Histoire des révolutions de Madagascar, de M. Ackermann

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HISTOIRE[1]
DES RÉVOLUTIONS

DE MADAGASCAR.


Le petit nombre d’écrits qui se publient sur les événemens dont nos colonies sont de temps à autre le théâtre, nous engage à accorder à celui-ci plus d’attention qu’il n’en mérite peut-être par sa valeur intrinsèque. Rien n’est moins populaire en France, généralement parlant, que les connaissances relatives à la situation actuelle de nos possessions d’outre-mer, et l’on peut avancer sans exagération que nous sommes mieux instruits, grâce à certaines relations de voyages, de ce qui se passe à la Nouvelle-Zélande, que de l’histoire récente du Sénégal, de Cayenne et de Madagascar. Nous reconnaîtrons volontiers que l’insignifiance de ces trois pays, et l’état misérable dans lequel ils languissent, n’ont rien qui puisse piquer vivement notre curiosité, absorbée, d’ailleurs, par les faits qui se succèdent sans relâche sous nos yeux. Cependant nous avons fait, dans tous trois, divers essais de colonisation pendant ces quinze dernières années. Ces essais n’ont pu avoir lieu sans dépenses assez considérables, et surtout sans qu’il en coûtât la vie à un certain nombre d’hommes, qui allaient chercher un sort plus heureux sur ces plages lointaines ; tous ont complètement échoué, et ont justifié, en quelque sorte, le reproche qu’on nous adresse, d’être frappés d’incapacité en matière de colonies. N’est-il pas alors de quelque importance de rechercher jusqu’à quel point cette accusation est fondée, et de connaître les fautes qui ont été commises, afin de les éviter, si jamais nous renouvelons nos tentatives dans ce genre ?

Entre autres résultats fâcheux que produit parmi nous cette indifférence à l’égard des colonies, il faut compter l’absence de discussion, par la presse, des plans de colonisation qui sont mis en avant dans un intérêt souvent tout personnel, et qui sont beaucoup plus communs qu’on ne le suppose généralement, vu le peu de sensation qu’ils produisent. Chez les Anglais, qu’il faut toujours citer lorsqu’il s’agit de marine et de colonies, les choses ne se passent pas ainsi. Une émigration n’est jamais proposée sans que les journaux ne s’emparent du projet, ne le discutent minutieusement, et n’éclairent sur ses avantages ou ses inconvéniens ceux qui seraient tentés d’y prendre part. En France, au contraire, le premier faiseur de projets venu a beau jeu avec cette classe d’hommes qui, sans lumières et sans propriétés, est plus que toute autre disposée à échanger le sol de la patrie contre une terre étrangère que des prospectus mensongers lui peignent sous les plus séduisantes couleurs. L’illusion ne se dissipe qu’en arrivant sur les lieux : d’inutiles regrets, auxquels la mort met bientôt un terme, s’emparent des exilés ; la nouvelle colonie se dissout, un bruit vague en vient jusqu’à nos oreilles, et tout est oublié. Telle est en peu de mots l’histoire de toutes ces entreprises mal conçues et plus mal exécutées, depuis celle de Kourou, dans le dernier siècle, qui a coûté la vie à douze mille personnes, jusqu’à cette spéculation du Guazacualco, dont nous avons vu s’embarquer les victimes il y a quelques années.

De là cette défaveur, non toujours méritée, qui s’attache à certains pays qui pourraient être d’une utilité réelle, en absorbant un peu du superflu de notre population, s’ils étaient colonisés par d’autres méthodes, et dont le nom seul devient une sorte d’épouvantail. C’est ainsi que Mana a achevé de rendre un objet d’effroi la Guyane, déjà peinte sous des couleurs si ridiculement exagérées par les déportés de la révolution ; et la ruine de l’établissement de Sainte-Marie, dont M. Ackermann vient de nous donner l’histoire, en fera sans doute autant pour Madagascar.

La guerre qui a été la suite de cette dernière entreprise a jeté sur elle un peu plus d’éclat que n’en a eu Mana, qui s’éteint sans bruit et ignoré, dans les déserts de la Guyane ; mais personne, que nous sachions, ne s’en était encore fait l’historien. M. Ackermann pouvait faire un livre intéressant, si, prenant un titre moins ambitieux, il se fût borné à nous raconter ce dont il a été témoin, sans remonter aux événemens anciens passés à Madagascar, sur lesquels il ne nous apprend rien que nous n’ayons lu dans Flacourt, Rochon, etc. Les renseignemens qu’il donne sur les mœurs des diverses peuplades de l’île n’ajoutent également rien de nouveau à ce que nous en ont appris ses prédécesseurs ; ils sont même bien moins complets que ceux qui ont été publiés à diverses reprises dans les Nouvelles Annales des voyages et ailleurs. Nous eussions aimé surtout qu’il s’étendît davantage sur les Hovas, qui jouent maintenant le premier rôle à Madagascar, et sur leur dernier roi, ce Rhadama, espèce de Pierre-le-Grand sauvage, comme lui civilisateur de son peuple et bien supérieur à Tamahama des îles Sandwich, dont la renommée est parvenue jusqu’en Europe.

Enfin, peut-être M. Ackermann s’est-il livré à une trop grande abondance de détails personnels, et n’a-t-il pas su disposer ses matériaux dans l’ordre le plus lucide possible. Il est assez difficile, pour le lecteur qui n’a pas déjà une idée des faits, d’embrasser leur ensemble avec netteté dans son ouvrage.

Nous allons essayer de les présenter ici d’une manière plus logique, en les dégageant de tout accessoire inutile, et en y ajoutant quelques circonstances ignorées de M. Ackermann, qui n’a pas pu tout connaître ou qui n’a pas voulu tout dire. Quelquefois même nous différerons avec lui sur certains points, mais sans nous astreindre à les signaler, afin d’épargner d’inutiles discussions au lecteur.

