Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni (Summer)/Première Partie/II

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Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, IIp. 26-40).


II.

ENFANCE, ADOLESCENCE ET MARIAGE.


Le jour de la naissance de Bhagavat, quatre rois de l’Inde centrale venaient au monde ; c’était Pradyôta, roi d’Oudjayini ; Oudayana, roi de Kauchambi ; Bimbisara, roi de Magadha, et Prasênadjit, roi de Kôsala. Ces deux derniers devaient être, pour le Bouddha, des amis éprouvés, et le soutenir plus d’une fois dans cette vie où ils étaient entrés à la même heure.

Mais, en ce moment, l’enfant n’avait pas besoin d’appui ; il reçut le nom de Siddhârtha qui signifie en sanscrit « but, dessein accompli. » Ne remplissait-il pas tous les vœux des dieux et ceux de sa famille, ce fils idolâtré, vivant souvenir de la reine ? Il fut confié aux soins de sa tante Gautamî, sœur de Mâyâ, que Souddhôdana avait prise pour seconde épouse. Ces choses-là étaient admises en Orient ; Gautamî, d’ailleurs, avait pour son neveu une tendresse toute maternelle, et s’en occupait avec la plus grande sollicitude. On avait donné au prince trente-deux nourrices : huit pour l’allaiter, huit pour le porter, huit pour le faire jouer et huit pour le laver. En outre, quatre-vingt mille jeunes filles se tenaient prêtes à servir Siddhârtha, prévenant ses moindres désirs ; jamais nourrisson ne fut mieux soigné. Aussi la légende affirme qu’il avait déjà la force d’un millier d’éléphants quand il tétait encore ses nourrices.

Pour obéir à une coutume antique, l’enfant devait être solennellement présenté au temple. Ce jour-là Gautamî le para elle-même des plus beaux atours. — Mère, où me conduis-tu ? demanda Bhagavat. — Au temple des dieux, mon fils, répondit la tante. Un sourire dédaigneux effleura les lèvres de l’enfant ; néanmoins il se laissa faire. Le roi, tenant son fils dans ses bras, se rendit au temple, suivi des Brahmanes, des conseillers et de toute la noblesse du royaume. C’était un coup d’œil imposant ; les carrefours et les marchés étaient jonchés de fleurs ; les éléphants s’avançaient avec une pesanteur majestueuse ; les chars dorés, les armures des soldats, les parasols de soie, les étendards déployés, les bannières aux vives couleurs étincelaient au soleil. Mais, toutes ces pompes et cet appareil royal n’étaient rien devant les merveilles qui allaient s’accomplir au temple.

Le Bôdhisattva posait à peine son pied droit sur le seuil, que déjà toutes les statues des dieux, s’animant par enchantement et quittant leurs places, venaient saluer les augustes pieds de l’enfant. Un miracle si frappant saisit la foule d’admiration, et, à partir de ce jour, le roi eut pour son fils un véritable respect. Il fit faire toute espèce de parures, anneaux, pendants d’oreilles, ceintures de perles, réseaux à clochettes, colliers et écharpes brodées de pierreries. On apporta l’enfant, et sa tante lui essaya les parures ; mais, une fois en contact avec le corps du Bôdhisattva, voilà tous les bijoux, qui, au lieu de jeter des feux, s’obscurcissent soudain et semblent noirs comme de l’encre. Alors Vimalâ, la déesse des jardins, apparaît devant le roi et la famille des Sâkyas. « Enlevez tous ces ornements, dit-elle, vous qui n’êtes pas sages, ne troublez pas celui qui donne la sagesse, et ne recherchez que les parures vraiment belles de la pureté. » Pour une simple déesse des jardins, ce n’était pas trop mal dit.

Les nourrices n’avaient plus rien à faire ; l’enfant grandissait, et il fallait désormais s’occuper de son éducation. On le conduisit chez Visvamitra, le célèbre professeur. « Quelle écriture vas-tu m’apprendre ? » demanda l’élève d’un ton railleur, et, avec volubilité, il énuméra soixante-quatre écritures, de la plupart desquelles le maître ignorait même l’existence. Le pauvre Visvamitra n’eut d’autre ressource que de se prosterner aux pieds de l’enfant et de confesser son ignorance. On juge qu’après cette expérience il ne fut plus question d’école ni de précepteur.

