Histoire des lois par les mœurs/02

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HISTOIRE
DES
LOIS PAR LES MOEURS.

ROME.


DEUXIÈME FRAGMENT.[1]


Quand on arrive à ce peuple, on se sent écrasé par l’idée d’une immense grandeur ; la pensée plie sous la majesté de ce nom devant qui s’est incliné l’univers. On éprouve alors quelque chose de ce respect qui prend le voyageur étonné de se trouver au pied du Capitole.

La société romaine est la plus forte qu’aient instituée les hommes. On l’a pu voir en ce que, s’étant mesurée avec toutes les autres, non-seulement elle les a vaincues, mais elle leur a imposé son génie.

Le monde romain, tel a été le nom de son empire ; en effet, le monde presque tout entier lui appartenait. La société romaine se confondait avec la société du genre humain. Quand elle a péri, la civilisation antique s’est écroulée, et c’est de son sein que la civilisation moderne est sortie. Nous voici donc au centre de l’histoire ; où serait-il plus curieux de contempler l’action réciproque des lois et des mœurs que chez un peuple qui a donné ses mœurs et ses lois à presque tous les peuples de la terre ?

Les ténèbres qui enveloppent les origines de Rome ne nous permettent de les entrevoir que confusément. C’est dans cette nuit, c’est sous ces voiles de son berceau que les deux principes de toute société, les lois et les mœurs, s’unissent, se confondent, se pénètrent, pour ainsi parler, plus étroitement et plus intimement que partout ailleurs. La fusion primitive des lois et des mœurs disparaît dans une antiquité que l’œil ne saurait atteindre. Ce qui en sort est quelque chose de compacte, d’homogène, où l’on ne peut distinguer l’un de l’autre les deux élémens agglomérés, tant ils sont mêlés et pétris ensemble. On ne voit point les mœurs se plier à la loi, ou la loi se conformer aux mœurs. Dès le commencement, la loi a l’autorité de la coutume, les mœurs font le droit, le droit fait les mœurs ; comment séparer à leur origine le mos et le jus, la tradition et la légalité ?

Si la base de la plus grande puissance qui fut jamais se cache et s’ensevelit, pour ainsi dire, dans sa ténébreuse profondeur, nous pouvons du moins contempler l’édifice qu’elle porte, et même en nous penchant sur l’abîme où elle repose, nous y discernerons quelques-uns des matériaux dont elle fut formée.

Que signifie cette période des rois ? N’est-ce pas une époque primordiale, et par conséquent obscure, dans laquelle s’élaborent les divers principes constitutifs de la société romaine ? S’il en est ainsi, cherchons à y démêler ces principes constitutifs dans leur enveloppement et leur confusion.

Nous y trouvons d’abord le principe étrusque. De l’Étrurie vinrent les coutumes et les cérémonies religieuses des Romains, et cette science augurale qui jouait un si grand rôle dans leur politique. La religion étrusque était mystérieuse et terrible. L’oracle qu’elle consultait, c’était la foudre ; le ciel enflammé par la tempête, tel était le livre où elle lisait l’avenir. Les chefs étrusques avaient la propriété de cette religion, qui affermissait leur pouvoir. Quelles qu’aient été les causes et les circonstances qui aient introduit à Rome une portion de l’aruspicien étrusque, on ne peut en méconnaître les traces dans l’ancienne organisation romaine. En outre, les insignes de la royauté étaient toutes empruntées à l’Étrurie. Avant que Rome existât, il y avait dans ce pays un sénat, des plébéiens, des gentes, des cliens. La division en trois tribus et en trente curies est, à ce qu’il paraît, étrusque. Remarquons que tout cela est autant coutumes qu’institutions, peut se dire aussi bien mœurs que lois. Avec ces coutumes religieuses et ces formes politiques empruntées aux Étrusques, concoururent, pour former la Rome primitive, les mœurs agricoles du Latium et les mœurs guerrières de la Sabine. Les vieux Sabins ont laissé, jusqu’aux époques les plus dégénérées de l’histoire romaine, un renom de rude simplicité et de mâle courage. Ils avaient aussi un caractère religieux très prononcé dont le type est Numa. Ainsi la religion, l’agriculture et la guerre, telle fut l’étoffe primitive des mœurs romaines. L’Étrurie, purement aristocratique, y déposa en germe l’esprit de caste ; le Latium et les Sabins y apportèrent leurs habitudes patriarcales et belliqueuses. De toutes ces choses se composa le génie romain, pieux et superbe, grave et farouche. Ainsi fut trempée de religion, d’austérité et de force, cette nation destinée à vaincre le monde et à le discipliner.

Mais, organisée de la sorte, elle courait le risque de demeurer, comme les Étrusques eux-mêmes, sous le joug d’une aristocratie guerrière et sacerdotale, qui, pesant sur elle d’un double poids, eût fini par l’écraser ; ce qui la sauva de ce danger, ce fut de pouvoir opposer à ses patriciens une plèbe énergique et puissante. Il ne faut point se représenter cette plèbe comme une populace misérable, mais y voir avec Niebuhr la population mixte qui se groupait autour de la population primitive en possession de la cité. C’est ainsi que l’on explique comment de puissantes familles étaient plébéiennes, comment il y avait parmi les plébéiens originaires de grands propriétaires et même des chevaliers.

Ce fut, comme on sait, la lutte constante de la population plébéienne et de la population patricienne qui forma le trait distinctif de l’histoire romaine. Ce fut cette lutte qui produisit les agitations et fit la grandeur de la république, c’est de là que sortirent les mœurs politiques de Rome. Ces mœurs politiques vinrent s’implanter dans des mœurs religieuses, patriarcales et guerrières, elles communiquèrent à cette masse la vie et le mouvement, elles fécondèrent ce sol vigoureux et achevèrent de cimenter les fondemens de la constitution romaine.

