Histoire des doctrines économiques/2-2-6

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VI

CRITIQUE GÉNÉRALE DE L’ÉCOLE DITE ORTHODOXE OU CLASSIQUE

Adam Smith, J.-B. Say, Malthus et Ricardo passent pour représenter ce qu’on appelle vulgairement « l’école orthodoxe ou classique[1] ». Nous conservons malgré nous cette expression si impropre qu’elle soit : car, s’il est vrai que les sciences humaines ne pouvant pas être hérétiques, ne méritent pas davantage d’être appelées orthodoxes, et s’il est vrai également que, devant la vérité à trouver, nul n’ait le droit de parler de romantisme ou d’esprit classique, il n’en est pas moins vrai que ces quatre auteurs ont concouru à des titres divers à la fondation de la science économique, et que, placés plus près de ses origines, ils lui ont apporté un certain nombre de vérités primordiales qui leur ont survécu. L’idée d’un ordre naturel et permanent, la conviction qu’il existe des lois économiques placées au dessus de l’arbitraire des législateurs humains, enfin la confiance en la liberté, qui stimule la production parce qu’elle encourage les initiatives, voilà quelques-uns des traits qui les distingueront toujours, et qui du même coup les ont désignés aux âpres critiques de l’école historique allemande et de quiconque appartient à quelqu’une des nombreuses écoles socialistes.

Quelques explications, communes aux quatre grands économistes, sont ici nécessaires, dussions-nous avouer sur certains points ce qu’il y avait encore de défectueux et d’incomplet dans leur conception du monde économique[2]. Nous ramenons aux deux chefs suivant les griefs qui ont été formulés contre l’ensemble de leurs doctrines : 1° ils ont imaginé un homo oeconomicus, qui ne connaît ni les différences de temps, ni celles de lieux, qui dans toutes les conditions de la vie est toujours et partout identique à lui-même et qui n’est jamais mû que par le seul mobile de l’égoïsme ; 2° ils ont eu une foi aveugle dans la liberté individuelle, ce qui les a portés, d’une part à ignorer ou à mépriser l’intérêt national collectif, d’autre part à se désintéresser des classes pauvres et laborieuses.

Premier grief. — Uniformité de l’homme envisagé comme sujet économique. — Ce grief implique : 1° la méconnaissance des questions particulières de lieux et de temps ; 2° la méconnaissance des qualités personnelles des individus ; 3° l’unité du mobile d’égoïsme, auquel seul on obéirait.

Méconnaissance des questions particulières de lieux et de temps. — Hildebrand formule en ces termes l’accusation, au nom de l’école historique : « Smith et son école, dit-il, partent du principe que toutes les lois économiques,  étant fondées sur les rapports entre les hommes et les choses, planent au dessus du temps et de l’espace et restent fixes et immuables. Ils oublient absolument que, en tant qu’être social, l’homme est l’enfant de la civilisation et le produit de l’histoire, et que ses besoins, sa culture, ses relations particulières avec les choses et les autres hommes ne restent jamais les mêmes, mais varient avec le milieu géographique, se modifient au cours de l’histoire et progressent avec la civilisation collective de l’humanité[3]. » Le même reproche, en termes analogues, se trouve reproduit par Schmoller, par Lujo-Brentano, par Knies et par bien d’autres.

Contre Smith, Say et Malthus l’accusation n’est pas fondée en fait, outre que nous aurions plus d’une réserve à faire sur l’évolutionnisme historique et moral, dont Hildebrand posait ici le principe[4]. Adam Smith parle à maintes reprises des changements historiques qui se sont produits dans les conditions sociales, des nécessités momentanées ou locales qui conseillent telle ou telle politique, et de la difficulté que les capitaux et les bras éprouvent quand ils sont sollicités de changer d’industrie. J.-B. Say signale « dans chaque pays et même dans chaque province des caractères nationaux qui sont quelquefois favorables, quelquefois contraires au développement de l’industrie[5] », et il raille Mercier de la Rivière, qui, appelé en Russie par Catherine II pour donner des lois à son empire, « ne pouvait pas régenter la Russie en faisant abstraction de son sol, de son climat, de ses habitudes, de ses lois, qu’il ne connaissait pas à fond[6] ». Que dire encore de Malthus, qui, dans son Principe de population, consacre une vingtaine de chapitres à décrire les obstacles divers que l’accroissement de la population rencontrait ou rencontre chez les peuples anciens et chez les peuples modernes ? Ricardo serait peut-être plus difficile à défendre, précisément parce que la forme plus métaphysique et plus abstraite de ses considérations l’appelait moins souvent à se mettre en contact avec le concret. Et cependant, dans une grande partie de son œuvre capitale, il ne fait guère autre chose que discuter, hypothèse par hypothèse, ce qui peut et doit se produire dans telle ou telle conjoncture.

