Histoire des races maudites de la France et de l’Espagne/Préface
PRÉFACE.
Nous avons peu de chose à dire avant d’entrer en matière ; nous pourrions même nous dispenser de faire ici l’histoire de notre travail ; car elle se trouve çà et là dans ce livre. Mais nous avons un devoir à remplir, et nous sommes impatient d’acquitter notre dette.
Il n’est pas nécessaire, nous le pensons du moins, de justifier le choix de notre sujet ; il est neuf, il est national ; il touche à l’histoire des faits, à celle des institutions et à l’anthropologie, sciences aux progrès desquelles nul n’est indifférent aujourd’hui. Or, s’il faut s’étonner d’une chose, c’est que ce sujet n’ait point été traité jusqu’ici avec tous les développements qu’il comporte, avec toute l’étendue dont il est susceptible, avec tout le soin qu’il mérite. Nous ne croyons pas être injuste en disant que depuis F. de Belle-Forest, Oihenart et P. de Marca, la plupart des écrivains qui ont parlé des Races maudites de la France et de l’Espagne, ont embrouillé plutôt qu’éclairci les questions que leur origine et leur existence soulèvent, et ont fait regretter par là que la science ne s’en soit pas tenu à ces trois auteurs. Demandez, par exemple, dans le nord, dans le centre de notre pays, et même aux portes des Pyrénées, ce que c’est que le Cagot de ces montagnes, et votre interlocuteur, quelque éclairé d’ailleurs qu’il puisse être, vous donnera, d’après Ramond, une définition qui se rapportera à un être infirme au physique comme au moral, et non à ces « hommes à taille élevée, d’une constitution sèche, musclés, à crâne bien développé, nez long et saillant, traits fortement dessinés, cheveux pressés et châtains[1], » tels que le docteur Guyon décrit les Cagots. C’est donc bien à tort que l’on les confond avec les goitreux et les crétins. Les trois genres d’infortune qu’indiquent ces mots, quoique susceptibles de se trouver réunis dans les mêmes personnes et les mêmes régions, comme cela arrive quelquefois au sein des contrées pyrénéennes, appartiennent chacun à un ordre différent. Il est fâcheux qu’on ait tardé si longtemps à le dire, ou qu’on l’ait dit seulement dans des ouvrages moins répandus, moins consultés que ceux de Ramond.
Il nous a semblé, d’ailleurs, qu’il était temps de pénétrer plus avant au cœur de l’histoire de France. Les rois, les barons, les évêques, les grandes corporations n’ont pas manqué d’historiens ; mais les pauvres, les opprimés n’en ont point trouvé. Nul ne s’est occupé de recueillir leurs origines, d’écrire leurs tristes annales, sinon lorsqu’il était à peu près impossible de le faire sans de nombreuses et de patientes explorations, sans une dépense de temps et d’argent que peut rarement faire un homme de lettres.
Rien de tout cela ne m’a arrêté ; j’ai exploré, ou fait explorer par mes amis, toutes les archives de l’ouest et du midi de la France. Je me suis procuré, autant que je l’ai pu, tous les livres relatifs à mon sujet, et, avant d’exposer mon opinion sur les parias de l’occident, j’ai fait l’histoire des opinions qui avaient précédé la mienne. Jaloux de ne rien négliger, j’ai deux fois visité l’Espagne, j’ai fouillé les archives des Provinces basques et les dépôts littéraires de Madrid, et j’ai vu les Agots de la vallée de Baztan : aussi puis-je inscrire, en tête de la partie de ce livre qui leur est consacrée, quæque miserrima vidi.
Je ne veux point solliciter d’éloges, mais seulement la permission de faire observer qu’un pareil voyage, entrepris sans recommandations, sans nul secours du Ministère[2] dont je dépends en qualité de professeur de faculté et de membre du Comité des Monuments écrits de l’histoire de France, n’était pas sans danger, surtout dans les conjonctures difficiles où l’Espagne se trouvait alors. Je me hâte d’ajouter que le seul désagrément réel que j’aie éprouvé est d’avoir été pris pour un Cagot par des gens du pays, qui me voyaient les cheveux blonds et les yeux bleus, et qui ne pouvaient expliquer que par la parenté l’insistance que je mettais à m’enquérir des mœurs de cette race. Il me fût arrivé bien pis si j’eusse tenté d’obtenir ces renseignements des Agots eux-mêmes. Aujourd’hui, comme dans le siècle passé, on voit d’un fort mauvais œil les étrangers converser avec ces malheureux[3].