Le sort de Madagascar a été des plus singuliers ; on dirait que le génie mystérieux qui semble protéger l’Afrique contre les entreprises des Européens, et qui ne leur a permis d’y établir jusqu’à ce jour que quelques précaires comptoirs, a veillé sur cette île immense, depuis sa découverte. Les Portugais, qui les premiers y abordèrent en 1506, passèrent outre, attirés par les trésors de l’Inde, qui offraient une proie plus riche à leur cupidité. Les Hollandais, qui leur succédèrent, et que n’avait pas effrayés le climat dévorant de Java, de Sumatra et des Moluques, reculèrent devant cette île, protégée de toutes parts par une ceinture de terres marécageuses, qui semble en défendre l’accès. Nul doute cependant que, s’ils l’eussent tenté, ils ne fussent parvenus à assainir un pays qui, après tout, n’est pas plus inhabitable que Batavia, Amboine, Timor, Surinam, et les autres colonies où s’est déployée leur persévérante industrie. Ce ne fut qu’après un siècle et demi d’abandon, que la France jeta, la première, les yeux sur Madagascar. La compagnie des Indes, qui, en 1649, en obtint la concession du roi, prit possession d’une partie de la côte sud, voisine du point où fut élevé par la suite le fort Dauphin. Plus tard elle s’établit sur la côte orientale, à Tamatave, Foulepointe et Sainte-Marie. L’histoire de ces établissemens n’est qu’une longue suite de désastres occasionés par le climat, les dissensions entre les chefs, l’ineptie de quelques-uns d’entre eux, le fanatisme des missionnaires, la cupidité insatiable des colons, et les excès de tous genres auxquels ils se portèrent envers les naturels. Trois fois, ces peuples naturellement doux, réduits au désespoir, furent obligés, pour se délivrer de leurs oppresseurs, d’en faire un massacre général. Le premier eut lieu en 1652, à Manghefia ; le second, en 1673, au fort Dauphin, et le dernier en 1754, à l’île Sainte-Marie, qui était devenue le repaire de tous les aventuriers de Maurice et Bourbon, dont la plupart avaient long-temps exercé la piraterie dans ces parages. Depuis cette époque jusqu’en 1820, la France renonça, en quelque sorte, à fonder des établissemens réguliers à Madagascar. Le fort Dauphin, Tamatave et Foulepointe furent les seuls points où notre pavillon continua de flotter sous la garde de quelques hommes à peine suffisans pour le défendre. Les traitans qui s’y étaient établis se livraient au commerce avec les naturels et approvisionnaient de riz et de bétail Maurice et Bourbon ; l’administration de ces deux îles y envoyait aussi de temps en temps prendre des cargaisons pour son compte.

Lorsqu’en 1810, ces deux colonies tombèrent au pouvoir des Anglais, malgré les prodiges de valeur de notre marine, Madagascar partagea naturellement leur sort, et c’est de cette époque que date le développement de l’influence que les agens britanniques y ont acquise. Par le traité de 1814, Bourbon nous fut rendu, et nos droits reconnus sur Madagascar. Le gouvernement envoya à Tamatave, avec le titre d’agent commercial, Sylvain Roux, qui en avait déjà rempli les fonctions sous l’empire. C’était un homme d’une capacité médiocre, vaniteux et plein d’ambition, mais qui avait montré quelque courage lors de l’attaque de Tamatave par une frégate anglaise. C’est à lui qu’est due la première idée de l’établissement de Sainte-Marie qu’il conçut dans l’intention d’opposer un centre de résistance à Rhadama, qui s’avançait chaque jour sur le littoral ; mais il était incapable de mener à bien une entreprise de ce genre. Avant d’aller plus loin, jetons un coup-d’œil sur Madagascar, ses habitans et principalement les Hovas, qui jouent maintenant le premier rôle dans cette île, afin de montrer dans quelles circonstances se trouva placé dès sa naissance l’établissement en question.

Nous nous étendrons peu sur les avantages qu’eussent retirés de Madagascar les Européens qui eussent été assez habiles pour en profiter. On sait que cette île, la plus grande de toutes celles du globe, a trois cent cinquante lieues de long sur cent dix dans sa plus grande largeur, et qu’elle est traversée dans toute son étendue par une chaîne de montagnes de douze à dix-huit cents toises d’élévation qui la divise en deux parties, dont celle située à l’est est un peu plus large que l’autre. Tous les dons que la nature verse à pleines mains sur les contrées intra-tropicales, se trouvent réunis sur cette terre vierge. Une fois qu’on a franchi la zone pestilentielle dont nous avons parlé, l’air est sain ; la terre, d’une fertilité surprenante, produit tous les fruits des régions équatoriales, et quelques-uns particuliers au pays. Le riz croît en abondance dans les terreins marécageux, et forme la base de la nourriture des habitans, qui trouvent une ressource toujours assurée dans leurs nombreux troupeaux de bœufs, le gibier qui abonde partout, et le poisson qui fourmille sur les côtes. De majestueuses forêts, remplies de bois précieux et d’animaux pour la plupart inconnus ailleurs, couvrent la majeure partie du sol ; et, par une faveur de la nature accordée à d’autres grandes îles, telles que Cuba et Haïty, on n’y trouve aucune espèce de bêtes féroces que l’homme ait à craindre. Les richesses minérales ne seraient pas moins abondantes, si elles étaient exploitées par des mains habiles. Les montagnes de l’intérieur renferment de l’étain, du plomb, du cuivre, du fer, et même de l’or, dont on trouve souvent des parcelles dans les rivières de la côte.

Si nous passons maintenant aux habitans, nous reconnaîtrons parmi eux plusieurs races bien distinctes qui occupent toute l’étendue de l’île, et qui forment une population totale d’environ 1,500,000 âmes d’après les calculs les plus exacts. Les Arabes, qui de temps immémorial entretiennent un commerce assez actif avec Madagascar, et qui en ont même conquis une partie au douzième ou au treizième siècle, ont laissé de nombreuses traces de leur séjour dans la partie nord. Des Nègres proprement dits habitent le littoral de l’ouest ; des Caffres, le sud ; et la côte orientale est peuplée d’une espèce d’hommes qui auraient la plus grande ressemblance avec les Malais, si leurs cheveux, au lieu d’être lisses comme chez ces derniers, n’étaient frisés et crépus sans être laineux.

Ces hommes, désignés habituellement sous le nom collectif de Malgaches, sont ceux avec lesquels nous avons toujours été en rapport depuis notre apparition dans le pays. Ils forment un grand nombre de petites peuplades indépendantes les unes des autres, telles que les Bethsimsaves de Foulepointe, les Betanimènes de Tamatave, les Antavares de Tintingue, etc., et sont soumis à des chefs qui jouissent d’une faible autorité. Ils sont généralement grands et bien faits. Leurs traits sont réguliers, sans présenter le hideux nez écrasé et les lèvres épaisses des Nègres ; la couleur de leur peau varie suivant les tribus : elle est noire chez les uns, basanée ou cuivrée chez d’autres, olivâtre chez le plus grand nombre. Presque toutes ces peuplades sont de mœurs douces et se livrent principalement à la culture du riz, à la pêche et à l’éducation d’une assez grande quantité de bétail. Peu belliqueuses, sauf quelques exceptions, elles n’ont opposé qu’une faible résistance aux Hovas, qui les ont soumises dans ces dernières années, et qui, selon toute apparence, les tiendront long-temps sous le joug.