Méconnaissance des qualités personnelles des individus. — Ici, si le grief paraît tout d’abord fondé en fait, il ne l’est nullement en droit. Pourquoi cela ? Parce que toute science est une généralisation et que toute science doit tendre à dégager, en tout ordre de connaissances, les éléments généraux et typiques des éléments accidentels et personnels. Je demande s’il n’en est pas ainsi dans toute philosophie. Ne s’y crée-t-on, par l’abstraction, un homo philosophicus complet, doué uniformément de mémoire, d’entendement, d’imagination et de liberté, comme si ces qualités du sujet pensant et voulant étaient identiques chez tous les hommes et comme s’il n’y avait pas à tenir compte des différences individuelles qu’ils doivent à la conformation des organes, à l’éducation et à l’habitude personnelle, ou bien encore à l’atavisme et à l’hérédité ? Allons plus loin et demandons-nous si la psychologie classique a bien souvent admis la théorie des responsabilités atténuées ou partielles, théorie qui a conquis cependant sa place en droit criminel et en physiologie.

Et cependant Adam Smith n’est pas sans analyser les causes de supériorité des hommes entre eux[7], ainsi que les différences d’habitudes qui « influent naturellement, dans tous les genres d’affaires, sur leur caractère et leurs dispositions[8] », tout en reconnaissant du reste que bien des différences observées chez l’adulte sont moins la cause que l’effet de son genre de vie antérieur[9].

Il semble bien aussi que Ricardo ait basé toutes ses déductions, en matière d’impôts et de revenus, sur la division des personnes économiques pourvues de caractères différents. Il n’y a pas jusqu’à la formule du producteur le moins favorisé, regardé comme fournissant la mesure de la valeur courante et normale de chaque objet, qui ne donne l’impression de facultés naturelles spécialement et différemment productives.

Unité du mobile d’égoïsme. — On reproche à Smith de « ne connaître d’autre mobile humain que l’égoïsme et l’intérêt personnel[10] » ; on accuse l’économie politique classique, « par cette érection du principe de l’intérêt individuel au rang de principe suprême de la science économique », de se rendre « impuissante à contribuer à l’accomplissement de l’obligation morale qui incombe au genre humain[11] ».

Or, étudier — comme fait l’économie politique — les conséquences objectives et extérieures du mobile de l’intérêt personnel là où il exerce son action, ce n’est point induire qu’il soit seul à agir sur nous. Au contraire, en un nombre incalculable de passages, Adam Smith parle des « grandes vues de l’intérêt général » ou de la « bienveillance », en même temps qu’il signale le « misérable esprit de monopole », les « clameurs importunes de l’intérêt privé » et « l’excès de cupidité » ou « l’excès d’avarice ». Seulement Smith pense — et sans doute avec raison — que l’immense généralité de nos rapports économiques avec nos semblables se compose de contrats à titre onéreux, c’est-à-dire d’échanges, et non pas de contrats de bienfaisance[12]. Telle est aussi l’opinion de Malthus, qui, tout en déclarant que « la bienveillance ne peut pas être envisagée, dans l’état présent des choses, comme le grand principe moteur de nos actions », ne cesse pas pour cela de la recommander comme « essentielle à notre bonheur » comme étant « la consolation et le charme de la vie, la source des plus nobles efforts vers l’a vertu et des plaisirs les plus purs et les plus doux[13] ».

