Histoire du Canada et des Canadiens sous la domination anglaise, Vol 2, 1844./LIVRE PREMIER

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HISTOIRE DU CANADA,
et des
CANADIENS,
sous la
DOMINATION ANGLAISE.
Séparateur


LIVRE PREMIER.

Comprenant ce qui s’est passé depuis l’année 1760
jusqu’à l’année 1790.

On a vu, dans le précédent volume, à la suite de quels évènemens, et à quelles conditions, le Canada passa sous la puissance de l’Angleterre. Presque tous ceux des Français qui avaient été employés dans la colonie par le gouvernement de la métropole, les administrateurs de la justice, et la plupart des gens de loi, passèrent en France, dès l’automne de 1760. On conçoit mieux qu’on ne pourrait l’exprimer, dans quel état d’anxiété et de malaise durent se trouver alors les Canadiens, placés comme dans une espèce d’isolement, en face de leurs nouveaux gouvernans. Heureusement pour eux, la saine politique dictait aux vainqueurs le devoir de se concilier leur attachement et leur fidélité par des procédés propres à obtenir ce résultat.

Durant le court séjour que le général Amherst fit à Mont-réal, il divisa le Canada habité en trois gouvernemens, ou plutôt, il adopta la division qu’il trouva établie de cette colonie en trois gouvernemens distincts, savoir, de Québec, de Mont-réal et des Trois-Rivières. Il mit le major-général James Murray à la tête du premier, et il nomma le brigadier Thomas Gage, gouverneur de Mont-réal, et le colonel Ralph Burton, gouverneur, ou commandant des Trois-Rivières. Il partit pour New-York vers le 20 septembre (1760), et quoique retenant le titre et les pouvoirs de gouverneur, ou capitaine-général du pays conquis, il laissa aux gouverneurs particuliers qu’il venait de nommer, le soin d’établir des cours, ou tribunaux, pour l’administration de la justice dans leurs districts respectifs.

Le premier document venu à notre connaissance sur le sujet, est un placard, ou une proclamation, en vertu de laquelle les officiers de milice, dans chaque paroisse du gouvernement de Mont-réal, sont « munis d’autorité pour terminer les différens qui pourraient survenir parmi les habitans de ces paroisses, avec la faculté de pouvoir appeller de leurs jugemens par-devant les officiers commandant les troupes du roi, dans le canton où les parties résident, et d’en appeller encore par-devant le gouverneur lui-même. »

Le général Murray établit, dans son gouvernement, ce qu’il appelle indifféremment conseil militaire, conseil de guerre, cour, ou conseil supérieur[1] : mais ce conseil n’était guère établi que pour les affaires difficiles, ou de grande importance, que le gouverneur trouvait à propos de lui renvoyer ; car il jugeait lui-même, en première instance et sans appel, en matière civile et criminelle, ou du moins de police correctionnelle, « en son hôtel, » une fois par semaine : c’était à lui que devaient être référées, par placets, ou requêtes, les poursuites ou les plaintes des citoyens. Ces placets étaient remis à son secrétaire, qui était chargé d’y faire droit, en faisant, lorsqu’il y avait lieu, les démarches nécessaires pour que la cause fût plaidée et le jugement rendu, aussi promptement que possible.

Le gouvernement de Mont-réal fut le seul dans lequel les Canadiens eurent part à l’administration de la justice, du moins comme juges, durant la période de quatre années qu’on a appellée le « règne militaire ; » mais dans les autres gouvernemens comme dans celui-ci, et par-devant toutes les cours, les affaires, tant criminelles que civiles, étaient jugées d’après « les lois, coutumes et usages du Canada ; » et cela, conformément à l’article 42ème de la capitulation générale, où il est dit que les Français et les Canadiens continueront à être gouvernés par la Coutume de Paris et par les lois et usages établis pour ce pays[2]. Il est presque inutile d’ajouter que les procédés, tant par écrit que de vive voix, avaient lieu dans la langue du pays, la langue française, excepté dans les affaires où les anciens sujets, c’est-à-dire les Anglais, étaient concernés. Les secrétaires des trois gouverneurs particuliers furent des Suisses français, M. Louis Cramahé, à Québec ; M. G. Mathurin, à Montréal ; M. J. Bruyères, aux Trois-Rivières. Les procureurs-généraux et les greffiers furent aussi des Suisses français, ou des Canadiens qui ne parlaient pas la langue anglaise.

Par une ordonnance du général Murray, du 31 octobre (1760), il est ordonné que le conseil de guerre s’assemblera le mercredi et le samedi de chaque semaine : « la connaissance des différens que les habitans des côtes[3] pourraient avoir entre eux, à raison des clôtures, dommages, &c., est renvoyée au commandant de la troupe, dans chaque côte, lequel les devait juger sur-le-champ, Sauf appel au conseil militaire, si le cas y échéait et qu’il y eût matière. »

Par une autre ordonnance du 2 novembre, le général Murray nomme procureurs-généraux et commissaires de la « cour et conseil de guerre, » comme gens « de bonne vie, mœurs et capacité en fait de loi, » M. Jacques Belcour de Lafontaine, « dans toute l’étendue de la côte du Sud, » et M. Joseph Étienne Cugnet, « dans toute l’étendue de la côte du Nord ; » et, par commission de la même date, M. Jean Claude Panet est fait « greffier en chef de la cour supérieure de Québec, et dépositaire des minutes, actes et papiers du gouvernement. »

Cet ordre de choses demeura à peu près le même, dans le district de Québec, jusqu’à l’établissement du gouvernement civil, en 1764 ; mais, par une ordonnance du 13 octobre 1761, le général Gage divisa son gouvernement de Mont-réal en cinq districts, ou arrondissemens, et établit cinq « chambres de justice, » auxquelles il donna pour stations ou chefs-lieux, la Pointe-Claire[4], Longueil[5], Saint-Antoine[6], la Pointe aux Trembles[7], et Lavaltrie[8]. Outre ces cinq chambres, il y avait encore celle de la ville, qui avait le privilége de faire venir et comparaître par-devant elle les particuliers des campagnes. Ces chambres de justice ne devaient pas se composer de plus de sept officiers de milice, ni de moins de cinq, dont un au moins devait avoir le rang de capitaine. Elles siégeaient tous les quinze jours, et décidaient les affaires civiles d’après les lois et coutumes du pays, autant que ces lois et coutumes leur étaient connues.

Pour donner lieu de pouvoir appeller des décisions de ces chambres, le gouverneur Gage établit, par la même ordonnance, un conseil d’officiers des troupes à Mont-réal, pour le premier arrondissement ; un autre à Varennes, pour le second et le troisième ; et un troisième à Saint-Sulpice, pour le quatrième et le cinquième. Ces espèces de tribunaux d’appel, ou de cassation, siégeaient une fois par mois : on pouvait encore appeller de leurs jugemens au gouverneur, par l’intermédiaire de son secrétaire, pourvu qu’on le fît dans la quinzaine.

Quant au civil, les chambres de justice pouvaient être regardées comme un substitut des cours royales de la domination française ; leur juridiction criminelle ressemblait assez à celle de nos présents juges de paix, dans leurs sessions trimestrielles et hebdomadaires ; car, « lorsqu’il se trouvera, » dit l’ordonnance de création, « dans quelques paroisses, des gens sans aveu ou des scélérats[9], ils seront conduits devant la chambre du district où ils seront pris, laquelle les condamnera soit au fouet, à la prison ou à l’amende, suivant l’exigence du cas. » Il y a pourtant lieu de croire que les personnes accusées de crimes ou délits majeurs, étaient envoyées devant les tribunaux de la ville, qui étaient comme à Québec, des conseils de guerre, ou des « cours martiales générales » ou « de garnison, » ordinairement présidées par un lieutenant-colonel ou un major. Il fallait pour l’exécution des sentences, ordinairement très rigoureuses, l’approbation du gouverneur, qui d’ordinaire, adoucissait, s’il ne commuait pas la peine décernée.

Cependant, les négociations pour la paix se poursuivaient entre l’Angleterre et la France. Le général Amherst avait demandé au marquis de Vaudreuil les cartes et les plans relatifs au Canada et à ses dépendances ; et, suivant le rapport des officiers anglais, le ci-devant gouverneur avait donné à ces dépendances une étendue beaucoup plus considérable que celle que voulaient admettre le gouvernement français et son représentant à Londres. Les négociateurs anglais persistant à vouloir que les limites fussent fixées comme ils prétendaient que M. de Vaudreuil les avait désignées, celui-ci écrivit au duc de Choiseul, alors ministre des affaires étrangères, une lettre dans laquelle il accusait de fausseté tout ce qu’avançaient les ministres anglais sur le sujet ; il y déclarait qu’il n’avait fourni aucune carte aux Anglais, mais qu’un officier de cette nation étant venu le trouver avec une carte, il lui avait dit que les limites qui y étaient tracées n’étaient pas exactes, et que la Louisiane, qui n’était pas comprise sous la dénomination de Canada, dont il s’était toujours servi, s’étendait, d’un côté, jusqu’au portage de la rivière des Miamis, qui se trouve à la hauteur des terres dont les rivières se jettent dans l’Ohio, et de l’autre, jusqu’à la source de la rivière des Illinois. Les Anglais renoncèrent finalement à des limites plus étendues, et se déterminèrent à restituer les îles françaises dont ils s’étaient rendus maîtres, pour acquérir des territoires qui leur parurent d’une beaucoup plus grande valeur, et dont la possession assurait la paix et la tranquillité à leurs autres colonies américaines.

Quoique signé le 10 février (1763), le traité de paix ne fut connu, ou du moins publié en Canada, qu’au mois de mai suivant. Cet évènement occasionna encore l’émigration de mille à douze cents Français ou Canadiens[10]. Cette diminution de la population canadienne était d’autant plus à regretter qu’elle avait lieu dans la classe élevée, la seule alors, à peu d’exceptions près, où il y eut des talens développés et des connaissances acquises. Le changement alors opéré pour le pis, sous le rapport des arts et des sciences, se fit sentir longtems dans le pays.

À ce grave inconvénient venaient se joindre d’autres circonstances fâcheuses, pour accroître le malaise de la population canadienne : quatre-vingt millions de livres tournois des sommes dépensées pendant les dernières années de la domination française, se trouvaient dus, lors de la signature du traité de paix, tant en lettres de change qu’en ordonnances. Dans cette dette de quatre-vingt millions, les Canadiens étaient porteurs de sept millions de lettres de change et de trente-quatre millions d’ordonnances. Le gouvernement de France réduisit les lettres de change à la moitié, et les ordonnances au quart de leur valeur : les unes et les autres furent payées en contrats à quatre pour cent, et il fallut que le papier des Canadiens suivît la loi commune. Il est vrai que la Grande-Bretagne, dont ils étaient devenus sujets, leur obtint un dédommagement, de trois millions en contrats, et de six cent mille livres en argent : de sorte, dit Raynal, qu’ils reçurent cinquante-cinq pour cent de leurs lettres de change, et trente-quatre pour cent de leurs ordonnances.

« On était remonté, dit encore Raynal, à l’origine de cette dette impure ; quelques uns des prévaricateurs[11] avaient été flétris, bannis, dépouillés d’une partie de leurs brigandages, d’autres furent seulement admonestés ; le plus grand nombre furent contumaces.[12] »

Le général Gage ayant été appellé à New-York, pour y remplacer Sir Jeffrey Amherst, qui se rendait en Angleterre, le brigadier (ci-devant colonel) Burton passa, à la fin d’octobre de cette année 1763, du gouvernement des Trois-Rivières à celui de Mont-réal, et eut pour successeur le colonel Frédéric Haldimand.

L’année 1764 vit éclore un nouveau systême : on démembra du Canada l’île d’Anticosti et la côte méridionale du Labrador ; le lac Champlain et tout l’espace au sud du 45ème degré de latitude, dont la Nouvelle York fut accrue, et l’immense territoire à l’ouest de l’ancien fort d’Ossouégatchi, ou de la Galette, qui fut laissé sans gouvernement. Le reste, sous le nom de Province de Québec, fut soumis à un chef unique, qui fut d’abord le général Murray[13]. Par cette ligne de démarcation, tirée l’année précédente, dans le cabinet de Saint-James, le Canada se trouva, non seulement extrêmement rétréci, mais encore dépouillé de branches de commerce et de sources de richesses qui étaient départies, à son préjudice, aux colonies anglaises adjacentes. Les Canadiens sentirent d’abord l’injuste partialité de ce procédé ; l’Angleterre en reconnut plus tard l’impolitique.

À la même époque, on donna à la province de Québec les lois de l’amirauté anglaise ; mais cette innovation fut à peine apperçue des Canadiens, parce qu’elle n’intéressait que les Anglais, alors en possession de tout le commerce maritime. Ils durent faire plus d’attention à l’introduction des lois criminelles d’Angleterre : c’était, surtout quant à la procédure, un grand changement pour le mieux : ils durent sentir vivement le prix d’une législation qui ne laissait subsister, dans la pratique, aucun des abus de l’ancien code criminel français. Nous disons dans la pratique, et quant à la procédure, car, quant à la théorie, il y a, ou il y avait alors, dans le code pénal anglais, des dispositions afflictives barbares, et une énorme disproportion entre les délits et les peines, ce code décernant la peine de mort pour la filouterie et autres petits larcins, comme pour le meurtre prémédité.

Mais si malgré cela, le code criminel anglais donna de la satisfaction, son code civil occasionna, au contraire, le plus grand mécontentement. « Ces statuts, dit Raynal, sont compliqués, obscurs et multipliés, et ils occasionnent des délais presque interminables et des frais énormes, et ils étaient écrits dans une langue qui n’était pas familière au peuple conquis. Indépendemment de ces considérations, les Canadiens avaient vécu cent-cinquante ans sous un autre régime ; ils y tenaient par la naissance, par l’éducation, par l’habitude, et peut-être aussi par un certain orgueil national. Pouvaient-ils, sans un extrême chagrin, voir changer la règle de leurs devoirs, la bâse de leur fortune ? Si le mécontentement ne fut pas porté jusqu’au point de troubler l’ordre public, c’est que les habitans de cette région n’avaient pas encore perdu cet esprit d’obéissance aveugle qui avait si longtems dirigé toutes leurs actions ; c’est que les administrateurs et les magistrats qu’on leur avait donnés s’écartèrent constamment de leurs instructions, pour se rapprocher, autant qu’il était possible, des coutumes et des maximes qu’ils trouvaient établies. »

L’art de l’imprimerie avait été inconnu au Canada pendant tout le temps de la domination française, et il n’y fut introduit que quatre ans après la conquête, en 1764. L’année précédente, deux particuliers de Philadelphie, MM. Gilmore et Brown, ayant formé le projet d’établir une gazette à Québec, le premier passa en Angleterre pour y acheter les caractères d’imprimerie et les autres matériaux nécessaires à l’établissement, et le dernier vint en Canada, pour se procurer des souscripteurs et faire les arrangemens préparatoires à la publication. Le premier numéro de la Gazette de Québec, en anglais et en français, parut le 24 juin 1764, pour cent-cinquante abonnés.

Aussitôt que le général Murray eut reçu la commission de gouverneur civil de Québec, il nomma, en vertu de l’autorité qu’elle lui conférait, un conseil composé de huit membres[14], pour, avec lui, « faire les lois et ordonnances nécessaires pour le bon gouvernement de la province. »

Il était dit, entre autres choses, dans la proclamation royale, par laquelle un gouvernement civil était établi dans le Canada, et dans les autres provinces récemment cédées à l’Angleterre, que sa Majesté (Georges III) avait donné aux gouverneurs de ces provinces, l’autorité et l’ordre d’y convoquer, de l’avis de leurs conseils respectifs, des assemblées générales, de la même manière qu’il se pratiquait dans les anciennes colonies britanniques, ainsi que le pouvoir d’y ériger des cours de justice, pour entendre et juger toutes causes, tant civiles que criminelles, d’après le droit et l’équité, et autant que possible, conformément aux lois de la Grande-Bretagne, avec liberté à tous ceux qui se croiraient lésés par les décisions de ces cours d’en appeller au conseil privé d’Angleterre.

En conséquence de cette proclamation, et de la supposition qu’elle établissait les lois anglaises dans la province, le gouverneur et son conseil, par une ordonnance datée du 17 septembre 1764, enjoignirent au juge en chef, ou président de la cour supérieure, ou du banc du roi, établie par cette ordonnance, de juger toutes les causes, tant civiles que criminelles, conformément aux lois de la Grande-Bretagne, et aux juges des cours inférieures ou des plaids ou plaidoyers communs, de se conformer à ces mêmes lois, autant que les circonstances le permettraient, n’exceptant de cette disposition que les causes entre anciens habitans du pays, commencées avant le 1er d’octobre.