Maintenant que nous avons analysé dans leur origine les mœurs de Rome, suivons le développement de sa législation qui s’appuie sur elles, ou plutôt qui fait corps avec elles et partage toutes leurs révolutions et toutes leurs vicissitudes.

La première de ces révolutions est bien ancienne, elle eut une importance immense ; c’est celle qui se rattache à ce personnage à demi fabuleux dont le nom étrusque était Mastarna, et que Tite-Live appelle Servius-Tullius. Ce fut une organisation nouvelle amenée par de nouvelles mœurs. L’élément militaire paraît avoir prévalu passagèrement sur l’élément sacerdotal et aristocratique, lorsque la division par centuries prévalut sur la division par curies, lorsque tout le peuple romain, sans distinction de caste, fut enrégimenté en une armée de propriétaires dont les droits politiques et les devoirs militaires étaient en raison directe de la richesse. Les dispositions législatives qui se rattachent à cette révolution attestent dans les mœurs un grand changement dont elle dut être le résultat. Tous les actes civils qui ont la forme d’un marché, qui s’exécutent par une vente réelle ou simulée per æs et libram, ont leur origine dans l’organisation des centuries, car ils se font devant les témoins qui représentent les cinq classes de Servius-Tullius (classici). Le contrat ou marché devant témoins remplace l’ancien serment au dieu Fidius. Le mariage dans lequel on achète sa fiancée (coemtio), remplace les noces accomplies suivant les rites sacrés. En un mot, comme dit M. Ot. Müller, la constitution de Servius substitue partout des transactions pécuniaires[2] aux formes religieuses. Il paraît que l’aristocratie reprit le dessus dans la période désignée par le règne de Tarquin-le-Superbe ; mais la législation de Servius ne périt pas entièrement, elle subsista en partie, au moins comme tradition ; même au temps de la république, elle fut la charte des droits plébéiens, invoquée sans cesse et opposée aux prérogatives patriciennes dans la longue lutte qu’ils soutinrent contre elles. Puis vint la grande révolution, l’expulsion des Tarquins. Un profond mystère enveloppe cet événement défiguré par les inventions et les déclamations des âges suivans. Quant à ce qui nous occupe, ce qu’on y voit, c’est le soulèvement des mœurs contre celui qui les avait violées en la personne de Lucrèce. Quel que soit le degré de créance qu’on accorde à l’admirable récit de Tite-Live, il prouve quelque chose pour la gravité et la pureté des vieilles mœurs domestiques, pour leur empire sur les âmes, surtout quand on rapproche la chute d’Appius de celle de Tarquin. Fable ou histoire, la tradition admit deux fois que la pudeur romaine avait placé le fer vengeur aux mains de la liberté, et qu’au temps de Lucrèce, comme à celui de Virginie, les mœurs, par une insurrection vraiment sainte, amenèrent le changement des lois. Mais dans la chute des Tarquins, c’était la pudeur patricienne qui avait triomphé ; les plébéiens étaient à peu près étrangers à cette révolution accomplie par l’aristocrate Brutus, chef de la tribu des Célères et neveu du tyran. Les insignes de la royauté étrusque passèrent à des rois annuels, dont le premier fut Collatin. Les mœurs des patriciens, loin de s’adoucir après leur victoire, redoublèrent d’âpreté. Les débiteurs tombèrent en foule dans leurs mains inexorables, et peuplèrent leurs demeures, devenues semblables à des prisons et à des lieux de torture. Ce fut alors que, seize ans après la révolution patricienne qui avait enfanté le gouvernement consulaire, s’opéra la révolution plébéienne qui donna naissance au tribunat. Au milieu des troubles qui commençaient à la déchirer, la société romaine sentit le besoin, pour ne pas périr, de faire un appel à son principe, à cet ensemble de coutumes qui étaient à la fois son droit et ses mœurs. Jusqu’ici la loi n’avait pas été écrite, elle était une tradition vivante dont le patriciat était dépositaire, comme des autres choses sacrées ; alors on écrivit la tradition, et ce fut encore au patriciat qu’on demanda les dix hommes qui furent autorisés à la rédiger.