Ces Hovas, auxquels nous avons eu à faire dans la dernière guerre, appartiennent à une autre race d’hommes différente de celle que nous avons nommée plus haut, et étaient à peine connus au commencement de ce siècle. Tout ce qu’on savait d’eux était qu’ils occupaient un plateau étendu dans les montagnes de l’intérieur, situé entre les 16e et 19e degrés de latitude sud, et formaient une nation guerrière redoutable à ses voisins. Ils se distinguent, au premier coup-d’œil, des Malgaches de la côte, par une taille plus petite, des cheveux lisses, gros et couchés sur le front comme ceux des Malais, des traits prononcés, durs et imposans chez quelques chefs, et enfin par la couleur de leur peau, qui, au lieu d’être olivâtre, est jaune comme chez les métis et les quarterons de nos colonies.

Les mœurs des Hovas ne différent pas moins de celles des Malgaches. Habitant l’intérieur des terres, ils n’ont pu devenir un peuple marin et pêcheur, et se livrent presque exclusivement à la culture du riz et à l’éducation du bétail, dont ils font un grand commerce avec les traitans de la côte. L’esprit mercantile paraît inné chez eux. Pendant la dernière guerre, on voyait fréquemment leurs soldats, après avoir terminé leur faction, dresser à la hâte une boutique, sortir les petites balances qu’ils portent toujours sur eux et vendre à tous venans du fer, des étoffes, des productions du pays, et tout ce qu’ils pouvaient se procurer. Leur courage n’est pas moins remarquable : dans les diverses actions qu’ils ont eues avec nous, on les a vus plusieurs fois se faire tuer en défendant quelques méchantes pièces d’artillerie de marine qu’ils avaient encastrées dans des troncs d’arbres, et qui ne pouvaient tirer qu’un seul coup. Ils ont donné à la même époque maintes preuves de férocité en ne faisant aucun prisonnier dans les combats. Ceux qui tombaient entre leurs mains étaient aussitôt mis à mort, et leurs têtes portées en triomphe sur la pointe d’une zagaie. Une loi de Rhadama, toujours en vigueur, punit de mort tout soldat qui prend la fuite dans une action.

Les dispositions naturelles de ce peuple le rendaient susceptible de se façonner promptement à la civilisation ; aussi y a-t-il fait d’assez grands progrès sous la direction des agens et des missionnaires anglais, qui se sont habilement emparés du rôle que nous aurions dû remplir à Madagascar, où nos anciens établissemens et l’habitude contractée, par les naturels, de traiter avec nous à l’exclusion des autres Européens, eussent rendu notre tâche facile. Mais nous avons laissé échapper l’occasion d’acquérir une influence légitime et durable sur les Hovas, et de long-temps, sans doute, elle ne se représentera, car les derniers événemens ont allumé une haine implacable contre nous dans le cœur de cette nation. On est loin de se former en Europe une idée juste du degré de civilisation qu’ils ont atteint. Beaucoup d’entre eux savent lire et écrire leur langue ; il existe même à Tananarive, leur capitale, une imprimerie établie par les missionnaires, d’où sortent de petits écrits religieux, ou relatifs aux arts, qu’ils répandent dans le pays[2]. Les troupes hovas régulières sont armées de fusils ; la poudre dont elles se servent est fabriquée sur les lieux ; les généraux portent des uniformes anglais, et quelques-unes de leurs femmes ont adopté le costume de cette nation. Des voitures commencent à circuler dans les rues de Tananarive ; en un mot, il ne manque plus que le temps pour développer cette civilisation naissante.

Les agens anglais, dont elle est en partie l’ouvrage, n’étaient pas dirigés dans leurs efforts par le sentiment d’une philantropie désintéressée. Nous expulser de Madagascar, ou du moins contrarier les établissemens que nous voudrions y former, a toujours été le but dans lequel ils ont travaillé. C’est à leurs conseils, aussi bien qu’à la manière dont elle fut conduite, que nous devons attribuer la malheureuse issue de la dernière expédition. Le premier usage qu’ils firent de leur influence, qui date des premières années de l’empire, fut d’engager Andriampoyne, qui régnait alors sur les Hovas, à soumettre les nations qui l’entouraient, et à se rendre maître de l’île entière. Trop vieux pour mettre un plan aussi vaste à exécution, Andriampoyne ne put que l’ébaucher, et légua ses projets à son petit-fils Rhadama, qui lui succéda vers 1810. Celui-ci, dans la force de l’âge, plein d’ambition et de talens naturels, réalisa les desseins de son aïeul. Le gouvernement des Hovas, qui n’avait été jusque-là qu’une espèce d’aristocratie turbulente avec un chef à sa tête, prit une forme plus despotique, et le pouvoir entier se concentra dans ses mains. Tous les Hovas furent soldats, et façonnés en partie à la discipline européenne avec l’aide des Anglais. Les longues guerres que Rhadama entreprit contre les peuplades de l’île, les lui soumirent tour à tour à l’exception de quelques-unes de l’ouest et du sud qui défendirent leur indépendance avec succès, et qui l’ont conservée jusqu’à ce jour. Ces conquêtes l’occupèrent long-temps, et ce ne fut qu’insensiblement qu’il s’avança vers le littoral de l’est, et s’empara de Tamatave et Foulepointe, où nous n’avions aucune force, ni rien qu’on pût appeler un établissement respectable.