Par une ordonnance du 20 septembre de la même année, tous les jugemens des ci-devant cours militaires sont approuvés et confirmés, sauf la faculté d’en appeller au gouverneur et au conseil, si la valeur en litige excédait la somme de trois cents livres sterling, et au roi en conseil, si cette valeur avait excédé cinq cents livres, en donnant caution, et en remplissant les autres formalités d’usage.

Par l’ordonnance du 17 septembre 1764, le gouvernement, ou district des Trois-Rivières est aboli temporairement[15], et les lignes de séparation des deux districts restants de Québec et de Mont-réal, sont la rivière Godefroy, au sud, et la rivière Saint-Maurice, au nord du fleuve.

Cependant, déjà depuis plus d’un an, les quartiers de l’Ouest et du Sud-Ouest étaient troublés par des hostilités sérieuses, de la part des diverses tribus sauvages qui les habitaient. Ces tribus, placées entre les colonies de la France et celles de l’Angleterre, avaient joui d’une grande influence dans les démêlés des deux nations : ces nations étaient l’une et l’autre intéressées à les ménager, à les entraîner dans leur alliance, à les avoir pour auxiliaires. Leur importance politique ne fut plus la même, lorsqu’elles n’eurent plus qu’une seule puissance européenne pour voisine, et qu’elles se virent environnées, et comme bloquées par ses possessions et ses lignes de fortifications. La chaîne des postes fortifiés que les Anglais occupaient alors autour des Sauvages de l’Ouest, se composait des forts Frontenac et Niagara, aux deux extrémités du lac Ontario ; de Buffalo, de la Presqu’île, de Sandoské, ou Sandusky, au midi du lac Érié ; du Détroit et des Miamis, vers l’extrémité occidentale du même lac ; de Michillimakinac et de la Baie Verte, autour du lac Michigan, sans parler de ceux qu’ils avaient sur l’Ohio, l’Ouabache et l’Illinois.

Les peuples chez lesquels ces différents postes étaient répartis, s’étant vus tout-à-coup privés de l’appui d’une puissance qui avait été leur protectrice, avaient conçu de vives alarmes pour leur existence ; ils regardaient ces forteresses comme les berceaux d’autant de colonies nouvelles, et ils croyaient avoir lieu de craindre d’être finalement dépouillés de leurs territoires. Ils cherchèrent donc à s’unir entre eux, et à prévenir par une attaque imprévue et simultanée, les périls dont ils se croyaient menacés. Peut-être aussi croyaient-ils leur aide nécessaire pour ramener les Français, leurs amis, dans leur voisinage.

Quoiqu’il en soit, les opérations de la guerre furent distribuées entre toutes les tribus, et les forts que les Anglais venaient d’occuper, sur les frontières de leur nouveau territoire, furent assaillis à l’improviste par les Sauvages les plus voisins. Ceux de ces forts qui n’avaient que de faibles garnisons, ou qui étaient mal approvisionnés, tombèrent en leur pouvoir.

En 1763, ils s’étaient rendus maîtres, mais plus par ruse que par force, du fort de Michillimakinac[16], et en avaient massacré la garnison, à l’exception du commandant, qui avait dû la vie à l’intervention de M. de Langlade, gentilhomme canadien, très estimé des Sauvages[17].

Le capitaine Écuyer avait pu résister à leurs premières attaques, dans le fort de Pittsburg ; et avait été secouru à la veille d’y être forcé. Dans le printems de 1764, ils assiégèrent dans les formes le fort du Détroit, où commandait le major Gladwin, avec une garnison d’environ trois cents hommes.

Ponthiac, chef outaouais[18], ayant sous ses ordres plusieurs centaines de guerriers, non seulement de sa tribu, mais encore Hurons, Chippéouais, Poutéouatamis et Mississagués, s’approcha de cette place, au commencement de mai. Les ruses dont il usa d’abord pour s’en emparer n’ayant pas réussi, il y mit le siège. Il y eut des attaques, des sorties, des engagemens divers, tant par terre que par eau, à différents intervalles, jusqu’au commencement de septembre. La garnison ayant été alors renforcée, et la place avitaillée, les Sauvages perdirent l’espoir de s’en rendre maîtres. Ponthiac demanda à négocier, et il fut conclu un traité avantageux aux Anglais. Six cents Canadiens du district de Québec étaient en route, avec des troupes réglées, pour aller au secours de la garnison et de leurs compatriotes du Détroit, lorsqu’on apprit que la paix était faite. Si l’on en croit des mémoires du temps, leur zèle fut mal récompensé.

Le but de Ponthiac, en s’emparant du Détroit, aurait été d’en faire le siège de sa domination, qui devait s’étendre sur toutes les tribus de l’Ouest, et former une puissance qui eût pu devenir formidable aux nouveaux possesseurs du Canada.

Le pays dont les Sauvages auraient voulu être seuls les maîtres, où ils voyaient avec chagrin des Européens, et surtout des Anglais, est un des plus beaux de l’Amérique Septentrionale. « Le climat y est très beau ; les fruits de l’Europe y viennent à merveille. Les bois sont remplis de vignes, qui portent en abondance d’excellents raisins. On y trouve aussi des groseilles, des pêches, et une espèce de fruit qui ressemble au citron. » Il y croît beaucoup d’herbes médicinales, et, au temps dont nous parlons, il y avait abondance de « bêtes fauves, de dindons sauvages, cailles, faisans, » &c. Sous les dernières années de la domination française, le fort du Détroit, situé sur la rive occidentale de la rivière qui lui a donné son nom, contenait environ deux cents maisons. Il y avait une église paroissiale, desservie par des récollets, et une mission de jésuites. Les habitations canadiennes s’étendaient l’espace d’environ deux lieues, de chaque côté de la rivière.

Pour revenir au centre de la colonie, l’ordonnance du 17 septembre, par laquelle il paraissait qu’on voulait imposer à ses habitans les lois civiles d’Angleterre, occasionnant, comme nous l’avons remarqué plus haut, beaucoup d’inquiétude et de mécontentement parmi les Canadiens, pour tranquilliser les esprits et faire cesser les murmures, dès le mois de novembre de la même année, le gouverneur et son conseil émanèrent une nouvelle ordonnance, portant que dans les actions relatives à la tenure des terres, aux droits d’héritage &c., on suivrait les anciennes lois et coutumes du Canada.

Mais la cause du mal et du mécontentement venait autant, peut-être, des hommes que des choses. Comme si ce n’eût pas été assez d’imposer aux Canadiens des lois qu’ils ignoraient, et de les leur administrer dans une langue qui leur était également inconnue, on leur donna des juges, des magistrats, des officiers publics, indignes, pour la plupart, des places qu’ils occupaient ; « et, dit M. du Calvet[19], la province se vit tout-à-coup en proie à une inondation de gens de loi de la dernière classe, détachés et lâchés comme pour envahir arbitrairement les fortunes, et dévorer la substance des habitans… Le juge en chef se mit de la partie pour partager ces dépouilles ; ses malversations furent poussées à de si criants excès, que le général Murray fut forcé de lui interdire toute fonction de plaidoirie dans toute l’étendue de la province. »

« Par la proclamation royale du mois d’octobre 1763, (nous continuons à citer, en substance, M. Du Calvet), le Canada fut associé, de théorie, au corps des colonies sujettes de l’Angleterre ; mais les Canadiens ne furent pas associés, de pratique, à la jouissance des prérogatives de citoyens. La porte aux dignités publiques de leur pays leur fut constitutionnellement fermée ; la nation conquérante, par les mains de ses individus nationaux, envahit de volée et d’emblée toutes les places du pays conquis ; et les Canadiens furent, pour ainsi dire, déclarés étrangers, intrus, esclaves civils, dans leur propre pays. »

Nous aurions regardé ce langage comme exagéré, si nous n’avions pas eu, pour nous convaincre du contraire, le témoignage du général Murray lui-même. « Le gouvernement civil établi, il fallut, dit-il, faire des magistrats et prendre des jurés d’entre quatre cent-cinquante commerçans, artisans et fermiers méprisables (principalement par le défaut d’éducation). Il ne serait pas raisonnable de supposer qu’ils ne furent pas enivrés du pouvoir ainsi mis entre leurs mains, contre leur attente, et qu’ils ne furent pas empressés de faire voir combien ils étaient habiles à l’exercer. Ils haïssaient la noblesse canadienne, à cause de sa naissance, et parce qu’elle avait des titres à leur respect : ils abhorraient les paysans, parce qu’ils les voyaient soustraits à l’oppression dont ils avaient été menacés. La représentation (presentment) des grands jurés de Québec (tous Anglais et protestants) met hors de doute la vérité de ces observations[20]. Le mauvais choix d’un nombre des officiers envoyés d’Angleterre augmenta les inquiétudes de la colonie ; au lieu d’être des gens de mœurs et de talens, ils étaient tout le contraire. Le juge en chef choisi pour faire goûter à 76,000 étrangers les lois et le gouvernement de la Grande-Bretagne, fut tiré d’une prison, et il ignorait le droit civil et la langue des habitans. Le procureur-général n’était pas mieux qualifié du côté de la langue du pays. Les places de secrétaire de la province, de greffier du conseil, de régistrateur, de prévôt-maréchal, &c., furent données à des favoris, qui les louèrent aux plus offrants, et ils regardèrent si peu à la capacité de leurs substituts, qu’aucun d’eux n’entendait la langue des habitans du pays. Comme il n’était pas attaché de salaires fixes à ces emplois, leur valeur dépendait des honoraires, qui furent mis, d’après mes instructions, sur le pied de ceux de la plus riche des anciennes colonies. Cette forte taxe, et la rapacité des gens de loi venus d’Angleterre, furent pour les Canadiens un pesant fardeau ; mais ils le portèrent patiemment ; » c’est-à-dire, sans doute, en ne témoignant leur mécontentement que par des murmures étouffés, ou par des plaintes réciproques, dans les conversations qu’ils avaient entre eux. La fin de la domination française avait, en quelque sorte, préparé les Canadiens au commencement de celle de l’Angleterre ; mais, si la gravité de l’histoire le permettait, on pourrait dire qu’ils étaient tombés de Carybde en Scylla.

Des délégués de toutes les paroisses de la province se réunirent à Québec, dans l’été de 1764 ; mais comme les sermens qu’on exigeait d’eux répugnaient à leur religion, ils se séparèrent sans avoir rien fait.

Un fait qui semblerait être d’une nature privée, mais qui est devenu historique par les discussions légales auxquelles il donna lieu, et par la correspondance qui s’en suivit, entre le gouvernement de la métropole et celui de la colonie, c’est l’assassinat commis sur la personne de M. Thomas Walker, commerçant et magistrat de Mont-réal. Voici ce qui paraît avoir donné lieu à cet attentat, et les circonstances qui l’accompagnèrent.

En conséquence d’un ordre du général Murray, une partie des troupes étaient logées chez les habitans : le capitaine (ensuite le juge) Fraser, appellé ailleurs, ayant laissé le logis qu’il occupait, le capitaine Payne s’installa en sa place, bien que le propriétaire eût loué l’appartement à un citoyen. À une séance des juges de paix, où se trouvait M. Walker, ce propriétaire obtint un ordre de déguerpir au capitaine Payne, qui, sur son refus d’obéir, fut mis en prison. Il obtint, quelques jours après, du juge en chef, un ordre d’habeas corpus, ou de mise en liberté, sous cautionnement. Mais la résolution fut prise (par lui-même ou par ses amis,) de punir le magistrat qu’on croyait avoir eu le plus de part à l’ordre de déguerpir et à l’emprisonnement. Le 6 décembre (1764), à neuf heures du soir, un nombre d’individus masqués, ou barbouillés de noir, s’introduisirent chez M. Walker, l’assaillirent, le blessèrent, le mirent sans connaissance, et l’auraient probablement laissé mort, si l’alarme qui se répandait dans le voisinage ne leur eût fait juger à propos de prendre la fuite.

Quoique les habitans, tant des villes que des campagnes, eussent déjà éprouvé plusieurs insultes graves, de la part du militaire, ce nouvel attentat répandit la terreur et l’inquiétude dans toute la province, et particulièrement à Mont-réal. Le gouverneur offrit deux cents guinées à quiconque ferait connaître les coupables. Un nombre d’officiers et de citoyens, soupçonnés d’être les auteurs ou les complices de cet assassinat, furent emprisonnés. La demande qu’ils firent d’être élargis sous cautionnement fut rejetée ; sur quoi, leurs confrères, en corps, adressèrent au gouverneur un mémoire où ils le priaient d’user de son autorité pour adoucir en faveur des prisonniers la rigueur de la loi, s’offrant d’être caution pour leur apparition en cour, et pour la sûreté de Walker et de sa famille, s’ils étaient élargis.

M. Murray leur répondit, que le juge en chef ayant refusé d’élargir les prévenus sous cautionnement, il ne pouvait prendre sur lui d’intervenir dans l’affaire. Il ajouta qu’il croyait devoir dire aux mémorialistes, qu’il ne pouvait que les blâmer d’avoir ainsi tenté en nombre d’interrompre le cours de la justice, et de s’être rendus en corps auprès de lui, dans l’espoir de le faire dévier de la route de son devoir.

Ce que la justice ne permettait pas de faire, la force ouverte l’effectua, au moins en partie : il y eut une espèce d’émeute ; plusieurs des prévenus furent tirés de prison par leurs amis ; les uns et les autres, du moins ceux qu’on put appréhender, furent jugés par une cour d’oyer et terminer, que le gouverneur fit tenir aux Trois-Rivières ; mais, soit que ce ne fussent pas les vrais coupables, soit que les preuves eussent manqué contre eux, soit enfin que les jurés eussent prévariqué, ils furent tous acquittés.

Dès le commencement de 1765, le général Murray reçut ordre de se préparer à retourner en Angleterre, pour y donner un exposé « clair et complet de l’état de la province, » de la nature et de l’étendue des désordres qui y avaient eu lieu, et de ses propres procédés dans l’administration du gouvernement. « La protection décidée dont ce digne militaire honorait ouvertement les Canadiens, dit M. Du Calvet, lui valut la perte de son gouvernement[21]. » Il paraît qu’il était aussi accusé, par les émigrés anglais, et peut-être avec raison, de se montrer trop indulgent sur la conduite des gens de guerre.

Quoiqu’il en soit, la première démarche qu’il fit, pour arriver en Angleterre prêt à donner les renseignemens qu’on pourrait lui demander sur l’état de la province, fut d’en faire faire le dénombrement. D’après la lettre qu’il écrivit aux lords commissaires du commerce et des plantations, il se trouva que la province de Québec contenait cent-dix paroisses, sans y comprendre les villes de Québec et de Mont-réal. Ces paroisses contenaient 9,722 maisons habitées et 54,575 habitans, occupant 955,754 arpens de terre en culture. Ces cultivateurs possédaient, cette même année, 12,546 bœufs, 22,724 vaches, 15,039 jeunes bêtes à cornes, 27,064 moutons, 28,976 cochons, et 12,757 chevaux. Les villes de Québec et de Mont-réal contenaient environ 14,700 habitans. Le nombre des Sauvages professant la religion catholique, et demeurant dans les limites de la province, était de 7,400 ; de sorte que la population entière de la province, en n’y comprenant pas les troupes réglées, aurait été de 76,275 individus. Il n’y avait que dix-neuf familles protestantes dans les paroisses de la campagne, et le nombre des habitans anglais ne se montait pas, en totalité, à plus de cinq cents.

Il est à croire que ce dénombrement fut très défectueux, surtout quant à la population des paroisses de la campagne, et qu’il ne s’étendit qu’à ce que nous appellons présentement le Bas-Canada ; car, d’après M.  Heriot[22], le nombre des habitans blancs, ou européens du Canada, en 1758, était de 91,000, sans y comprendre les troupes réglées (bien qu’on eût pu y comprendre celles de la colonie), et celui des Sauvages domiciliés de 16,000 environ ; faisant un total de 107,000 âmes : or, il n’est nullement probable que la population du Canada ait décru de 31,000 âmes, de 1758 à 1765, c’est-à-dire dans l’espace de sept années seulement ; ce qui serait le cas pourtant, si les deux recensemens avaient été faits sur la même échelle, et avec la même exactitude.

Cette même année 1765, fut passé, dans le parlement britannique, le fameux acte du timbre. Les provinces de Québec et de la Nouvelle Écosse furent les seules des colonies anglaises qui s’y soumirent sans réclamation, quoique les anciens sujets regardassent la mesure comme vexatoire et inconstitutionnelle. Cet acte fut révoqué, l’année d’après, en conséquence des troubles qu’il avait occasionnés dans les anciennes colonies.