Il se peut — et nous-même nous en avons fait la remarque à propos du troisième devoir du souverain d’après Adam Smith — il se peut que les classiques, tous protestants, matérialistes ou voltairiens, n’aient pas soupçonné les merveilleuses ressources de désintéressement et d’abnégation que le plein et complet épanouissement de la charité chrétienne, sous sa forme la plus haute et la plus pure, serait capable de donner à l’humanité[14]. Toutefois, ce n’est pas à l’école historique d’Allemagne qu’il appartient d’en faire un grief à l’école classique anglaise, alors que cette école historique allemande ne puise pas de charité à une source plus féconde, et alors qu’elle ne compte que sur l’État et la contrainte pour soulager les misères et faire progresser la société[15].

Deuxième grief. — Concordance nécessaire de l’intérêt général et des intérêts privés. — « La doctrine de Smith, disait Schmoller, considère l’économie politique sous la forme d’un système naturellement harmonique de forces individuellement et égoïstement actives[16]. » Un bon nombre de catholiques adressent le même reproche à l’économie politique tout entière.

Il faut répondre en fait et en droit.

En fait, maints passages de Smith, de Say et de Ricardo montrent que ces maîtres admettaient fort bien un antagonisme accidentel des intérêts privés et de l’intérêt général, pourvu qu’il ne s’agît pas d’un antagonisme essentiel et constant. Le texte même de Smith qu’on lui reproche le plus, contient un mot qui empêche d’en généraliser la portée. « Chaque individu, disait Smith, tout en ne cherchant que son intérêt personnel, travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler[17] » ; quant à Ricardo, partisan de l’introduction des machines, il se déclare « convaincu que la substitution des forces mécaniques aux forces humaines pèse quelquefois très lourdement, très péniblement, sur les épaules des classes laborieuses[18] ».

Mais, une fois admis ces antagonismes en quelque sorte contingents, il est difficile de contester que, dans l’immense généralité des cas, là recherche honnête et morale-de l’intérêt privé de chacun réalise providentiellement le bien général de tous[19]. Or, c’est bien là ce que les économistes classiques ont mis en évidence.

Contre l’école classique anglaise, le reproche d’une trop grande confiance dans ce bien général résultant de la recherche individuelle des intérêts privés prend une double forme ; on accuse cette école de ne pas s’intéresser : 1° à la prospérité nationale ; 2° au bien-être des classes pauvres et ouvrières. Voyons séparément ces deux points.

Indifférence pour la prospérité nationale. — Ici le reproche vient principalement des partisans de la protection douanière.

À cet égard — nous en convenons sans peine — il se peut que la conception économique de l’école de Smith et de Ricardo soit incomplète. C’est là une question que nous discuterons tout spécialement à propos de Raymond, de List et de l’économie politique nationale. Mais ici il faut avant tout examiner les textes des économistes, et nous rendrons certainement justice à leurs sentiments, quand bien même nous devrions plus tard ne pas rendre aussi pleinement hommage à la consistance et à la solidité de leur doctrine.

De Smith, nous avons cité l’approbation qu’il donnait à l’acte de navigation, la théorie des droits éducateurs, le maintien de la protection des industries nécessaires à l’indépendance nationale, enfin la convenance des lentes transitions entre un régime prohibitif et la liberté[20]. En matière de tarifs douaniers, Jean-Baptiste Say, quoique partisan plus convaincu du libre-échange, demandait néanmoins que l’on consultât les fabricants pour éviter les libertés intempestives et les ruines industrielles, qui auraient entraîné des pertes de capitaux et des misères[21]. Malthus, enfin, considérait « une parfaite liberté du commerce » comme « une illusion, une perspective que l’on ne doit pas se flatter de voir se réaliser » ; il croyait pourtant qu’il faut l’avoir en vue « pour en approcher autant que possible[22] ».