En même temps qu’il étendait au loin ses armes, Rhadama, à qui son génie faisait apprécier la supériorité des blancs, cherchait à introduire leurs arts et leurs usages parmi les Hovas. Un corps de lois fut rédigé. De jeunes Hovas furent envoyés en Angleterre pour s’y instruire dans les connaissances de l’Europe. Les missionnaires reçurent des encouragemens. Des ouvriers, attirés par une proclamation, publiée par Rhadama, en 1825, vinrent s’établir dans le pays. Tananarive, qui n’était qu’un amas de cases éparses, vit s’élever des maisons régulières dans le genre de celles de Bourbon ; un ouvrier français, venu de cette île, en construisit une plus belle que les autres qui servit de palais au conquérant, ainsi qu’un temple dédié au bon génie qu’adorent les Hovas ; en un mot le pays prit une face nouvelle. Sans se faire une opinion exagérée des résultats qui suivirent ces tentatives de civilisation, on ne peut refuser des talens extraordinaires au chef demi sauvage qui en conçut l’idée. Rhadama, d’ailleurs, pouvait se croire un grand homme en voyant le soin avec lequel les Anglais de Maurice recherchaient son amitié. Non contens d’avoir des agens près de lui, ils lui envoyèrent à diverses reprises des présens considérables en armes, équipemens de guerre, vêtemens, meubles précieux et autres objets de toute espèce. Malgré leur empressement à lui plaire, ils ne purent empêcher que sur la fin de sa vie, il ne s’aperçût de leurs intrigues, et ne renvoyât honteusement un de leurs agens.

Revenons maintenant à Sylvain Roux que nous avons laissé occupé d’un projet de colonisation. Il partit pour la France, en 1819, sur la corvette le Golo, emmenant avec lui deux jeunes princes Malgaches, Berora, petit-fils de Jean-René, ancien chef de Tamatave et Mandi-Tsara, fils de Tsifanin, chef de Tintingue. Ces deux jeunes gens étaient destinés à être élevés en France. Le premier y réside encore, à ce que nous croyons, avec le grade d’officier dans un régiment. Le second est mort à Madagascar, où il était retourné, ne pouvant s’habituer au climat d’Europe.

Après de longues intrigues, Sylvain Roux parvint à faire goûter ses projets au gouvernement, qui le nomma capitaine de vaisseau, commandant des établissemens de Madagascar, et lui donna 100,000 fr. dont il employa une partie pour ses besoins particuliers, avant même d’avoir quitté la France. Il partit de Brest sur la corvette la Normande, accompagnée de la gabarre la Bacchante, emmenant environ trois cents hommes, sur lesquels il y avait deux cents ouvriers engagés volontairement dans toute la France, et principalement à Paris. Ces malheureux, trompés, suivant l’usage, sur la nature du pays qu’ils allaient habiter, ne prévoyaient guère le sort qui les attendait. Par une imprudence qu’on ne sait comment qualifier, rien n’avait été préparé à l’avance pour leur réception. L’expédition toucha à Bourbon, et arriva sur les côtes de Madagascar, le 21 décembre 1821, au commencement de l’hivernage, saison toujours fatale aux Européens même acclimatés par un long séjour. Elle avait d’abord été destinée pour Tamatave ; mais pendant l’absence de Sylvain Roux, Rhadama avait continué de s’avancer sur le littoral ; et, pour ne pas compromettre le futur établissement, on résolut de le fixer à Sainte-Marie. Cette petite île, située à deux lieues de la grande terre, entre Foulepointe au sud et Tintingue au nord, présente une étendue de cinq lieues de long sur une largeur d’une lieue dans sa partie moyenne. Sa forme est à peu près oblongue, et sa partie ouest offre une échancrure assez vaste dont l’entrée est occupée par un rocher à moitié stérile, nommé îlot Louquet, qui n’est éloigné de la côte que d’une portée de fusil, et que des récifs entourent de toutes parts. Ce point, facile à fortifier, fut choisi pour être le centre de l’établissement, et les ouvriers commencèrent à y établir des logemens et une caserne. Exposés tout le jour à l’action d’un soleil brûlant pendant la saison la plus dangereuse de l’année, ces infortunés n’avaient d’autre asile que les navires à bord desquels ils allaient coucher chaque soir. Bientôt une mortalité effrayante se déclara parmi eux, et trois mois s’étaient à peine écoulés, que deux cents hommes de la nouvelle colonie n’existaient plus. Quelques-uns des survivans, effrayés, gagnèrent la grande terre, où ils s’établirent comme traitans. Les travaux se continuèrent lentement à l’aide d’esclaves malgaches, qui furent engagés pour quatorze années.

La première culture à laquelle se livrèrent les colons fut celle des gérofliers et des cafeyers. MM. Albran et Carayon, de concert avec M. Blevec, colon de Maurice, et capitaine de génie au service de France, en créèrent des plantations assez considérables à Ankarema dans la partie sud de l’île, qu’ils abandonnèrent plus tard pour fonder à Tsaharac, dans la partie opposée de Sainte-Marie, une sucrerie qui ne donna jamais de grands résultats. D’autres traitans se livraient exclusivement à la culture des vivres, et approvisionnaient les employés du gouvernement des fruits du pays et de la plupart des légumes d’Europe. Mais la subsistance de la colonie reposait principalement sur les Malgaches de la grande terre, qui apportaient du poisson, des fruits, du gibier, etc.

Malgré ces travaux, Sainte-Marie ne présenta jamais un aspect florissant. Ce n’était qu’un misérable rocher, défendu par quelques pièces de canon, qui devenait le tombeau de ceux que leurs fonctions y appelaient, ou qu’un esprit inquiet avait engagés à s’y établir. Les premiers désastres, fruits d’une impéritie inexcusable, avaient causé un effroi général, et la colonie ne reçut plus que quelques envois d’hommes sacrifiés en quelque sorte, qu’on y faisait passer de temps à autre. Elle était même devenue un lieu de déportation pour les individus dont on voulait se défaire à Bourbon. L’administration de cette colonie laissait les malheureux exilés dans l’abandon le plus complet. À peine, de loin en loin, voyait-on apparaître quelque bâtiment à Sainte-Marie. Les troupes manquaient souvent du nécessaire, et ne recevaient qu’une partie de la ration qui leur était allouée. Enfin le découragement général, la division qui se mit parmi les employés, les ravages sans cesse renaissans du climat, tout semblait conspirer pour faire de ce coin de terre un séjour d’horreur pour ceux que leur mauvaise fortune y avait jetés.