Telle fut véritablement la mission des décemvirs. La loi des douze tables n’est point une loi grecque, ainsi qu’on l’imagina plus tard, quand le Romain mit sa vanité à tout rattacher à la Grèce, les institutions comme les origines. La loi des douze tables fut l’expression franche et rude des vieilles mœurs, des vieilles coutumes sous l’empire desquelles Rome s’était formée et avait vécu jusqu’alors. Ainsi elle consacre le terrible pouvoir du père sur ses enfans, le droit de les tuer ou de les vendre ; fidèle au même esprit, elle disait : « Que le père se hâte de mettre à mort l’enfant d’une difformité monstrueuse, » et n’accordait la liberté au fils que quand il avait été vendu trois fois. Du reste, cette dernière disposition, qui nous semble le comble de la tyrannie paternelle, était peut-être un commencement d’émancipation. Quoiqu’il en soit, pour comprendre de telles lois, il faut entrer dans la pensée romaine touchant la famille, dans laquelle le père est tout ; le fils de famille, l’épouse, ne sont pas des personnes par rapport à lui, il ne peut leur faire de donation, car une donation suppose deux personnes. Le fils ne peut ni acquérir ni tester ; le fils est la chose du père, le père a le droit d’user et d’abuser de sa chose ; telles sont les maximes primitives du droit romain. Or, ces maximes étaient tirées des entrailles mêmes des mœurs romaines, fondées principalement sur la famille. Si on doutait qu’il en fût ainsi, qu’on réfléchisse que Denys d’Halicarnasse[3] attribue à Romulus la loi qui permettait au père de tuer et de vendre son fils : on la croyait donc antérieure aux douze tables ; d’ailleurs ce ne sont pas là de ces lois qui s’inventent, l’usage est le seul législateur qui les puisse établir. Partout dans la loi des douze tables, nous observons de même l’esprit des vieilles mœurs romaines, telles que nous avons tenté de les caractériser. Ces mœurs étaient, avons-nous dit, empreintes d’une religion lugubre, et parmi les fragmens de la loi des douze tables qui nous restent se trouvent onze articles consacrés aux morts, et on y lit cet arrêt qui respire une superstition sinistre : « Que celui qui a prononcé un enchantement funeste soit déclaré parricide. » Ces mœurs étaient agricoles, et je vois que les douze tables ont prévu avec détail et punissent avec sévérité divers dommages qu’on peut causer à l’agriculture. « Celui qui a tué un agneau sera lié et battu de verges. Celui qui a coupé de nuit la moisson que la charrue a produite sera dévoué à Cérès[4] et pendu. Quant à la guerre, est-elle pacifique cette législation qui ne connaît qu’une expression pour désigner un étranger et un ennemi ? Ainsi dans la loi des décemvirs les mœurs de Rome naissante n’ont rien perdu de leur barbarie. Pour un membre rompu, elle établit la peine du talion. Elle donne le droit au plaignant de traîner en tout temps son adversaire devant le tribunal ; s’il est vieux et malade, elle permet qu’on lui accorde une monture, elle ordonne qu’on lui refuse une litière. Rédigée par des patriciens, elle est impitoyable pour les malheureux débiteurs et contient cette ligne terrible que, malgré d’officieuses interprétations, les historiens les plus récens se sont vus contraints d’entendre à la lettre avec l’antiquité, et qui autorise les créanciers à couper en morceaux le débiteur insolvable[5].

Cependant cette législation que dictait l’esprit du passé contenait des germes d’avenir ; elle interdisait bien encore le connubium entre les plébéiens et les patriciens, mais du reste elle n’établissait aucune différence entre eux pour les droits civils. Cela indiquait un notable changement dans les mœurs et en préparait un plus grand encore.

Si la loi des douze tables a été, comme le dit Tite-Live, la source du droit romain, si elle a été placée par Cicéron, qui lui rend le même témoignage, au-dessus de tous les livres des philosophes ; si, enfin, plusieurs de ses dispositions ont servi de base à la jurisprudence de la république et subsisté jusque dans le recueil des empereurs chrétiens, elle le doit précisément à ce qu’elle avait sa racine dans les mœurs romaines, car c’est là ce qui fait la force d’une législation, parce que c’est de là que lui viennent la sève et la vie.

C’est à la loi des douze tables que commence, à proprement parler, l’histoire si vaste du droit romain ; car le peuple romain est le premier chez lequel le droit ait formé une science dont on pût écrire l’histoire, et ceci tient à ce que ce peuple eut, depuis son origine jusqu’à sa fin, un profond sentiment et un profond respect du droit. Cette idée fut pour lui une grande force. Souvent plébéiens et patriciens en firent un très mauvais emploi, et voulurent placer le droit là où il n’était pas ; mais, en s’égarant, c’est lui qu’ils invoquaient. Même quand ils employaient la violence, ils en appelaient, les uns à la tradition, les autres à la justice, c’est-à-dire aux deux idées constitutives du droit. Ainsi, la notion du droit jaillissait du choc des partis ; ainsi, il y avait quelque chose de commun entre eux. L’état conservait un lien, la société un fondement. Par cette habitude constante, le droit né des mœurs s’identifia toujours davantage avec elles, et forma, pour ainsi dire, leur essence ; et c’est ainsi que le peuple romain mérita de s’appeler par excellence le peuple du droit.

Ce peuple transporta le sentiment du droit dans ses rapports avec les peuples étrangers, et y puisa une confiance en sa propre cause qui la faisait triompher. Si les Romains eussent conçu froidement la grande injustice de soumettre le monde, je doute qu’ils eussent pu y réussir ; mais ce fut à un instinct supérieur, à un instinct qui n’était ni sans moralité ni sans grandeur, qu’ils durent l’empire de l’univers. Ils se croyaient des droits sur le genre humain ; ils croyaient que les dieux protégeaient et favorisaient leurs conquêtes.

Que de soins, que de précautions prises pour établir la bonté de leur cause, pour mettre la justice ou l’ombre de la justice de leur côté ! Écoutez le fécial, quand il vient, la tête voilée, déclarer solennellement la guerre aux ennemis du peuple romain. Il s’écrie : Que Jupiter m’entende ! que les frontières m’entendent ! que le droit m’entende[6] ! C’est ce sentiment d’équité, lors même que l’équité était le plus méconnue, qui a soutenu les Romains dans des momens où tout semblait perdu. Ils n’ont jamais désespéré de leur cause, parce qu’ils l’estimaient juste et sainte. En un mot, c’est parce qu’ils croyaient avoir le droit de conquérir le monde qu’ils ont fini par le posséder.

Maintenant que nous avons vu le droit romain sortir des mœurs romaines, voyons rapidement ce que ce droit et ces mœurs devinrent durant dix siècles, entre Appius et Justinien, entre Virginie et Théodora.

Le quatrième et le cinquième siècles de la république furent l’âge d’or de la vertu romaine ; c’est le temps des mœurs rigides, c’est l’époque des Fabius et des Cincinnatus. Rome lutte contre ces populations de l’Italie, qui lui coûtèrent plus à vaincre que le reste du monde. La pauvreté et la guerre fortifient ses mœurs, sa politique puise dans leur austérité une énergie incomparable. Malgré les querelles des deux ordres, il y a unité dans l’état. La sévérité générale des mœurs atténue les inconvéniens que produit la division des ordres.