Arrêtons-nous un peu plus longtemps à Ricardo. Il ne demandait pas, comme le fit plus tard la fameuse Anticornlawleague, la suppression intégrale et immédiate des droits sur les blés. On peut même le taxer, sur ce point, d’un protectionnisme exagéré. Mais pour le comprendre il faut connaître d’un peu plus près le régime dont bénéficiaient alors les propriétaires fonciers de l’Angleterre. Aussi bien l’exposé de cette situation sera-t-il la justification la plus probante de l’attention que les Anglais apportaient, dès avant Ricardo, aux phénomènes de la rente différentielle.

En France, la législation sur les céréales avait été faite tout entière dans l’intérêt bien ou mal compris des consommateurs. Il en avait été tout autrement en Angleterre, parce que là-bas la propriété foncière était tout entière aux mains de l’aristocratie du Parlement. Donc, producteurs de blé par leurs fermiers, les landlords, dans l’intérêt de leurs fermages, avaient institué un régime de protection parfaitement abusif.

Aux termes de l’acte de 1763 (troisième année du règne de Georges III), l’entrée des blés n’était permise que quand le prix du quarter dépassait 44 shellings (24 fr. 20 les 100 kilos[23]) ; et encore si le blé ne dépassait pas 48 sh. le quarter (26 fr, 40 les 100 kilos), il était frappé d’un droit d’entrée qui correspondait à 12 fr. 62 les 100 kilos. Quant à l’exportation, ce n’était qu’au dessus des cours de 44 sh. (24 fr. 20 les 100 kilos) qu’elle était défendue dans l’intérêt des consommateurs nationaux. Ce prix de 44 sh. le quarter (24 fr. 20 le quintal métrique) était ce qu’on appelle le prix « rémunérateur ».

Or, des lois successives portèrent ce prix rémunérateur de plus en plus haut, pour étendre et rendre plus fréquentes les périodes, où il était permis aux propriétaires de faire de l’exportation, tout en empêchant l’importation ; car, en même temps, aussi, la concurrence des blés étrangers était repoussée par des droits à l’importation de plus en plus élevés et d’une application de plus en plus fréquente.

Le prix rémunérateur fut porté :

en 1787, à 48 sh. (le quarter) 26 40 les 100 kilos
en 1791, à 54
sh 
29 70
en 1804, à 66
sh 
36 30
en 1814, à 80
sh 
44  »
en 1822, à 85
sh 
45 75


En dessous des prix rémunérateurs, on avait, par exemple sous l’empire de l’acte de 1787, des droits à l’importation qui n’étaient pas moindres de 24 sh. le quarter (13 fr. 25 les 100 kilos). En 1804, le droit d’entrée, qui était de 24 sh. (13 fr. 25), fut porté jusqu’à 30 sh., si les cours du blé tombaient à moins de 63 sh. le quarter. Cela faisait, aux 100 kilos, un droit de 16 fr. 55 quand le blé n’atteignait pas le cours de 34 fr. 65. En 1814 on alla encore plus loin : on défendit l’importation quand le blé valait moins de 70 sh. (38 fr. 55 les 100 kilos). Que l’on pense donc aux souffrances ouvrières sous un tel régime, surtout avec le pouvoir de l’argent tel qu’il était il y a un siècle et avec les salaires nominaux de ces temps là[24] !

Tel était le milieu où vivait Ricardo, en 1821, quand il écrivait son petit traité De la protection accordée à l’agriculture. Il constate la souffrance de l’industrie agricole (!) et d’autre part aussi le commencement d’un mouvement pour la suppression des barrières. « Les doctrines qui condamnent, dit-il, les restrictions élevées contre l’importation des blés étrangers, ont fait des progrès depuis quelques années[25]. « Voilà les préludes de l’Anticornlawleague. Mais que propose-t-il ? Une atténuation bien insuffisante ! On maintiendrait à 70 sh. (soit 38 fr. 55) le prix jugé rémunérateur ; seulement au dessus de ce cours le droit d’entrée ne serait plus que de 20 sh. le quarter (11 francs les 100 kilos), et il serait abaissé graduellement de 1 sh. par an pendant dix ans, jusqu’à 10 sh. par quarter (5 fr. 50 les 100 kilos). La protection se manifesterait encore, d’un autre côté, par une prime à l’exportation, de 7 sh. par quarter (3 fr. 85 les 100 kilos)[26].

