Histoire des relations du Japon avec l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles/Partie 1/Chapitre V.

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CHAPITRE V

IÉMITSOU ET LA PROHIBITION DÉFINITIVE DU CHRISTIANISME




À partir des dernières années d’Iéyasou, la haine de la religion chrétienne augmenta de plus en plus au Japon, puis la prohibition en fut enfin rigoureusement ordonnée ; pour mieux garantir cette prohibition, on limita les ports où il était permis aux étrangers d’arriver. Comme nous l’avons montré, Hidétada gouverna avec une politique encore plus limitative que celle de son père : cela devint indispensable à ce moment pour pouvoir mieux s’assurer de la tranquillité générale du pays. Quant à Iémitsou, sa politique fut plus radicale que celle de son père : elle alla en effet jusqu’au bout pour supprimer le christianisme, et en même temps n’hésita pas à limiter le commerce étranger pour arriver à son but dans la politique religieuse. Ce n’était peut-être là ni le vœu de son grand-père ni celui de son père, qui espéraient sans doute distinguer entre ces deux questions, religieuse et commerciale. Mais il faut songer qu’à l’époque d’Iémitsou le système féodal était déjà installé et que la paix était générale dans l’Empire. Le revenu shogounal étant suffisant, la dignité de shogoun étant suprême, on ne devait pas chercher autre chose, mais on devait maintenir cette prérogative. Ce fut pour éviter le plus possible la cause des conflits qu’on décida de réaliser jusqu’au bout le principe de l’anti-christianisme ; car en effet, chaque fois que fut soulevée la question religieuse, il y eut atteinte portée au système politique : en 1631, quand on trouva des religieux et des chrétiens à Oshima, ils confessèrent au gouvernement de Nagasaki, qu’il existe à Rome un pape, qui est le chef de la religion, qui dirige les Pères et qui songe à subjuguer le Japon par l’influence et la popularité de ces religieux ; que ce pape promit aux Franciscains et aux Jésuites de leur donner à chacun la moitié des parties de l’est et de l’ouest de Sôshiou quand serait achevée la conquête du Japon ; que les dépenses énormes que nécessitait leur propagation seraient notées dans les cahiers des Pères qui recouvriraient les sommes après la conquête[1]. Nous ne pouvons pas certifier si le document qui renferme ces détails est bien authentique, mais en tous cas ces détails étaient exagérés. Quoi qu’il en soit, le gouvernement shogounal de cette époque comprit le christianisme et ses ministres de cette façon. Aux yeux des hommes d’État, les Pères n’étaient autres que des hommes intrigants cherchant à usurper l’Empire. C’est ce qui motiva, en 1633, l’élaboration d’un édit relatif à la prohibition du christianisme, dont voici la traduction :


Édit.
1.

« Il est expressément défendu d’envoyer à l’étranger aucun navire, sauf les navires qui ont une autorisation du shogoun.

2.

« Les Japonais ne pourront aller à l’étranger, à moins que ce ne soit par les navires qui ont une autorisation du shogoun. Celui qui s’embarquera secrètement sera passible de la peine de mort, le navire et le capitaine seront saisis et retenus pour obtenir un ordre ultérieur de votre part.

3.

« Au cas où des Japonais reviendront d’autres pays où ils auront fixé leur domicile, ils seront mis à mort. Quant à ceux qui seront restés à l’étranger pour des affaires urgentes et qui reviendront cinq ans après au plus tard, ils ne seront pas punis, s’ils restent dorénavant au Japon ; mais ils seront punis de mort s’ils retournent à l’étranger.

4.

« Si le christianisme papiste continue à se propager, il faut faire une enquête rigoureuse.

5.

« Celui qui dénoncera l’endroit où se cache un prêtre catholique aura une récompense de 100 maï[2] d’argent et celui qui donnera quelques renseignements aura, selon son mérite, une récompense convenable.

6.

« Pendant que vous demandez des instructions à Edo, au cas où il y ait quelque singularité à bord d’un navire, vous devrez faire garder ce dernier par d’autres navires et avertir à Omoura.

7.

« Les Espagnols, les prêtres et tous ceux qui portent de ces noms pervers seront, pendant l’examen de leur affaire, mis en prison à Omoura.

8.

« Il est défendu d’acheter toutes les marchandises d’un navire dans un même endroit.

9.