Les patriciens perdent quelque chose de leur superbe dans les simples et mâles occupations de la vie champêtre. Les plébéiens oublient par moment leurs inimitiés, pour suivre avec ardeur leurs patrons sur le champ de bataille. Cependant les deux intérêts sont trop puissans pour ne pas se combattre ; la grande guerre du forum se continue, et le peuple met autant de courage et de persévérance à conquérir l’égalité qu’à subjuguer l’Italie. Il y parvint alors, parce qu’il en était digne. Remarquez que cette époque des mœurs simples et pures fut celle des grandes conquêtes législatives que remportent les plébéiens. Au quatrième siècle, la loi Canuleia[7] autorise le connubium avec les patriciens. La loi Licinia[8] permet de choisir un consul parmi les plébéiens. C’est pendant le cinquième siècle, surtout pendant les longues guerres contre les Samnites, au milieu des plus grands efforts du courage et de la vertu, que les plébéiens obtiennent leur complète émancipation, et commencent même, par leur prépondérance excessive, à troubler l’équilibre de la république. Dès l’année 412, une loi avait étendu aux deux consuls le droit que la loi Licinia avait accordé pour un seul, et dès 424, d’autres lois obligent à choisir parmi les plébéiens l’un des censeurs, et déclarent les plébiscites obligatoires pour tous les citoyens[9]. Enfin, en 454, la loi Ogulnia comble la mesure, en accordant aux plébéiens quatre places de pontifes et cinq d’augures. Cette loi fut la consommation des changemens introduits par les mœurs dans les lois. Deux cents ans plus tôt, l’idée du sacerdoce confié à des mains plébéiennes eût paru monstrueuse. Mais les temps avaient marché, et le vieux patriciat fut contraint de se résigner à cet envahissement de ses plus augustes prérogatives.

Un autre progrès des mœurs fut l’émancipation de la loi elle-même. Dans l’origine, les patriciens s’en étaient réservé la propriété au moyen de certains rites mystérieux dont ils étaient dépositaires. Eux seuls pouvaient décider si le jour était faste ou néfaste, si les auspices étaient favorables ou contraires, et par là ils disposaient des assemblées et des jugemens. Mais, en l’an 449, le scribe Appius Cœcus trahit et divulgua ces mystères. Cneius Flavius étala dans le forum les secrets de la science patricienne ; il dévoila les fastes. — Les vieilles mœurs sacerdotales furent ébranlées jusque dans leur racine. La publicité du droit fut un triomphe immense des mœurs plébéiennes. Les patriciens le sentirent ; car ils cherchèrent à ressaisir, sous une autre forme, le monopole qui leur échappait. Ils inventèrent des formules compliquées et bizarres, nécessaires pour les actions judiciaires, et dont eux seuls connaissaient l’emploi et l’application. Mais cela leur fut encore enlevé. Le premier plébéien qui fut investi de la dignité de pontife, Tiberius Coruncanus, dépouilla la politique sacerdotale de ses derniers voiles. Depuis ce temps, la loi fut accessible à tous ; dès-lors, elle perdit son caractère religieux, pour prendre une physionomie populaire, et tout fut changé dans la constitution romaine. Deux magistrats avaient été institués dans cette première période, dont le rapport avec l’état des mœurs est assez étroit pour m’interdire de les passer sous silence.

Toute société solide est basée sur le maintien du droit établi, sur le respect de la chose jugée, sur l’autorité de la coutume ; il en est ainsi en Angleterre, il en était de même à Rome. Cependant, à côté de cette fixité de la loi fondamentale, il avait fallu faire la part de l’élément mobile, qu’on ne saurait bannir d’aucune législation. C’est à quoi servit l’édit prétorien. Chaque année, un nouveau préteur apportait par des mesures de détails les modifications nécessaires au droit existant ; il concédait aux mœurs ce qu’on n’eût pu leur refuser sans péril. Mais quelle prudence délicate, on pourrait dire quelle timidité respectable, présidait à ces concessions nécessaires ! On évitait avec un soin superstitieux de toucher au texte immuable ; on imaginait les fictions les plus étranges pour accommoder aux mœurs nouvelles les anciennes lois ; on permettait, dit Gibbon[10], que le désir secret ou probable du défunt prévalût sur l’ordre de la succession et les formalités du testament… Pour la réparation des torts privés, des compensations et des amendes étaient substituées à la rigueur tombée en désuétude des douze tables. Le temps et l’espace étaient annulés par des suppositions imaginaires ; l’allégation de jeunesse, de fraude, de violence, mettait au néant l’obligation d’un contrat inconvenant, ou dispensait de son accomplissement. Gibbon blâme avec raison les abus de cette méthode, devant lesquels n’a cependant pas reculé la sagesse politique de son pays.

Si le devoir du préteur était de concilier les mœurs avec les lois, celui du censeur était de conserver les lois par les mœurs. Le censeur disposait arbitrairement du rang des citoyens ; il prononçait sur eux l’ignominie ; il punissait ce que les tribunaux ne peuvent atteindre, le désordre, la lâcheté, la corruption. Il était le magistrat des mœurs ; sa dignité était, au dire de Plutarque[11], la plus élevée de toutes. Dans ce respect de la censure est le génie de Rome pure et libre. Plus tard, quand elle fut corrompue, la censure gêna ses débordemens, et un tribun du peuple, Titus Clodius, fit rendre une loi qui lui enlevait son pouvoir[12]. On la rétablit[13] ; mais la censure n’avait plus d’autorité, depuis que la vertu avait perdu la sienne. Son nom, conservé quelque temps sous les empereurs, ne fut qu’une honte de plus. Puis, le nom même fut trouvé importun et aboli comme un remords. Enfin, quand Arcadius voulut tardivement rétablir cette dignité d’un autre âge, le sénat décrépit de son temps eut peur de ce fantôme et le repoussa. Ainsi finit cette institution qui ne pouvait convenir qu’à des mœurs vigoureuses, telles que celles que nous a présentées dans son principe la république romaine. Nous sommes arrivés au moment où ces mœurs vont changer sans retour. Suivons ces changemens, et ceux qu’ils entraîneront dans les lois.