Sylvain Roux mourut victime du climat, en 1825, après trois années d’une administration déplorable, qui ne s’améliora pas sous la plupart de ses successeurs. Pendant cet intervalle, Rhadama s’était emparé, sans éprouver de résistance, de tous les points de la côte sur lesquels nous revendiquions des droits de possession ; mais il n’avait jamais tenté de nous troubler à Sainte-Marie. La mort enleva le conquérant hova le 27 juillet 1828, avant qu’il eût réalisé tous ses projets d’ambition. Dans la force de l’âge, il succomba, les uns disent par suite de ses débauches, les autres, empoisonné par sa femme, Ranavalona-Manjaca, qui tint sa mort secrète pendant cinq mois. Ce temps lui était nécessaire pour préparer les moyens de s’emparer du pouvoir, au préjudice des frères de son époux auxquels il appartenait de droit, Rhadama n’ayant point laissé d’enfans mâles. Elle fut dirigée et secondée dans ce complot par son amant Andremiahaja, jeune Hova d’une rare beauté, que son intelligence et son courage avaient fait parvenir au grade de colonel, aide-de-camp du roi. Son rang lui donnait un libre accès auprès de la reine, et il en profita pour s’insinuer dans ses bonnes grâces et la séduire. Tous ceux qui pouvaient s’opposer à l’élévation de Ranavalona et de son complice furent impitoyablement mis à mort ou forcés de prendre la fuite. Rhateff, beau-frère de Rhadama, fut assassiné. Un des frères de ce dernier, Ramananoulou, après avoir résisté quelque temps, fut poignardé au fort Dauphin, et avec lui périrent soixante chefs de tribus vaincues que Rhamada y avait renfermés. Ramanateck, son second frère, parvint avec peine à s’enfuir à Anjouan, avec une partie de ses partisans et ses trésors. Maître du pouvoir après ces sanglantes exécutions, Andremiahaja régna sous le nom de la reine, la tint renfermée dans son palais, et créa une sorte d’oligarchie militaire en donnant tous les emplois supérieurs aux jeunes officiers de l’armée, qui lui étaient dévoués. Ceux-ci, fatigués de son despotisme, devinrent plus tard la cause de sa perte ; ils parvinrent à le noircir dans l’esprit de la reine, et obtinrent d’elle l’ordre de sa mort. Il fut tué en 1830 à coups de zagaie, et mourut avec courage sans chercher à fuir. Après lui, les divers chefs se partagèrent en plusieurs factions dont il est inutile de donner l’histoire.

L’envahissement du littoral par les Hovas plaçait Sainte-Marie dans une situation si précaire, et avait amené les choses à ce point qu’il fallait ou que nous renonçassions à Madagascar, ou que nous fissions valoir nos droits par la force des armes. En conséquence, même avant la mort de Rhadama, une expédition avait été projetée dans ce but ; les mémoires remis à ce sujet aux autorités de Bourbon par quelques personnes qui étaient sur les lieux avaient été favorablement accueillis ; et cette colonie, à son tour, avait fait goûter ce projet au gouvernement. Parmi les plans proposés, il s’en trouvait un qui annonçait une longue expérience du pays, et qui eût, selon toutes les apparences, assuré le succès de l’expédition. L’auteur signalait, comme premier moyen de réussite, de ne pas compter sur des Européens seuls, pour faire la guerre sous un climat aussi meurtrier, et invitait à s’appuyer sur les Malgaches, opprimés par les Hovas. Il donnait le conseil de faire un appel à leurs peuplades, de leur fournir des armes et des munitions, et de les organiser en mettant à leur tête des officiers et des soldats européens, pour les soutenir et les encourager par l’exemple. Mais avant d’opérer ce mouvement général, il fallait chercher à jeter la division parmi les Hovas, en relevant le parti opposé à la reine ; il suffisait pour cela d’engager le prince Ramanateck, retiré à Anjouan, à venir réclamer ses droits à l’héritage de son frère, et de l’aider dans son entreprise. Secondé par nous, ce prince eût facilement ressaisi le pouvoir, et fût devenu, autant par reconnaissance que par intérêt, un allié fidèle de la France. Cette marche était sans contredit la meilleure à suivre ; mais la même légèreté, pour ne rien dire de plus, qui avait présidé à la colonisation de Sainte-Marie, accompagna l’expédition projetée, et ses résultats se bornèrent à une inutile effusion de sang, comme on va le voir.

Elle s’annonça par l’apparition à Sainte-Marie de deux compagnies d’Yoloffs, amenés du Sénégal et engagés pour quatorze années par le capitaine d’artillerie Schoell, homme de mérite et d’un grand courage, qui a succombé dans le cours de la campagne. Le dénuement presque absolu dans lequel on laissa ces Africains, les travaux et les mauvais traitemens dont on les accabla, occasionèrent une révolte parmi eux, et il fallut en fusiller plusieurs pour les ramener à l’obéissance. Ils rendirent par la suite de grands services à l’expédition.

M. le capitaine de vaisseau Gourbeyre, qui avait été désigné pour la commander, quitta la station de Rio-Janeiro et arriva, le 19 juillet 1829, à Sainte-Marie, sur la frégate la Terpsichore, accompagnée de la gabare l’Infatigable, du transport le Madagascar et de la goëlette-aviso le Colibri, portant environ trois cents hommes de débarquement. Peu de temps après, il fut rejoint par la corvette la Nièvre, la gabare la Chevrette et la Zélée, qui lui amenèrent de nouveaux renforts.

Peu de jours après son arrivée, le commandant partit avec la division pour reconnaître Tintingue, dont il avait résolu de s’emparer. Tintingue est une presqu’île sablonneuse, jointe à la grande terre par un isthme étroit, et située presque en face de la pointe nord de Sainte-Marie. Les Hovas avaient négligé ce point important, et il était alors complètement inhabité. Les travaux commencèrent immédiatement, et furent poussés avec une telle activité, que six semaines suffirent pour abattre une immense étendue de forêts, pour élever un fort, des casernes, des magasins, des maisons pour les employés, le tout entouré d’une enceinte palissadée, qui fut fermée à sa base par une autre palissade munie d’une porte sur la campagne, afin de mettre la presqu’île entière à l’abri d’une attaque de la part de l’ennemi. Le 18 septembre, le pavillon français fut arboré solennellement sur le fort.

Lorsque l’expédition arriva à Tintingue, les Malgaches accoururent de toutes parts pour se mettre à la disposition du commandant et l’assurer de leur dévoûment, à notre cause. L’espoir d’être délivrés du joug des Hovas les avait remplis d’un enthousiasme difficile à décrire. Ils travaillèrent avec ardeur à l’érection de la place et l’approvisionnèrent abondamment de riz et de bétail. Une politique bien entendue eût profité de ce moment pour leur donner des armes ; mais le commandant se borna à les reconnaître pour sujets de la France, à les mettre à l’abri de notre pavillon et à leur promettre protection contre toute insulte de la part des Hovas. Les Malgaches, pleins de confiance dans ces paroles, vinrent se fixer à Tintingue au nombre de plusieurs mille, et élevèrent des cases qui formèrent bientôt un grand village à quelque distance de la place. Plus tard ils ont cruellement expié le zèle qu’ils montrèrent dans cette circonstance ; mais n’anticipons pas sur les événemens.

