Histoire des doctrines économiques/2-1-3-4

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France n’a rien à craindre de l’importation étrangère, si ce n’est pour « quelques ouvrages de luxe et de pure fantaisie, objet futile et qui certes ne mérite aucune attention dans la masse des travaux, objet, d’ailleurs, pour lequel la France conservera toujours des avantages[1] » ; puis le dernier état de la pensée de Le Trosne, c’est que ce commerce sera toujours onéreux, par les frais de transport qu’il nécessitera en pure perte et aux dépens du produit net de la terre. « Le commerce d’une province frontière à une province limitrophe d’un autre État, dit-il, est le même que celui de deux provinces voisines d’un même empire. La différence de domination n’y fait rien : ce n’est pas parce qu’il se fait avec l’étranger que le commerce extérieur est onéreux, ce ne peut être qu’à raison de l’éloignement[2]. »

Troisième principe. — Despotisme légal.

La loi — et je veux dire la loi positive ou loi de l’État — doit avoir un pouvoir absolu, parce que la loi, dans un peuple éclairé et instruit, ne peut vouloir que le bien et ne peut être que conforme au droit naturel[3]. Quant au mot « despotisme légal », il est de Mercier de la Rivière.

Quesnay ne voulait même dans l’État aucune force qui pût faire contrepoids à l’omnipotence du législateur[4]. La concurrence individuelle lui paraît un des éléments essentiels de la richesse et de la prospérité d’un peuple, tandis qu’au contraire « les commerçants, les entrepreneurs de manufactures, les communautés d’artisans, toujours avides des gains et fort industrieux en expédients, sont ennemis de la concurrence et toujours ingénieux à surprendre des privilèges exclusifs[5] ». Il appelle cela la « proscription de l’intérêt particulier exclusif ». Ainsi le soin de l’égalité dans la concurrence est pour lui le motif de l’émiettement nécessaire des forces économiques. C’est donc de lui, autant que de Jean-Jacques Rousseau, que les hommes de la Révolution s’inspirèrent en dissolvant toutes les associations préexistantes, en interdisant à l’avenir tout groupement et toute entente des citoyens entre eux, et en fondant l’absolutisme jacobin sur le principe de la dispersion de toutes les forces morales et sociales. Nous reviendrons d’ailleurs sur la suppression des corporations et sur l’interdiction des associations ouvrières, avec d’autant plus de soin que le régime de fait du XVIIIe siècle est d’ordinaire moins exactement connu et présenté.

Comment les physiocrates, partisans de la liberté économique, pouvaient-ils aboutir à cette formule du despotisme de la loi ? À première vue on s’en étonne, et bientôt on arrive à le comprendre. Ils avaient des intentions droites, jointes à des convictions inébranlables. C’est même une justice à leur rendre que, sauf Baudeau et Morellet, les physiocrates étaient plutôt moins dissolus que leurs contemporains[6]. Persuadés de l’excellence de leur système, ils éprouvaient cette tentation d’intransigeance que les fortes croyances donnent si facilement ; bien plus, l’exactitude rigoureuse de leurs doctrines ne leur paraissait pas moins évidente pour les autres que certaine en elle-même. Ils se révoltaient donc à la pensée que quelqu’un pût y refuser son adhésion : partant de là, ils demandaient aux lois civiles, d’abord de convaincre quiconque aurait encore

  1. Ibid., ch. VIII, § 8, p. 999.
  2. Ibid., p. 968.
  3. « Il n’y a que la connaissance de ces lois suprêmes qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d’un empire ; et plus une nation s’appliquera à cette science, plus l’ordre naturel dominera chez elle et plus l’ordre positif y sera régulier. On ne proposerait pas, chez une telle nation, une loi déraisonnable, car le gouvernement et les citoyens en apercevraient aussitôt l’absurdité » (Quesnay, Droit naturel, ch. v).
  4. Il ouvre son recueil des Maximes générales du gouvernement économique par celle-ci : « Que l’autorité souveraine soit unique et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers… Le système des contrepoids dans un gouvernement est une opinion funeste, qui ne laisse apercevoir que la discorde entre les grands et l’accablement des petits » (Ire maxime).
  5. Despotisme de la Chine, ch. VIII, § 8, éd. Oncken, p. 655.
  6. Quesnay lui-même, placé auprès de la maîtresse du roi, parait avoir écarté ses enfants du milieu de Versailles (voyez éd. Oncken, p. 802 en note).