Nous avons dit plus haut, que l’affaire de M. Walker avait donné lieu à des discussions légales, ou plutôt à l’énoncé d’opinions légales importantes pour ce pays, en fait de judicature. En effet, après la dernière réunion du conseil privé sur le sujet, le 22 novembre 1765 ; « En présence du roi, après lecture faite d’un rapport à sa Majesté par les lords du comité de son conseil privé, daté du 5, lequel est ainsi conçu ;

« Les lords du comité du conseil, depuis leur rapport à votre Majesté, ont eu l’opinion du procureur-général et du solliciteur-général sur des doutes qui s’étaient élevés, quant à l’autorité du gouverneur de Québec, de faire tenir des cours d’oyer et terminer, pour le procès des auteurs et complices de l’assassinat commis sur la personne de M. Walker, et des auteurs de l’émeute, bris de prison et délivrance illicite de plusieurs des prévenus, et cette opinion est que le gouverneur de Québec est pleinement autorisé, par sa commission et ses instructions, à faire tenir des cours d’oyer et terminer dans tous les districts de la province ; — qu’il ne peut être émané aucune commission spéciale pour faire un nouveau procès aux individus qui ont été jugés et acquittés, à la cour tenue aux Trois-Rivières ; mais que, comme il est à croire qu’il y a d’autres coupables qui n’ont pas été appréhendés, le comité pense qu’il serait à propos que votre Majesté requît du gouverneur de Québec qu’il fasse tous ses efforts pour découvrir ces individus, et les faire juger ensuite, suivant la loi, dans le voisinage du lieu où le crime a été commis, et par un jury du dit voisinage ; » sa Majesté a pris, le même jour, ce rapport en considération, et il lui a plu de l’approuver, et d’ordonner au très honorable H. Seymour Conway, un de ses principaux secrétaires d’état, d’écrire en conformité au commandant en chef de la province de Québec. »

Il est dit, entre autres choses, dans la lettre que M. Conway écrivit au général Murray (le 31 mars 1766), que ce n’était pas sans un extrême déplaisir qu’il voyait que quelques uns de ceux qui étaient honorés d’une commission du roi dans l’armée, avaient élevé contre eux le soupçon d’avoir participé à un acte atroce ; que si ce soupçon était fondé, ils étaient doublement coupables, et comme sujets et comme officiers, d’avoir violé d’une manière extravagante les lois du pays, et enfreint d’une manière flagrante l’ordre et la discipline, qui sont l’âme des armées, et surtout des militaires anglais, qui doivent se faire gloire d’être les soutiens des lois et des libertés de leur pays ; que partout où les troupes de sa majesté étaient mues par un esprit contraire, elles déshonoraient son service ; qu’il y allait de l’honneur et de l’intérêt des militaires de se comporter toujours de manière à s’assurer l’amour et le respect des peuples. « Il m’est donc expressément ordonné, continue le ministre, de vous recommander de mettre tous vos soins à maintenir la plus stricte discipline, et de ne pas donner le moindre encouragement à ces vaines prétentions de priviléges exclusifs dans le service ; ces prétentions étant incompatibles avec la nature de notre constitution, et ne tendant qu’à la ruine de l’ordre et de la discipline. Il serait, ajoute-t-il, de la plus grande et de la plus criante injustice qu’on eût le moindre ressentiment contre M. Walker, après le cruel traitement qu’il a éprouvé, et l’on ne peut trouver mauvais qu’il cherche à obtenir justice, sans se rendre, en quelque sorte, complice de l’assassinat commis sur sa personne.[23] »

À la cour criminelle tenue à Mont-réal, dans le mois de février de l’année suivante (1767), le seul Daniel Disney, capitaine » au 44ème régiment d’infanterie, fut jugé comme un des assassins de M. Walker ; et malgré le témoignage positif de ce monsieur et de sa femme, et d’un soldat du nom de McGavock, il fut déclaré innocent, ses témoins ayant prouvé un alibi, c’est-à-dire qu’il était ailleurs, dans le temps que le crime se commettait. Et comme si ce n’eût pas été assez que tous les auteurs de cet attentat demeurassent impunis, le lendemain du procès, le grand jury déclara, dans son exposé (presentment), que M. et Madame Walker s’étaient rendus coupables de parjure, en affirmant que le capitaine Disney était un de ceux qui s’étaient introduits en assassins dans leur maison.

Pour revenir à l’année 1766, au mois de juin, le général Murray partit pour l’Angleterre, et fut remplacé, ad interim, par le lieutenant-colonel Irving, doyen des conseillers, comme président, ou administrateur du gouvernement.

Le brigadier-général Guy Carleton, nommé lieutenant-gouverneur et commandant en chef, en remplacement du général Murray, arriva à Québec, dans le mois de septembre de cette année 1766. Un des premiers actes du nouveau gouverneur fut de rayer de la liste des conseillers le lieutenant-colonel Irving, son prédécesseur dans l’administration du gouvernement, et M. Adam Mabane. D’autres conseillers avaient été nommés par le roi, probablement à sa recommandation, et il ne consultait qu’une partie de ceux de la nomination de M. Murray ; sur quoi, quelques uns des membres de ce corps crurent devoir lui présenter une espèce de mémoire ou de remontrance. Ils lui disaient que « cette pratique, si elle était continuée, pourrait avoir de mauvaises conséquences ; qu’ils ne pouvaient partager l’opinion, erronée suivant eux, qu’un ordre (mandamus) d’Angleterre pût suspendre les nominations au conseil faites par le général Murray, persuadés que sa commission et ses instructions l’autorisaient à constituer un conseil, et à faire choix de tels individus qu’il jugerait à propos, pourvu que le roi ne désapprouvât pas leur nomination ; que comme le nouvel établissement pour la province avait été accompagné de beaucoup de difficultés, ils croyaient avoir des titres à quelques égards ; qu’ils ne contestaient pas au roi la prérogative de pouvoir augmenter le nombre des conseillers, mais qu’ils croyaient avoir droit de siéger au conseil, et d’y avoir la préséance ; que si par la constitution, ou les usages des colonies, le nombre des conseillers était limité, la nomination d’un particulier au conseil ne devait être regardée que comme un ordre de l’y admettre, pourvu qu’il y eût une vacance. »

Le gouverneur leur répondit, « que dans tous les cas où il aurait besoin du consentement du conseil, il consulterait ceux des conseillers qu’il croirait capables de lui donner les meilleurs avis ; qu’il prendrait aussi l’avis d’autres particuliers, hommes de sens, amis de la vérité, de la franchise et de l’équité, bien qu’ils ne fussent pas du conseil ; d’hommes qui préféraient leur devoir envers le roi et le bien-être de ses sujets à des affections désordonnées, à des vues de parti, et à des intérêts privés et mercenaires ; que quand l’avis aurait été obtenu, il agirait de la manière qu’il croirait la plus avantageuse au service du roi et au bien de la province ; que le nombre des conseillers était de douze, et que ceux qui avaient été nommés par le roi avaient le pas sur ceux de la nomination du général Murray. »

Les conseillers furent alors classés comme suit : William Hey, nommé juge en chef, à la place de M. Gregory, Charles Stuart, surintendant-général, H. T. Cramahé, John Goldfrap, Thomas Mills, Samuel Holland, Walter Murray, Thomas Dunn, François Mounier, Benjamin Price, James Cuthbert. Le gouverneur leur dit qu’il regrettait d’avoir été obligé d’ôter à MM. Irving et Mabane leur place de conseillers, et qu’il exposerait au roi les raisons qu’il avait eues de le faire.

Cette même année 1766, le clergé canadien eut l’avantage de voir arriver au milieu de lui un nouveau chef, en la personne de M. Jean Olivier Briand. L’église du Canada n’avait pas eu d’évêque résident depuis la mort de M. de Pontbriant, arrivée en 1760. Élu par le chapitre de Québec, M. Briand était passé en Angleterre pour obtenir l’agrément du roi, et s’était ensuite rendu à Paris, où il avait été sacré évêque de Québec. À son retour, il fut reçu avec toutes les marques publiques de respect et de vénération que sa circonspection et sa modestie lui permirent d’accepter.

Plusieurs des habitans, tant Canadiens qu’Anglais, avaient envoyé en Angleterre des représentations contre le système de judicature nouvellement établi, et contre divers procédés du gouverneur Murray et de son conseil. Le sujet avait d’abord été pris en considération par le bureau des plantations, et ensuite référé au procureur-général et au solliciteur-général. Ces deux messieurs avaient présenté, le 4 avril 1766, un rapport où ils disaient, entre autres choses : « Qu’après s’être aidés des renseignemens qu’avaient pu leur donner sur le sujet, M. Louis Cramahé, sécrétaire du gouverneur, et M. Fowler Walker, agent de la province, ils en étaient venus à voir évidemment, que les deux principales sources des désordres qu’il y avait eu dans la province, étaient :

1o. La tentative de conduire l’administration de la justice sans l’aide des anciens habitans du pays, non seulement dans des formes nouvelles, mais encore dans une langue qui leur était entièrement inconnue : d’où il arrivait que les parties n’entendaient rien à ce qui était plaidé ou déterminé, n’ayant ni procureurs ni avocats canadiens pour conduire les causes, ni jurés canadiens pour porter la décision, même dans les procès entre Canadiens, ni juges au fait de la langue française, pour déclarer qu’elle était la loi et prononcer le jugement. D’où devaient résulter les maux réels de l’ignorance, de l’oppression et de la corruption ; ou, ce qui est presque équivalent aux maux eux-mêmes, dans le gouvernement, le soupçon et la croyance qu’ils existent.

2o. L’alarme causée par l’interprétation donnée à la proclamation du roi, du mois d’octobre 1763, laquelle pouvait faire croire que l’intention de sa Majesté était d’abolir subitement, par le moyen des juges et des officiers qu’Elle avait dans le pays, toutes les lois et coutumes du Canada, et d’agir ainsi en conquérant despotique, bien plus qu’en souverain légitime ; et cela, non pas tant pour conférer la protection et l’avantage de ses lois anglaises à ses nouveaux sujets, et assurer plus infailliblement que par le passé, leurs vies, leur liberté et leurs biens, que pour leur imposer sans nécessité des règles nouvelles et arbitraires, qui pourraient tendre à confondre et renverser leurs droits, au lieu de les maintenir. »

Il paraît par la suite du rapport, que le 15 novembre précédent, il avait été envoyé au gouverneur des instructions lui enjoignant de faire en sorte qu’il y eût des jurés canadiens dans les cas qui y sont mentionnés, et que les Canadiens pussent agir comme avocats, procureurs et jurisconsultes, en se soumettant à certains règlemens ; droit qui jusqu’alors leur avait été refusé. Puis vient la nécessité de réformer la judicature, et le projet d’établir différents tribunaux, une cour de chancellerie, composée du gouverneur et du conseil, qui serait aussi une cour d’erreurs, ou d’appel, de laquelle on pourrait appeller au roi en conseil ; une cour supérieure ou suprême, composée d’un juge en chef et de trois juges puînés, dont on exigeât « qu’ils sussent la langue française, et que l’un d’eux en particulier connût les lois et coutumes françaises ; » et auxquels il faudrait recommander de conférer, de temps à autre, avec les avocats canadiens les plus recommandables par leurs lumières, leur intégrité et leur conduite. On y recommande que la province soit partagée en trois districts, ou baillages, dont les villes de Québec, de Mont-réal et des Trois-Rivières doivent être les chefs-lieux. Mais il se présente une difficulté presque invincible, celle de trouver des schérifs, ou baillis (alors annuels) anglais et protestants, surtout aux Trois-Rivières, où il n’y avait que deux individus (officiers à demi-paie) qualifiés pour cet office.

Après avoir suggéré que si, dans chaque district, on nommait un ou deux Canadiens juges de paix, pour agir avec les juges de paix anglais, on ferait une chose utile et populaire, et qui rendrait le gouvernement de sa Majesté cher à ses nouveaux sujets, le rapport continue :

« C’est une maxime reconnue du droit public, qu’un peuple conquis conserve ses anciennes coutumes jusqu’à ce que le vainqueur ait proclamé de nouvelles lois. C’est agir d’une manière violente et oppressive que de changer soudainement les lois et les usages d’un pays établi : c’est pourquoi, les conquérans sages, après avoir pourvu à la sûreté de leur domination, procèdent lentement et laissent à leurs nouveaux sujets toutes les coutumes qui sont indifférentes de leur nature, et qui ont servi à régler la propriété, et ont obtenu force de lois. Il est d’autant plus essentiel que cette politique soit suivie au Canada, que c’est une grande et ancienne colonie, établie depuis très longtems, et améliorée par des Français, qui l’habitent maintenant, au nombre de quatre-vingt à cent mille… On ne pourrait, sans une injustice manifeste, et sans occasionner la plus grande confusion, y introduire tout-à-coup les lois anglaises relatives à la propriété foncière, avec le mode anglais de transport et d’aliénation, le droit de succession et la manière de faire et d’interpréter les contrats et conventions. Les sujets anglais qui achètent des biens-fonds dans cette province, peuvent et doivent se conformer aux lois qui y règlent la propriété foncière, comme ils font en certaines parties du royaume, et dans d’autres possessions de la couronne. Les juges anglais envoyés d’ici peuvent, avec l’aide des gens de loi et autres Canadiens éclairés, se mettre promptement au fait de ces lois, et peuvent juger d’après les coutumes du Canada, comme on juge d’après la coutume de Normandie les causes de Jersey et Guernesey. »

Ce rapport, signé C. Yorke, procureur-général, et Wm. de Grey, solliciteur général, et fondé en partie sur des propositions et des suggestions venant de plus haut encore, fait voir que les grands inconvéniens, les maux qu’on éprouvait dans ce pays, sous le rapport de l’administration de la justice, procédaient bien moins de la volonté déterminée du gouvernement d’Angleterre, que de l’interprétation donnée par les autorités de la province à l’énoncé de la volonté royale. Il faut convenir pourtant que la proclamation d’octobre 1763, était couchée en termes assez ambigus, pour rendre le général Murray et son conseil excusables de l’avoir entendue comme ils avaient fait.

D’après un ordre reçu du roi, le gouverneur et le conseil de Québec s’assemblèrent en août 1767 ; mais il n’y eut aucun plan d’arrêté pour lors, probablement parce que la tâche était au-dessus de leurs forces.

Cette année 1767 n’offre rien autre chose de remarquable que la mort du fameux chef Ponthiac. Dans la vue de se l’attacher, le gouvernement anglais lui avait fait une pension annuelle considérable ; ce qui ne l’avait pas empêché de manifester, en plusieurs occasions, un esprit de malveillance et de haine contre ses anciens ennemis. Cette inimitié se montra particulièrement dans un discours qu’il prononça, à un grand conseil tenu chez les Illinois. Un chef de cette tribu le poignarda, au milieu de l’assemblée, par zèle pour la nation anglaise, suivant M. Smith, mais bien plus probablement par envie, ou inimitié personnelle.

Le 45ème degré de latitude ayant été établi comme ligne frontière entre le Canada et la Nouvelle-York, il fut signifié au gouverneur de cette dernière province, que le roi ne reconnaîtrait point les anciennes concessions faites par le gouvernement du Canada, de terres qu’on n’avait jamais reconnu appartenir de droit à la couronne de France ; mais qu’il ne fallait troubler en aucune manière ceux qui s’étaient établis sur ces terres, pourvu qu’ils prissent des patentes, ou titres, sous le sceau de la Nouvelle York, et s’obligeassent à payer les rentes, et à faire les améliorations convenues.

Le général Carleton, qui jusqu’alors n’avait été que lieutenant-gouverneur de la province de Québec, en fut nommé gouverneur en chef, ou capitaine-général, le 12 avril 1768.

Cette même année 1768, le capitaine Jonathan Carver achevait un voyage, ou une exploration commencée deux ans auparavant, « dans les parties intérieures de l’Amérique Septentrionale. » Il avait parcouru le lac Michigan et la baie Verte, passé de la rivière des Renards à l’Ouisconsin, navigué sur le haut Mississipi, où il avait reconnu l’entrée de la rivière Sainte-Croix, et était revenu à celle de Saint-Pierre, qu’il avait remontée jusqu’au milieu du pays des Sioux, ou Nadouessis. Il fit ensuite une semblable exploration sur la rive gauche du Mississipi : il entra dans la rivière des Chippéouais, et il parcourut toute la contrée qui le séparait du lac Supérieur. Carver pouvait faire, dans ces régions, des observations nouvelles, mais non pas réellement des découvertes ; car il avait été précédé, depuis déjà quatre-vingts ou cent ans, dans toutes les contrées qu’il visita, par des voyageurs français et canadiens, Nicholas Perrot, Joliet et Marquette, Hennepin et Dacan, Lahontan, Lesueur, et autres[24].