En effet, on peut observer dans les lois les progrès de la corruption graduelle des mœurs, jusqu’à ce que cette corruption ayant atteint son dernier terme, la loi fondamentale de l’état soit attaquée elle-même, et que les mœurs ayant cessé d’être républicaines, la république fasse place au despotisme.

À la fin du cinquième siècle, Rome rencontra la Grèce à l’extrémité de l’Italie. Durant le cours du sixième, elle prit Syracuse, et entra en Orient. Au commencement du septième, Corinthe lui livrait ses chefs-d’œuvre. Les richesses du monde commencèrent à la punir de ses conquêtes, en amollissant ses mœurs. Sa législation atteste ce relâchement et par les résistances qu’elle lui oppose, et par les concessions qu’elle est contrainte de lui faire.

On remarque d’abord les efforts qui ont pour but de relever la religion, base de la politique romaine, alors si ébranlée. Ainsi, la loi Papia[14] ordonna que le grand-pontife choisirait un certain nombre de vierges, entre lesquelles le sort désignerait vingt vestales. Cet impôt levé sur les familles romaines ne prouve-t-il pas que le zèle pour le culte national commençait à se refroidir, et que la législation sentait le besoin de le ranimer ?

On voit aussi la loi lutter contre l’envahissement du luxe et des désordres, en multipliant sans fruit les dispositions somptuaires : c’est dans ce but que furent portées, pour réprimer le luxe des femmes, la loi Oppia[15] que défendit Caton, et qui ne put durer plus de vingt années ; la loi[16] Orchia et la loi Fannia[17], qui fixaient le nombre des convives dans les festins.

Alors on commence à faire des lois contre les brigues[18], lois qu’il fallut depuis souvent renouveler, et toujours inutilement ; contre la vénalité des orateurs[19], contre la captation des testamens, surtout par les femmes[20]. Enfin, des crimes nouveaux paraissent, pour la première fois, dans les lois, comme dans les mœurs ; telle est la violence faite à la pudeur des personnes libres[21].

Durant les cent cinquante dernières années de la république, au milieu de ses plus grands triomphes, la décadence des mœurs fait des progrès rapides, et tout s’achemine vers une ruine complète des institutions. La corruption donne naissance à d’horribles déchiremens ; la mollesse enfante la cruauté. En parcourant les lois de cette époque, on assiste à la dissolution des mœurs et de l’état.

Lorsque la moralité d’un peuple se déprave, il se relâche de sa sévérité pour le mal. Ainsi, quand je vois supprimer à Rome la peine des calomniateurs, je pense que tout est perdu, puisqu’on amnistie la calomnie[22].

Je lis l’affaiblissement du courage civil, dans la loi qui met le vote secret à la place du vote public[23] ; l’amollissement des mœurs militaires, dans celle qui fait ajouter des vêtemens à la paie[24] que recevait déjà le soldat romain. La paie et les dons militaires changèrent entièrement l’esprit des troupes romaines et tuèrent leur patriotisme. Le service, qui d’abord se confondait avec la défense du pays et de la famille, devint un métier. En outre, les soldats propriétaires qui composaient les armées dans les premiers temps, n’appartenaient qu’à la république ; les soldats stipendiés étaient à la disposition des généraux, qui pouvaient augmenter la paie ou les gratifications.

On a beaucoup déclamé contre les lois agraires ; on a donné leur nom au système insensé qui voudrait établir violemment l’égalité absolue de la propriété. Il est cependant bien certain que les Gracches ne demandèrent jamais rien de pareil. Ils réclamaient seulement pour les plébiens un droit qui leur appartenait incontestablement, celui d’entrer en partage des terres conquises par eux sur l’ennemi. Tiberius ne demandait pas une distribution gratuite du froment, mais seulement qu’on abaissât le prix du blé. Ceci n’avait rien d’irrégulier ni de nouveau. Ces deux nobles frères, dont tout le crime fut de valoir mieux que leur temps, succombèrent, parce que le vieil esprit romain, qui les inspirait, ne vivait plus que dans leur cœur. Une aristocratie corrompue les persécuta, des plébéiens corrompus les abandonnèrent, et leur généreuse mort prouva cette triste vérité, que, lorsque les mœurs sont mauvaises, les bonnes lois sont impossibles.

À cette époque, tout avait changé dans Rome, non-seulement les coutumes, les maximes, mais la population elle-même. La plupart des anciennes familles étaient éteintes ; les familles plébéiennes, élevées à la noblesse par leur richesse ou leur influence, remplaçaient le vieux patriciat. La population romaine tout entière était un ramas d’affranchis, d’Italiens, d’étrangers, sans unité, sans dignité, sans traditions communes. Ce peuple, qui s’appelait romain, n’avait rien de romain, ni les mœurs, ni les sentimens, ni même le sang. Dans cette extrémité, il est curieux de voir les lois tour à tour céder à l’invasion des mœurs étrangères ou s’armer contre elles ; tantôt la loi Junia et la loi Papia[25] bannissent de Rome les étrangers, tantôt la loi Junia[26] confère aux Latins et aux alliés le droit de cité conquis par la guerre sociale.

