Histoire des doctrines économiques/2-1-3-3

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physiocrates ont inauguré la théorie du libre-échange international[1].

Question. — Le commerce extérieur et le libre-échange.

Les physiocrates ont-ils apporté la théorie du libre-échange ?

On l’a cru longtemps, et toute l’école libre-échangiste a travaillé à le faire croire[2]. L’opinion en est cependant revenue, sous l’influence des études plus approfondies et plus impartiales qui ont été faites au cours de ces dernières années.

La vérité, c’est que les physiocrates ne faisaient pas entrer cette question dans le cadre de leurs formules, et par là s’expliquent assez bien soit certaines divergences entre eux au sujet du commerce extérieur, soit surtout l’évolution de leurs idées à mesure que l’autorité du maître allait en s’affaiblissant ; la vérité encore, c’est qu’ils ne furent jamais mercantilistes — sauf probablement Gournay — et que, s’ils furent libéraux, leur libéralisme s’est inspiré de considérations qui n’ont rien de commun avec les principes proprement dits du libre-échange. Turgot, il est vrai, doit être mis à part ; puis les idées aussi marchaient et Dupont lui-même a modifié graduellement sa manière de voir.

Tout d’abord Gournay, partisan de la liberté du commerce intérieur en même temps que de la liberté du travail, ne paraît point avoir transporté ces théories là dans le domaine du commerce international. Bien plus, il traduisit l’ouvrage déjà cité de Child[3], où se trouvait la formule essentielle du système de la balance du commerce, et bien loin de la critiquer quelque-part, il faisait observer que les deux ouvrages de Child et de Culpeper contiennent, de l’aveu des nations les plus commerçantes, les meilleurs principes que l’on connaisse en fait de commerce[4] ».

Chez Quesnay lui-même, on pourrait relever çà et là quelques formules qui seraient à première vue favorables à la théorie de la balance du commerce et notamment celle-ci : « Plus un royaume peut se procurer de richesses en argent, plus il est puissant et plus les facultés des particuliers sont étendues, parce que l’argent est la seule richesse qui puisse se prêter à tous les usages et décider de la force des nations relativement les unes aux autres[5] ».

Mais l’hostilité profonde que les derniers des mercantilistes, comme Forbonnais, témoignaient aux physiocrates, et la place insignifiante ou nulle que les physiocrates firent à une étude de la monnaie, montrent bien qu’une profonde distance séparait la nouvelle école de toutes celles qui l’avaient précédée.

C’est que la monnaie, pour les physiocrates, n’est plus ni la richesse, ni le signe même de la richesse ; elle est simplement un instrument nécessaire de l’échange, dont l’abondance dictera ce prix élevé des denrées agricoles qu’ils regardent comme la condition indispensable ou unique du relèvement et de la prospérité de l’agriculture. Le Trosne dit expressément : « On ne doit jamais s’inquiéter de l’argent, il y en a toujours assez… On peut suppléer à l’argent, mais rien ne peut suppléer aux productions[6]. »

Cela dit, les physiocrates étaient bien partisans de la liberté commerciale, non seulement à l’intérieur, mais à l’extérieur aussi : seulement ce n’était que dans l’intérêt des producteurs agricoles. Volontiers eussent-ils envisagé la suppression des droits de douane comme une mesure de protectionnisme agrarien. Il fallait que la France pût acheter les produits manufacturés de l’étranger, pour qu’elle pût lui vendre en retour ses produits agricoles et pour qu’elle pût faire hausser à l’intérieur le prix de ces mêmes produits. On sent que les physiocrates veulent réagir contre le mercantilisme colbertiste, qui avait protégé si énergiquement l’industrie aux dépens pour ainsi dire de l’agriculture ; et ils attendent de la liberté commerciale, en faveur de l’agriculture, non seulement des ventes plus faciles de ses produits, mais aussi des cours plus réguliers et de moindres variations du prix de ses denrées. « Il est prouvé, disait Quesnay, que (cette liberté) en même temps qu’elle renchérit les productions du pays, leur assure un prix beaucoup moins variable[7]. »

Bien plus, tout au rebours des libre-échangistes, les physiocrates ne tiennent aucunement au développement du trafic international. Mercier de la Rivière surtout y est très peu favorable. Pour lui, le commerce extérieur n’est qu’un « pis-aller » ; sa nécessité, lorsqu’elle résulte du climat, est un « malheur » ; quand il est « indispensable », il faut dire qu’il est un « mal nécessaire[8] ». On doit bien se garder de confondre « l’intérêt du commerce », c’est-à-dire « l’intérêt particulier, des commerçants nationaux », avec « l’intérêt commun de la nation[9] ». Le commerçant est « nécessairement cosmopolite : comme instrument du commerce, il est nécessairement aux gages de plusieurs nations ;…il ne considère point de quel pays sont ses vendeurs, ni, quand il revend, de quel pays sont ses acheteurs. » Ce n’est pas encore assez : « les commerçants nationaux, poursuit-il, ne font point, en cette qualité, partie des hommes qui constituent l’État ; et une preuve, c’est que les richesses mobilières et occultes ne font jamais corps avec les richesses de l’État et même ne s’accroissent qu’aux dépens de celles de l’État…, car il n’y a que les productions annuellement renaissantes dans l’État, qu’on puisse regarder comme richesses pour l’État[10]. »

Ainsi, ce que les physiocrates demandent, c’est un commerce extérieur, non pas très développé, mais très libre. « Le commerce extérieur, disent-ils, diminue en raison inverse de l’augmentation du commerce intérieur[11]… Le plus petit commerce extérieur est suffisant, pourvu qu’il jouisse de la plus grande liberté[12]. » Toujours incapable d’enrichir une nation, le commerce extérieur est capable de l’appauvrir, de la ruiner, de l’anéantir[13]. Enfin un peuple commerçant fera toujours un État précaire, incapable de vivre d’autre chose que des salaires payés par d’autres nations[14].

