitalisation du revenu à 5 %) ou bien sans réméré et d’une manière irrévocable[3]. Si on avait écouté Law, l’Écosse aurait alors possédé de véritables assignats, singulièrement analogues aux nôtres de la Constituante.

Les conséquences dernières des folies de Law, ce fut que la France, malgré l’exemple de l’Angleterre, resta privée pendant près d’un siècle encore d’une Banque d’émission, sauf toutefois le Comptoir d’Escompte, qui fonctionna de 1766 à 1793 ; ce fut encore que les physiocrates, par réaction à la fois contre Law et contre Colbert, ne virent d’autre productivité économique que la productivité matérielle de la nature ; enfin, ce fut une démoralisation profonde de l’aristocratie française, à laquelle déjà les fortes et solides vertus qui découlent d’un christianisme sincère commençaient à manquer, et qui s’acheminait, à travers la débauche, vers le mouvement philosophique et révolutionnaire où elle allait disparaître.

Quant à la Compagnie des Indes, détachée à nouveau de la Banque, elle se prolongea jusqu’en 1770, où, écrasée de dettes et ruinée moins par sa mauvaise administration que par la politique de Louis XV, elle abandonna son actif au roi, qui promit une rente à ses actionnaires. Dès lors on eut la liberté, du commerce lointain, sauf quelques restrictions momentanées comme celle qui résulta de la création d’une nouvelle Compagnie des Indes, instituée pour sept ans par de Galonné en 1785, puis dissoute en 1790.

Le mercantilisme, comme école doctrinale, finit avec les financiers, Melon, Dutot et Forbonnais, dont les deux premiers reflétaient les fausses théories de Law en matière de crédit.

Melon, originaire de Tulle, successivement secrétaire du cardinal Dubois, de Law et du Régent, puis avocat à Bordeaux[4], est l’auteur d’un Essai politique sur le commerce qui parut en 1734. Le volume obtint le suffrage de Voltaire, sous certaines restrictions, sans qu’éloges ou critiques nous impressionnent bien vivement, venant d’un philosophe dont les idées économiques étaient aussi peu saines et peu éclairées que celles de Voltaire. Melon est le premier qui ait vraiment fait en France la théorie du système mercantile, mais avec une modération qui le fait apprécier[5]. C’est ce que l’on a tenté d’appeler le melonisme[6].

Il introduit surtout une idée nouvelle qui contribuera à résoudre une contradiction. D’une part, en effet, le mercantilisme se propose d’accroître dans l’État les existences d’or et d’argent ; or, d’autre part, d’après la théorie quantitative de la monnaie, pour laquelle tenaient tous les mercantilistes, la hausse des prix doit suivre les introductions de métaux précieux. Qu’est-ce donc que l’on aura gagné à en avoir davantage ? Heureusement, faut-il répondre, l’abondance de la monnaie stimule les activités économiques, et il leur faut désormais en plus grande quantité la monnaie, qui est le « gage des échanges[7] ». On sent percer là quelque chose des idées de Law sur le crédit facteur de la richesse.

Quatre ans plus tard Dutot, ex-premier commis de Law[8], donna ses Réflexions politiques sur les finances et le commerce, « où l’on examine — est-il dit en sous-titre — quels ont été les revenus, les denrées, le change étranger et conséquemment sur notre commerce les influences des augmentations et des diminutions des valeurs numéraires des monnaies ». Dutot se proposait de redresser sur certains points l’Essai politique sur le commerce de Melon. Tout en faisant l’apologie du système de Law, qui aurait eu « des avantages réels s’il avait été suivi[9] », Dutot a des idées fort justes sur les monnaies. Ses observations sur le pair ou les écarts du change, pour connaître si un pays est débiteur ou créancier de l’ensemble des autres pays, étaient certainement lues avec profit par ceux qui demandaient à la balance du commerce de leur révéler l’enrichissement ou l’appauvrissement relatif d’une nation[10].

Véron de Forbonnais[11], d’abord négociant, écrivit dans l’Encyclopédie les articles Change, Commerce et quelques autres, inspirés par le plus pur esprit mercantiliste. Non seulement, à l’en croire, un peuple ne s’enrichit que de ce que perdent les autres peuples, mais encore il faut bien savoir que les nationaux en achetant un produit étranger font perdre la valeur de l’acquisition, le salaire manqué des ouvriers indigènes, le prix des matières premières, les bénéfices que la circulation aurait donnés, et finalement les ressources diverses que le souverain aurait tirées de cette production. Les articles de Forbonnais furent réunis et publiés à part, en 1754, sous le titre Éléments du commerce.

Forbonnais, très prisé par Choiseul, qui lui demanda un plan de réorganisation des finances, puis par Silhouette, avec lequel il finit par se brouiller, publia, en 1758, ses Recherches et considérations sur les finances de la France de l’an 1595 jusqu’à l’an 1721. C’est là qu’on trouve les renseignements les plus abondants et les plus sûrs sur les finances françaises sous Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et la Régence. En 1767, sous le titre Principes et observations économiques, Forbonnais fit une bonne critique, toute négative, du Tableau économique de Quesnay. Forbonnais y combattait avec logique et clarté, la thèse physiocratique de la stérilité de la classe industrielle ; mais par malheur il ne trouvait à substituer à cette doctrine que les lacunes et les vices de son propre système mercantile. Forbonnais disparaît de la scène après l’avènement de Louis XVI : puis il s’éteint en 1800 membre de l’Institut et réconcilié avec le physiocrate Dupont de Nemours, avec lequel, à ce moment là, il écrit dans le journal l’Historien. Il avait traduit, en 1753, un ouvrage espagnol fort estimé de Jérôme Ustariz, où les doctrines mercantiles avaient été poussées à l’extrême[12].