Le sénat de cette époque dégénérée ne conserve point le pouvoir judiciaire ; les chevaliers[27], c’est-à-dire alors les financiers, les publicains sont investis de ce pouvoir, et du droit de vendre légalement la justice. Ils prennent cette ferme comme une autre, et deviennent des traitans en matière d’équité. On fait encore des tentatives pour établir de nouvelles lois somptuaires[28], pour ressusciter les anciennes tombées en désuétude ; mais, comme dit Macrobe d’une de ces lois[29], le luxe et les vices se liguèrent contre elles, et elles furent inutiles.

Les discordes civiles firent aux Romains des mœurs atroces, qui enfantèrent des lois qui leur ressemblaient. Au temps de la lutte de Sylla et de Marius, de Pompée et de César, toujours la même sous d’autres noms, toujours celle de l’élément aristocratique et de l’élément démocratique aux prises dans la constitution romaine, ou plutôt des élémens étrangers qui avaient remplacé ceux-ci et qui en usurpaient le nom ; au temps de ces dissensions furieuses, la législation fut comme la guerre civile : les lois se proscrivirent comme les factions. Sylla, qui voulait faire une aristocratie avec des débris, et qui, jugeant son œuvre impossible, abdiqua le pouvoir à l’étonnement du monde ; Sylla est tout entier avec son plan vaste et impraticable, son génie sombre et sanglant, dans la série des lois auxquelles il a attaché son redoutable nom[30]. Son début est terrible : que nul ne secoure un proscrit ; il est permis à tous de le tuer ; ses biens seront vendus au profit du trésor public ; ses enfans seront frappés d’infamie[31]. Puis, Sylla (ce qui peut surprendre) se montre aussi sévère pour le crime que pour la vertu : il interdit l’eau et le feu aux sicaires, aux parricides, aux empoisonneurs, aux infâmes[32], à ceux qui falsifient les testamens et les monnaies[33]. C’est que Sylla suivait une idée ; à travers ses égorgemens, il voulait régénérer les mœurs par la terreur. Il fut le Robespierre de l’aristocratie. Sa tendance politique se fait sentir dans chacune de ses lois. Il arrache aux tribuns la puissance législative, et leur interdit de revêtir d’autre dignité que la leur. Il abroge la loi Domitia, qui avait transporté au peuple le droit d’élire le pontife.

Mais, aussitôt après lui, s’opère une réaction démocratique : les tribuns sont remis en possession de leurs pouvoirs[34] ; la loi Domitia est rétablie. Ainsi la législation est aussi un champ de bataille, où triomphe tour à tour la fortune des partis.

Les lois de ces temps montrent à quel point en était venue la perversité des mœurs, par les précautions qu’elles prennent contre elle. Ce fut sans doute la fréquence toujours plus grande des assassinats domestiques qui fit étendre la peine du parricide au meurtre des autres parens[35].

Les lois ne pouvaient améliorer les mœurs ; les mœurs ne pouvaient soutenir les lois. Tout allait s’abîmer dans une révolution devenue inévitable. Cependant chacun s’efforçait encore de conserver les lois, et même de ressusciter les mœurs anéanties. L’un était aussi impossible que l’autre. Tandis que Brutus et ses amis rêvaient la république, la république s’en allait ; et le voluptueux César, cherchant à remettre en vigueur les lois somptuaires[36], abolies par les mœurs, n’était pas plus sage que l’austère Brutus.

César était assez corrompu, mais il était trop généreux pour son temps : il tomba. Après lui, il y eut un interrègne des mœurs et des lois, qui s’appela le triumvirat. On vit alors, ce qui arrive quelquefois, les lois mentir aux mœurs. On les vit se hâter, quand le despotisme était imminent, d’appeler la mort et de solennelles malédictions sur la tête de celui qui serait créé dictateur[37]. Cette loi prenait bien son temps, pour paraître entre César et Octave.

On peut connaître, dans le passage de la république à l’empire, quelle était sur les Romains la puissance de la coutume. Les anciennes formes subsistèrent, bien que l’ancienne constitution eût péri. Les assemblées du peuple se continuèrent tout le temps du règne d’Auguste, et Auguste attira à lui tous les pouvoirs, en se faisant décerner tous les titres. Rien ne changeait brusquement à Rome, la tradition n’était jamais entièrement interrompue ; elle se maintenait dans les noms, quand les choses avaient passé.

Le besoin de réformer les mœurs était si pressant, qu’il se fit sentir tout d’abord au gouvernement que leur corruption avait produit. Tel est le but de la plupart des lois portées par Auguste. Les désordres civils avaient multiplié les affranchissemens : il fallut mettre des bornes à ce pouvoir ; il fallut surtout favoriser la population diminuée par les guerres intestines et la dépravation générale.

Tel fut l’objet des fameuses lois Julia et Pappia Popœa, dirigées contre le célibat : elles restreignaient considérablement les droits de succession chez tout individu de plus de vingt-cinq ans et de moins de soixante, qui n’avait point engendré ou adopté d’enfant[38]. Mais cette mesure, qui contrariait les mœurs romaines, ne passa point sans difficulté. Auguste fut même obligé, par des refus tumultueux, dit Suétone, de mitiger la sévérité de sa loi. Rôle bien digne de cette assemblée dégradée qui, toujours lâche envers la tyrannie, ne savait être séditieuse que contre la vertu !

Tibère, que cette sorte d’opposition ne devait pas beaucoup alarmer pour son compte, eut peur de l’ombre du peuple romain. Il jugea plus sûr d’employer, pour son despotisme, ce sénat dont il admirait la bassesse. Chose remarquable, l’infâme empereur osa porter des lois contre le désordre des mœurs ! Son impudeur ne fut jamais plus effrontée.