Pour revenir aux affaires du Canada, des plaintes ayant été portées au gouverneur et au conseil, sur la manière odieuse et oppressive dont l’autorité judiciaire et municipale était exercée dans le district de Mont-réal, et après examen, ces plaintes ayant paru bien fondées, le conseil fit écrire par son greffier, aux juges de paix de ce district, une lettre où il était dit, entre autres choses :

« Que, pour obéir à un ordre du conseil, il leur transmettait les sentimens du gouvernement sur quelques points relatifs à l’exercice de leur autorité, par lesquels il paraissait, d’après des faits trop notoires pour être révoqués en doute, que les sujets du roi généralement, mais plus particulièrement ses sujets canadiens, étaient journellement en proie à un degré de mal-être et d’oppression qu’ils ne pouvaient plus endurer, et que la justice publique ne pouvait plus souffrir. »

La lettre signale particulièrement, entre autres inconvéniens, ou abus criants, « la pratique de disperser dans les différentes paroisses, des papiers signés seulement du nom d’un juge de paix, pour être remplis ensuite, sous la forme, soit d’une assignation, soit d’une prise-de-corps (captus), d’un jugement, ou d’une exécution, selon l’usage qu’en pourrait faire l’individu aux mains duquel ces papiers avaient été confiés, et qui souvent même n’était pas un officier de justice ; pratique si illégale en elle-même, si pernicieuse dans ses effets, et si déshonorante pour les magistrats qui l’autorisent, que le gouverneur et le conseil n’auraient pu croire à son existence, s’ils n’en avaient eu des preuves de nature à leur ôter la possibilité du doute.

« Outre cette méthode si informe et si irrégulière, continue la lettre, d’assigner les parties à comparaître devant un juge de paix, souvent à une grande distance du lieu de leur résidence, pour des affaires de peu d’importance, ou de petites dettes, il paraît au gouverneur et au conseil, que la présente forme des assignations, même de celles qui sont faites le moins irrégulièrement, sont inconvenantes, sinon oppressives, pour les raisons suivantes :

« 1o. Parce qu’elles entraînent de grands déboursés, en passant par les mains du prévôt-maréchal, dont les huissiers font payer leurs frais de route à un taux qui souvent excède de beaucoup la valeur de la chose contestée ;

« 2o. Parce que le temps qu’elles laissent à la partie assignée est souvent si court, qu’elles l’assujétissent à être condamnée par défaut, sans lui fournir l’occasion de faire sa défense ;

« 3o. Parce qu’elles sont compulsoires pour son apparition, sans laisser à son choix de payer la dette, pour s’épargner la peine et les frais d’une comparution devant un juge de paix. »

Après avoir détaillé les moyens de remédier aux abus et inconvéniens dont on s’était plaint, la lettre ajoute : « Quoique nul homme ne soit tenu, ni ne puisse être obligé de comparaître devant un magistrat, s’il consent à faire ce dont le refus a fait qu’il a été assigné, cependant les Canadiens (de la campagne) ne le savent pas, et il est à craindre, comme même on en a eu la preuve, que pour augmenter leurs frais, les huissiers n’obligent fréquemment les parties à comparaître, bien qu’elles consentent à faire incessamment ce qui leur est demandé. »

Cette lettre, datée du 12 juillet 1769, parle d’un autre genre d’extorsion, qui consistait à faire payer à chaque plaideur la somme de six francs, ou une somme quelconque, pour l’usage de la chambre des magistrats.

Mais si la lettre du greffier du conseil révèle des abus énormes dans l’administration de la justice à Mont-réal, le rapport du comité de ce corps chargé par le gouverneur de prendre le sujet en considération, en fait connaître de plus criants encore, s’il est possible. Dans ce rapport, daté du 11 septembre, il est dit, entre autres choses ; « Que les pouvoirs trop étendus donnés aux juges de paix, au sujet de la propriété, par l’ordonnance de septembre 1764, ont été exercés d’une manière arbitraire, vexatoire et oppressive, particulièrement dans le district de Mont-réal ; que quelque amples que soient ces pouvoirs, les juges de paix de Mont-réal les ont outrepassés, en plusieurs cas, et se sont attribué une juridiction qui ne leur est point accordée même par l’ordonnance précitée, et qui ne doit être exercée par aucune cour sommaire quelconque ; qu’un magistrat en particulier a exercé seul une autorité que l’ordonnance n’accorde pas même à trois juges de paix siégeant en cour, aux sessions de quartier ; qu’en conséquence d’une omission essentielle dans l’ordonnance de septembre, les magistrats se sont arrogé une autorité importante et dangereuse, par l’exercice de laquelle les prisons sont constamment remplies d’un nombre d’objets malheureux, et des familles entières se trouvent réduites à la mendicité, la pratique ordinaire étant de faire vendre les propriétés foncières pour le paiement d’une dette, quelque petite qu’elle soit, et de mettre le débiteur en prison, s’il n’a pas de telles propriétés. On conçoit, ajoute le rapport, la misère et la servitude d’un peuple dont les biens et les personnes se trouvent dans un état aussi précaire. S’il manquait quelque chose pour compléter le malheur d’un tel peuple, ce serait le fait, que ces pouvoirs, accordés originairement pour faciliter le cours de la justice, et favoriser le plaideur, sont devenus l’instrument même de son oppression, par les frais compliqués qu’il lui faut encourir, et qui doivent détourner le créancier de poursuivre son débiteur, ou tourner à la ruine de l’un et de l’autre, s’il y a procès. »

Le comité recommande au gouvernement, en premier lieu, de substituer sans délai à cette méthode partiale, dispendieuse et oppressive d’administrer la justice, un systême plus équitable, et plus conforme à l’ancien usage du pays : en second lieu, d’abroger cette partie de l’ordonnance de septembre 1764, qui autorise les juges de paix à décider en fait de propriétés foncières, sous quelque forme que ce soit, et de définir expressément leurs pouvoirs. La troisième recommandation du comité est celle de donner à la cour des plaidoyers communs l’autorité (qu’elle n’avait pas alors,) de siéger à Québec et à Mont-réal, pour le jugement de toutes causes, quelque petites qu’elles fussent, et de rendre la présence d’un seul juge suffisante pour toute demande au-dessous de la somme de dix livres sterling. Il recommande, en quatrième lieu, qu’un débiteur ne puisse être arrêté, ni ses biens-fonds vendus, lorsque la dette et les frais du procès n’excèdent pas la valeur de dix livres du cours d’Halifax, et qu’il soit, autant que possible, accordé des délais et des facilités aux débiteurs pauvres, excepté dans le cas où il paraîtrait y avoir fraude, ou mauvaise foi de la part de ces derniers.

Cependant, quoique le Canada fût en proie à la plus mauvaise administration de la justice qu’il soit possible de rencontrer dans un pays civilisé, il ne laissait pas que de faire des progrès, sous le rapport de la population, de l’industrie et du commerce. On y fabriquait depuis longtems des toiles grossières, mais durables, des bas et bonnets, des flanelles, des droguets, et autres étoffes communes, des cuirs, &c. Ces manufactures s’étaient étendues sans pourtant se perfectionner. La culture du lin, du chanvre et du tabac avait reçu des accroissements ; les troupeaux s’étaient multipliés, et l’on commençait à semer assez de grains pour en exporter en Angleterre et aux Antilles. En 1769 les productions vendues à l’étranger s’élevèrent, suivant Raynal, à 4,077,602 livres, ancien cours, ou tournois. Elles furent exportées par environ soixante-dix vaisseaux de la Grande-Bretagne ou de ses colonies. Le Canada ne possédait en propre que les bateaux nécessaires à la navigation intérieure ; une douzaine de petits bâtimens employés à la pêche du loup-marin, et cinq ou six autres qu’on expédiait pour les Antilles. Loin d’augmenter, la construction des vaisseaux avait diminué, depuis le changement de domination, en conséquence du prix de la main-d’œuvre, devenu plus considérable. Les obstacles physiques qui détournaient les Canadiens de la navigation extérieure, les dégoûtaient encore de la pêche : cependant, celle de la morue, essayée anciennement à Mont-Louis, et à Gaspé ; celle du saumon et du loup-marin, assez bien établie à la côte de Labrador, avaient fait quelque progrès : on avait même tenté de nouveau celle de la balaine ; mais sans un succès suffisant pour la continuer.

Le commerce des pelleteries n’avait pas diminué, comme on l’avait craint ; il avait même un peu augmenté, parce que (dit toujours Raynal) les Canadiens, plus actifs que leurs voisins, plus habiles à traiter avec les Sauvages, étaient parvenus à resserrer les liaisons de la Baie d’Hudson et de la Nouvelle York. Les fourrures avaient doublé de valeur en Europe, tandis que les objets qu’on donnait en échange n’avaient que peu augmenté de prix. Il y a pourtant à douter que ce commerce fût, tout bien considéré, plus profitable que nuisible à la colonie : il est du moins certain qu’il faisait un tort considérable à sa population et à son agriculture, en lui enlevant, tous les ans, un grand nombre d’individus, particulièrement de la classe agricole, qui allaient passer leur jeunesse dans les contrées sauvages, y périssaient, ou n’en revenaient que dans un âge avancé et avec une santé délabrée.

Sir Guy Carleton ayant obtenu la permission de passer en Angleterre, en 1770, M. H. T. Cramahé prit les rênes de l’administration, comme président du conseil, et fut nommé, l’année suivante, lieutenant-gouverneur de la province.

Le gouverneur Carleton avait souvent témoigné le désir de voir la Coutume de Paris abrégée et rédigée d’une manière mieux adaptée à l’usage du Canada. L’ouvrage fut fait par MM. Cugnet, Juchereau, Pressard et autres, et révisé par Sir James Marriot, avocat-général, et MM. Turlow et Wedderburne, le premier procureur-général, et le second, soliciteur-général d’Angleterre. Il fut ensuite publié à Québec, sous le nom de M. Cugnet, son principal rédacteur[25].

Un voyage fait en 1746 et 47, par le capitaine Ellis, de la marine anglaise, pour la découverte du passage du Nord-ouest, avait laissé croire à la possibilité de trouver enfin ce passage. En 1769, la compagnie de la Baie d’Hudson commissionna Samuel Hearne, pour faire un voyage à l’océan septentrional, afin de découvrir les mines de cuivre (dont parlaient les Sauvages,) et de « trouver un passage par le Nord-ouest. »

Parti du fort du Prince de Galles par terre, cette même année 1769, Hearne continua ses voyages et ses explorations jusqu’en 1772, dans des régions glaciales et désolées. Il parvint à l’océan glacial vers le 110ème degré de longitude occidentale, du méridien de Greenwich, et découvrit l’entrée d’un golfe qu’il appela Coronation (du Couronnement), et celle d’une rivière, à laquelle il donna le nom de Coppermine (des Mines de Cuivre), vers le 67ème degré de latitude. Ce voyage prouva que le passage du Nord-ouest n’existe pas où on le plaçait jadis[26].

En 1772, par une faveur assez singulière, l’île Saint-Jean, dont la population était encore peu considérable, et dont l’importance, sous d’autres rapports, ne pouvait pas être bien grande, fut détachée de la Nouvelle Écosse, dont elle avait dépendu depuis la conquête, pour former un gouvernement particulier, sous le nom d’île du Prince-Édouard. On lui donna un lieutenant-gouverneur, un conseil législatif, une chambre d’assemblée, une douane et une cour de vice-amirauté. Le port Lajoie prit le nom de Charlotte-Town, et devint le chef-lieu de la colonie.

Dans le même temps, l’Île-Royale, ou du Cap-Breton, fameuse sous la domination française, était presque sans habitans. Louisbourg, naguère la terreur de l’Amérique anglaise, n’était plus qu’un amas de ruines. Cette forteresse était devenue inutile, à la vérité, et quand il en eût été autrement, les dépenses qu’elle avait couté au gouvernement français auraient bien pu effrayer ses nouveaux possesseurs[27]. Le Cap-Breton fut aussi gratifié d’un gouvernement particulier.

La prédilection montrée pour des îles presque désertes, contribua sans doute à rappeller aux anciens sujets de la Grande-Bretagne établis en Canada, la promesse contenue dans la proclamation royale de 1763. Deux vœux différents se manifestaient depuis longtems dans la province de Québec ; chez les émigrés des Îles Britanniques, ce qu’ils appellaient une assemblée générale, exclusivement composée de protestans ; chez les Canadiens, le rétablissement complet de leurs anciennes lois et coutumes, en matières civiles. Les premiers s’assemblèrent à Québec, et nommèrent un comité pour rédiger une pétition au lieutenant-gouverneur sur le sujet, et une autre au roi, pour le cas où la première n’aurait pas l’effet désiré. Ils invitèrent les Canadiens à assister à leurs assemblées et à prendre part à leurs délibérations. Quelques uns de ces derniers se rendirent, en effet, à l’invitation des Anglais ; mais, après avoir connu leur but, et la composition de la chambre d’assemblée qu’ils demandaient, ils leur déclarèrent qu’ils ne pouvaient pas se joindre à eux, mais qu’ils présenteraient eux-mêmes au roi une requête particulière.

Par le refus des Canadiens de se joindre à eux, les Anglais furent forcés d’agir seuls, et le 3 décembre 1773, ils présentèrent au lieutenant-gouverneur une requête, ou supplique, dans laquelle ils lui disaient, en substance : « Que le roi ayant promis, par sa proclamation du mois d’octobre 1763, à ceux de ses sujets (anglais et protestants) qui s’établiraient par la suite, dans les provinces mentionnées dans la dite déclaration ; la pleine et entière jouissance de la constitution britannique ; — que sa Majesté ayant donné aux gouverneurs de ces provinces, par la même proclamation et par leurs commissions, le pouvoir d’y convoquer, avec le consentement de leurs conseils, des assemblées générales, ou de délégués du peuple, lorsque les circonstances le permettraient, et que ces circonstances étant arrivées, comme ils le pensaient, ils priaient son Excellence de convoquer, de l’avis de son conseil, et en la manière qui lui paraîtrait la plus convenable, une assemblée des francs-tenancicrs (freeholders) et des planteurs de son gouvernement. »

M. Cramahé leur fit réponse, le 11 du même mois, « Que ce qu’ils demandaient dans leur supplique, était d’une trop grande importance pour que le conseil pût prendre sur lui d’en recommander l’adoption, ou pour qu’il pût lui même se déterminer à y donner son assentiment, surtout dans un temps où, d’après l’avis qu’il en avait reçu, les affaires de la province allaient très probablement être prises en considération et réglées en Angleterre ; mais qu’il transmettrait leur requête au ministre des colonies. »

Peu satisfaits de cette promesse, les pétitionnaires dressèrent une supplique au roi même, pour la même fin, et couchée à peu près dans les mêmes termes. Quoiqu’il ne fût pas dit expressément dans cette supplique, que l’assemblée demandée dût être entièrement composée de protestans, la chose était néanmoins sous-entendue dans l’idée des mémorialistes, qui en envisageant la composition, ou la constitution de la législature en Angleterre et en Irlande, ne concevaient pas qu’il en pût être autrement dans une colonie britannique.

Les Canadiens, agissant séparément, se contentèrent de demander le rétablissement de leur ancienne jurisprudence civile, et d’une manière générale, la jouissance des mêmes droits et priviléges dont jouissaient, ou devaient jouir, par la suite, les autres sujets du roi. Après avoir exposé ce qui s’était passé à leur égard, depuis la conquête, ils s’expriment ainsi : « Daignez, très illustre et généreux souverain, faire disparaître ces craintes et ce malaise, en nous rendant nos anciennes lois, coutumes et priviléges, et en donnant à notre province ses anciennes limites. Daignez répartir vos faveurs à tous vos sujets de cette province également et sans distinction. Conservez le titre glorieux de souverain d’un peuple libre, titre qui sûrement perdrait un peu de son éclat, si plus de cent mille nouveaux sujets de votre Majesté, en cette province, devaient être exclus de votre service, et privés des avantages inestimables dont jouissent les anciens sujets de votre Majesté. Nous concluons en priant votre Majesté de nous accorder, en commun avec vos autres sujets, les droits et priviléges de citoyens d’Angleterre. Alors nos craintes seront dissipées ; nous passerons nos vies dans la tranquillité et le bonheur, et nous serons toujours prêts à les sacrifier pour la gloire de notre prince et pour le bien de notre pays. »

Les deux pétitions furent remises au comte de Dartmouth, alors secrétaire d’état pour les colonies. Il ne fut pas fait de réponse positive à celle des protestans ; mais il leur fut donné à entendre que les ministres du roi étaient d’avis que l’état de la province ne permettait pas encore qu’il y fût établi une chambre d’assemblée, et qu’ils étaient, pour le présent, plus enclins à y établir un conseil législatif, nommé par le roi, et revêtu du pouvoir nécessaire pour régler les affaires de la colonie, jusqu’à ce que l’établissement plus naturel, ou plus constitutionnel, d’un parlement provincial, leur parût plus praticable.