Nous ne terminerons pas ce chapitre sans citer l’Essai sur les monnaies ou Réflexions sur le rapport entre l’argent et les denrées, de Dupré de Saint-Maur, paru sans nom d’auteur en 1746. On y trouve d’excellents développements sur la valeur de marchandise que le métal conserve après le monnayage et en dépit de toutes les ordonnances qui statuent sur sa valeur légale. Dupré de Saint-Maur, embrassant une longue période de près d’un siècle et demi, constatait cependant que les grains n’avaient pas suivi tout à fait renchérissement des espèces, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas enchéri en exacte proportion avec l’avilissement de la livre[13].

À distance, aussi, nous nous imaginons trop peu les immenses progrès que l’industrie française avait réalisés au cours de ce XVIIIe siècle si fécond en enthousiasmes et en contrastes. La vieille noblesse avait secondé ce mouvement dans un esprit de libéralisme sincère et généralement éclairé. C’est une des raisons peut-être pour lesquelles il serait permis de trouver que les physiocrates, dans leur préférence exagérée pour l’agriculture, ne furent pas des observateurs assez judicieux et, assez attentifs de la transformation industrielle qui s’accomplissait sous leurs yeux[14].



  1. Jean Law, né à Edimbourg en 1671, mort à Venise en 1729, surnommé « L’As » au temps de sa prospérité. Le nom « L’as », sous lequel il est toujours connu, n’est donc point, comme on le croit d’ordinaire, une prononciation de « Law » empruntée à la langue de son pays d’origine.
  2. En infiniment petit et toutes proportions gardées, rien ne ressemble mieux à la chute du système, en 1719 et 1720, que la chute des cours, de l’Union Générale en janvier 1882. — Le mouvement à la hausse qui s’était graduellement poursuivi sur ces titres depuis 1879 et qui avait atteint, dans le second semestre de 1881, tous les caractères d’une fièvre de spéculation, pouvait-il se soutenir ? L’examen de la cote, en janvier 1882, répond à cette question. Au cours d’alors, 300.000 actions libérées de 250 francs et cotées plus de 3.000 francs représentaient une valeur vénale nette de plus de 800 millions de francs. À 6 % (ce qui alors aurait été plutôt trop bas pour une affaire de banque), il aurait fallu un bénéfice annuel de 50 millions pour le dividende, sans compter les mises à la réserve. Or, la Société, y compris les primes sur les actions des dernières émissions, n’avait pas encaissé beaucoup plus de 100 millions. Un bénéfice régulier de 40 % ou 50 % environ du capital était impossible à obtenir : donc les cours étaient impossibles à conserver indéfiniment. Et quand on aperçut les premiers symptômes de fléchissement, ce ne fut pas une baisse, ce fut un effondrement presque en un seul jour.
  3. Op. cit., ch. VII (édit. Guillaumin, p. 495).
  4. Il est bon de compléter la notice biographique de Daire, dans les Économistes financiers de Guillaumin, par le travail très consciencieux et très complet de M. Rebière, Jean-François Melon l’économiste, Tulle, 1896.
  5. « Pour connaître, dit-il, si des lois nouvelles sont contraires à la liberté du commerce, il ne faut point examiner si les négociants ou les ouvriers en sont fatigués : ce n’est pas pour eux qu’elles sont faites. Il faut examiner s’il s’en suivra une meilleure vente au producteur de la denrée, ou des achats moins chers et plus assurés pour les besoins des citoyens. Ces deux conditions étant remplies, alors le négociant et l’ouvrier ne sauraient être trop favorisés, ni avoir trop de facilités dans toutes leurs entreprises » (Op. cit., ch. XI).
  6. Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, t.1, pp. 252, 282. — M. Dubois écrit constamment Melon et mélonisme.
  7. Melon, Essai politique sur le commerce, ch. XVII, dans l’édition Guillaumin, p. 773.
  8. On ne sait absolument rien sur la biographie, ni même sur le pays d’origine de Dutot.
  9. Avertissement de l’auteur, en tête des Réflexions politiques.
  10. Ch. III, art. 1-6.
  11. Véron de Forbonnais, né au Mans, en 1722, d’une ancienne famille d’industriels, qui fabriquaient un tissu appelé de leur nom vérone.
  12. Teorica y pratica del comercio y marina, publié en 1724. — À rapprocher d’Ustariz le mercantiliste Ulloa, auteur de Restablecimiento de las fabricas y comercio espanol, 1740. — Sur l’histoire économique de l’Espagne sous Philippe II et ses successeurs, nous recommandons d’une manière particulière les études documentées de M. Ansiaux parues dans la Revue d’économie politique, numéros de juin et décembre 1893, sous le titre Histoire économique de la prospérité et de la décadence de l’Espagne aux XVIe et XVIIe siècles. — Voyez aussi dom Souben, Causes de la décadence espagnole aux XVIe et XVIIe siècles, dans la Controverse et le Contemporain, numéro du 15 septembre 1886, et Castelot, Coup d’œil sur la littérature économique de l’Espagne, dans le Journal des Économistes, numéro de mars 1901.
  13. Michel Chevalier, dans son traité De la Monnaie de 1850, fait de très nombreux et très justes emprunts à Dupré de Saint-Maur. Quesnay avait cité très fréquemment Dupré de Saint-Maur, à propos de statistique (population, récoltes en céréales, etc.). Voyez, entre autres, l’article Fermiers de Quesnay (dans les Œuvres économiques de Quesnay publiées par Oncken, P. 172).
  14. Nous devons signaler ici, avec le regret de ne pouvoir y faire de plus larges emprunts, le fort bel ouvrage de M. Germain Martin, la Grande industrie en France sous le règne de Louis XV, 1900 (publié par la Société des études historiques).