« Il est défendu aux boushi (samouraï) d’acheter directement du comptoir étranger des marchandises d’un navire étranger à Nagasaki.

10.

« Avant qu’il soit donné réponse au mémoire des cargaisons d’un navire étranger envoyé à Edo, on pourra trafiquer ces marchandises.

11.

« La soie (brute) emportée par un navire étranger sera cotée à son prix et répartie entre les cinq villes privilégiées[3].

12.

« Quand le prix de la soie aura été fixé, toutes les autres marchandises seront achetées et vendues librement. Toute marchandise devra être payée dans un délai de vingt jours.

13.

« Les navires des pays étrangers devront se remettre en route le vingtième jour du neuvième mois et ceux arrivés en retard resteront cinquante jours à dater de leur arrivée.

14.

« Il est défendu de déposer ou de conserver des marchandises non vendues d’un navire étranger.

15.

« Les marchands des cinq villes devront se trouver présents à Nagasaki avant le vingtième jour du septième mois ; celui qui ferait défaut ce jour serait privé de sa part de soie.

16.

« La soie apportée sur les vaisseaux qui viennent à Satsouma, à Hirado et aux autres ports devra de même être vendue au prix fixé à Nagasaki et les autres objets ne seront pas vendus avant que le prix de la soie n’ait été déterminé.

« Les susdits articles devront être observés.

« Le 28e jour du 2e mois de la 10e année de Kouan-eï[4].

« Signé : Iga-no-kami ; Shinano-no-kami
Sanouki-no-kami ; Ooï-no-kami
à MM. Soga Matazaémon
Imamoura Denshiro. »


Cet édit fut renouvelé l’année suivante avec quelques modifications, à l’occasion de la nomination de Sakakibara et de Baba aux fonctions de gouverneurs de Nagasaki. On fit paraître en même temps dans cette ville un édit écrit en japonais et en chinois dont voici la traduction :


Édit.

« Sont défendus :

« 1° L’arrivée des Pères au Japon ;

« 2° Le transport à l’étranger des armes provenant du Japon ;

« 3° La navigation à l’étranger par des Japonais, à moins qu’ils ne la fassent par un navire admis par le shogoun. Il en est de même en ce qui concerne les étrangers demeurant au Japon.

« 4° Ceux qui violeront les susdits articles seront condamnés à des peines sévères. Il en est ainsi ordonné.

« Le 28e jour du 5e mois de la 11e année de Kouan-eï[5].

« Signé : Les Gouverneurs. »


L’année suivante (1635) on publia plusieurs édits concernant la prohibition et le moyen d’empêcher l’existence du christianisme au Japon. Dans un article du règlement relatif aux bouké (classe de chevaliers comprenant le daïmio et le samouraï) on lit que « la religion chrétienne doit être prohibée très sévèrement dans n’importe quelles provinces » (art. 18).

Le 7e jour du 9e mois de la 12e année de Kouan-eï, le shogoun par un nouvel édit renouvela la prohibition du christianisme : « Bien que la suppression des Pères et la prohibition du christianisme soient ordonnées depuis longtemps, y est-il dit, on n’est pas encore arrivé à les anéantir. Il importe donc de détruire cette religion jusqu’au bout. Chacun fera en conséquence une perquisition minutieuse dans son fief et quand l’on trouvera des gens appartenant à cette religion, on les saisira aussitôt et l’on fera sans tarder un rapport au shogoun. » Cet édit fut envoyé par le shogoun aux daïmios et aux shomios et par les ministres aux gens de la Cour.

Il parut également un édit relatif aux Portugais, dont voici les principaux passages :

« Les Portugais à l’avenir, ne doivent plus faire porter leurs parasols par des serviteurs japonais, mais employer à cet office leurs serviteurs noirs.

« Ils doivent déposer leurs chaussures en pénétrant dans le palais des gouverneurs.

« Ils ne peuvent donner aux pauvres, en une fois, qu’un ou deux mon-me ou maces[6].

« Aucun d’entre eux, si ce n’est le chef, ne peut porter d’armes ; aucun absolument ne peut avoir de chapelet au cou.

« Aucun Japonais ne peut porter les pantoufles des Portugais.

« Les Portugais ne peuvent reprendre leurs anciens serviteurs mais ils doivent à chaque voyage en engager de nouveaux »[7].