Un jour, le prince s’en alla à la campagne avec plusieurs de ses camarades. C’était pour les semailles du riz ; on donnait beaucoup d’éclat à cette fête ; paysans, nobles, tous, jusqu’au roi, dirigeaient une charrue et faisaient mine de labourer. Les femmes de service et les enfants s’étaient dispersés dans les champs pour mieux jouir de la fête. Siddhârtha resta seul à l’écart ; il s’assit les jambes croisées, sous un pommier rose[1], et, pour la première fois, il entra dans une méditation profonde. Des Richis, qui voyageaient dans les airs, arrivés à l’endroit où se tenait Bhagavat, furent contraints de s’arrêter ; ils ne purent passer outre qu’après avoir tourné trois fois[2] autour du futur Bouddha et lui avoir rendu hommage.

Cependant les heures s’écoulaient ; les gouvernantes, honteuses de leur négligence, cherchaient partout le prince ; on commençait à s’inquiéter lorsqu’un des conseillers du roi découvrit le jeune homme toujours assis sous le pommier, dans la même attitude. On s’aperçut avec étonnement que le soleil ayant suivi sa course, l’ombre de tous les arbres avait tourné ; seule, l’ombre du djambou n’avait pas cessé d’abriter le corps du Bôdhisattva. La cour demeura silencieuse autour de l’arbre, respectant les méditations de l’enfant, et le roi, averti de ce miracle, se prosterna pour la seconde fois devant son fils.

À seize ans, Siddhârtha avait à la fois dans sa démarche quelque chose du lion et du cygne ; son corps se développait avec les proportions les plus parfaites ; sa chevelure était brillante et bouclée ; ses longs yeux avaient la couleur du lotus bleu ; son nez aquilin était régulier et gracieux ; ses lèvres vermeilles, fortement découpées, faisaient ressortir l’éclat de ses quarante dents blanches[3], et sa peau unie ressemblait à de l’or en fusion ; les doigts de ses mains et de ses pieds étaient réunis par une membrane jusqu’à la première phalange ; son cou manquait de flexibilité, et, quand il voulait regarder en arrière, il lui fallait tourner la tête d’une seule pièce, à la façon du loup et de l’éléphant. Dans cet admirable corps, cela aurait pu passer pour une imperfection, si tous les Bouddhas n’avaient dû avoir le cou fait ainsi.

On marie les princes de bonne heure, surtout dans l’Inde. Les plus anciens d’entre les Sâkyas se réunirent pour demander au roi s’il ne convenait pas de choisir une épouse à Siddhârtha. Souddhôdana accueillit volontiers cette proposition. Aussitôt voilà toutes ces têtes grises qui se montent ; les hommes n’en ont jamais fini avec l’ambition. « Prenez ma fille, s’écrient en chœur cinq cents voix ; elle est belle, elle est gracieuse ; soumise à ses parents, elle sera dévouée à son mari. »

« Seigneurs, dit le roi qui ne sait auquel entendre, peut-être serait-il convenable de consulter mon fils ; le jeune homme est très-difficile, et choisira lui-même la femme qui lui convient. Les femmes n’ont guère de qualités ; mais enfin on cherchera pour le mieux. » On voit que cet excellent Souddhôdana n’avait pas une grande considération pour le sexe féminin. Les Indiens rougiraient de maltraiter une femme ; mais, s’ils ne la tiennent pas en esclavage, comme les autres peuples de l’Orient, ils la gardent toute sa vie en tutelle, jugeant, à tort ou à raison, qu’elle n’est jamais capable de se conduire seule.

Le Bôdhisattva n’était guère porté vers les plaisirs des sens ; lui-même avouait ne pas se plaire au milieu d’une troupe de femmes. Il adopta sans enthousiasme le projet paternel, ne voyant dans le mariage qu’une exigence sociale, une loi commune à laquelle il fallait obéir. C’est dans la solitude des bois qu’il alla méditer sur ce grave engagement. Au bout de quelques jours, il revint à Kapilavastou avec une liste des qualités que devait posséder sa jeune épouse.

« Qu’elle soit belle mais sans orgueil de sa beauté ; que, même en songe, elle n’ait jamais de désir pour un autre homme que son mari ; qu’elle lui soit soumise comme une esclave ; qu’elle n’ait de passion ni pour la musique, ni pour la danse, ni pour les parfums ; comme une courtisane, qu’elle soit savante dans les rites prescrits par les Sâstras[4] ; mais qu’elle ne soit pas trop dévote et n’ait pas un goût immodéré pour les dieux et leurs fêtes. Qu’elle soit sans coquetterie, revêtue seulement du vêtement de la pudeur. Sans paresse, active dans sa maison, qu’elle dorme la dernière et soit la première levée. »

Ne retrouve-t-on pas dans ce portrait beaucoup de la femme forte de l’Écriture sainte ? Siddhârtha tenait aux qualités solides et ne se laissait pas séduire par la seule beauté.

