Histoire des relations du Japon avec l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles/Conclusion

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CONCLUSION




Les communications entre le Japon et l’Europe, commencées par les Portugais en 1541 ou 1542, firent de grands progrès pendant quelques années. Depuis l’arrivée de François Xavier, en 1549, l’œuvre des missionnaires fut remarquable ; ceux-ci s’adonnèrent en effet avec beaucoup plus d’énergie que les aventuriers portugais à entretenir ces communications.

Au moment où les Jésuites arrivèrent au Japon, tout l’empire était divisé par les guerres civiles : les seigneurs ne songeaient qu’à étendre leurs domaines et les chevaliers à en gagner un par leur valeur. Le peuple et les paysans souffraient, écrasés qu’ils étaient par des contributions très lourdes, et ne demandaient qu’un moyen pour sortir de leur misère. Les seigneurs et les chevaliers, qui ne rêvaient qu’aux victoires des champs de batailles, avaient besoin d’une croyance pour les soutenir et le peuple en avait également besoin d’une pour l’aider à mener sa triste vie. Ce fut, à cette époque, une des principales causes du développement du bouddhisme et surtout du christianisme, les Pères Jésuites étant plus instruits que les bonzes. Néanmoins, la principale cause nous semble résulter de l’appui des seigneurs territoriaux envers les religieux : les uns agirent par simple superstition, les autres pour faire développer les relations commerciales avec les Portugais.

Mais ce qui contribua par-dessus tout au développement commercial fut la politique anti-bouddhique de Nobounaga. Les moines bouddhiques possédaient à cette époque leur fief, comme en Occident : leur chef était en réalité un véritable seigneur féodal entouré d’une garde armée. Comme les seigneurs et les chevaliers se disputaient les uns contre les autres, les bonzes fomentaient très souvent des insurrections dans le but d’augmenter leur fief et les partisans de leurs sectes. À l’époque de Nobounaga, l’insurrection d’Ikkoshiou fut des plus meurtrières de la part des bonzes ; c’est pourquoi ce personnage, qui devenait le maître des États féodaux, trouvant que les bonzes devenaient un obstacle à sa politique, se retourna du côté des Pères Jésuites et encouragea leur prédication du christianisme.

Nobounaga avait réussi en partie, puisque le christianisme avait fait de grands progrès en peu de temps ; mais les religieux qui avaient de plus en plus augmenté leur influence devinrent encore plus odieux que les bonzes à Nobounaga, qui, dans ses dernières années, résolut de les combattre. « La célèbre ambassade de trois princes chrétiens japonais au pape Grégoire XIII est peut-être l’hommage le plus flatteur que le Saint-Siège ait jamais reçu. Tout ce grand pays, où il faut aujourd’hui abjurer l’Évangile et où les seuls Hollandais sont reçus à condition de n’y faire aucun acte de religion, a été sur le point d’être un royaume chrétien et peut-être un royaume portugais. Nos prêtres y étaient honorés plus que parmi nous ; aujourd’hui leur tête y est à prix et ce prix même est considérable. » Comme l’écrivait Voltaire, dans les dernières années de Nobounaga le christianisme faisait de trop grands progrès et se développait avec trop de rapidité.

Pour arriver à cet état de prospérité, les Pères auraient dû recevoir non seulement la protection d’un dictateur central, mais encore celle des seigneurs territoriaux ; les missionnaires et les chrétiens indigènes étaient trop ardents à faire développer leur religion et ne pouvaient songer à la haine de la nation qui de jour en jour augmentait contre eux. De plus, les Pères venaient d’intervenir dans la question sociale et politique des affaires intérieures, et naturellement employaient tous les moyens pour diminuer l’influence du bouddhisme et des bonzes. C’est dans ces raisons qu’il faut trouver à la fois les causes du développement et de la décadence du christianisme.