En 1635, on renouvela, dit Pagès, avec peu de modifications, les édits de 1633 et de 1634. La relation d’un nouvel ordre concernant la persécution des chrétiens nous montre toute la sévérité du gouvernement de cette époque :

« Jusqu’ici la réunion de cinq familles a été considérée comme solidaire, et, afin que chacun observât diligemment les autres, il a été ordonné que dans le cas où, dans l’une des cinq maisons réunies ensemble, il se trouverait un chrétien, les quatre autres familles devraient être mises à mort, par ce motif que le crime a été découvert dans l’une des maisons. Mais maintenant ce décret est pratiqué plus rigoureusement, c’està-dire que toute personne, grande ou petite, jeune ou vieille, femme ou homme, riche ou pauvre, sans en excepter âme vivante, qui sera en âge de parler raisonnablement, devra donner deux cautions pour sa tête qu’il n’est pas chrétien, mais Japonais ; il devra, de plus, établir par un acte ou témoignage écrit quel bonze est son prêtre, et quel temple est sa maison de sacrifice et d’idolâtrie. Celui donc qui ne pourra donner ces gages doit apostasier ou s’exiler. Et, comme cet ordre s’étend d’un bout du pays à l’autre, il coûtera la vie à beaucoup de monde »[8].

En 1636, l’édit de 1633 fut encore renouvelé avec plus de sévérité qu’auparavant. Voici la traduction de cet édit :


Édit.
1.

« Il est strictement défendu d’envoyer à l’étranger aucun navire japonais.

2.

« Les Japonais ne pourront aller à l’étranger. Dans le cas d’embarquement secret, on sera puni de mort et le navire et le capitaine seront saisis et retenus pour demander un ordre ultérieur de votre part.

3.

« Au cas où des Japonais reviendraient d’autres pays où ils auraient fixé leur domicile, ils seraient mis à mort.

4.

« Une perquisition rigoureuse devra être faite pour s’assurer qu’il n’y a pas de chrétiens.

5.

« Celui qui fera connaître l’endroit où se cache un prêtre aura une récompense de 300 ou de 200 maï d’argent, selon la qualité du Père ; celui qui aura donné quelques informations à cet égard sera traité comme auparavant.

6.

« Une garde de navires devra être établie, au cas où il y aurait quelque particularité à bord d’un navire, pendant qu’on demandera des instructions à Edo ; et pour cette garde, Omoura devra être averti.

7.

« Les Espagnols, les prêtres et tous ceux qui sont souillés de ces noms pervers seront, pendant l’examen de leur affaire, mis en prison dans Omoura.

8.

« La recherche des prêtres devra être opérée à bord de tous les vaisseaux.

9.

« Les descendants des Espagnols ou des Portugais ne pourront rester au Japon. Celui qui violera cet ordre sera puni de la peine de mort et sa famille sera également punie, selon la gravité du crime.

10.

« Bien que les enfants des Espagnols ou des Portugais nés à Nagasaki, les enfants de ces enfants, les parents qui adoptent ces enfants devraient tons être condamnés à mort, leur vie sera sauve et on les donnera aux Espagnols ou aux Portugais. Par conséquent, si l’un d’entre eux vient au Japon ou y envoie une lettre, il sera puni de mort et sa famille et ses alliés seront également condamnés suivant la gravité du crime.

11.

« Il est interdit aux boushi (samouraï) d’acheter directement d’un comptoir étranger à Nagasaki des marchandises d’un navire étranger.

12.

« Le mémoire des cargaisons d’un navire étranger sera envoyé à Edo et les marchandises, après l’arrivée de la réponse, seront vendues.

13.

« La soie brute emportée par un navire étranger sera cotée à son prix et répartie entre les cinq villes privilégiées et les autres villes inscrites au rôle.

(Il n’y eut pas de notable différence entre les articles 14-18 du premier édit et les articles 12-16 de l’édit de 1633).

« Le 19e jour du 5e mois de la 13e année de Kouan-eï.

« Signé : Kaga-no-kami ; Boungo-no-kami ;
Izou-no-kami ; Sanouki-no-kami ;
Ooï-no-kami.
à MM. Sakakibara Hida-no-kami ;
Baba Sabourozaémon »[9].