Un fait bien remarquable, c’est le développement que le droit romain prit et conserva sous l’empire. Ici commence une série de grands jurisconsultes, à peine interrompue, qui dure jusqu’à Justinien. La jurisprudence, qui était libre et privée, acquiert une autorité publique et officielle, depuis que les empereurs ont appelé les jurisconsultes à la confection des lois, et ont ordonné qu’on se soumît à leurs décisions. Un grand nombre d’empereurs, en s’appliquant à faire fleurir la science du droit, travaillent avec plus ou moins de zèle et de fruit à modifier la législation romaine. Tels furent le faible et savant Claude, le prudent Vespasien, Nerva, Trajan, Adrien, Pertinax, Septime-Sévère, et bien d’autres.

Même sous les mauvais empereurs, sous Néron, sous Domitien, on est surpris de voir naître de bonnes lois. La tradition législative, que de savans hommes se passent de main en main, se perpétue à travers les violences et les bouleversemens ; et ainsi demeure, au sein d’un empire corrompu et déchiré, un principe d’ordre, de régularité, de civilisation. Que serait devenu le monde romain, tombant de tyrannie en tyrannie, livré successivement à tous les genres de despotisme, s’il n’eût eu dans son sein un dépôt de sagesse et de raison, un système de justice et de philosophie sociale ?

Mais malheureusement, à mesure que la science des lois est plus cultivée, l’observation des lois devient plus étrangère aux mœurs. Cette science, que complique toujours davantage une curieuse subtilité, cette science est un objet d’érudition et de dialectique, plutôt que d’utilité et d’application. C’est dans cette période que l’enseignement oral du droit romain fut séparé de la pratique[39]. C’est alors que des sectes s’élevèrent parmi les juristes comme parmi les philosophes, et se livrèrent à une polémique, quelquefois ingénieuse, mais presque toujours stérile. Ainsi le droit, qui contenait les seules garanties de la société romaine, se trouva trop isolé de cette société. Il y eut alors comme deux mondes : celui de la législation, régulier, savant, philosophique ; celui des mœurs, désordonné, violent, corrompu. En un mot, tandis que les lois se perfectionnaient par la science, les mœurs manquaient aux lois.

Mais le droit romain n’en restera pas moins comme un monument admirable. Avant de quitter cette imposante législation romaine, signalons rapidement quelle influence eurent sur elle d’abord les mœurs de l’empire, puis celles du christianisme.

La condition des esclaves fut adoucie. C’était la liberté qui établissait une distance immense entre un Romain et son esclave. Mais le despotisme avait comblé cet intervalle. La puissance suprême dominait et modérait celle du maître ; l’esclavage tendait à s’effacer, pour ainsi dire, dans l’égalité de la servitude universelle[40].

À l’époque où nous sommes, l’autorité paternelle a éprouvé déjà bien des restrictions par l’adoucissement des mœurs et le relâchement des liens de famille. Cependant le principe subsiste, le fils n’est pas encore propriétaire, et, comme l’esclave, ne peut disposer de son bien qu’à titre de pécule ; et encore ce pécule ne peut se composer que de ce que le fils a acquis par ses travaux militaires. De là le nom de peculum castrense ; c’est une concession faite par le principe de l’autorité paternelle à l’esprit guerrier, qui n’était pas moins dans les mœurs romaines.

De cet esprit découlait aussi la faveur du testament militaire, savoir celle de tester dans le danger, sans être soumis aux formalités ordinaires, accordée aux soldats par la loi des douze tables, puis tombée en désuétude, puis rétablie par les premiers Césars[41]. Les empereurs ne pouvaient être avares de privilèges envers ceux qui donnaient le sceptre du monde.

La condition des femmes avait bien changé depuis les commencemens de la république, et ce changement particulier était un signe du changement total des mœurs. Dans le principe, la femme n’était pas une personne pour son mari, et comme toute autre chose, elle pouvait être acquise par un usage d’un an.

Après les guerres puniques, quand des mœurs nouvelles s’introduisirent, les femmes entrèrent dans de nouveaux rapports avec leurs époux, dans des rapports d’égalité jusqu’alors inouis. Du temps d’Auguste, les choses en étaient venues à ce degré de licence, qu’il fut obligé de réprimer la facilité des divorces. Les femmes furent par degrés affranchies des diverses tutelles auxquelles les soumettait la condition de filles adoptives de leurs maris[42]. Le fonds dotal fut déclaré inaliénable, au moins quand il était situé en Italie ; et c’est aussi vraisemblablement alors que le mari fut obligé de restituer la dot, après la dissolution du mariage[43].

Ainsi, avant Constantin, la famille, l’ancien fondement de la société romaine, n’existe plus dans sa redoutable unité. L’esclave est plus facilement affranchi ; il appartient moins complètement à son maître. Le fils de famille a obtenu un commencement d’émancipation ; la femme, une émancipation complète. — Ces changemens peuvent donner une idée de tous les autres changemens du même genre. Considérons maintenant le dernier qu’a subi la constitution romaine, celui qu’y ont apporté les mœurs nées de la religion chrétienne.