Il fut répondu à la requête des Canadiens par la passation de l’acte de 1774, appellé vulgairement l’acte de Québec. Par cet acte, on réannexait au Canada, auquel néanmoins on continuait à donner officiellement le nom restrictif de Province de Québec, une partie des territoires qui en avaient été détachés en 1763, à condition toutefois que les bornes d’aucune des anciennes colonies anglaises n’en seraient dérangées. La proclamation du 7 octobre 1763, quant à ce qui concernait le Canada, ainsi que les commissions de juges et autres officiers de la province, étaient révoquées et annulées, par la raison « que ces dispositions, ordonnances et commissions avaient été trouvées, par expérience, désavantageuses à l’état et aux circonstances du pays, le nombre de ses habitans montant, lors de la conquête, à plus de 65,000 personnes, qui professaient la religion de l’église de Rome, et qui jouissaient d’une forme stable de constitution, et d’un système de lois en vertu desquelles leurs personnes et leurs propriétés avaient été protégées, gouvernées et réglées, pendant une longue suite d’années, depuis le premier établissement de cette colonie. » Les habitans catholiques de la province de Québec conservent le libre exercice de leur religion, « soumis à la suprématie du roi », et le clergé catholique continue à percevoir ses « droits et dûs accoutumés », eu égard seulement aux personnes qui professent cette religion. Les catholiques sont dispensés de prêter le serment prescrit par le statut de la 1ère année du règne de la reine Élisabeth, à la place duquel il en est substitué un qui ne répugne pas à leur croyance. Les Canadiens conservent leurs propriétés et possessions, et en jouissent, ainsi que de tous les usages qui les concernent, d’une manière aussi ample, étendue et avantageuse, que si les proclamations, ordonnances et autres actes plus haut mentionnés, n’avaient point eu lieu, et dans toutes les affaires en litige qui concerneront leurs propriétés et leurs droits de citoyens, on aura recours aux lois du Canada, comme aux maximes d’après lesquelles elles doivent être décidées ; et tout procès qui sera, à l’avenir, intenté devant l’une quelconque des cours de justice qui seront établies dans la province, y sera jugé, quant à ces droits et propriétés, en conformité aux dites lois et coutumes canadiennes ; à condition toutefois que cette disposition ne sera pas applicable aux terres qui ont été, ou qui seront concédées par sa Majesté, en franc-aleu, ou roture franche (free and common soccage). Les testamens pourront être faits suivant les lois du Canada, ou suivant les formes anglaises. Les lois criminelles d’Angleterre continueront à être administrées comme lois de la province. Le roi pourra établir et constituer, par un ordre signé de sa main, et de l’aveu de son conseil privé, un conseil législatif, composé de dix-sept personnes au moins, et de vingt-trois au plus, pour faire avec le gouverneur, des réglemens, ou ordonnances, pour la police et le bon gouvernement de la province ; et cela « parce qu’il était très désavantageux alors d’y convoquer une assemblée représentative, et qu’il pourrait devenir nécessaire de faire des réglemens pour des cas qu’on ne pourrait pas prévoir en Angleterre, et dont on ne pourrait pas être informé sans beaucoup de délai et d’inconvénient. » Ce conseil ne pourra créer aucune taxe dans la province ; il pourra seulement autoriser les habitans des différentes villes ou juridictions, à lever des cotisations pour l’érection ou la réparation d’édifices publics, ou pour l’amélioration des rues, places publiques, ou grands chemins. Le roi se réserve le droit de désapprouver et infirmer toutes les ordonnances passées par le conseil législatif de Québec, lesquelles devront être envoyées en Angleterre, six mois, au plus tard, après leur passation, pour être présentées à sa Majesté. La présence de la majorité du conseil sera nécessaire pour l’adoption d’une ordonnance. Le roi se réserve encore le droit d'établir dans la province, sous le grand sceau de la Grande-Bretagne, les cours criminelles, civiles ou ecclésiastiques qui lui paraîtront nécessaires, et d’en nommer les juges et autres officiers. Tous les actes du parlement d’Angleterre faits antérieurement pour régler le commerce des colonies, ou ayant rapport aux colonies, demeurent en force dans la province de Québec, comme dans les autres possessions britanniques.

Tel est, en substance, l’acte de la 14ème année du règne de Georges III, chapitre 83. Comme cet acte avait été passé principalement en faveur des Canadiens, et qu’il les mettait dans un état beaucoup meilleur que celui où ils étaient depuis dix ans, ils en furent généralement satisfaits[28]. Il n’en fut pas ainsi des Anglais : pour donner du poids à leur requête, ils avaient présenté un mémoire aux deux chambres du parlement, en mai 1774 ; et lorsque l’acte fut reçu à Québec, ils s’assemblèrent de nouveau, afin de rédiger des pétitions pour en obtenir l’abrogation ou la modification. Outre leurs pétitions au roi et aux deux chambres du parlement, qui furent transmises à lord Dartmouth, ils en adressèrent une à ce ministre en particulier, dans laquelle ils témoignaient le mécontentement que leur causait ce statut, et faisaient la peinture des maux qu’il devait, suivant eux, faire tomber sur la province. Leur nombre n’était rien comparé à celui des anciens habitans ; mais se croyant exclusivement dignes des faveurs du gouvernement de la métropole, comme Anglais et protestants, et peut-être, dans leur idée, comme vainqueurs, ils auraient voulu, en apparance, que ce gouvernement agît exclusivement dans l’intérêt de leur amour-propre ; mais, outre qu’il aurait fallu trop tôt revenir sur ses pas, ç’aurait été se montrer trop ouvertement partial et injuste que d’accéder à leur demande ; aussi n’y eut il ni abrogation, ni modification.

Jusqu’alors le revenu permanent de la province de Québec, ou revenu de la couronne, provenait des droits

imposés par le gouvernement de France sur les marchandises importées dans la colonie. Dans la même session de 1774, le parlement britannique passa un acte substituant à ces anciens droits, ou impôts français, d’autres droits, pour former un revenu spécialement applicable, sous l’autorité du roi, ou des lords de la trésorerie, au paiement des dépenses du gouvernement civil et de l’administration de la justice. C’est l’acte, ou statut, de la 14ème Geo. III. chap. 88.

Des Acadiens, au nombre de quatre-vingt-un, qui avaient laissé le Canada, lors de la conquête, revinrent à la baie des Chaleurs, au printems de cette année 1774 ; et on leur permit de s’y établir, après avoir exigé d’eux le serment de fidélité au roi de la Grande-Bretagne.

Le gouverneur-général étant revenu à Québec, dans l’automne de la même année, le conseil exécutif s’assembla pour faire lecture de l’acte constitutionnel, et le conseil législatif fut inauguré. Il fut composé d’environ deux tiers de protestans (dont quelques uns étaient des Suisses français, ou des natifs de Jersey), et un tiers de catholiques. Plusieurs autres Canadiens furent admis aux charges publiques, en prêtant le serment exigé par l’acte.

Cependant, les anciennes colonies anglaises, mécontentes de la manière dont leur métropole voulait les gouverner, et particulièrement des taxes qu’elle prétendait avoir droit de leur imposer, sans leur consentement, avaient pris la résolution de résister à ce qu’elles appellaient l’exercice d’un pouvoir arbitraire et oppressif. Les délégués des différentes provinces s’étaient réunis à Philadelphie, capitale de Pensylvanie, en une assemblée qui se donna le nom de Congrès, afin d’aviser aux moyens de rendre la résistance générale et efficace. Cette assemblée publia ce qu’elle appella une déclaration de droits, et adressa une longue lettre aux habitans français de la province de Québec, pour les engager à faire cause commune avec ceux des autres colonies.

Dans cette lettre, datée du 26 octobre 1774, les Américains disaient, entre autres choses, aux Canadiens : « Que lorsque après une résistance courageuse, le sort des armes les avait mis au nombre des sujets de la Grande-Bretagne, ils s’étaient réjouis d’un accroissement si précieux ; que comme la bravoure et la grandeur d’âme sont généralement jointes ensemble, ils s’étaient attendus que leurs courageux ennemis deviendraient leurs amis sincères, et qu’ils avaient espéré que l’Être Suprême répandrait sur eux les dons de sa divine providence, en leur assurant, ainsi qu’à leur postérité la plus reculée, les avantages sans prix de la constitution libre de l’Angleterre, qui est un privilége dont tous les sujets anglais doivent jouir ; que cette espérance avait été confirmée par la déclaration faite par le roi, en 1763, et qu’ils n’auraient jamais pu imaginer qu’il se trouverait des ministres assez audacieux pour les priver de la jouissance de droits irrévocables, et auxquels ils avaient un si juste titre. »

Après avoir exposé les droits que la constitution anglaise donne aux citoyens, le congrès américain s’efforce de prouver aux Canadiens, qu’on n’a rien mis à la place de ces droits et priviléges, par l’acte dont nous venons de donner la substance. « Que vous offre-t-on, dit-il, à la place de ces droits ? La liberté de conscience pour votre religion ? Non, Dieu vous l’avait donnée, et les puissances temporelles avec lesquelles vous étiez et êtes encore en liaison, ont fortement stipulé que vous en eussiez la pleine jouissance… A-t-on rétabli les lois françaises dans vos affaires civiles ? Cela paraît ainsi ; mais faites attention à la faveur circonspecte des ministres qui prétendent devenir vos bienfaiteurs. On se réglera d’après ces lois, jusqu’à ce qu’elles aient été modifiées et changées par des ordonnances du gouverneur et du conseil. »… La couronne et les ministres ont le pouvoir, autant qu’il a été possible au parlement de le concéder, d’introduire le tribunal de l’inquisition même au milieu de vous. »… Après un détail long et exagéré des défectuosités du statut de la 14ème année de Geo. III, chap. 88, entre-mêlé de déclamations et d’injures contre le ministère britannique, le congrès continue : « Vous ne pouvez, en portant de tous côtés vos regards, appercevoir une seule circonstance qui puisse vous promettre le moindre espoir de liberté, si vous n’adoptez entièrement le projet d’entrer en union avec nos colonies. Nous connaissons trop bien la noblesse de sentiment qui distingue votre nation, pour supposer que vous soyez détournés de former des liaisons avec nous par les préjugés que la diversité de religion pourrait faire naître. Nous n’exigeons pas de vous d’en venir à des voies de fait contre votre souverain : nous vous engagerons seulement à consulter votre gloire et votre bien-être, et à ne pas souffrir que des ministres indignes vous persuadent et vous intimident au point de devenir les instrumens de leur despotisme. Nous vous engageons aussi à vous unir à nous par un pacte social, fondé sur le principe libéral d’une liberté égale, et entretenu par une suite de bons offices réciproques, qui puissent le rendre perpétuel. Dans la vue d’effectuer une union si désirable, nous vous prions de considérer s’il ne serait pas convenable que vous vous assemblassiez dans vos villes et vos districts respectifs, pour élire des députés qui formeraient un congrès provincial, duquel vous pourriez choisir des délégués pour être envoyés, comme les représentans de votre province, au second congrès général de ce continent, qui doit ouvrir ses séances à Philadelphie, le 10 mai 1775… Votre province est le seul anneau qui manque pour compléter la forte chaîne de notre union ; que nos intérêt politiques soient communs ; leur propre bien-être ne permettra jamais aux autres Américaine de vous abandonner ou de vous trahir ; et soyez bien persuadés que le bonheur d’un peuple dépend absolument de sa liberté et de son courage pour la maintenir. »

Cette lettre, ou invitation, était adressée au sieur François Cazeau, riche négociant de Mont-réal, et homme influent, non seulement dans la colonie, mais encore chez les Sauvages, par l’étendue de son commerce et par le nombre de ses employés ; et elle lui fut remise par le sieur Thomas Walker, (le même dont il a été parlé plus haut,) devenu partisan des Américains[29]. M. Cazeau, Français de naissance, s’était déjà montré ouvertement « l’ami de sa patrie et de la liberté », comme il s’exprime lui-même, et il croyait servir l’une et l’autre, en embrassant avec ardeur le parti des colonies insurgées ; mais malgré son influence, et le zèle qu’il mit à faire répandre dans toutes les parties de la province, des exemplaires de la lettre du congrès, cette lettre ne produisit pas, à beaucoup près, tout l’effet que ses auteurs s’en étaient promis. Le tact politique leur avait manqué en la rédigeant, et il s’en fallait qu’elle pût être regardée par ceux à qui elle était adressée, comme un chef-d’œuvre de littérature ou de diplomatie. Le style en était redondant, ridiculement exagéré, et parfois grossièrement injurieux envers une classe d’hommes qu’ils étaient accoutumés à révérer, du moins extérieurement. Si les Canadiens y étaient loués, flattés même directement, ils y étaient injuriés indirectement d’une manière ignominieuse, puisqu’on y donnait comme digne d’horreur et du dernier mépris, l’acte même qu’ils avaient demandé, et dont ils étaient satisfaits généralement. Si le congrès américain se fit alors quelques partisans parmi les Canadiens, ce ne fut guère que dans la classe ouvrière ou agricole : le clergé, la noblesse et la haute bourgeoisie, qui connaissaient mieux leur devoir, ou qui savaient avoir plus à perdre qu’à gagner par un changement de gouvernement, se montrèrent généralement défavorables à l’insurrection. L’homme à qui les rênes de l’administration avaient été confiées avait su se faire aimer des Canadiens, et cette circonstance ne contribua pas peu à retenir, au moins dans les bornes de la neutralité, ceux d’entre eux qui auraient pu, ou cru pouvoir améliorer leur sort, en faisant cause commune avec les colons insurgés.

Cependant, tout aimé et estimé qu’il était des Canadiens généralement, Carleton ne put leur persuader qu’il fût de leur devoir et de leur intérêt d’agir offensivement contre les Américains. Ce général était imbu de l’opinion que les seigneurs et leurs vassaux étaient tenus au service militaire envers le roi, et obligés de prendre les armes pour la défense de son gouvernement, à peine de confiscation de leurs biens, s’ils refusaient de le faire. Plusieurs seigneurs étaient, ou feignirent d’être du même avis, et montrèrent, en cette occasion, beaucoup de zèle et d’activité. Ils assemblèrent leurs censitaires, pour leur faire connaître l’état où se trouvait la province, et leur expliquer le service qu’on attendait d’eux, et la nécéssité absolue de se préparer à la guerre. Quelques uns se montrèrent disposés à leur obéir ; mais le plus grand nombre déclarèrent qu’ils ne se croyaient pas obligés d’être de l’opinion de leurs seigneurs, et qu’ils ne porteraient pas les armes contre les provinciaux. « Nous ne connaissons, leur fait-on dire, ni la cause, ni le résultat du présent différent : nous nous montrerons loyaux et fidèles sujets, par une conduite paisible, et par notre soumission au gouvernement sous lequel nous nous trouvons ; mais il est incompatible avec notre état et notre condition de prendre parti dans la présente contestation. »

Les Canadiens étaient d’autant plus fondés à croire qu’on n’avait pas le droit de les forcer à prendre les armes contre les Américains, et qu’il leur était loisible de demeurer neutres, que naguère, les Anglais, faisant la guerre à leur métropole, et envahissant leur pays, sous Wolfe et Murray, avaient exigé d’eux, ou de leurs pères, une stricte neutralité, à peine d’un châtiment exemplaire, ou, comme ils s’exprimaient, d’une « exécution militaire immédiate ».

Informé que la Grande-Bretagne, loin de revenir sur ses pas, en révoquant ses décrets, était déterminée à employer la force des armes pour réduire ses colonies à l’obéissance, le congrès résolut, de son côté, de recourir à la même force, pour obtenir ce qu’elles demandaient. Il crut que le meilleur moyen d’engager le Canada à faire cause commune avec les autres colonies, était de s’emparer des places fortes qu’y occupaient les Anglais, et par lesquelles il supposait que les Canadiens étaient tenus en échec. Au commencement de mai 1775, les colonels Allen et Arnold, à la tête d’environ trois cents hommes, traversèrent le lac Champlain, et débarquèrent de nuit, tout près de Ticonderoga. Le lendemain (10 mai), ce fort, dont la garnison n’était que de cinquante hommes, se rendit sans coup-férir. Les Américains y trouvèrent plus de cent canons et une grande quantité de munitions de guerre. Le fort de Crown-Point se rendit, quelques jours après, et celui de Saint-Jean, où il n’y avait qu’un sergent et quelques soldats, au commencement de juin. Ce dernier fort fut repris, le surlendemain, par un parti d’environ quatre-vingts volontaires canadiens, sous le commandement de M. Picoté de Belestre.