Cette liste fut remise au Pourôhita ou prêtre domestique, sorte de chapelain, initié aux affaires des familles. Le Pourôhita alla de maison en maison, cherchant parmi les jeunes filles celle qui remplirait les vœux du prince. Qu’elle fût la fille d’un roi, d’un marchand ou d’un serviteur, peu importait la caste ; étrange innovation dans ce pays où l’orgueil avait établi entre les hommes des barrières infranchissables ! Le chapelain distingua une jeune fille nommée Gôpâ ; c’était la fille du seigneur Dandapâni, de la famille des Sâkyas. En lisant la liste écrite par Siddhârtha, elle s’écria avec plus de naïveté que de modestie : « Grand Brahmane, j’ai en moi toutes ces qualités ! » Une demoiselle de notre temps se fût sans doute contentée de penser ce que Gôpâ avouait tout haut.

Après avoir entendu le rapport du prêtre, le roi fit sonner les cloches dans la grande cité de Kapilavastou, et des hérauts parcoururent les places et les marchés, annonçant que, dans sept jours, le prince distribuerait des parures à toutes les jeunes filles de la ville. On pense bien que les demoiselles furent exactes au rendez-vous ; dans leur empressement, elles oublièrent certaine condition du programme, et, en cette occasion, le vêtement ne fut pas uniquement pour elles le voile de la pudeur. Rangées dans la grande salle du palais, sous les armes comme des soldats qui vont combattre, elles défilèrent devant Siddhârtha ; elles montaient tour à tour les degrés du trône où le fils du roi était assis, distribuant, d’un air gracieux, anneaux, bracelets et colliers. Malgré leur désir de plaire, elles furent contraintes de baisser les yeux sous le regard du prince. Tout autre eût été troublé devant cet essaim de beautés ; nonchalant et distrait, le futur Bouddha laissait errer son regard sur toutes ces femmes dont aucune n’avait su le captiver ; tous les bijoux étaient donnés lorsque Gôpâ entra tout à coup. On peut supposer qu’elle s’était attardée à sa toilette ; mais, le Lalita-vistara restant muet sur ce chapitre, nous n’osons rien affirmer.

Sans hésitation, sans crainte, elle marcha droit au trône, et regarda fixement Siddhârtha sans cligner les yeux. « Jeune homme, lui dit-elle, quelle offense t’a été faite par moi que tu me dédaignes ainsi ? — Je ne te dédaigne pas, en vérité, mais tu arrives bien tard. » Et déjà charmé, Siddhârtha, qui n’avait plus de bijoux, détacha son bracelet et le passa autour d’un bras parfumé comme la fleur de la Soumanâ. — « Convient-il que je reçoive de toi de pareilles choses ? » fit Gôpâ, un peu émue et presque effrayée d’une si prompte victoire. N’est-ce pas un des traits du caractère des femmes de reculer quand elles voient leurs plus chères espérances sur le point de s’accomplir ? « Ne crains rien, dit le Bôdhisattva ; ceci et tout ce que j’ai est à toi ; emporte-le. » — Eh bien ! répliqua la fille de Dandapâni, jusqu’à présent je n’avais pas de bijoux ; maintenant que j’en ai, je m’en parerai. »

Il est expressif dans sa brièveté ce joli dialogue, et on ne peut se faire plus délicatement un aveu réciproque.

Les courtisans, aux aguets, vont apprendre à Souddhôdana que son fils a distingué une jeune fille appelée Gôpâ, et qu’il y a même eu entre eux un moment d’entretien. Immédiatement, ce père modèle adresse à Dandapâni une demande de mariage. Mais celui-ci n’est pas si accommodant ; il ne veut pas d’un gendre élevé dans la mollesse. Qu’est-ce qu’un prince auquel l’escrime, le pugilat, l’exercice de l’arc ne sont pas familiers ?