Après avoir donné ses ordres à Tintingue, le commandant fit voile pour Tamatave, d’où il voulut envoyer une députation et des présens à Ranavalona ; mais le général hova Coroller, qui commandait la place, refusa de laisser partir l’une et les autres. Quelque temps auparavant, la reine avait protesté contre la présence, sur la côte, de forces aussi considérables, et l’on avait répondu à cette protestation en la sommant de nous restituer nos anciennes possessions. Sur son refus, la guerre était devenue imminente et n’attendait plus qu’une occasion pour éclater. Il y avait alors à Madagascar un Français qui s’y était établi depuis longues années, et qui avait joué un rôle assez important sous Rhadama. M. Robin, c’était son nom, après avoir servi en France en qualité de sous-officier, était passé à Bourbon avec le même grade. Dans un moment d’oubli de ses devoirs, il avait déserté et s’était rendu à Madagascar, où Rhadama, pour le récompenser de ses services, l’avait nommé grand maréchal du palais et commandant de Tamatave. Dans ce poste, M. Robin s’était toujours parfaitement conduit envers ses compatriotes, ce qui avait engagé l’administration de Bourbon, avec laquelle il avait de fréquens rapports, à demander sa grâce en France, faveur qui avait été accordée sans difficulté. Lorsque Rhadama mourut, M. Robin eut le bonheur de sauver sa tête dans ce moment critique, et fut seulement privé de son rang et du poste qu’il occupait. À l’arrivée de l’expédition, il s’empressa d’offrir ses services au commandant qui les accepta, sans toutefois faire grand cas de ses avis. La présence d’un homme qui pouvait être très utile par sa connaissance du pays, et acquérir par là quelque influence, avait excité la jalousie de plusieurs, et ce fut en partie pour l’éloigner qu’on jeta les yeux sur lui pour une ambassade à Anjouan, près du prince Ramanatek. On ne prit encore, dans cette circonstance, que des demi-mesures, comme on l’avait fait à l’égard des Malgaches ; au lieu d’envoyer au prince des secours suffisans pour armer son monde, M. Robin ne reçut que soixante fusils, vingt barils de poudre, des lettres d’un contenu vague, et partit, le 4 octobre, sur la Zélée, avec la triste certitude de faire un voyage inutile.

Peu de temps avant son départ, deux événemens eurent lieu, qui amenèrent le commencement des hostilités. Le Magallon, petit navire attaché au service de Sainte-Marie, s’étant rendu à Foulepointe, pour acheter du riz, le général Rakeli, qui y commandait, défendit de lui en vendre, en ajoutant qu’il n’avait point d’ordres de la reine pour agir ainsi, mais qu’il prenait cette mesure sous sa responsabilité. Presque à la même époque, un traitant de Bourbon fut arrêté à Feneriff et vendu comme esclave, par les ordres du colonel Andriamifidi, qui ne le rendit à la liberté que moyennant une rançon de 50 piastres. Pour toute raison de cette violence, Andriamifidi prononça ces paroles remarquables : « Puisqu’on vend les hommes noirs, on peut bien vendre aussi les hommes blancs. » Aussitôt que le commandant, qui était à Tintingue, eut connaissance de ces faits, il appareilla pour Tamatave avec la Terpsichore, la Nièvre et la Chevrette, et le lendemain de son arrivée, le 11 octobre, après quelques pourparlers avec le général Coroller, il ouvrit inopinément le feu sur le village. Les premiers boulets pénétrèrent dans la poudrière renfermée dans le fort, qui sauta avec une explosion épouvantable. Tamatave, au bout d’une heure de combat, n’existait plus. Les Hovas prirent la fuite en laissant une quarantaine de morts sur le champ de bataille, et se réfugièrent dans les bois. Les hostilités se succédèrent rapidement.

Le 16, un détachement envoyé à la poursuite des Hovas les chassa, après un grand carnage, d’une position retranchée qu’ils occupaient à Ambatoumanouhi, à quatre lieues de Tamatave, de l’autre côté de la rivière d’Ivondrun.

Le 26, la division vint mouiller devant Foulepointe où commandait le général Rakeli, et attaqua la place le lendemain. Mais cette fois nous fûmes repoussés avec une perte de quelques hommes, parmi lesquels se trouva le brave capitaine Schoell, que son courage avait emporté au milieu des ennemis, et qui ne fut pas secondé par les siens ; cette défaite fut néanmoins représentée comme une victoire dans les rapports faits au gouvernement[3].

La division partit pour Tintingue, où elle prit quelques renforts, et se présenta le 3 novembre devant la Pointe-à-Larrée, petite langue de terre située deux lieues au sud de Tintingue, et où les Hovas s’étaient retranchés. Après une action assez vive, le fort fut pris et incendié. L’ennemi perdit environ cent vingt hommes ; et une assez grande quantité d’armes, de munitions et de bétail, tomba en notre pouvoir.

Cette affaire fut la dernière. Les Hovas, trop certains de leur infériorité sur le champ de bataille, eurent recours à un genre de guerre qui sera toujours infaillible avec des troupes européennes dans un pays tel que Madagascar[4]. Ce fut de gagner du temps en faisant espérer sans cesse la paix comme prochaine sans jamais l’accorder, et de laisser au climat le soin de détruire l’expédition. Le 20 novembre, deux de leurs envoyés se présentèrent à bord de la Terpsichore, et assurèrent que la reine était disposée à reconnaître les droits de la France, sans toutefois qu’ils eussent pouvoir de traiter définitivement de la paix. Une convention préliminaire fut en conséquence dressée sur cette base, et les deux envoyés partirent pour Tananarive, afin de la soumettre à l’approbation de leur gouvernement.