En comparant les textes des édits de 1633 et de 1636, nous remarquons cinq différences principales :

1° D’après l’édit de 1636, la navigation d’un navire japonais est absolument interdite ; celui de 1635 exemptait la navigation des navires ayant une licence shogounale appelée Goshouïn. Il en est de même du voyage des Japonais vers les pays étrangers ;

2° Dans l’édit de 1633, la prohibition du retour des Japonais qui étaient partis à l’étranger ne s’appliqua pas à ceux qui n’y étaient restés que moins de cinq ans ;

3° Dans l’édit de 1636, un article (art. 8) fut ajouté concernant la recherche des Pères à bord ;

4° D’après l’édit de 1633, la vente des marchandises d’un navire étranger pouvait avoir lieu avant l’arrivée de la réponse du gouvernement shogounal au mémoire des cargaisons ; elle est interdite dans l’édit de 1636 ;

5° Les nouveaux articles sur le bannissement des étrangers et de leurs enfants furent ajoutés à l’édit de 1636, ce qui donna beaucoup d’inquiétude aux étrangers à Nagasaki, car suivant cet édit les gouverneurs de cette ville bannissaient à Macao les Espagnols et les Portugais ainsi que leurs familles. Le nombre des bannis s’éleva à 287.

On voit donc que la prohibition du christianisme devint de plus en plus sévère. La révolte d’Amakousa qui éclata à la fin de 1637 porta le coup fatal à cette religion. Les principaux personnages de cette rébellion étaient des chrétiens, bien que dans le nombre il y eût également des samouraï qui étaient restés attachés fidèlement aux Toyotomi et qui avaient perdu leur fief après la défaite de leur maître et des autres mécontents. À la fin de cette révolte, on publia l’édit suivant :

« Malgré la prohibition du christianisme, cette religion existe toujours et dernièrement eut lieu une révolte à Kiou-Siou. On devra faire dans toutes les provinces une perquisition chez les habitants et dénoncer tous les chrétiens. Cette déclaration sera notifiée aux daïmios qui sont actuellement dans leurs provinces, aux daïmios qui se trouvent à Edo et aux hatamoto (vassaux directs du shogoun).

« Nota. — Celui qui dénoncera un Père touchera 200 maï d’argent.

« Celui qui dénoncera un religieux indigène touchera 100 maï d’argent.

« Celui qui dénoncera un chrétien, 50 maï d’argent.

« Un chrétien dénonçant un autre chrétien sera pardonné, s’il change de religion.

« Le 13e jour du 9e mois de la 15e année de Kouan-eï. »

En 1639, on promulgua des édits pour interdire le plus possible l’arrivée des religieux au Japon. On les renouvela en 1640.

Ainsi fut définitivement prohibée la religion chrétienne dans ce pays.

Les Portugais et les Espagnols qui avaient été les premiers importateurs de la civilisation occidentale chez nous, mais qui étaient catholiques, c’est-à-dire adeptes de celle religion odieuse au gouvernement shogounal, y perdirent toute influence et ne purent y venir sans craindre même pour leur vie, car ils étaient considérés comme traîtres ou envahisseurs, tandis qu’au contraire les Hollandais étaient considérés comme commerçants et comme appartenant à une religion autre que celle du Christ. C’est ce qui explique que ce furent les Hollandais qui purent seuls continuer à trafiquer au Japon, jusqu’à la restauration de 1868, ayant en quelque sorte le monopole du commerce étranger.

Nous allons voir, dans la deuxième partie de cet ouvrage, cette politique hollandaise, en étudiant le commerce du Japon avec l’Europe.



  1. Le texte du procès-verbal de cette confession se trouve dans Yaso-shoumon kinseï-taïzen (Traité complet sur la prohibition de la religion chrétienne) ; Yaso-ten-tchou-ki (Histoire de la prohibition du christianisme) ainsi que dans le Daï-Nihon-Shôghiô-Shi.
  2. « Un maï » signifie « une feuille » et correspond au Schnitje hollandais ; il équivaut à 4 piastres 4/10.
  3. C’est ce qu’on appelait « Shiraïto-warifou. »
  4. Naïto. — Tokougawa Jiugodaï-shi (Histoire des quinze générations de Tokougawa), t. III, p. 154.
  5. Naïto, Op. cit., t. III, p. 174.
  6. Le mon-me = 1/100 de piastre espagnole ou de dollar.
  7. Pagès, op. cit., t. I, p. 811.
  8. Pagès, op. cit., t. II, p. 117.
  9. I. Naïto, op. cit., t. III, p. 208.