Le général Carleton, informé de ces opérations offensives, résolut de mettre tout en œuvre pour recouvrer les postes qui venaient de lui être enlevés, et qui ouvraient aux provinciaux la porte du Canada. Comme les troupes réglées qu’il y avait dans le pays ne consistaient qu’en deux régimens, le 7ème et le 26ème, et qu’elles étaient trop dispersées pour pouvoir agir avec efficacité, il crut que le meilleur parti à prendre était de faire, s’il était possible, dans la province, autant de soldats qu’il y avait d’hommes en état de porter les armes. Dans cette vue, il publia, le 9 juin, une proclamation, dans laquelle il disait, « qu’attendu qu’il existait une rébellion dans plusieurs des colonies de sa Majesté, et qu’un parti de gens armés avaient fait une incursion dans cette province, lesquels continuaient à conserver l’attitude et à tenir le langage d’envahisseurs, il avait jugé à propos de proclamer la loi martiale, et d’incorporer la milice de la province, pour repousser les attaques du dehors, rétablir la paix et la tranquillité publique au-dedans, prévenir la trahison, et punir ceux qui s’en rendraient coupables. »

Loin de produire l’effet désiré, cette proclamation en amena un tout contraire ; elle mit le mécontentement là où les plus zélés n’avaient vu auparavant que de l’indifférence. On ne put se persuader que le gouvernement du roi d’Angleterre pût ressembler à celui du chef militaire d’un état despotique, et que tous ses sujets fussent nés soldats, et pussent être légalement assujétis au même service que les troupes réglées. Les enrôlemens volontaires étaient, dans l’opinion générale, le seul moyen auquel le gouverneur pût recourir légitimement, pour repousser l’envahissement, s’il avait lieu.

Ne pouvant réussir par la force, Carleton crut devoir recourir à la persuasion ; et pour mieux réussir par ce moyen, il s’adressa à l’évêque de Québec. M. Briand adressa aux curés de son diocèse un mandement, qu’ils avaient ordre de lire, dans leurs églises, à leurs paroissiens qu’il exhortait à prendre les armes pour la défense de leur pays[30].

Le mandement n’eut pas beaucoup plus d’effet que la proclamation : la plupart des habitans ne purent perdre l’idée qu’ils s’étaient formée, que si on leur faisait prendre les armes pour la défense de leur pays, on pourrait bien les leur faire porter hors de ses limites, et pour un espace de temps dont ils ne prévoyaient pas le terme. Ils l’avaient fait, sous la domination française, mais par petites troupes, et pour de courts espaces de temps.

Le 6 juillet 1775, fut publiée, à Philadelphie, la « Déclaration des Représentans des Colonies Unies de l’Amérique Septentrionale ». Aux allégations de cette déclaration la Grande-Bretagne put répondre avec vérité au moins ce qui suit : « En accordant, contre toute vérité, que les colons étaient parvenus à défricher, à fertiliser leurs terres, sans peser en rien sur la métropole, ne peut-on pas les sommer de répondre, s’ils auraient été capables de conserver ces mêmes terres, sans les secours que la mère-patrie n’a cessé de leur prodiguer ? Ne fut-ce pas pour protéger les provinces américaines que la Grande-Bretagne s’engagea dans la dernière guerre, qui la jetta dans des dépenses ruineuses ? Ces mêmes provinces unies, qui ôsent aujourd’hui défier la puissance de ce royaume, ne se souviennent-elles plus d’avoir imploré ses secours et sa protection contre une seule colonie, qui leur avait inspiré une terreur panique ? Ont-elles donc perdu le souvenir de leurs humiliations ? Ne fut-ce pas la Grande-Bretagne qui arrêta le cours de leurs disgrâces, et qui, en expulsant leurs ennemis du continent de l’Amérique, ne les délivra pas seulement du danger, mais même de la crainte du danger ? La métropole ne prodigua-t-elle pas ses trésors pour équipper des flottes et lever des armées, qu’elle fit passer dans le Nouveau-Monde, et ne porta-t-elle pas la générosité de ses secours jusqu’à soudoyer leurs propres milices, pour tirer de l’oppression ces colonies maintenant si fières ? N’est-ce pas la mère-patrie qui a uniformément protégé toutes ces provinces américaines ; qui a encouragé leur culture par des gratifications, pendant la paix ; qui les a reconciliées avec leurs voisins, qu’elles avaient aigris par leurs violences, jusqu’à s’en faire les ennemis les plus redoutables ? La métropole devrait avoir les plus vifs regrets des conditions qu’elle a stipulées pour la sûreté des provinces américaines. Si la Grande-Bretagne, après avoir conquis le Canada sur la France, le lui eût restitué, nos superbes Américains seraient encore de fidèles sujets ; leur crainte leur tiendrait lieu d’affection pour la mère-patrie. Le besoin continuel qu’ils auraient de ses secours les forcerait à parler avec plus de modération de leurs propres ressources : leur première incapacité de se défendre se serait conservée dans leur souvenir, aussi longtems que les objets de leur première terreur auraient existé sur leurs frontières. Mais l’Angleterre ne les a délivrés de ces craintes vives et habituelles, que leur inspirait le voisinage des Français, que pour éprouver leur ingratitude ».

Il était dit, dans la « Déclaration », qu’on était bien informé que le général Carleton, gouverneur du Canada, n’épargnait rien pour engager les habitans de cette province et les Sauvages à venir fondre sur les Américains.

En effet, ne pouvant réussir à ébranler l’opinion publique, qui inclinait vers la neutralité, Carleton proposa une levée de volontaires, auxquels il offrait les conditions les plus avantageuses : on accordait à chaque soldat deux cents arpens de terre ; cinquante de plus, s’il était marié, et cinquante pour chacun de ses enfans ; son engagement ne devait durer que jusqu’à la fin de la guerre, et les terres qu’on lui donnait étaient exemptes de toutes charges pendant vingt ans. Ces offres n’ayant pas tenté un grand nombre d’individus, le général crut devoir chercher ailleurs d’autres secours. Il envoya des émissaires chez les Sauvages, et s’adressa particulièrement aux cantons Iroquois. Quinze années de paix avaient fortifié cette confédération : elle reprenait son ascendant sur les autres tribus indigènes ; son exemple pouvait les entraîner, et procurer à la Grande-Bretagne d’autres auxiliaires. Mais il fallait de l’adresse et de puissants moyens de séduction pour déterminer les Iroquois à prendre part à une guerre où ils n’avaient aucun intérêt direct, aucun motif de préférence pour l’un ou l’autre parti. Les vieillards regardaient ces débats, et les combats sanglants qui devaient s’en suivre, comme une expiation des maux que les Européens leur avaient faits. « Voilà, disaient-ils, la guerre allumée entre les hommes de la même nation : ils se disputent les champs qu’ils nous ont ravis. Pourquoi embrasserions-nous leurs querelles, et quel ami, quel ennemi aurions-nous à choisir ? Quand les hommes rouges se font la guerre, les hommes blancs viennent-ils se joindre à l’un des partis ? Non ; ils laissent nos tribus s’affaiblir, et se détruire l’une par l’autre : ils attendent que la terre, humectée de notre sang, ait perdu son peuple et devienne leur héritage. Laissons les, à leur tour, épuiser leurs forces, et s’anéantir : nous recouvrerons, quand ils ne seront plus, les forêts, les montagnes et les lacs qui appartinrent à nos ancêtres. »

C’était à peu près dans ce sens que M. Cazeau leur parlait, ou leur faisait parler par ses émissaires : « c’est une guerre de frères, leur disait-il ; après la réconciliation, vous resteriez ennemis des uns et des autres. » Mais le chevalier Johnson, le sieur Campbell et M. de Saint-Luc les travaillaient dans le sens contraire, et ils se firent surtout écouter des jeunes gens. Campbell leur prodigua les présens, et Johnson détermina la plupart des chefs de guerre à venir à Mont-réal, pour s’y engager à servir. Ils s’engagèrent à entrer en campagne, aux premières feuilles de l’année suivante ; lorsque les Anglais auraient terminé les préparatifs de guerre qu’ils avaient commencés.

Carleton s’occupait de ces préparatifs avec activité : on devait lui envoyer d’Europe des renforts de troupes, des convois d’armes et de munitions ; il regrettait les délais inséparables de ces armemens. Une invasion au sud du Saint-Laurent lui paraissait nécessaire et urgente, pour dégager la garnison de Boston, alors bloquée par les Américains.

Informé des desseins du général anglais, le congrès résolut de les prévenir, en ordonnant lui-même une expédition contre le Canada. Le major-général Schuyler et les brigadiers Montgomery et Wooster furent chargés de se porter, avec 3,000 hommes, vers les forts de Ticonderoga et de Crown-Point, pour de là s’avancer par le Richelieu jusqu’au poste de Sorel. S’étant rendus maîtres de l’Isle-aux-Noix, Schuyler et Montgomery adressèrent de là aux Canadiens une déclaration où ils leur disaient, entre autres choses, que « leur armée, uniquement destinée à agir contre les troupes anglaises, respecterait leurs personnes, leurs biens, leurs libertés et leur religion. » Montgomery, devenu commandant en chef de l’expédition, en conséquence de la maladie de Schuyler, parut à la vue de Saint-Jean, le 17 septembre, et envoya de là les majors Brown et Livingston s’emparer du fort de Chambly. Montgomery s’attacha avec vigueur au siége de Saint-Jean ; mais la défense qu’y fit le major Preston, à la tête de sa garnison, ne fut pas moins vigoureuse. Cette garnison se composait d’une partie du 7ème et du 26ème régimens, et d’environ cent volontaires canadiens[31], sous M. de Bellestre.

Pendant que Montgomery était devant Saint-Jean, le colonel Allen, par ordre de ce général, ou de son propre mouvement, traversa le Saint-Laurent, avec cent-cinquante hommes, à environ une lieue au-dessous de Mont-réal, dans la vue de surprendre cette ville. Carleton, qui s’y trouvait alors, informé de la chose, assembla une centaine de soldats, et environ deux cents volontaires de la ville, et en donna le commandement au major Carden. Cet officier se mit en marche, le lendemain, 25 septembre, et trouva Allen avantageusement posté, à la Longue-Pointe, derrière la petite rivière Truteau. Il s’en suivit un combat qui dura une demi-heure, et où les Américains furent défaits, avec perte de cinq morts, dix blessés, et une cinquantaine de prisonniers, y compris le commandant. Les Anglais y perdirent le major Carden, M. Patterson, négociant, et deux soldats. Allen avait sans doute compté sur l’aide des Canadiens, qui lui manqua ; autrement, son entreprise aurait été le comble de la témérité. Il fut envoyé à Québec, avec quelques autres prisonniers, et de là en Angleterre. Le reste de ses gens, parmi lesquels il y avait quelques habitans de la rivière Chambly, se sauvèrent d’abord dans les bois, et parvinrent ensuite à regagner leurs demeures, ou le camp américain, devant Saint-Jean.

Prévoyant que le manque de vivres ne permettrait pas à la garnison de ce fort de tenir longtems, Carleton pensa à assembler une force capable d’en faire lever le siège, ou d’y jetter des secours. Il envoya au colonel Mac-Lean, qui commandait à Québec, l’ordre de lever autant d’hommes qu’il pourrait, et de monter à Sorel, où il se proposait de l’aller joindre. Cet officier réussit à mettre sur pied environ trois cents hommes, la plupart Canadiens, et se mit en route. Le gouverneur, de son côté, assembla un corps d’environ mille hommes, presque tous Canadiens, et commandés par M. de Beaujeu ; mais, au lieu d’aller joindre McLean à Sorel, il entreprit de traverser le Saint-Laurent, en bateaux, vis-à-vis de Mont-réal, pour aller débarquer sur le rivage opposé, où se trouvait un corps d’Américains avantageusement postés, avec deux pièces de campagne. Ils le laissèrent approcher jusqu’à la portée du pistolet, et firent alors sur ses gens un feu si vif d’artillerie et de mousqueterie, qu’ils n’eurent rien de mieux à faire que de virer promptement de bord. En même temps, un autre parti d’Américains força McLean, qui s’approchait de Mont-réal, à retraiter jusqu’à Sorel, où il fut abandonné de la plupart de ses gens, et contraint de s’en retourner à Québec avec le reste. Perdant l’espoir d’être secouru, Preston remit Saint-Jean à Montgomery, le 3 novembre, après avoir obtenu les honneurs de la guerre pour sa garnison, qui demeura prisonnière, et fut envoyée dans l’intérieur des colonies insurgées.

La reddition de Saint-Jean et la retraite de McLean mettait le gouverneur dans une situation singulièrement critique : il ne lui était pas possible de défendre Mont-réal, et il lui était extrêmement difficile de retraiter à Québec. Cette retraite était pourtant le seul parti qu’il eût à prendre pour n’être pas fait prisonnier, et pour empêcher que la capitale ne tombât incessamment au pouvoir des provinciaux ; aussi se hâta-t-il de faire embarquer toutes les munitions qu’il y avait à Mont-réal, sur le brigantin le Gaspé, et autres petits bâtimens, et d’y embarquer lui-même, avec le brigadier Prescott, une centaine de soldats, et ceux des habitans qui voulurent l’accompagner. On mit à la voile dans l’espoir d’arriver sûrement et promptement à Québec ; mais on n’avait pas fait dix lieues, que la flotille fut assaillie par un fort vent d’Est, qui l’obligea à jetter l’ancre vis-à vis de Lavaltrie. Ce contretems rendait la situation du gouverneur d’autant plus périlleuse, que les Américains, avaient érigé des batteries sur une pointe de terre, du côté de Sorel, armé des bateaux, et construit des batteries flottantes, pour intercepter la flotille canadienne.

Cependant, Montgomery s’était mis en marche pour Mont-réal, et il arriva devant cette ville, le 12 novembre. Comme elle avait été laissée sans moyens de défense, et même sans commandant, le général américain ne voulut point lui accorder une capitulation formelle ; mais il dit, en réponse aux articles qui lui furent présentés par quelques uns des principaux bourgeois[32], « Que l’armée continentale n’était venue que pour donner liberté et sûreté ; qu’il espérait qu’il s’assemblerait un congrès, ou une convention provinciale, qui adopterait avec zèle toutes les mesures qui pourraient contribuer à établir, sur des bases solides, les droits civils et religieux de toutes les colonies », &c.

Apprenant que le général Carleton était retenu, par la contrariété des vents, à la hauteur de Lavaltrie, Montgomery se prépara à l’y aller attaquer, se flattant de le faire prisonnier, avec ceux qui l’accompagnaient, et de mettre ainsi une fin prompte et heureuse à la guerre du Canada. Son dessein ne réussit pourtant qu’à demi. On était heureusement dans la saison des nuits longues et obscures : le brave et loyal capitaine Bouchette, du Gaspé, fit prendre au gouverneur le costume d’un habitant de la campagne[33], et le fit embarquer avec lui, M. Charles de Lanaudière, son aide-de-camp, et un vieux sergent du nom de Bouthilier, dans un esquif, ou canot léger, dont il avait eu la précaution de faire couvrir les bords, de même qu’une partie des rames, avec de la flanelle ; et en voguant ainsi sans bruit, au milieu de l’obscurité, on put atteindre les Trois-Rivières sans accident. Le gouverneur s’y trouva pourtant exposé à un danger plus imminent, en apparence, que celui auquel il venait d’échapper. À peine était-il entré dans la ville, qu’un parti d’Américains y arriva, et que l’hotellerie où il était descendu s’en trouva remplie. Mais, au moyen de son déguisement, et des manières familières que prit avec lui à dessein l’ingénieux capitaine Bouchette, on put le faire rembarquer dans l’esquif, et atteindre une goëlette, sur laquelle on parvint heureusement à Québec.

Pendant que le général Carleton arrivait ainsi à bon port, la flottille, sur laquelle était resté le brigadier Prescott, avait été forcée de capituler.

Tandis que les Américains attaquaient le Canada du côté de Mont-réal, une autre expédition s’avançait par le sud-est, pour l’attaquer du côté de Québec. Vers le milieu de septembre, le colonel Arnold, détaché, avec environ 1,500 hommes, de l’armée qui assiégeait Boston, s’était rendu à la rivière Marymac, d’où des vaisseaux l’avaient transporté à l’entrée du Kennebec[34]. Il avait remonté cette rivière jusqu’à sa source, avec des difficultés et des fatigues incroyables. Après avoir franchi les hauteurs qui séparent les versans de l’Atlantique et du Saint-Laurent, il avait atteint la source de la Chaudière, et était arrivé, le 4 novembre, à Sartigan, le premier établissement canadien situé sur cette rivière.