Dans cet intervalle, M. Robin arriva à Bourbon, accompagné de deux aides-de-camp que Ramanaleck envoyait pour montrer la bonne volonté dont il était animé à notre égard. Mais pendant son absence, les dispositions des esprits avaient complètement changé. Les succès obtenus par l’expédition et surtout la convention préliminaire citée plus haut, sur la ratification de laquelle on n’entretenait aucun doute, avaient tourné toutes les têtes. On fit en conséquence à peine attention aux deux aides-de-camp du prince, et on les reçut avec une hauteur inconcevable. Ils ne furent admis qu’une seule fois à l’hôtel du gouvernement, où ils servirent en quelque sorte de divertissement aux personnes qui s’y trouvaient réunies. Enfin on les relégua avec M. Robin dans un hôtel garni où ils furent traités avec une mesquinerie honteuse. Après un court séjour dans la colonie, ces deux envoyés s’embarquèrent avec M. Robin pour retourner à Anjouan, sans qu’on fît rien pour les retenir, tant on était sûr du succès des négociations. Le bâtiment qui les portait toucha à Maurice, où les autorités anglaises, avec leur politique accoutumée, leur firent un accueil propre à les dédommager de celui qu’ils venaient de recevoir. Toutes les attentions capables de flatter leur maître, leur furent prodiguées. Le gouverneur les invita à plusieurs dîners de cérémonie, et donna l’ordre de leur rendre les honneurs militaires chaque fois qu’ils paraîtraient en public. Ces deux conduites opposées portèrent leur fruit, et, plus tard, Ramanateck se félicita hautement de ne pas s’être rendu en personne aux désirs du gouvernement français.

Quel ne fut pas le désappointement des autorités de Bourbon lorsque les pièces du traité revinrent de Tananarive sans être ratifiées ! La reine et ses ministres s’étaient refusés à toute cession du littoral. Continuer la guerre était impossible ; le climat avait décimé les troupes, et le reste était hors d’état de supporter de nouvelles fatigues. En attendant qu’on prît un parti, on resta dans l’inaction ; mais la position de Sainte-Marie et de Tintingue devint chaque jour plus critique. Les Hovas reprirent possession de Tamatave que nous n’avions pas occupé, et toute communication avec la grande terre fut de nouveau interdite. C’est à cette époque que commença la famine qui emporta un si grand nombre de Malgaches, surtout parmi ceux qui s’étaient fixés près de Tintingue, où nous ne possédions exactement que la presqu’île.

Cet état de choses, qui n’était ni la paix ni la guerre, puisque des deux côtés on ne faisait aucun mouvement, durait depuis plusieurs mois, lorsque l’administration de Bourbon résolut de renouer les négociations avec les Hovas. M. Tourelle, archiviste de la colonie de Madagascar, fut chargé de cette mission, et partit le 20 juillet 1830 pour Tananarive ; mais il ne put parvenir à sa destination. Andremiahaja, qui était alors au faîte de son pouvoir, vint à sa rencontre, et lui signifia, dans une audience publique, qu’il n’y avait aucune paix à espérer tant que la France réclamerait la plus petite portion du sol de Madagascar.

Dès le mois de mars, le commandant de l’expédition, dont la santé était depuis long-temps altérée par le climat, avait quitté Madagascar sur la frégate la Terpsichore, pour retourner en France. Il toucha à Bourbon, où il trouva l’opinion publique fortement prononcée contre la manière dont l’entreprise avait été conduite. De vives discussions eurent lieu entre lui et les membres du conseil privé de la colonie ; mais comme les deux parties étaient également compromises dans cette affaire, on tâcha de dérober au public la connaissance de ces débats, et l’on fit courir le bruit qu’une nouvelle expédition aurait lieu de France l’année suivante, et que le commandant ne partait que pour l’organiser.

Le reste de l’année se passa sans apporter aucun changement politique à Madagascar ; mais la famine fut toujours croissant, et nos établissemens devinrent le théâtre de scènes telles qu’il faudrait remonter aux plus désastreuses époques de l’histoire, pour en trouver de pareilles. Aucun approvisionnement n’arrivant de la grande terre, on fut obligé de tirer des vivres de Bourbon, qui, à son tour, les achetait à grands frais à Maurice. Les blancs ne recevaient qu’une faible ration, mais leurs souffrances n’étaient rien, comparées à celles des Malgaches renfermés dans la presqu’île de Tintingue. La pêche ne pouvait suffire à nourrir un si grand nombre d’hommes, et ceux qui se hasardaient à sortir de l’enceinte fortifiée pour aller à la chasse, étaient massacrés par les Hovas qui rôdaient dans les environs. Les casernes étaient encombrées de ces malheureux avec lesquels nos soldats partageaient leurs alimens. La disette en vint à ce point que l’écorce de tous les arbres de la forêt qui pouvaient fournir un aliment grossier, fut arrachée et dévorée. Les pères vendaient leurs enfans à vil prix, et venaient souvent les offrir en échange de quelques poignées de riz. Ces ventes devinrent si communes, qu’on pouvait se procurer des esclaves à la seule condition de les nourrir.

Sainte-Marie offrait un spectacle non moins affreux. L’abandon complet dans lequel on laissait les Malgaches, excitait les plaintes de ces infortunés, qui nous reprochaient amèrement d’être la cause de leurs maux. Les forêts étaient jonchées de cadavres. Les plus misérables avaient recours, comme leurs compatriotes de Tintingue, à l’écorce des arbres ; les autres se jetaient sur les plantations, et arrachaient les cannes à sucre, le manioc et les autres vivres, avant même qu’ils fussent parvenus à leur maturité ; ces voleurs étaient des femmes, des vieillards, des enfans, la population entière en un mot. Les prisons regorgeaient de coupables arrêtés pour les mêmes crimes, et ne pouvaient plus en recevoir. Les troupeaux du gouvernement, qui avaient d’abord été respectés, furent attaqués à leur tour comme les propriétés particulières, et l’on fut obligé de les faire garder par des soldats de la garnison, déjà à peine suffisans pour le service ordinaire. On peut estimer, sans exagération, à quatre mille le nombre des Malgaches qui furent enlevés par cette famine.

Au mois de janvier 1831, quelques démarches du général Coroller ayant fait naître l’espoir d’un accommodement, l’autorité de Bourbon se détermina à faire partir de nouveau un envoyé près du gouvernement hova et choisit encore M. Tourette. Cette fois il parvint jusqu’à Tananarive, mais sans pouvoir obtenir d’être présenté à la reine. Après plusieurs jours d’attente qui se passèrent dans des fêtes que les Hovas rendirent à dessein le plus brillantes possible, afin de donner une haute idée de leur civilisation au commissaire français, une réunion de ministres et de généraux eut lieu pour écouter les propositions dont il était porteur. La faction militaire qui avait fait périr Andremiahaja, était toute puissante à cette époque, et faisait trembler la reine, les ministres et le peuple lui-même au moyen de l’armée. Toutes les affaires se décidaient dans un conseil de douze généraux dont la guerre avec la France augmentait l’importance, et qui avaient par conséquent intérêt à sa prolongation. Dans les séances qui eurent lieu pour traiter avec M. Tourette, ces généraux étaient trois fois plus nombreux que les ministres qui penchaient pour la paix, et l’emportèrent nécessairement sur ces derniers. Tous refusèrent de jamais consentir à un accord, tant que la France prétendrait avoir des droits sur Madagascar, et, après d’orageuses discussions, qui durèrent quatre jours, et pendant lesquelles ces prétendus barbares montrèrent un aplomb et une astuce qui eussent fait honneur à n’importe quel diplomate européen, les conférences furent rompues sans amener aucun résultat.