En fait, le Parlement resta plus loin encore dans le sens de la protection, par son acte de 1822. L’importation des blés ne fut franche de droits que quand ils valaient plus de 85 sh. le quarter (46 fr. 75 les 100 kilos) ; elle devint interdite, quand ils valaient moins de 70 sh. (38 fr. 55 les 100 kilos) ; les droits d’entrée furent de 5 sh. le quarter (2 fr. 75 les 100 kilos) quand ils en valaient de 80 à 85 sh., et de 17 sh. (9 fr. 35) quand ils valaient entre 70 et 80.

Nous avons pensé que ces détails historiques étaient nécessaires pour faire comprendre un peu plus tard l’Anticornlawleague.

Indifférence et dureté pour les classes pauvres et ouvrières. — À en croire les adversaires habituels des économistes et de l’économie politique, les petits et les humbles sont broyés : la science et les prétendus savants sont sans entrailles, et ils ont conspiré pour créer la féodalité financière par la concentration des capitaux.

En tout cas, ce ne serait pas des physiocrates et de Turgot en particulier que les économistes classiques se seraient inspirés pour donner cette funeste orientation à la science qui naissait entre leurs mains. On connaît la bienfaisante administration de Turgot en Limousin, ses tentatives de réformes pour une meilleure répartition des charges publiques et ses mesures énergiques, presque despotiques, pour le soulagement des colons pauvres pendant la grande disette de 1770 et 1771. On connaît enfin la généreuse pensée qui anime l’édit du 6 février 1776. « Nous devons à tous nos sujets, fait-il dire par Louis XVI, de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits ; nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer dans toute leur étendue les seules ressources qu’ils aient pour subsister[27]. »

Mais passons aux économistes de la grande école anglaise.

Adam Smith se refuse à « jamais considérer comme un désavantage pour le tout ce qui améliore le sort de la plus grande partie (domestiques, ouvriers et artisans de toute sorte) » ; il n’admet pas que l’on puisse « regarder comme heureuse et prospère une société dont les membres les plus nombreux sont réduits à la pauvreté et à la misère » ; à ses yeux, « la seule équité exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent tout le corps de la nation, aient dans le produit de leur propre travail une part suffisante pour être eux-mêmes logés, nourris et vêtus[28]. » C’est en partant de ces principes qu’il blâme les règlements en faveur des patrons et contre les ouvriers[29] ; qu’il combat le servage et la condition — fort analogue an servage — des ouvriers des houillères et des salines d’Écosse[30] ; qu’il réprouve le régime de domicile obligatoire imposé aux pauvres[31], et enfin qu’il s’élève contre les impôts de consommation sur les objets de première nécessité[32]. Et tout cela est complété par ce jugement : « L’industrie que notre système mercantile encourage principalement, dit-il, c’est celle sur laquelle porte le bénéfice des gens riches et puissants. Celle qui alimente les profits du faible et de l’indigent est presque toujours négligée ou supprimée[33] ».

J.-B. Say admet l’intervention de l’Etat en face des misères à soulager. Pour lui cette intervention doit prendre la forme de secours proprement dits, s’il s’agit d’une cause accidentelle, isolée et passagère ; et elle doit se résoudre en quelque nouveau genre de travail à faire trouver, quand « la cause (de la chute du prix du travail) est durable de sa nature », parce que, alors, dit-il, « les secours pécuniaires et passagers ne remédient à rien ». Mieux vaut donc, pour ce cas, tâcher de fournir aux bras des employés une nouvelle occupation durable, favoriser de nouvelles branches d’industrie, former des entreprises lointaines, fonder des colonies[34]. Bien plus, non content d’approuver les factory acts de l’Angleterre[35], il admet expressément, comme fait aussi Sismondi, que « la loi doit prêter quelque force à celui des deux contractants qui est nécessairement dans une position tellement précaire et dominée, qu’il est quelquefois forcé d’accepter des conditions onéreuses[36] ». Ricardo, qui est le métaphysicien de l’économie politique, est sans doute moins abondant en déclarations philanthropiques. C’est lui cependant qui déclare que « tous les amis de l’humanité doivent désirer que les classes laborieuses cherchent partout le bien-être, les jouissances légitimes, et soient poussées par tous les moyens légaux à les acquérir[37] ».