Les seigneurs convertis poussaient leur zèle jusqu’à la superstition ; ils allaient jusqu’à faire démolir les temples shintoïstes et bouddhiques et à oublier la cérémonie du culte des ancêtres. Les Pères étaient heureux de cette conduite, mais les vassaux manifestaient leur mécontentement. Pendant la féodalité, le culte des ancêtres servait à soutenir la dignité d’une famille ou d’une maison seigneuriale féodale ; une révolution religieuse à cette époque, c’était donc la destruction totale de l’ordre social et féodal. C’est pourquoi cette question parut très grave aux yeux des hommes de ce temps, et que Nobounaga commença à combattre le christianisme et Hidéyoshi à l’interdire au Japon.

La conversion d’un seigneur devenait toute une question politique, parce que ce nouveau converti abandonnait tout d’un coup les rites de famille et s’efforçait avec les Pères de faire le plus de prosélytes possible dans sa nouvelle religion. Indépendamment de cela, les missionnaires intervenaient directement dans les questions politiques : « Deux vaisseaux portugais n’ayant pas voulu entrer dans Hirado que par mon ordre, dit un Jésuite, le roi, poussé par l’espérance du profit qu’il en recevrait, me fit excuse de m’avoir jusque-là si peu ménagé et me pria en même temps de ne pas empêcher que ces vaisseaux ancrassent devant sa ville et qu’en revanche il permettrait le libre exercice de la religion. Sur sa parole, j’ordonnai aux maîtres des vaisseaux d’ancrer où il plairait à ce roi et qu’ils le sommassent de sa promesse et s’engageassent de faire rebâtir l’église qui avait été démolie. Le roi promit mais mollement de faire ce qu’ils souhaitaient et comme il éludait toujours les propositions qu’on lui en faisait, on vit paraître devant la côte un autre vaisseau nommé Sainte-Croix. Je me servis de cette occasion pour presser le roi d’accorder ce qu’il m’avait promis. Après avoir fait mouiller l’ancre à une lieue et demie de Hirado, j’obligeai le maître du vaisseau, nommé Pierre Almeïda, d’aller trouver le roi et de lui dire qu’il irait ancrer ailleurs, s’il ne rétablissait les choses comme elles étaient auparavant. Ce prince demanda du temps pour prendre sa résolution, après quoi, de peur de perdre le profit que ces vaisseaux causaient aux lieux où ils abordaient, il me permit de retourner à Hirado et de rebâtir mon église. » C’est ainsi que les Jésuites en usaient en toute rencontre, n’ayant obtenu nulle part l’exercice du christianisme qu’à condition de procurer aux lieux où ils voulaient s’établir le négoce des Portugais, ceux qui paraissaient les plus zélés ayant interdit aux chrétiens toutes sortes de libertés dès qu’ils s’étaient aperçus qu’il descendait davantage de vaisseaux chez leurs voisins.

Ces interventions des Jésuites dans la politique attira l’attention du dictateur qui résolut de les chasser du pays. Hidéyoshi les considérait comme des démons voulant absorber l’empire dans leur domaine infernal. Mais il ne pouvait oublier l’intérêt du commerce étranger ; il garantissait la liberté du commerce et de la navigation des étrangers à chaque fois qu’il prohibait la propagation du christianisme. Son but de mettre Nagasaki sous le domaine direct du gouvernement central était, dit-on, d’attirer la plupart des intérêts commerciaux pour le revenu de sa cour.