Ces reproches humilient beaucoup Souddhôdana ; il a effectivement négligé de faire apprendre toutes ces choses à son fils. « N’est-ce que cela qui vous inquiète, mon père ? Qu’on assemble tous ceux qui excellent dans les arts, et, en leur présence, je montrerai mon savoir-faire. » Ainsi parle le Bôdhisattva. Les jeunes Sâkyas sont convoqués pour prendre part au tournoi. On commence par des exercices tranquilles, tels que l’écriture ; Siddhârtha, le lecteur ne l’a pas oublié, se montra dès son enfance un calligraphe distingué ; il n’est pas moins habile en arithmétique. Le voici qui se lance dans des calculs qui confondent la raison humaine, et le grand mathématicien Ardjouna s’avoue vaincu. Quant aux luttes corporelles, il n’a qu’à toucher ses adversaires d’une main pour les étendre sur le sol. Il brise toutes les armes qu’on lui présente. On va chercher le fameux arc de son grand-père Sinhahanou : aucun des jeunes gens ne peut parvenir à le soulever ; mais lui le tend d’un seul doigt, et sa flèche, lancée d’une main sûre, traverse sept tambours de fer, pour venir frapper l’image d’un sanglier qui sert de but[5].

Le fils du roi est proclamé vainqueur dans tous les arts, et désormais rien ne s’oppose à son union avec la belle Gôpâ.

Il est enfin marié, le sage qui fuyait la société des femmes. Prit-il à cœur les devoirs de son nouvel état ? Nous devons le croire, d’après la suite de cette histoire ; mais les livres indiens, si prodigues de détails insignifiants, sont parfois d’une réserve affectée. Des mystères de l’appartement intérieur, n’espérez pas un mot. Le Lalita-vistara, qui a consacré dix pages au récit du tournoi, se contente de dire ici : « Le Bôdhisattva, afin de se conformer aux usages du monde, demeura au milieu de quatre-vingt-quatre mille femmes, se livrant aux jeux et aux plaisirs. Parmi ces quatre-vingt-quatre mille femmes, Gôpâ, de la famille des Sâkyas, fut solennellement reconnue pour la première épouse. »

Gardons-nous de conclure que le prince usât des priviléges asiatiques et qu’il voulût imiter ces tyrans voluptueux dont les jours s’écoulaient derrière les treillis du harem. Cette intelligence supérieure ne pouvait, même pour un temps, s’émousser et s’amollir dans des plaisirs indignes d’elle. Certes, jamais homme ne fut plus exposé ; toutes ces almées, ces esclaves provoquantes, ne demandaient qu’à séduire leur maître ; mais lui les regardait sans passion, sans désir, et, selon l’expression du livre sacré : « Quoique vivant au milieu des femmes, il n’était pas privé d’entendre la loi. »

Dans cette vie austère, l’amour passa comme un éclair ; ce fut la fantaisie d’une heure de jeunesse, le tribut payé à la nature, l’un des sentiments qui devaient rattacher le sage au reste des êtres, et nous le rendre plus aimable en le présentant sous un côté plus humain. Tout semble prouver que Gôpâ fut la seule épouse du Bôdhisattva, la première et la dernière femme qui eût fait battre son cœur. À l’inverse de ces monarques de l’Orient, jaloux sans avoir le droit de l’être, Siddhârtha permit à Gôpâ de supprimer l’usage du voile. Cette innovation déplut à la cour ; on fit des remontrances à celle qui osait ainsi offrir à la vue de tous les charmes qui n’appartenaient qu’aux seuls regards d’un époux. « Ne conviendrait-il pas de reprendre cette jeune femme qui n’est jamais voilée ? » disaient les matrones. « Les dieux, répondit la princesse, connaissent mes pensées, mes mœurs, mes qualités, ma retenue et ma modestie. Pourquoi me voilerais-je le visage ? »

Ces paroles, dignes d’une chrétienne, eurent l’approbation de Souddhôdana. Le vieux roi, revenu de ses préventions et captivé par sa belle-fille, l’accablait de cadeaux ; il se félicitait sans cesse d’avoir réuni deux êtres si bien faits pour s’entendre. Tout présageait d’heureuses années au jeune couple. Nous allons voir le sort que l’avenir réservait à cette union, et le trouble qu’y devaient jeter les aspirations d’un cœur dévoré du zèle de la loi.

  1. Djambou.
  2. V. l’Index.
  3. V. l’Index.
  4. Livres sacrés. L’instruction, dans l’Inde, était l’apanage exclusif des courtisanes.
  5. À l’endroit où cette flèche était tombée, il se forma un puits qui, aujourd’hui encore, a nom Sârakoupa (puits de la flèche.)