Quand on songe à ce qu’était la vie des premiers chrétiens, quand on se représente cette métamorphose morale que subit le cœur humain régénéré par l’Évangile, il semble que Constantin, qui plaça le christianisme sur le trône, l’ait dû faire entrer dans les lois. Et Justinien, venu deux siècles après Constantin, ne pouvait-il pas profiter de la refonte générale à laquelle il soumettait la législation romaine, pour la mettre en harmonie avec le principe chrétien ? — Cependant il n’en fut pas ainsi : les bases du droit romain, tel qu’il était sorti des douze tables, tel que le temps et les révolutions l’avaient fait, ces bases ne furent point changées : tant était grande l’autorité de la loi établie, tant sa racine était profonde. Il y eut bien un certain nombre de mesures de détail que commandait la morale évangélique. De ce nombre sont celles qui interdisent ou restreignent les prostitutions et les jeux sanglans des gladiateurs. Avec les turpitudes et les cruautés, le christianisme ne pouvait transiger. Son esprit de douceur et d’égalité se fit sentir aussi dans quelques dispositions touchantes en faveur de ceux que la société opprimait. Telle fut la loi qui permit d’aliéner les choses sacrées pour le rachat des captifs[44]. Le paganisme avait témoigné de son respect envers ses dieux, en déclarant inviolable tout ce qui appartenait à leur culte. Le christianisme, par une inspiration supérieure, permit de donner les richesses de l’église en échange de la liberté humaine. Animé du même sentiment, il améliora le sort des affranchis, en leur permettant de recueillir et de transmettre des héritages, et en faisant passer le droit de leur famille avant celui de leur patron. Mais il n’alla pas plus loin : l’esclavage ne fut pas aboli ; l’égalité entière des droits ne fut pas accordée aux femmes ; en général, la condition des personnes et des choses ne fut point changée.

Ici, il faut remarquer la marche du christianisme. Il n’a point, comme les anciennes religions de l’Orient, promulgué un code social, il ne s’est point identifié avec un système de législation particulier, il n’a point imposé au monde une forme politique déterminée. Le christianisme a pris la société romaine telle qu’elle était, sans détruire cette vieille législation, héritière de tant de siècles et de tant de sagesse. Il s’est contenté d’en effacer les souillures et le sang, et d’y insérer quelques lignes de miséricorde et de charité. Du reste, il n’a contesté aucun des droits établis ; il n’a opéré immédiatement aucune modification essentielle dans la société.

Mais il a fait bien plus en déplaçant complètement le principe et le but des actions humaines, en leur donnant un mobile jusqu’alors inconnu. Il a fondé des mœurs nouvelles, et ces mœurs, en se développant, ont amené une révolution complète dans les rapports qui existaient entre les hommes.

C’est la grandeur du christianisme de ne heurter de front aucune forme sociale, de s’accommoder de toutes, de survivre à toutes. Et certes, ce n’est pas à dire qu’il soit sans action sur la société. — Mais c’est que le génie de l’humanité qui l’inspire, l’avertit que toute action de ce genre n’est durable et profonde que si elle passe par les mœurs pour arriver aux lois.

Vouliez-vous que le christianisme liât sa cause avec cette législation que la barbarie allait renverser, avec cette société qui allait disparaître ? Il avait mieux à faire : il laissait le présent se précipiter vers sa ruine ; mais il avait conquis l’avenir. Les lois romaines pouvaient être enfouies dans la poussière et les ténèbres ; la morale du Nazaréen avait déposé au fond des âmes le germe d’où la société moderne devait sortir. Quelques nations barbares avaient bien adopté en partie le droit romain ; mais la loi que le christianisme annonçait, devait être un jour le code moral de l’Europe civilisée.


J.-J. Ampère.
  1. Voyez la livraison du 1er juin.
  2. Die Etrusker, t. ii, p. 387.
  3. Denys d’Halicarn, p. 96 et suiv.
  4. Qui frugem aratro quesitam furtim non pavit secuitve suspensus, Cereri esto.
  5. Voy. Hugo : Histoire du droit romain, et Niebuhr.
  6. Audiat fas ! Tit. Liv. ier livre.
  7. En 309.
  8. En 387.
  9. Loi Publicia.
  10. Décline and fall. t. viii, p. 15, chap. 44.
  11. Vie de Caton l’Ancien.
  12. Loi Tita Clodia, 695.
  13. Metellus Scipio, en 702.
  14. 504.
  15. 539. Tit. Live, 34 1. Tacite, année ii 5.
  16. 573.
  17. 593.
  18. De Ambitu, 575.
  19. 539. L. Cincia.
  20. L. Voconia 585.
  21. L. Scatinia 526 de stupro ingenuis illato.
  22. 614. Lex Memnia ou Remnia de non inurenda fronti calumniatoris littera K.
  23. L. Gabinia. Lata ab homine ignoto et sordido. Ciceron, leg. iii. 16.
  24. Lex Viaria. 628.
  25. 628-689.
  26. 664.
  27. Loi Sempronia, 632. L. Servilia Glaulia, 954.
  28. L. OEmilia, 676. Cette loi voulait que celui qui possédait ou recherchait une magistrature ne pût pas aller dîner chez tout le monde.
  29. L. Antia, 676.
  30. Leges Corneliæ, 673.
  31. Cic. In Verrem, i. 47.
  32. L. Corneliæ, 673.
  33. Idem.
  34. L. Aurwlia, 679-684.
  35. Loi Pompeia, 699.
  36. Ne quis la argento aurove possideret plus pecuniæ quam 50 sestertia. Dion. 41. 38. Antiquas de sumptibus faciendis severius revocavit. Cic. ad Attic. 13. 7.
  37. L. Antonia, 710.
  38. Hugo, Hist. du droit romain, t. ii, p. 42
  39. Hugo, t. ii, p. 103.
  40. Hugo, t. ii, p. 149.
  41. Heineccius, Elementa juris civilis, livre ii, titre xi.
  42. Hugo, t. ii, p. 157.
  43. Hugo, t. ii, p. 169.
  44. Heineccius, Elementa juris civilis, t. ii, p. 9.