Cependant, en l’absence du gouverneur-général, M. Cramahé, qui avait eu quelque vent de l’expédition d’Arnold, avait songé à mettre Québec à l’abri d’un coup de main : il avait donné des ordres pour la construction de nouveaux ouvrages de fortification, et pour l’organisation et l’armement de la milice. Arnold arriva à la Pointe-Lévis, le 9. Le lendemain, il y eut chez le lieutenant-gouverneur un conseil de guerre, où il fut résolu qu’on tiendrait ferme, et qu’on se défendrait, tant qu’il resterait quelque espoir de le faire avec succès. Les Américains ne purent traverser de la rive du sud à celle du nord que dans la nuit du 13. Leur descente se fit à l’ouest du Cap aux Diamans. Arnold gravit les mêmes escarpemens que Wolfe avait gravis, dans la guerre précédente, et il se porta comme lui sur le plateau des hauteurs d’Abraham ; mais il avait perdu l’occasion de surprendre la place, et il n’avait pas assez de troupes pour l’attaquer de vive force. Après avoir occupé momentanément quelques positions, au voisinage de la ville, il se détermina à remonter la rive gauche du fleuve jusqu’à la Pointe aux Trembles, pour y attendre Montgomery. Le général Carleton, qui avait débarqué en cet endroit, venait d’en repartir, lorsqu’Arnold y arriva.

Le général approuva ce que M. Cramahé avait fait, en son absence ; mais apprenant que plusieurs des habitans refusaient de s’enrôler comme miliciens, il menaça de faire sortir de la ville tous ceux qui ne voulaient pas prendre les armes pour sa défense, et cette menace fut suivie de l’effet qu’il en attendait. Il profita de l’éloignement des ennemis pour approvisionner sa garnison de tout ce qui devait lui être nécessaire, pendant le siège qu’elle allait avoir à soutenir.

Montgomery arriva à la Pointe aux Trembles, le 1er décembre, avec quelques centaines d’hommes seulement. Il s’approcha de Québec, et le 3, il envoya sommer le gouverneur de se rendre ; mais loin d’admettre son parlementaire dans la ville, on tira, ou l’on feignit de tirer sur lui : sa lettre, apportée au gouverneur par une femme, fut traitée avec le dernier mépris, et brulée sans avoir été ouverte, et on lui fit dire que tel serait le sort de tout message semblable de la part des Américains, « s’ils n’imploraient la clémence du roi, et ne redevenaient des sujets loyaux. » Pourtant, le lendemain et les jours suivants, les assiégeans jettèrent dans la haute ville, au moyen de flèches, plusieurs lettres adressées, les unes au gouverneur, les autres aux habitans ; mais elles tombaient rarement sous les yeux des citoyens, car « aussitôt qu’elles étaient apperçues, elles étaient ramassées et portées au Château ».

N’espérant plus devenir maître de Québec par capitulation, Montgomery résolut de tenter de l’emporter de vive force. Le 31 décembre, à deux heures du matin, il passa son armée en revue : il en choisit 1,600 hommes pour l’attaque projettée, et les partagea en quatre bandes. La première division, dont il se réserva le commandement, et qui consistait en sept cent-cinquante hommes, devait s’avancer du Foulon par l’Anse des Mères et sous le Cap aux Diamans : la seconde, sous Arnold, devait attaquer du côté de Saint-Roch, et s’avancer par le Sault-au-Matelot : le colonel Livingston, à la tête des Canadiens qui avaient été gagnés à la cause des colonies insurgées, avait ordre de faire une fausse attaque, à la porte Saint-Jean, tandis que le major Brown en ferait une autre au Cap aux Diamans. Les deux derniers avaient ordre de faire des signaux, afin que les différents détachemens pussent commencer l’attaque en même temps. Les fusées, qui étaient le signal convenu, furent apperçues de la ville, vers quatre heures et demie du matin, par le capitaine Fraser, du régiment royal : il battit aux armes, et en peu d’instans, toute la garnison fut aux différents postes qui lui avaient été assignés.

Moutgomery s’avança hardiment, (nous dirions mieux témérairement), avec sa division, par un sentier rendu extrêmement difficile par les glaçons que la marée y avait accumulés, et par l’épaisseur de la neige, qui tombait en abondance, ayant d’un côté, une espèce de précipice, et de l’autre, un rocher comme suspendu au-dessus de sa tête. Il se rendit maître d’une première barrière, et s’avança à l’attaque d’une seconde, défendue par une soixantaine d’hommes, avec plusieurs petits canons chargés à mitrailles. On laissa approcher les assaillans à vingt-cinq verges de distance, et l’on tira alors sur eux avec tant d’effet, qu’ils furent forcés de retraiter précipitamment, après avoir perdu un nombre d’hommes, et parmi eux leur général et ses deux aides-de-camp.

Arnold faisait en même temps son attaque, du côté du Sault-au-Matelot. Il surprit et fit prisonnière la garde postée à la première barrière ; mais il reçut à la jambe une blessure grave, et dut être porté loin de la mêlée. Cet incident n’empêcha pas les assaillans de s’avancer hardiment, sous les ordres du capitaine Morgan, à l’attaque de la seconde barrière, et ils l’auraient probablement emportée d’assaut, si ceux qui la défendaient n’eussent reçu à temps un renfort de miliciens, commandés par le colonel Caldwell et le major Nairne. Il s’en suivit un combat où l’avantage fut quelque temps balancé ; mais lorsqu’ayant épuisé leurs munitions, les assaillans voulurent se replier, leur position se trouva tournée, et ils furent forcés de se rendre.

Hors d’état de se maintenir devant la place, les Américains allèrent prendre une nouvelle position, à une lieue de distance. Carleton fit incendier le palais de l’intendant, et toutes les maisons du voisinage, afin que l’ennemi ne s’y pût pas loger. La vigilance, l’activité, l’habileté que ce général avait déployées pour la défense de Québec, lui faisaient le plus grand honneur. Un trait qui ne l’honora pas moins, peut-être, ce fut le soin qu’il prit, après le combat, de faire chercher le corps du général Montgomery, et de le faire enterrer décemment.

Des privations que les troupes américaines éprouvèrent, après leur défaite, les rendirent turbulentes et indisciplinées ; les Canadiens eurent à se plaindre de cet état de choses, et la plupart de ceux qui d’abord avaient paru favorables à leur cause, les abandonnèrent peu à peu. Dans le même temps, un parti nombreux de volontaires canadiens, sous l’actif et loyal de Beaujeu, était stationné sur la rive droite du fleuve, et interceptait la plupart des convois destinés aux Américains.

Arnold, qui, après avoir reçu quelques renforts, s’était rapproché de la ville, fut remplacé, le 1er avril, par le général Wooster, qui, au bout d’un mois, eut pour successeur le général Thomas. Ayant reconnu d’abord, qu’avec le peu de troupes qu’il avait, il ne pouvait prolonger le siége d’une ville où allaient arriver des convois maritimes, dont on avait déjà signalé l’apparition dans le lit inférieur du fleuve, Thomas voulut du moins faire une nouvelle tentative pour s’emparer de la place, avant que les chances lui devinssent encore plus contraires. Le projet d’incendier les vaisseaux du port, et de donner aussitôt l’assaut à la ville, devait s’exécuter le 8 mai ; mais un brulot dirigé contre les vaisseaux anglais ayant été lui-même consumé, avant d’avoir pu les atteindre, la flotte fut préservée, et la surprise et l’assaut ne purent avoir lieu. Les Américains se retirèrent dans leur camp, et deux jours après, ils commencèrent à évacuer leur position. Une sortie, que fit le gouverneur, avec l’élite de sa garnison, les surprit, au milieu de ce mouvement, et précipita leur retraite. Ils laissèrent en arrière leurs munitions et leur bagage ; ce dénument rendit leur marche plus pénible : il leur fallait se disperser pour trouver des subsistances. Parmi les hommes qui s’égarèrent, les uns restèrent prisonniers de guerre ; « les autres furent secourus par l’humanité des Canadiens ».

Le lieu de ralliement des troupes américaines était situé vis-à-vis du confluent de la rivière de Richelieu : celles qui montaient de Québec y arrivèrent, après avoir perdu leur chef, et essuyé de grandes fatigues : elles y furent jointes par un corps de 4,000 hommes commandés par le général Sullivan ; mais ces troupes arrivaient trop tard pour aller reprendre devant Québec les opérations du siège, et elles étaient de beaucoup inférieures à celles que les Anglais venaient de recevoir par le fleuve.

Ces derniers occupaient alors, dans le voisinage des grands lacs, des forts qui les mettaient en relation avec les Sauvages des environs. Ce fut au moyen de ces auxiliaires qu’ils purent déloger les Américains du poste des Cèdres, et les chasser de toute la grande pointe, ou presqu’île formée par le fleuve et par la rivière des Outaouais. Demeurés, au nombre de quelques centaines, prisonniers du capitaine Foster, commandant dans l’endroit, plusieurs furent, dit-on, massacrés par les Sauvages. Ces derniers redoutant la vengeance d’Arnold, qui était parti de Mont-réal avec un corps de six cents hommes, lui déclarèrent que si un seul Sauvage était tué, tous les prisonniers qu’ils avaient seraient mis à mort. Pour épargner ce malheur à ses compatriotes, Arnold n’attaqua point les Sauvages, et consentit à l’échange du reste des prisonniers.

Cependant, l’armée anglaise partie de Québec, avec le général Carleton, était échelonnée sur les bords inférieurs du fleuve, et son corps le plus avancé était arrivé aux Trois-Rivières. Sullivan crut qu’il aurait bon marché de cette division, s’il pouvait l’attaquer avant qu’elle eût été jointe par les autres. Il fit embarquer sur le lac Saint-Pierre 1,800 hommes sous le commandement du brigadier Thompson, pour aborder à la Pointe du Lac, et de là s’avancer sur les Trois-Rivières ; mais avant d’y arriver, ils rencontrèrent le brigadier Fraser, à la tête d’un corps de troupes plus nombreux que le leur. Il s’en suivit un combat meurtrier, qui se termina à l’avantage des Anglais. Le général Thompson et le colonel Irwin, commandant en second, furent faits prisonniers avec environ deux cents de leurs gens. Le reste retraita précipitamment, à travers les plaines marécageuses du nord du lac, et alla rejoindre les autres troupes américaines à Sorel.

Les forces anglaises se montaient alors à 13,000 hommes, et Sullivan n’en avait que 5,000. Ce général remonta le Richelieu, et gagna successivement le fort de Chambly et celui de Saint-Jean, où il fut joint par Arnold, qui ramenait avec lui la garnison de Mont-réal. Après avoir détruit ce dernier fort, et occupé momentanément l’Isle-aux-Noix, Sullivan traversa du nord au midi le lac Champlain, et se replia sur les forts de Crown-Point et de Ticonderoga, d’où l’expédition américaine était partie, huit mois auparavant.

« On avait trop compté dans cette entreprise, dit un écrivain français, sur la faveur d’une partie des Canadiens, et sur leur coopération : cette fausse espérance fit commencer avec des moyens trop faibles une conquête où l’on ne pouvait s’appuyer que sur ses propres forces. Néanmoins cette expédition, quoique malheureuse, avait offert aux Américains de nombreuses occasions de déployer leur courage ; elle avait signalé les vertus militaires et civiles de Richard Montgomery, digne d’être proposé pour modèle aux guerriers. Les Canadiens avaient rendu hommage à sa modération au milieu des succès, et lorsqu’il fut tombé sous les murs de Québec, le général Carleton lui fit rendre les honneurs funèbres dûs à son grade et à l’éclat de ses actions. »

Carleton aurait pu dès lors poursuivre plus loin ses avantages ; mais il crut que le succès serait plus certain, s’il devenait maître de la navigation du lac Champlain. Il se hâta de faire les préparatifs de cette entreprise, et pour en dérober plus longtems la connaissance aux Américains, il fit venir d’Angleterre les ancres, les agrès, les bois tout travaillés des vaisseaux qui devaient être armés. Tous ces matériaux, après avoir traversé pêle-mêle l’océan, furent transportés par le Saint-Laurent et le Richelieu, jusqu’au chantier de construction, où il ne restait plus qu’à les assembler. Les ouvriers nécessaires avaient fait partie de l’expédition : le travail fut fait promptement, mais il avait fallu beaucoup de temps pour le préparer, et ce ne fut qu’au mois d’octobre qu’on eut une flottille composée de trois vaisseaux à trois mâts, de vingt barques, ou chaloupes canonnières, et d’un nombre considérable de barges ou bateaux de transport. Le commandement en fut donné au capitaine (depuis l’amiral) Pringle.

Les Américains avaient été jusqu’alors maîtres de la navigation du lac Champlain, et pour la conserver, ils étaient parvenus à équipper une flottille composée d’une corvette, de deux brigantins et d’une douzaine de bâtimens de moindre grandeur. Le commandement en fut confié au brigadier Arnold. Les deux escadres se rencontrèrent, le 11 octobre, près de l’île de Valicourt : il s’en suivit un engagement très vif entre plusieurs vaisseaux ; mais comme les Anglais, qui avaient le vent contraire, ne pouvaient employer qu’une partie de leurs forces, au bout de quelques heures, leur commandant ordonna la retraite, pour remettre l’attaque au lendemain. Les Américains avaient cependant perdu deux navires, l’un mis en feu, l’autre coulé bas, et Arnold ne voulut pas attendre dans la même station le renouvellement du combat. Il se dirigea, dans la nuit, vers le mouillage de Crown-Point, pour, à l’aide des batteries de ce fort, mettre plus de proportion dans ses moyens de défense ; mais avant d’arriver à l’extrémité méridionale du lac, il fut atteint par l’escadre anglaise. Une nouvelle action s’engagea, et quatre bâtimens, qui formaient l’avant-garde américaine, purent seuls gagner Crown-Point. N’espérant plus pouvoir défendre les autres, Arnold manœuvra pour les faire échouer, y mit le feu, et ne sortit du sien qu’à travers la flamme. Après avoir détruit Crown-Point, les Américains se replièrent sur Ticonderoga. Carleton regagna le nord du lac, fit garder comme postes avancés l’Isle-aux-Noix et Saint-Jean, et par le Richelieu redescendit à Québec, remettant au printems de l’année suivante la continuation de ses opérations militaires.

Le commandement des troupes qui devaient agir offensivement fut donné au lieutenant-général Burgoyne, qui s’était déjà distingué en Amérique. Ce général arriva à Québec, le 9 mai 1777. Il eut sous lui les majors-généraux Phillips et Riedesel, et les brigadiers Fraser, Powell, Hamilton et Specht. Les préparatifs de l’expédition se firent avec activité : on se hâta de faire transporter aux forts de la rivière Richelieu, et sur la flotte du lac Champlain, tous les approvisionnemens nécessaires. Quelque déplaisir qu’éprouvât le général Carleton de n’être pas chargé de cette expédition, il la seconda avec zèle. Burgoyne, qui se trouvait à la tête de huit à 9,000 hommes de troupes réglées, aurait voulu y joindre au moins 2, 000 Canadiens ; mais on n’en put réunir que quelques centaines.[35]

Un corps de Sauvages, Iroquois, Abénaquis, Algonquins et Outaouais, commandés par M. de Saint-Luc, rejoignirent l’armée sur la rive occidentale du lac Champlain. Le 20 juin, Burgoyne leur donna le banquet de guerre. Dans le discours qu’il leur adressa, en cette occasion, il chercha à exciter leur ardeur pour la cause du roi, et à réprimer en même temps leur barbarie accoutumée, en leur ordonnant d’épargner les vieillards, les femmes et les enfans, et en leur défendant de répandre le sang autrement que dans le combat, et d’enlever la chevelure aux blessés. Mais il leur permit de l’enlever aux morts ; et dans la proclamation qu’il publia le lendemain, il parle des Sauvages qui l’accompagnaient, comme disposés à massacrer, avec leur férocité ordinaire, tous les ennemis de la Grande-Bretagne, qui leur tomberaient entre les mains. Était-il de la convenance politique de paraître vouloir laisser la carrière libre à la barbarie des Sauvages, lorsque réellement on se proposait de la restreindre, et de menacer de maux qu’on n’avait pas dessein d’infliger ? C’était au moins vouloir inutilement paraître inhumain. On aurait évité de se mettre dans cette étrange position, en se passant d’un secours qui ne valait peut-être pas ce qu’il devait coûter. La France et l’Angleterre avaient pu être justifiables d’employer les Sauvages, lorsque c’était pour combattre d’autres Sauvages, leurs ennemis ; mais quand ces puissances les employèrent pour faire des incursions sanglantes, et par là multiplier et rendre plus cruels les maux de la guerre, elles furent, selon nous très blâmables. « En 1757, dit un écrivain moderne, le marquis de Vaudreuil avait cherché, par leur coopération, à suppléer aux forces que le ministère ne lui faisait pas parvenir » ; mais Carleton et Burgoyne n’éprouvaient pas le même besoin. Les Sauvages furent, au reste, des auxiliaires très peu utiles au général Burgoyne, dans sa malheureuse expédition, dont les détails appartiennent exclusivement à l’histoire d Angleterre et à celle des États-Unis.