Plus facile à défendre est Malthus, malgré sa page fâcheuse sur les conséquences économiques de l’aumône. Lui aussi vante et réclame les factory acts ; il a de très sévères descriptions de la condition où les enfants étaient réduits dans les usines de Manchester, et il la met justement en contraste avec la condition des habitants des campagnes, meilleure au double point de vue matériel et moral[38] ; il a enfin un cri d’indignation qui mérite d’être entendu. « Si un pays, dit-il, n’avait pas d’autre moyen de s’enrichir que de réduire les salaires, je dirais sans hésiter : Périssent des richesses pareilles ! Il est fort à désirer que les classes ouvrières soient bien payées, pour une raison bien plus importante que toutes les considérations relatives à la richesse, je veux dire pour le bonheur de la plus grande masse de la société… Je ne connais rien de plus misérable que de condamner, sciemment les classes ouvrières à se vêtir de haillons et à habiter des huttes affreuses, pour vendre un peu plus de nos tissus et de nos calicots à l’étranger[39]. »

Tel est le jugement d’ensemble que l’on peut porter sur ce qu’on est convenu d’appeler les grands économistes classiques. Faudrait-il croire cependant que Smith, Say, Malthus et Ricardo aient procédé d’un même esprit et qu’il n’y ait pas entre eux de nuances et même une gradation ? Ce serait aller beaucoup trop loin. S’ils forment les quatre anneaux d’une même chaîne, nul doute aussi qu’avec cette chaîne le point d’arrivée nous met à une certaine distance du point de départ.

En ce qui concerne la méthode, Smith s’inspirait surtout de l’observation : Ricardo, à l’autre extrémité, s’inspire du raisonnement. Au cours de près d’un demi-siècle, c’est donc la méthode métaphysique qui l’a graduellement emporté sur la méthode analytique. Dans l’ordre moral, l’évolution n’est guère moins marquée, et l’on sent de plus en plus que la doctrine de la non-intervention de l’État va devenir prépondérante[40].

Alors l’économie politique ou plutôt les économistes glissent sans s’en douter vers un écueil. Le souci de la richesse matérielle devient de plus en plus absorbant ; et les devoirs de justice, de protection des faibles apparaissent de plus en plus relégués à l’arrière-plan. Déjà chez J.-B. Say le sentiment national n’a plus rien, de la vivacité qu’il gardait encore avec Adam Smith. L’abus de la méthode métaphysique nous conduira jusqu’à Stuart Mill ; la recherche trop exclusive de. la fortune par le développement de l’industrie, jointe à l’oubli du principe politique des nationalités, nous acheminera insensiblement vers l’école de Manchester. Il faudra que la réaction se fasse, en un sens avec List, en un autre avec Bastiat et Carey. Bien plus, comme toute équivoque sur les principes doit logiquement et fatalement engendrer des erreurs, il faudra aussi que le socialisme marxiste s’empare de certaines propositions de Ricardo pour les travestir et pour asseoir sur elles les plus dangereux et les plus subtils de ses sophismes.

Mais, à tout prendre, la science est innocente des exagérations et des erreurs qu’on peut mêler à ses vérités. Elle ne fournit pas de justifications, ni même d’excuses, aux hommes cupides qui lui demandent de couvrir une conduite que la morale se refuserait à absoudre ; et l’ignorance ou la mauvaise foi peuvent seules expliquer qu’on l’ait accusée elle-même d’avoir inspiré ou encouragé cette conduite par l’organe de ses maîtres les plus éminents. Tout ce que nous venons de dire de ceux-ci doit suffire à le prouver.




