Histoire des fantômes et des démons/Aventure du cardinal de Retz

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AVENTURE DU CARDINAL DE RETZ.

Le cardinal de Retz, n’étant encore qu’abbé, avait fait la partie de passer une soirée à Saint-Cloud, dans la maison de l’archevêque de Paris, son oncle, avec Mme et Mlle de Vendôme, Mme de Choisi, le vicomte de Turenne, l’évêque de Lisieux ; et MM. de Brion et Voiture. On s’amusa tant, que la compagnie ne put s’en retourner que très-tard à Paris. La petite pointe du jour commençait à paraître, (on était alors dans les plus grands jours d’été), quand on fut au bas de la descente des Bons-Hommes ; justement au pied, le carrosse s’arrêta tout court.

» Comme j’étais à l’une des portières, avec Mlle de Vendôme (dit le cardinal dans ses Mémoires), je demandai au cocher pourquoi il arrêtait ? Il me répondit avec une voix tremblante :

— Voulez-vous que je passe par-dessus tous les diables qui sont-là, devant moi ?… Je mis la tête hors de la portière ; et, comme j’ai toujours eu la vue fort basse, je ne vis rien. Mme de Choisi, qui était à l’autre portière, avec M. de Turenne, fut la première qui aperçut, du carrosse, la cause de la frayeur du cocher ; je dis, du carrosse, car cinq ou six laquais, qui étaient derrière, criaient : Jésus-Maria ! et tremblaient déjà de peur.

» M. de Turenne se jeta en bas du carrosse, aux cris de Mme de Choisi. Je crus que c’étaient des voleurs, je sautai aussitôt hors du carrosse ; je pris l’épée d’un laquais, je la tirai, et j’allai joindre de l’autre côté M. de Turenne, que je trouvai, regardant fixement quelque chose que je ne voyais point. Je lui demandai ce qu’il regardait, et il me répondit ; en me poussant du bras, et assez bas, je vous le dirai ; mais il ne faut pas épouvanter ces dames, qui, dans la vérité, hurlaient plutôt qu’elles ne criaient.

Voiture commença un oremus ; Mme de Choisi poussait des cris aigus ; Mlle de Vendôme disait son chapelet ; Mme de Vendôme voulait se confesser à M. de Lisieux, qui lui disait : Ma fille ! n’ayez point de peur, vous êtes en la main de Dieu. Le comte de Brion avait entonné bien tristement, avec nos laquais, les litanies de la Vierge. Tout cela se passa, comme on peut se l’imaginer, en même temps et en moins de rien.

M. de Turenne, qui avait une petite épée à son côté, l’avait aussi tirée, et, après avoir regardé un peu, comme je l’ai déjà dit, il se tourna vers moi, de l’air dont il eût demandé son dîner, et de l’air dont il eût donné une bataille, et me dit ces paroles : Allons voir ces gens-là ! Quelles gens, lui répartis-je ? Et, dans la vérité, je croyais que tout le monde avait perdu le sens. Il me répondit : Effectivement, je crois que ce pourrait bien être des diables…

Comme nous avions déjà fait cinq ou six pas du côté de la Savonnerie, et que nous étions, par conséquent, plus proches du spectacle, je commençai à entrevoir quelque chose ; et ce qui m’en parut, fut une longue procession de fantômes noirs, qui me donna d’abord plus d’émotion qu’elle n’en avait donnée à M. de Turenne ; mais qui, par la réflexion que je fis, que j’avais long-temps cherché des esprits, et qu’apparemment j’en trouvais en ce lieu, me fit faire deux ou trois sauts vers la procession. Les gens du carrosse, nous croyant aux mains avec tous les diables, firent un grand cri. Mais les pauvres Augustins-Déchaussés, que l’on appelle Capucins noirs, et qui étaient nos diables d’imagination, voyant venir à eux deux hommes qui avaient l’épée à la main, eurent encore plus de peur. L’un d’eux se détachant de la troupe, nous cria : Messieurs, nous sommes de pauvres religieux, qui ne faisons de mal à personne, et qui venons nous rafraîchir un peu dans la rivière, pour notre santé.

Nous retournâmes au carrosse, M. de Turenne et moi, avec des éclats de rire, que l’on peut s’imaginer.