Cette politique de séparation des intérêts religieux et commerciaux ne fut pas suivie par Iéyasou au moment de son avènement. Très fier d’avoir développé les relations commerciales entre le Japon et les nations européennes, il songeait à bien accueillir les religieux chrétiens, croyant ainsi donner encore plus d’extension au mouvement commercial. Il reconnut donc toute liberté de conscience par désir de trafic international. Il demanda également souvent aux gouverneurs des Philippines d’envoyer des navires espagnols dans le port d’Ouraga dont il espérait faire une ville commerçante, comme Nagasaki, garantissant la liberté religieuse et, de plus, acceptant toutes les propositions des dits gouverneurs[1]. Il fit subir un développement considérable à la navigation japonaise. R. Cocks écrivit dans une de ses lettres : « Un syndicat de ces usuriers (Japonais) a pris en mains tout le commerce du Japon. Et ces gens-là ne se contentent pas de faire ce que bon leur semble à Kioto, Osaka, Edo ; ils viennent à Firando (Hirado) et Nagasaki, s’y associent pour envoyer des jonques dans le Siam, en Cochinchine, au Tonkin, au Cambodge, partout où ils apprennent qu’on peut gagner de l’argent ; ils fournissent ainsi le Japon de toutes les commodités que les étrangers pourraient y apporter. »

L’art de la construction des navires se développait également à ce moment au Japon. Les navires avaient ordinairement trois mâts, étaient garnis de canons, contenaient trois cents hommes d’équipage et naviguaient vers les Indes ou l’Amérique. On engageait le plus souvent comme matelots des gens de Malacca ou de Manille et on y embarquait des interprètes. Chacun de ces navires recevait une licence appelée Goshouïn, c’est-à-dire une autorisation du shogoun, qui lui permettait de naviguer vers l’étranger et qui le distinguait du bateau-pirate ; elle contenait simplement le nom du port de destination du navire et la date où elle avait été donnée. Ces navires privilégiés n’étaient qu’au nombre de 29 en 1604, mais en 1617 ils étaient 197 et en 1624 étaient descendus au chiffre de 179. Ce fut à ce moment que les Japonais tentèrent des expéditions vers les Indes, le Siam, les Philippines et Formose.

Cependant le développement de la navigation et de la construction des navires causa une grande crainte au shogoun parce que, bien que la force de l’armée de terre se trouvât réduite par la restriction du nombre des fortifications, il craignait que les daïmios n’augmentassent le nombre des vaisseaux de guerre. D’un autre côté, Iéyasou restreignit la liberté religieuse sans se rendre compte qu’une telle conduite était un grand obstacle au développement du commerce extérieur. Plus tard, quand il se décida à prohiber complètement la religion chrétienne, il réduisit le nombre des ports où pourraient aborder les navires étrangers et défendit de construire des vaisseaux plus grands que ne le comportait un édit qu’il fit paraître.

Cette politique d’Iéyasou voulant, d’une part, empêcher l’arrivée des religieux et, d’autre part, empêcher l’augmentation des forces des daïmios, nous semble trop pessimiste. Il aurait dû, selon nous, suivre une politique progressive. Mais ce qu’il voulait, c’était la paix générale de l’empire et la garantie de la sûreté de sa Maison ; il voulait distinguer les relations commerciales des rapports politiques. Le développement du commerce étranger était son plus ardent désir et s’il avait pu développer le commerce international sans mélange de la question politique, il aurait suivi fidèlement la politique de ses premières années. Malheureusement il ne le put pas. La question de la religion chrétienne redevint une question sociale et politique, et c’est la découverte d’un complot par Okoubo Tchôan qui le rendit surtout l’ennemi du christianisme.

Mais ce qui fit poursuivre une politique anti-chrétienne à ce shogoun, ce fut la concurrence entre les nations européennes. Au début, les Portugais étaient venus au Japon prêcher et trafiquer ; ensuite, ce furent les commerçants espagnols qui arrivèrent des Philippines et, vers la fin du règne de Hidéyoshi, les Franciscains et les Dominicains. Ceux-ci devaient entrer en lutte avec les Jésuites qui, seuls, avaient le droit de prédication au Japon, aux termes de la bulle[2] du pape Grégoire XIII (1585). Néanmoins cette rivalité n’eut pas une grande influence sur la haine des dictateurs contre le christianisme, car il ne s’agissait là que de conflits intérieurs d’une même Église. Il en fut de même pour les rivalités entre commerçants portugais et espagnols.