M. Tourette revint donc comme la première fois, sans avoir rien obtenu ; et peu de temps après son retour à Tamatave, il fut chargé, à ce qu’on a prétendu, mais à tort sans doute, de proposer au gouvernement hova la cession de l’établissement de Tintingue moyennant mille têtes de bétail et certains avantages commerciaux. Cette affaire traîna en longueur, et la position de Tintingue devenant chaque jour plus déplorable, l’ordre arriva de Bourbon de l’abandonner et de le détruire. L’évacuation se fit dans le plus grand désordre ; on embarqua à la hâte sur les navires qui se trouvaient en rade, les objets appartenant au gouvernement, les troupes de la garnison, les Malgaches épargnés par la famine, et le feu fut mis le 30 juin à Tintingue. Pendant un jour entier, l’incendie dévora ce bel établissement, qui avait coûté tant d’hommes et d’argent à la France. Ses débris vinrent encombrer les quais de Sainte-Marie, dont la situation ne fit qu’empirer. Quinze cents Malgaches, reste de ceux qui s’étaient établis près de Tintingue, ajoutés tout d’un coup à une population déjà affamée, achevèrent de consumer le peu de ressources qui lui restaient. Le vol, le pillage et les crimes de tous genres redoublèrent à tel point, qu’il devint impossible de les réprimer. Après le départ pour Bourbon des bâtimens qui avaient servi à l’évacuation de Tintingue, la garnison se trouva réduite à trente-six soldats blancs en état de porter les armes, et aux Yoloffs des compagnies africaines.


Ici se termine le récit des faits dont M. Ackermann a été témoin. Nous devons y ajouter que, peu de temps après l’abandon de Tintingue, les généraux hovas défendirent, sous peine de mort, aux Malgaches du littoral de communiquer avec Sainte-Marie, et de lui fournir des vivres. Cette défense a été renouvelée en 1832 par le général Coroller. Mais nous avons lieu de croire que depuis cette époque, elle a été rapportée ou du moins modifiée, car d’après les dernières nouvelles de Bourbon, les caboteurs de cette île sont admis de nouveau à Tamatave, Foulepointe, etc., où ils vont, comme autrefois, acheter du riz et du bétail pour l’approvisionnement de la colonie. Ce commerce néanmoins a passé presque tout entier dans les mains des Anglais de Maurice, et la situation de Sainte-Marie est telle que des motifs d’amour-propre peuvent seuls s’opposer à ce qu’on en cesse l’inutile et dispendieuse occupation.

Les causes qui ont fait avorter cette entreprise ressortent trop évidemment du récit qui précède, pour que nous cherchions à les développer longuement, comme l’a fait M. Ackermann. Nous ne le suivrons pas davantage dans un projet de nouvelle expédition qu’il propose sur une plus grande échelle, et qui, sans aucun doute, n’obtiendrait pas un plus heureux résultat. M. Ackermann est tombé dans une erreur très commune parmi ceux qui visitent des pays encore inoccupés par les Européens, sans se rendre compte du rôle qu’ont joué les colonies dans l’histoire générale du monde : c’est de ne rêver que conquêtes, établissemens agricoles et commerciaux, civilisation opérée par la force des armes, toutes choses qui se firent comme par enchantement dans les deux premiers siècles qui suivirent la découverte simultanée de l’Amérique et de la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance, événemens qui imprimèrent à l’Europe un élan inouï vers les entreprises lointaines. Elle fut alors l’instrument dont la Providence se servit pour rapprocher les races humaines, les initier à la civilisation et préparer les voies de cette unité morale à laquelle tout porte à croire qu’elles arriveront un jour.

Mais aujourd’hui que l’œuvre est accomplie, que les Européens ont porté leurs arts, leurs religions, leurs connaissances de toute espèce, dans les parties les plus reculées du globe, et qu’il n’existe plus qu’un petit nombre de peuplades sauvages, le génie colonial est tombé dans la torpeur, et devenu incapable de renouveler les miracles qu’il enfantait autrefois. Il a jeté encore une lueur brillante à la Nouvelle-Galles du Sud, mais ce sera probablement la dernière.

Les Anglais sont le seul peuple chez qui ce génie subsiste encore en partie ; quant à nous, à peine en avons-nous conservé quelques traces. C’est par là seulement que nous pouvons expliquer la chute de toutes nos entreprises coloniales depuis le milieu du dernier siècle. Nous savons bien qu’on pourrait chercher cette explication dans les fautes sans nombre commises par les hommes chargés de ces entreprises ; mais ce sont là, à nos yeux, des causes secondaires : les peuples ne commettent pas de fautes ou savent les réparer quand ils accomplissent une mission, et nous n’en avons point en ce moment de directe hors de l’Europe.


Théodore Lacordaire.

  1. vol. in-8o, chez Gide
  2. Le verset suivant de l’Évangile de saint Mathieu, traduit en hova par les missionnaires, pourra donner une idée du nombre et de la douceur de cette langue :

    « Ra hoy Jesoy-Christy : Raha natao ny tany Tayra sy ny Sidona, izay natao ny tamy nareo, dia efa ninenbaka ela tamy ny lamba fisaonana sy ny lavenona izy. Math., xi, 21. » — « Jésus-Christ a dit : Si ces miracles avaient été faits dans Tyr et dans Sydon, il y a long-temps qu’elles auraient fait pénitence dans le sac et dans la cendre. »

  3. Voyez le Moniteur du 13 mars 1830.
  4. Toussaint-Louverture, après avoir capitulé et s’être rendu au général Leclerc, disait à ses confidens : « Les Français sont maîtres du pays, mais je compte sur la Providence. » Cette Providence ne lui manqua pas en effet : ce n’était autre chose que l’hôpital de ce nom au Port-au-Prince.