Maintenant que j’ai fait l’histoire de mon travail, il ne me reste plus qu’à signaler à la reconnaissance des savants les personnes dont le concours désintéressé m’a permis d’accomplir ma tâche. En tête de toutes je dois placer M. Boucley, recteur de l’académie de Pau, et Don Francisco Javier Sanz y Lopez, chanoine de la cathédrale de Pampelune. Quelque chaleur que je misse dans l’expression de la gratitude que m’ont inspirée les procédés de ces deux hommes d’élite, je ne parviendrais jamais à rendre hommage, autant qu’ils le méritent, à leur obligeance et à l’activité de leur zèle[4].
Je dois aussi des remercîments, et je les adresse de grand cœur, à MM. les Recteurs des académies de Toulouse, de Cahors et de Rennes, qui ont favorisé mes investigations de tout leur pouvoir académique. M. Tardivel, ancien recteur de Bordeaux, m’a conservé la bienveillance qu’il me témoignait alors que j’avais l’honneur d’être son administré, et son séjour à Rennes m’a été très-profitable pour les recherches que j’avais à faire dans cette ville. Enfin, j’ai trouvé dans MM. Martial Delpit et Vallet de Viriville, archivistes-paléographes ; Rédet, ancien élève de l’École royale des Chartes et archiviste du département de la Vienne ; Don José Yanguas y Miranda, secrétaire de la députation provinciale de Navarre ; Pressac, bibliothécaire-adjoint de la ville de Poitiers ; Renard de Saint-Malo, correspondant du Ministère de l’instruction publique pour les travaux historiques, à Perpignan ; Feautrier, archiviste de la ville de Marseille, et Paul Ricard, archiviste du département des Bouches-du-Rhône, des correspondants aussi instruits qu’obligeants. Ceux auxquels j’ai certainement le plus d’obligations, sont M. Ferron, archiviste du département des Basses-Pyrénées ; et M. Jules Balasque, correspondant du Ministère de l’instruction publique pour les travaux historiques, à Bayonne. Avant M. Ferron, M. Badé, ancien élève de l’École normale et professeur au collège royal de Pau[5], avait bien voulu me faire part des pièces relatives aux Cagots qu’il avait découvertes dans les archives des Basses-Pyrénées, où leur digne conservateur en a tant su trouver depuis.
Bien d’autres personnes m’ont rendu des services ; si je ne les nomme pas ici, qu’elles ne m’imputent point ce silence à mal ; j’ai religieusement consigné plus loin la part qu’elles ont prise à mon œuvre. Je ne saurais, cependant, omettre de citer M. Nicias Gaillard, procureur général près la cour royale de Toulouse, auquel je dois la recherche et la copie des arrêts émanés du parlement de cette ville au sujet des Cagots, et à M. Rabanis, mon collègue à la Faculté des Lettres de Bordeaux, dont les indications et les conseils ne m’ont jamais manqué dans le cours de mon travail et m’ont été de la plus grande utilité.
- ↑ L’Écho du monde savant, Paris. — Dimanche, 19 février 1843 ; n. 11 ; col. 348.
- ↑ Ces faits se rapportent à l’année 1844.
- ↑ « La prevencion que hacen en Baztan á un forastero viendole hablar con un Agóte : No le hable Vm. que aquí parece mal, nadie trata con esa gente. » Apologia por los Agotes, por D. Miguel de Lardizabal, pag. 75.
- ↑ Depuis que ces lignes ont été écrites, Don Francisco a été enlevé par une mort prématurée à l’affection de ses amis.
- ↑ M. Badé est mort au mois de mai de l’année dernière à Auch, où il avait été envoyé comme professeur au collége royal.