  1. Les économistes anglais, par question d’amour-propre national, ne font pas place ici à J.-B. Say, qu’ils affectent de ne pas connaître. Pour eux, le quatrième fondateur de l’économie politique classique est Stuart Mill, dont l’œuvre principale (Principes d’économie politique) est de 1848, c’est-à-dire postérieure d’une, deux et même presque trois générations aux ouvrages des trois autres auteurs.
  2. Nous nous inspirons beaucoup, pour ce qui va suivre, du petit volume les Économistes classiques et leurs adversaires, par Richard Schüller, traduction française, Guillaumin, 1896. — Voyez aussi Emilio Cossa, Il metodo degli economisti classici nelle sue relazioni col progresso della scienza economica, Bologne, 1895 (particulièrement ch. ii, « L’osservazione dei fatti », et ch. iii, « La politica economica » ).
  3. Hildebrand, Die Nationalœkonomie der Gegenwart, 1848, p. 28.
  4. Voyez plus bas, 1. III, ch. ii.
  5. Cours complet, 1. I, ch. vi, t. I, p. 99. — « Un ouvrier anglais ou allemand, dit ensuite J.-B. Say, est tout entier à son ouvrage… En France, il est souvent léger et peu curieux de la perfection… Un ouvrier espagnol aime mieux aller mal vêtu et se nourrir à peine que de s’assujettir au moindre travail. »
  6. Cours complet, Considérations générales, t. I, pp. 25-26.
  7. Richesse des nations, 1. V, ch. i, sect. ii, t. II, p. 363.
  8. Ibid., 1. III, ch. iv, t. I, p. 505.
  9. « Dans, la réalité, dit-il, la différence des talents naturels est bien moindre que nous ne croyons : et les aptitudes si différentes qui semblent distinguer les hommes des diverses professions, n’est pas tant la cause que l’effet de la division du travail en beaucoup de circonstances » (Ibid., 1. I. ch. ii, t. 1, p. 20).
  10. Knies, Die politische Œkonomie vom Standpunkte der geschichtlichen Methode, 1855, p. 270.
  11. Hildebrand, Die Nationalœkonomie der Gegenwart, p. 31.
  12. « L’homme a presque constamment besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance… Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts… Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui ; encore ce mendiant n’en dépend-il pas en tout » (Richesse des nations, 1. I, ch. ii, t. I, p. 19).
  13. Principe de population, 1. V, ch. ii, p. 592 de l’édition Guillaumin.
  14. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 83.
  15. Sur le concours de mobiles autres que l’intérêt, voyez dans Maurice Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 1. I, ch. vi, « La raison, les sentiments, les passions, l’automatisme », 2e éd., t. I. p. 187, et ch. vii, « Égoïsme et altruisme », p. 205.
  16. Schmoller, Handwœrterbuch der Staatswissenschaften, v° Volkswirthschaft, p. 537.
  17. Richesse des nations, 1. IV, ch. ii, t. II, p. 35.
  18. Ricardo, ch. xxxi, « Des machines ».
  19. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 73 et s., pp. 244 et s.
  20. Voyez plus haut, p. 273.
  21. « Comme il faut bien mettre des droits, ne fût-ce que pour subvenir aux dépenses de l’État ; comme une liberté intempestive pourrait bien aussi avoir ses inconvénients et qu’il faut éviter la ruine des établissements qui se sont formés sur la foi même d’une législation imparfaite…, il est bon de consulter les industriels… L’importation des fers (en franchise) entraînerait la destruction de presque toutes nos grosses forges, auxquelles des capitaux considérables ont été consacrés… » (Cours complet, l. IV, ch. xiv, t. I, p.585 ; — l. IV, ch. xvi, t. I, p. 599).
  22. Principe de population, 1. III, ch. xii, p. 441.
  23. Nous avons traduit les mesures, et monnaies anglaises en prix et droits aux 100 kilos, pour faciliter la comparaison avec notre législation actuelle et les usages de la France. Nous avons pris pour base une capacité de 290 litres au quarter et un poids rond de 79 kilos à l’hectolitre (229 kilos au quarter). — M. Schatz calcule à peu près de même, puisqu’il donne le prix de 21 fr. 07 l’hectolitre comme la parité de 49 sh. le quarter (Individualisme, p. 162 en note).