Quant aux rivalités entre Portugais et Espagnols d’une part, et les Hollandais d’autre part, ce fut tout différent, car les deux nations étaient adversaires non seulement au point de vue religieux, mais également au point de vue politique. Nous avons vu que les Espagnols essayèrent toujours d’empêcher l’arrivée des Hollandais dans notre pays et, d’un autre côté, que les Hollandais tentèrent de sortir victorieux de la lutte en attaquant les religieux envoyés par le gouvernement espagnol, et que finalement ce furent eux, les Hollandais, qui remportèrent le dessus.

Les shogouns, en effet, n’abandonnaient pas la question religieuse ; il la regardaient, au contraire, comme une très grave affaire. Hidétada, par exemple, à ce que raconte un manuscrit japonais, envoya en Espagne[3] son vassal Kaï Han-émon pour y apprendre la doctrine de la religion chrétienne.

Quoi qu’il en soit, il n’y a aucun doute que les grands hommes d’État de cette époque étudiaient les principes et le dogme de cette nouvelle religion en même temps que la conduite qu’ils devaient tenir en se prononçant pour l’autorisation ou la prohibition de sa prédication. Nobounaga convoqua à cet effet un conseil et Iéyasou questionna souvent William Adams ; ce que les hommes d’État ont craint, ce n’était pas principalement la propagation de la religion chrétienne, mais plutôt la politique du gouvernement espagnol et les façons d’agir des missionnaires. Ces craintes devinrent en effet réelles et l’insurrection d’Amakousa devait coûter cher au gouvernement shogounal.

Aussi, à dater de cette révolte, le christianisme fût-il sévèrement prohibé et le commerce étranger très restreint. Des Européens, il ne resta plus que les Hollandais qui purent trafiquer chez nous et encore dans le seul port de Nagasaki, et sous des conditions très restrictives : « Jamais commerce ne fut plus avantageux aux Portugais que celui du Japon, dit Voltaire. Ils en rapportaient à ce que disent les Hollandais, trois cents tonnes d’or chaque année et on sait que cent mille florins font ce que les Hollandais appellent une tonne. C’est beaucoup exagérer ; mais il paraît, par le soin qu’ont ces républicains industrieux et infatigables de se conserver le commerce du Japon à l’exclusion des autres nations, qu’il produisait, surtout dans le commencement, des avantages immenses. »

Ce fut là sans doute la cause principale pour laquelle les nations européennes essayèrent de continuer le commerce avec notre empire et de se chasser les unes les autres dans le but de posséder tous les intérêts monopolisés. Cependant cette concurrence des nations et l’attitude des Hollandais envers les Espagnols et les Portugais ne furent qu’une cause secondaire dans la décision des dictateurs, tandis qu’au contraire, on doit attribuer, suivant nous, la faute principale aux missionnaires. Nous n’entrerons pas dans de plus longs détails. Nous dirons seulement que les Pères Jésuites formaient un véritable camp au moment de l’occupation des nouveaux territoires par les Espagnols. Une nouvelle religion, d’ailleurs, ou même une nouvelle secte de religion, rencontre toujours, au Japon comme en Occident, une très vive résistance.



  1. V. les lettres d’Iéyasou aux gouverneurs des Philippines et de la Nouvelle-Espagne dans Daï-Nihon-Shôghio-shi, par Souganouma, pp. 373, 380, 382, et dans « Les Japonais au Monde » par Watanabé, p. 167-174.
  2. Le texte de cette bulle se trouve dans l’Histoire du Japon par Charlevoix, t. III, p. 436 et suiv. Clément VIII la renouvela en 1600 (Charlevoix, t. IV, p. 222), mais Paul V reconnut la liberté de la prédication au Japon pour tous les ordres, en 1608 (L. Pagès. Histoire de la religion chrétienne au Japon, t. II, annexe XV).
  3. Il doit s’agir des Philippines ou de la Nouvelle-Espagne.