Histoire des fantômes et des démons/Histoire d’Urbain Grandier

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HISTOIRE D’URBAIN GRANDIER.

Le couvent des Ursulines, établi à Loudun, en 1626, se trouva bientôt après hanté par des lutins et des mauvais esprits. Plusieurs religieuses déclarèrent qu’elles étaient possédées ; elles l’avouèrent à Jean Mignon, leur directeur, qui résolut de faire tourner cette possession à la gloire de Dieu, et d’en profiter pour se défaire d’Urbain Grandier, curé de Saint-Pierre de Loudun. C’était un prêtre de bonne famille, homme d’esprit, bien fait, éloquent, et qui réunissait en sa personne tous les agrémens de la nature. Il avait gagné l’estime des dames, par des manières polies qui le distinguaient de tous les ecclésiastiques du pays. Il choquait tous les moines, en prêchant contre les confrairies ; il avait eu un procès avec Barot, président de l’élection, Trinquant, procureur du roi, et leur neveu Mignon, confesseur des Ursulines.

Ces trois ennemis ligués lui en suscitèrent d’autres ; ils accusèrent Grandier d’avoir causé la possession des religieuses, par les ressorts de la magie : l’évêque de Poitiers le condamna sans l’entendre ; mais Grandier vint à bout de ses accusateurs, et se fit absoudre par le parlement de Paris.

Cependant Mignon ne perdit pas courage ; les convulsions des possédées devenaient plus fortes de jour en jour ; et bientôt elles furent en état d’étonner le public : alors on avertit les magistrats de la pitoyable situation des religieuses. La supérieure, qui était une des plus belles femmes de France, se trouvait possédée, disait-on, de plusieurs démons, dont le chef était Astaroth ; le diable Zabulon s’était emparé d’une sœur Laye, et d’autres malins esprits faisaient de grands ravages dans le reste du couvent…

Le bailli, le procureur du roi, le corps des juges et le clergé se rendirent sur les lieux. À leur approche, la supérieure se mit à faire plusieurs contorsions, et des cris qui approchaient de ceux d’un petit pourceau. Mignon lui mit les doigts dans la bouche, et commença à conjurer les démons.

Les interrogatoires se firent en latin, selon la coutume. Mignon fit d’abord cette question au diable Astaroth : — Par quel pacte es-tu entré dans le corps de cette religieuse ? — Par des fleurs, répondit-il. — Quelles fleurs ? — Des roses. — Qui les a envoyées ? — (Après un moment d’hésitation) Urbain… — Quel est son autre nom ?… — Grandier… — Quel est sa qualité ? — Il est prêtre. — De quelle église ? — De Saint-Pierre de Loudun. — Qui a apporté les roses ? — Un diable déguisé, etc.

Un autre jour, la supérieure fut mise sur un petit lit près de l’autel ; et pendant qu’on disait la messe, elle fit de grandes contorsions. Le sacrifice achevé, Barré (curé de Saint-Jacques de Chinon, homme atrabilaire, et qui s’imaginait être saint) s’approcha d’elle, tenant le Saint-Sacrement, obligea le diable de l’adorer, et lui dit : Quem adoras (qui adores-tu } ? — Jesus-Christus, répliqua-t-elle… Quelqu’un entendant ce solécisme, dit assez haut : Voilà un diable qui n’est pas congru !… Barré changea la phrase, pour la faire répondre mieux, mais elle se trompa encore plus lourdement, et les assistans s’écrièrent : Ce diable-là ne sait pas parler latin. Barré soutint qu’on n’avait pas bien entendu, et demanda ensuite à une autre religieuse, qui disait qu’Asmodée s’était emparé d’elle, combien ce diable avait de compagnons ? Elle répondit : sex (six). Quelqu’un lui demandant de répéter la même chose en grec, elle ne put rien répondre.

On voulut voir si la sœur Laye parlait mieux. Quand on l’eut mise sur le petit lit, elle prononça d’abord en riant, Grandier, Grandier ; et après plusieurs mouvemens qui firent horreur, étant conjurée de dire le démon qui la possédait, elle nomma premièrement Grandier, et enfin le démon Elimi. Mais elle ne voulut point déclarer combien elle en avait dans le corps ; et, comme le diable se trompa encore plusieurs fois, on suspendit quelque temps les exorcismes.

Lorsque les démons eurent mieux appris leur rôle, on annonça qu’on ferait sortir deux diables, un certain jour ; mais le tout se passa fort mal ; de sorte que l’autorité fit cesser la possession.

Mignon, résolu de mourir plutôt que d’abandonner ses projets, alla trouver M. de Laubardemont, conseiller-d’état, qui se trouvait alors dans le pays. De concert avec tous ceux de son parti, il accusa Grandier d’un pamphlet qui venait de paraître sous l’anonyme, contre le ministère de Richelieu.

Laubardemont parut écouter ces plaintes ; et aussitôt tous les diables revinrent au couvent, accompagnés de plusieurs autres.

Laubardemont, trouvant dans cette intrigue de quoi faire sa cour à l’éminence, se hâta d’aller à Paris, et en revint bientôt avec plein-pouvoir d’agir contre Grandier. Il l’envoya donc, sans aucune information, dans le château d’Angers, et fit commencer la procédure. Les exorcistes, à qui on avait donné des pensions considérables, s’efforcèrent de les bien gagner, en travaillant avec vigueur.