  24. En août 1826, au témoignage de Sismondi (Nouveaux principes d’économie politique, t. I, p. 252), le blé de première qualité se cotait en même temps à Londres 56 sh. le quarter (30 fr. 80 les 100 kil.) et 17 sh. à Dantzig et à Lubeck (9 fr. 35 les 100 kil.).
  25. Op. cit., édition Guillaumin, p. 601.
  26. Ibid., pp. 643 et s.
  27. Voyez plus haut pp. 220, 227, etc.
  28. Richesse des nations, 1. I, ch. viii (t. 1, p. 108).
  29. C’était alors le caractère de la législation industrielle de l’Angleterre. — Voyez Richard Schüller, Économistes classiques et leurs adversaires, appendice I, § 3, pp. 151 et s. — Voyez aussi du même auteur Die Wirthschaftspolitik der historischen Schule, Berlin, 1899, pp. 7 et s.
  30. Le servage existait encore en Russie, Pologne, Hongrie, Bohême, Moravie et dans quelques parties de l’Allemagne. Quant aux houillères et salines de l’Écosse, le personnel y suivait forcément l’exploitation et était vendu avec elle : ce système fut entamé par l’acte de 1775 (qui posait à l’obtention de la liberté des conditions pratiquement irréalisables) et il fut définitivement supprimé par l’acte de 1799 (Schüller, Économistes classiques et leurs adversaires, appendice I, § 2, pp. 147 et s.).
  31. On ne pouvait quitter son domicile que sur un certificat des marguilliers et inspecteurs des pauvres, et l’on ne pouvait acquérir un nouveau domicile qu’à la condition de payer un loyer de 10 livres (252 francs). Ces entraves disparurent en 1793. Adam Smith, dans une longue discussion (1. I, ch. x, t. 1, pp. 178-184), s’approprie ce jugement du docteur Burns : « Il y a quelque chose de révoltant dans cette institution : c’est d’attribuer à un officier de paroisse le pouvoir de tenir ainsi un homme pour toute sa vie dans une espèce de prison, quelque inconvénient qu’il puisse y avoir pour lui à rester dans l’endroit où il aura eu le malheur de gagner ce qu’on appelle un domicile, ou quelque avantage qu’il puisse trouver à aller vivre ailleurs ».
  32. Impôts sur le sel, sur le cuir (10 %), sur le savon (de 20 % à 25 %), sur la chandelle (15 %), sur le charbon transporté par mer d’un port anglais à un autre port anglais (3 sh. 3 d. par tonneau). — Voir Richesse des nations, 1. V, ch. ii, § 2, t. II, pp. 562-569.
  33. Richesse des nations, 1. IV, ch. vin, 1.11, p. 288. — « En encourageant, dit Smith, l’importation du fil étranger pour toiles, et en le faisant venir ainsi en concurrence avec celui que filent nos ouvriers, nos manufacturiers cherchent à acheter au meilleur marché possible l’ouvrage des pauvres gens qui vivent de ce métier. Ils ne sont pas moins attentifs à tenir à bas prix les salaires de leurs tisserands que ceux des pauvres fileuses ; et s’ils cherchent tant à hausser le prix de l’ouvrage fait ou à faire baisser celui de la matière première, ce n’est nullement pour le profit de l’ouvrier » (Ibid.).
  34. Traité, 1. II, ch. vi, § 4, 2e édit., t. II, p. 83.
  35. Cours complet, 1. V, ch. x, éd. Guillaumin, t. II, p. 50.
  36. Ibid.
  37. Ricardo, Principes, ch. v, p. 72.
  38. Principe de population,. III, ch. xiii (pp. 444-445), avec la description des environs de Manchester par le docteur Aikin.
  39. Principes d’économie politique, éd. Guillaumin, p. 361.
  40. Voir en ce sens (mais non sans quelque faveur pour l’étatisme et sans un culte beaucoup trop fervent pour les immortels principes de la Révolution) la préface que M. Deschanel a mise à sa Question sociale, 1898 (voyez surtout pp. 7-8, 12-13 et 21). — La distinction entre Smith et Say d’une part, Malthus et Ricardo de l’autre, est très bien faite par Carey (voyez infra, ch. viii).