Pourquoi donc, s’il en était ainsi, les physiocrates étaient-ils des libéraux en matière de douanes ? C’est que, comme tous leurs contemporains[15], ils étaient convaincus que la France récoltait beaucoup plus de céréales qu’elle n’en pouvait consommer : de là et des entraves au commerce venait suivant eux la misère des campagnes. La liberté qu’ils réclamaient était donc une liberté dont l’exportation seule aurait profité, car ils ne se préoccupaient nullement d’une importation dont l’hypothèse ne s’était jamais présentée à leur esprit. L’essentiel pour eux, c’était de faire hausser les prix pour relever le produit net des terres : or, « pour me procurer constamment et nécessairement le plus haut prix possible, il est indispensable que je puisse librement préférer l’étranger, et que les consommateurs nationaux, au lieu de me faire la loi, la reçoivent de la concurrence[16]. »

Mais Le Trosne, qui en 1777 tient encore et tout autant à cet enchérissement des produits nationaux[17], y mêle enfin quelque souci des intérêts du consommateur. Hostile aux droits de sortie, qui détourneraient de nos marchés des acheteurs étrangers ou bien qui retomberaient sur les producteurs nationaux sous la forme d’une baisse de leurs prix de vente, il l’est aussi aux droits d’entrée, parce que la nation qui achète « doit être considérée, dit-il, comme composée uniquement de consommateurs, et n’a d’autre intérêt que de payer au plus bas possible les productions qu’elle tire de l’étranger ; c’est donc à elle qu’elle préjudicie par des droits d’entrée[18]. »

Ce sont ces conseils, c’est cette opposition faite aux droits d’entrée et de sortie, en un mot c’est cette politique de franchise douanière qui a fait croire du même coup à une doctrine de libre-échange nettement formulée.

Il n’en est rien, cette théorie nouvelle demeure fortement influencée, voire même déterminée par la certitude que la

  1. À étudier particulièrement sur ce sujet : l’excellent travail de M. Paul Permezel, les Idées des physiocrates en matière de commerce international, 1907 ; — Sauvaire-Jourdan, Isaac de Bacalan et les idées libre-échangistes en France vers le milieu du XVIIIe siècle, 1903.
  2. Par exemple Daire (notice sur les Physiocrates dans l’édition Guillaumin, p. 12) : « Levant l’étendard de la révolte contre le système mercantiliste inauguré (!) en France par Colbert, Quesnay bouleversait de fond en comble ces vaines théories, mettait au grand jour l’effet désastreux des prohibitions et des règlements, lui opposait la puissance salutaire de la liberté et appelait les peuples à la donner pour pivot à l’ordre économique. » — De même Yves Guyot, Quesnay et la Physiocratie, p. XVIII ; — Schelle, Vincent de Gournay, 1897, p. 222.
  3. Voyez supra, pp. 129 et s.
  4. Op. cit., 1754, dans l’Avertissement, p. XI-XIII.
  5. Article Grains, pp. 246 de l’édit. Oncken. — Voyez aussi Questions intéressantes sur la population, édition Oncken, pp. 299-300.
  6. Intérêt social, ch. V, édition Daire, p. 915.
  7. Quesnay, Premier problème économique, édition Oncken, p. 499. — Voyez aussi Fermiers, ibid., p. 182.
  8. Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, édition Daire, p. 547.
  9. Ibid., p. 549. — Item, Le Trosne, Intérêt social, ch. VII, §§ 4-5, édition Daire, pp. 970 et s.
  10. Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel, ibid., pp. 562-563.
  11. Ibid., p. 606.
  12. Ibid., p. 607.
  13. « Disposez le commerce de manière qu’il enlève aux cultivateurs une partie du prix auquel ils devraient vendre leurs productions, tout change de face en un instant… Le commerce extérieur n’enrichit plus une nation, il l’appauvrit, et si ce désordre continuait, il parviendrait à la ruiner, à l’anéantir » (Op. cit., p. 547). — Dans le même sens, Le Trosne, Intérêt social, ch. VII, § 2, édition Daire, pp. 965 et s.
  14. Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel, pp. 566-567.
  15. Voyez Afanassiev, Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, passim.
  16. Mercier de la Rivière, op. cit., p. 606. — Comparez avec Boisguilbert, supra, p. 142.
  17. Le Trosne : « Les gens qui n’ont jamais approfondi ni la source des richesses, ni l’ordre de leur distribution, ont peine à concevoir qu’une nation puisse s’enrichir par le surhaussement du prix de ses consommations, qui résulte de la liberté extérieure » (Intérêt social, ch. VII, § 3, édition Daire, p. 968).
  18. Intérêt social, édition Daire, p. 1006.