Le 20 mai 1633, on demanda à la prieure de quels démons elle était possédée ? Elle répondit qu’elle logeait chez elle Asmodée, Gresil et Aman ; mais elle ne parla plus d’Astaroth. On voulut savoir encore sous quelle forme les démons entraient chez elle ? — En chat, répliqua-t-elle, en chien, en cerf et en bouc… On avait promis que ces trois diables sortiraient ce jour-là du corps de la supérieure, à la vue de tout le monde, mais on ne put les forcer à déloger ; et plusieurs des assistans se plaignirent qu’on leur manquât de parole. Laubardemont, pour apaiser les murmures, défendit par un décret de mal parler d’une possession aussi authentique.

Alors un des exorcistes produisit contre Grandier une copie de la cédule qu’il avait donnée au diable, en faisant pacte avec lui. Ce religieux avait eu assez de crédit pour se la faire apporter par un démon, intime ami du garde des archives des enfers. Ce contrat horrible était écrit d’un style tout-à-fait infernal. Quoique Grandier protestât qu’il ne connaissait ni ce pacte, ni aucun autre, on lui soutint qu’il l’avait déposé entre les mains de Lucifer, dans une assemblée du sabbat.

Enfin, malgré toutes les irrégularités de la procédure, et quoique deux religieuses eussent demandé pardon en public d’avoir joué les possédées, pour perdre un innocent, on déclara la possession incontestable et bien avérée.

C’est pourquoi, sur la déposition d’Astaroth, démon de l’ordre des Séraphins et chef des diables possédans ; après avoir entendu Easas, Cham, Acaos, Zabulon, Nephtalim, Chaïm, Uriel et Achas, tous diables de l’ordre des principautés, qui parlaient par l’organe des religieuses démoniaques :

Urbain Grandier fut déclaré atteint et convaincu des crimes de magie, maléfice et possessions, arrivés par son fait au couvent des Ursulines de Loudun ; et pour la réparation de ces crimes, il fut condamné à faire amende honorable, à être brûlé vif, et ses cendres jetées au vent.

À peine l’arrêt fut-il rendu, qu’on envoya un chirurgien dans la prison de Grandier, avec ordre de le raser à la tête, au visage, dans tout le reste du corps, et de lui ôter les ongles, pour voir s’il ne portait pas quelque marque du diable. On le revêtit après cela d’un méchant habit, et on le conduisit en cet état au palais de Loudun, où se trouvaient rassemblés tous les juges, avec une foule de spectateurs.

Le père Lactance et un autre moine exorcisèrent l’air, la terre, le patient lui-même, et enjoignirent aux diables de quitter sa personne. Ensuite Grandier se mit à genoux et entendit la lecture de son arrêt, avec une constance qui étonna tout le monde. Il reçut aussitôt la question, qui fut horrible et tellement cruelle, qu’on ne peut en lire les détails. Comme il protestait toujours de son innocence, on le conduisit sur-le-champ au supplice, qu’il souffrit, avec une constance inébranlable.

On lui avait promis deux choses, qu’on ne lui tint point : la première, qu’il parlerait au peuple ; la seconde, qu’on l’étranglerait ; mais toutes les fois qu’il voulut ouvrir la bouche, les exorcistes lui jetaient une si grande quantité d’eau-bénite sur le visage, qu’il en était accablé.

Un d’entre eux, sans attendre l’ordre du bourreau, alluma une torche de paille, pour mettre le feu au bûcher sur lequel il était attaché à un cercle de fer ; un autre noua la corde, de façon qu’on ne put la tirer pour l’étrangler. « Ah ! père Lactance, s’écria Grandier, ce n’est pas-là ce qu’on m’avait promis. Il y a un Dieu au ciel qui sera mon juge et le tien ; je t’assigne à comparaître devant lui, dans un mois… »

Pour l’empêcher d’en dire davantage, ils lui jetèrent au visage ce qu’ils avaient d’eau-bénite dans le bénitier, et se retirèrent, parce que le feu qui le brûla vif commençait à les incommoder.

Une troupe de pigeons vint voltiger sur le bûcher, sans être épouvantée par les hallebardes, dont on commandait aux archers de frapper l’air, pour les faire fuir, ni par le bruit que firent les spectateurs, en les voyant revenir plusieurs fois. Les partisans de la possession s’écrièrent que c’était une troupe de démons, qui venaient tâcher de secourir le magicien : d’autres dirent que ces innocentes colombes venaient, au défaut des hommes, rendre témoignage à l’innocence du patient.

Enfin, il arriva qu’une grosse mouche vola en bourdonnant autour de sa tête. Un moine qui avait lu dans un concile, que les diables se trouvaient toujours à la mort des hommes, pour les tenter, et qui avait entendu dire que Belzébuth signifiait en hébreu le Dieu des mouches, cria tout aussitôt, que c’était le diable Belzébuth qui volait autour de Grandier, pour emporter son âme en enfer…

Après la mort de Grandier, les diables se retirèrent peu à peu. Une fille nommée Élisabeth Blanchard avait, pour sa part, six démons assez adroits, que l’on parvint pourtant à expulser.

Le père Lactance chassa pareillement quelques-uns des principaux diables qui possédaient la prieure ; mais il en restait encore quatre, qu’il se proposait de bien exorciser, lorsqu’il tomba malade, et mourut dans des crises de rage, un mois après Grandier, le jour de l’assignation donnée par le patient sur le bûcher. Tous les autres exorcistes eurent une fin aussi malheureuse.

On confia aux jésuites la conduite de la possession, que Richelieu fit bientôt cesser, en retranchant les pensions des exorcistes et des religieuses possédées. Il est vrai que Léviathan, Isacaron, Balaam et Béhémoth, les quatre diables de la supérieure avaient délogé, et qu’il ne restait plus de farce bien importante à jouer. (Tiré du véritable P. Joseph, et de l’Histoire des diables de Loudun.)