Déchargé d’un commandement qu’il avait, dit-on, ambitionné, le général Carleton put se livrer, à Québec, à des occupations plus paisibles. Le conseil législatif s’assembla, pour la première fois, au printems de cette année 1777. Seize ordonnances furent passées dans cette première session. Parmi les plus importantes est celle qui a rapport à l’administration de la justice : elle établit, 1o. une cour du banc du roi ; pour les causes criminelles seulement, et où le juge en chef pouvait seul présider ; 2o. une cour des plaidoyers communs pour chacun des districts de Québec et de Mont-réal, où trois juges devaient siéger, mais où la présence de deux était suffisante ; 3o. une cour des prérogatives, ou de vérification (probates), pour les affaires testamentaires et les successions ; 4o. une cour d’appel, que devaient former le gouverneur, le lieutenant-gouverneur, le juge en chef de la province, et des conseillers législatifs au nombre de cinq au moins.

Dans cette session fut aussi passée la première ordonnance pour régler la milice de la province. Presque toutes les clauses de cette loi portent l’empreinte du gouvernement colonial d’alors, qui malgré l’acte de 1774, ou plutôt en conséquence de cet acte, n’était autre chose qu’un despotisme militaire, préférable pourtant à la dégradation civile qui l’avait précédé. « D’après les idées qu’on avait en Angleterre de la France, dit M. Du Calvet, que l’on se figurait comme un royaume où la volonté du monarque était l’unique loi de l’état, et au nom des lois françaises réinstatées dans la colonie, on s’était cru autorisé à y ériger un despotisme armé de tous les pouvoirs qui étaient propres à le rendre formidable et tyrannique, et à l’inviter à l’être. » En effet, loin de restreindre le gouverneur dans de justes bornes, du moins quant aux services exigibles des miliciens, le conseil législatif semblait avoir eu à cœur de le mettre parfaitement à son aise, et de lui ôter la possibilité de toute crainte d’aller trop loin. À quelques exceptions près, tous les Canadiens de l’âge requis, étaient assujétis à des services militaires rigoureux, loin de leurs foyers, et pour un temps presque illimité ; et ceux qui n’étaient pas employés activement étaient tenus de faire gratis les travaux agricoles de leurs voisins absents. Les peines infligées pour contravention à l’ordonnance, quoique restreintes, pouvaient être regardées comme tyranniques.

En 1778, fut passé, dans le parlement britannique, l’acte déclaratoire vulgairement appellé l’acte de la 18ème année de Georges III. Cet acte fut passé dans la vue de ramener les colonies révoltées, et de rassurer celles qui étaient demeurées fidèles. Il y était déclaré que la Grande-Bretagne renonçait au droit de taxer les colonies à l’avenir, et qu’elle n’y établirait d’autres impôts que ceux qui seraient jugés nécessaires pour le réglement du commerce et de la navigation, laissant aux législatures provinciales la disposition des revenus qui en pourraient provenir.

Cette déclaration venait trop tard pour induire les colonies insurgées à se remettre volontairement sous le joug de l’Angleterre ; et le droit que se réservait le parlement britannique d’établir des impôts pour le réglement du commerce, ne fut pas du goût de tout le monde, même dans les provinces de Québec et d’Halifax.

Quelques Canadiens, « que leur zèle avait emportés trop loin contre le gouvernement britannique », avaient abandonné leur pays, après la retraite d’Arnold, pour chercher un asile chez les Américains. D’autres furent alors, ou plus tard, emprisonnés, comme soupçonnés de favoriser la cause des « rebelles ». Depuis longtems, les Canadiens étaient intrigués, travaillés en sens contraire : le congrès américain leur avait adressé une seconde invitation ; Washington en avait fait de même ; et lorsque la France se fut déclarée l’alliée des provinces insurgées, en 1778, le comte d’Estaing, venu, dans l’automne de la même année, dans les parages américains, avec une escadre, leur adressa une lettre, ou proclamation, dans laquelle il leur disait, en substance, « Qu’étant du même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes coutumes, les mêmes lois, la même religion que les Français, ils devaient se joindre à leurs anciens compatriotes, afin de secouer le joug d’une nation étrangère, vivant dans un autre hémisphère, avec des coutumes et une religion différente ; qu’il était autorisé par sa Majesté (Louis XVI) à offrir un appui à tous ceux qui étaient nés pour goûter les douceurs de son gouvernement, à tous ses compatriotes de l’Amérique Septentrionale ; que les Américains et les Français formaient comme un seul peuple, et qu’ils étaient également leurs amis ; que se lier avec les États-Unis c’était s’assurer son bonheur ; qu’enfin tous les anciens sujets du roi de France qui ne reconnaîtraient pas la suprématie de l’Angleterre, pouvaient compter sur son appui et sa protection. »

La proclamation du comte d’Estaing eut peu d’effet sur le peuple, et encore moins sur le clergé et la noblesse, malgré les louanges qu’elle leur prodiguait, et les grandes promesses qu’elle leur faisait. « Il y avait, dit M. Hilliard d’Auberteuil, moins de mécontens à Québec que partout ailleurs. C’était le siége du gouvernement, le séjour de la noblesse, l’asile des ecclésiastiques. Les prêtres menaçaient de la damnation éternelle les Canadiens qui se joindraient aux rebelles. » Selon M. Soulès, les Canadiens « irrésolus, épars sur leur vaste territoire, travaillés par le clergé, qui prévoyait la perte de son crédit dans une alliance avec les Américains, appréhendaient de subir un jour la vengeance si cruelle que l’Angleterre avait tirée de l’inébranlable attachement à la France des Acadiens spoliés et expatriés. »

Une lettre du général marquis de Lafayette, et l’attente d’une nouvelle invasion, qui en effet, ne manqua que par la défection d’Arnold, ne furent pas capables de faire revenir les Canadiens de la crainte d’éprouver le sort de leurs compatriotes d’Acadie, ou de les porter à s’écarter de la fidélité qu’ils devaient à leur nouveau souverain.

L’arrivée en Canada de M. Fleury Mesplet, imprimeur français, qui avait exercé son art à Philadelphie, fournit aux Canadiens l’occasion de faire voir qu’ils n’étaient pas aussi étrangers à la littérature et aux sciences, qu’on l’avait cru, ou feint de le croire. La proposition qu’il fit de publier une feuille hebdomadaire, fut accueillie favorablement, et le premier numéro de la Gazette Littéraire (pour la ville et le district de Montréal) parut le 3 juin 1778. Plusieurs des essais qui remplirent les colonnes de ce journal, pendant la durée de sa publication, qui fut d’une année, font honneur au jugement et au bon goût de leurs auteurs. C’était peut-être plus qu’on aurait dû attendre, quand on considère (pour reproduire les idées de l’éditeur), « que les ports de la province n’avaient été ouverts jusqu’alors qu’au commerce des choses qui tendaient à la satisfaction des sens ; qu’il n’y existait encore ni une bibliothèque publique, ni même le débris d’une bibliothèque, qui pût être regardé comme un monument, non d’une science profonde, mais de l’envie et du désir de savoir ; que jusqu’alors les Canadiens avaient été obligés de se renfermer dans une sphère si étroite, non faute de la volonté d’acquérir des connaissances, mais faute d’occasion ; que sous le règne précédent, ils n’avaient été occupés, en grande partie, que des troubles qui avaient agité leur pays ; qu’ils ne recevaient d’Europe que ce qui pouvait satisfaire leurs intérêts ou leur ambition ; qu’ils avaient ignoré qu’il est possible d’être grand sans richesses, et que la science peut tenir lieu de biens et d’honneurs ; qu’enfin sous le présent règne, ils n’avaient pas changé d’objet, parce qu’il ne leur en avait pas été offert d’autre. »

Sir Guy Carleton ayant demandé et obtenu son rappel, le général Haldimand, Suisse de naissance, lui fut donné pour successeur. Ce nouveau gouverneur arriva à Québec, au commencement de juillet (1778), et le général Carleton s’embarqua pour l’Angleterre, quelques jours après. Les citoyens de Québec présentèrent à l’un et à l’autre des adresses de félicitation, où nous avons regretté de voir l’esprit d’adulation et de servitude se montrer trop à découvert.

Le général Burgoyne, retourné en Angleterre, eut pour premier soin de chercher à se disculper, et il crut que le meilleur moyen d’y réussir était de rejetter sur autrui le blâme de son irréussite. Il déclama, dans la chambre des communes, dont il était membre, contre les Canadiens, comme miliciens, et se plaignit, en termes peu mesurés, de la conduite de M. de Saint-Luc, comme commandant des Sauvages. Nous ne déciderons pas si ce gentilhomme fit bien ou mal d’accepter le commandement des Sauvages, et de se rendre ainsi, en quelque sorte, responsable de leurs actes de barbarie ; mais nous dirons qu’il sut répondre en homme de cœur et d’honneur aux accusations du général anglais, et lui prouver que là où il blâmait les autres, c’était lui-même qui était à blâmer.

Les Sauvages dont les Américains croyaient avoir le plus à se plaindre étaient ceux des cinq tribus iroquoises ; aussi résolurent-ils de les mettre pour longtems hors d’état de leur nuire. Instruits de ce dessein, les Iroquois firent leurs préparatifs de défense, et rassemblèrent 1,800 guerriers, auxquels se joignirent deux cents Européens ; mais les forces envoyées contre eux, sous le général Sullivan, se montaient à 5,000 hommes. L’expédition ressembla à quelques unes de celles qui avaient été dirigées contre eux par les gouverneurs français du Canada. Attaqués dans leurs positions, ils s’enfuirent, après la perte de quelques hommes ; mais leur pays fut complètement ravagé. À l’exemple du comte de Frontenac, Sullivan fit détruire les villages, les habitations isolées, les blés, les fruits, les bestiaux, et d’une contrée riante et florissante fit une solitude désolée. « Ce fut, dit un auteur moderne, un affligeant spectacle pour l’humanité, que de voir ainsi refoulé vers la vie sauvage un grand nombre de peuplades qui commençaient à jouir d’un meilleur sort. Si quelques généreux défenseurs de la race proscrite élevèrent la voix en sa faveur, leurs accens de pitié ne furent point écoutés, et l’on étendit sur une race entière la punition encourue par quelques tribus. On prétendit que tous ces peuples ne pourraient jamais être amenés à la civilisation, et l’on ôsa les présenter au monde comme dégradés de cette dignité morale et intellectuelle dont le sceau fut empreint par la Divinité sur le front de tous les hommes. »

Le 19 mai 1779 fut un jour remarquable par une obscurité extraordinaire, particulièrement à Québec.

Pour revenir au nouveau gouverneur-géneral, on ne pouvait lui refuser de l’esprit, des talens et des connaissances ; mais ceux qui l’avaient complimenté sur sa « ferme équité », et sur sa « douceur affable », ne tardèrent pas à s’appercevoir qu’ils s’étaient trop pressés. Si l’on pouvait ajouter une foi entière à quelques écrits du temps, son administration aurait été celle de l’injuste méfiance, de l’inquisition d’état, de l’espionnage ; il s’y serait commis des actes sans nombre de cruauté, ou de rigueur outrée, d’extorsion et d’iniquité, et la plupart des fonctionnaires publics auraient été dignes d’une telle administration. Comme on l’a vu plus haut, le conseil législatif avait gratifié le pays d’un nouvel acte de judicature, « et, s’écrie M. Du Calvet, quelle est la nature de la jurisprudence qui rend ses oracles en Canada ? Voici les juges de notre province : un capitaine d’infanterie (Fraser) ; un chirurgien-major de la garnison (Mabane), actuellement en service ; un négociant (M. Southhouse), qui n’entend pas une syllabe de français. »[36]

Ce n’était pas, suivant le même écrivain, le droit ou le tort qui décidait du gain ou de la perte d’un procès, mais la bienveillance ou la malveillance des juges. Les corvées, de tous temps et partout regardées comme un grief majeur, se multiplièrent, sous le gouverneur Haldimand, au point de devenir un vrai fléau pour les gens de la campagne. Sir Guy Carleton avait emprisonné quelques particuliers, entre autres le sieur Walker, comme coupables ou prévenus d’adhésion à la cause américaine : M. Haldimand emprisonna par centaines coupables et innocens, entre autres, le sieur Du Calvet, un de ceux qui eurent le plus à souffrir sous son administration. Il est vrai que ce gouverneur fut trompé, (comme le furent quelques uns de ses successeurs,) par ceux qui l’entouraient : il est vrai aussi que le mécontentement était grand alors dans la province, et qu’il se manifestait parfois assez ouvertement : enfin, la vérité force à dire que chez quelques uns, entre autres, les sieurs Cazeau[37], Hay, Laterrière, le mécontentement apparent fut, au fond, une véritable conspiration contre le gouvernement.

Cependant, les esprits s’agitaient de plus en plus dans la province : les Anglais avaient toujours été mécontents de l’acte de 1774, les uns, parce qu’il ne leur accordait pas assez ; les autres, parce qu’il accordait trop, suivant eux, aux Canadiens ; et si ces derniers s’étaient d’abord montrés satisfaits de ce statut, quelques unes des mesures auxquelles le gouverneur Carleton avait voulu recourir, et plus encore la conduite arbitraire et violente du général Haldimand, leur firent comprendre que ce simulacre de constitution ne les mettait pas à l’abri des coups du despotisme, n’était pas pour eux une garantie suffisante, sous le rapport de la propriété et de la liberté même personnelle, et que le congrès américain pouvait bien ne leur en avoir pas exagéré la défectuosité.

Il est vrai que le conseil législatif avait « le pouvoir et l’autorité de faire des lois pour la police, le bonheur et le bon gouvernement de la province » ; mais, outre que ce conseil ne pouvait rien sans « le consentement du gouverneur, ou du commandant en chef », il n’était pas composé de manière à mériter l’entière confiance des Canadiens[38], et quelques uns de ses actes n’étaient pas propres à donner une haute idée de l’habileté, ou de la libéralité de la majorité de ses membres. Les Anglais se disaient presque entièrement privés de la liberté, et pour mieux réussir à obtenir ce qu’ils appelaient leurs priviléges essentiels et inaliénables, ils crurent devoir s’associer les Canadiens, et ils en trouvèrent un certain nombre disposés à seconder leurs efforts. Il y eut des assemblées publiques, et il fut nommé des comités composés d’Anglais et de Canadiens, pour s’entendre sur ce qu’il convenait de demander, et dresser des projets de requêtes au roi et au parlement. Ces projets furent imprimés en langue française, et répandus profusément dans la province. On y demandait qu’il fût établi une chambre d’assemblée, ou de représentans du peuple ; que l’habeas corpus, et autres lois anglaises relatives à la liberté personnelle, fissent partie de la constitution ; que le procès par jurés eût lieu en matière civile ; que les anciennes lois et coutumes du Canada relatives à la propriété foncière, aux contrats de mariage, au droit d’héritage et au douaire, demeurassent en force dans les districts de Québec et de Mont-réal, mais que les lois anglaises concernant ces matières fussent introduites dans les parties de la province qui, par suite, seraient établies par des Anglais ; que les affaires de commerce fussent aussi réglées par les lois anglaises, dans toute l’étendue de la province, et que le code criminel d’Angleterre demeurât en force.

Cependant, les négociations entamées depuis longtems entre la Grande-Bretagne et ses anciennes colonies, déjà reconnues indépendantes par la France, l’Espagne et la Hollande, amenèrent le traité de paix de 1783. Tout ce qui, après la conquête du Canada, avait été détaché de ce pays, aussi impolitiquement qu’injustement, pour aggrandir les anciennes colonies anglaises, fut réclamé par les Américains, et le ministère britannique, qui n’avait rien de plausible à opposer à leurs prétentions, se vit contraint d’y accéder. Par cette démarcation, les villes de Québec et de Mont-réal ne se trouvèrent plus qu’à quelques lieues des frontières, et le Canada perdit, avec les postes transportés aux États-Unis, une grande partie du commerce profitable qu’il faisait avec les tribus sauvages de l’Ouest. Plus de la moitié des Canadiens de ces quartiers devinrent Américains, sans néanmoins cesser d’être Français, et le Détroit, leur capitale, dut être rayée du nombre des villes canadiennes.[39]

Dans le cours de cette même année 1783, le général Haldimand fit faire un recensement de la population du Canada, dans lequel fut compris le nombre d’arpens de terre en culture, de minots de grain semés, de chevaux, de bêtes à cornes, &c. Tout, excepté le nombre des habitans, qui n’est porté, dans le dénombrement, qu’à 113,012, se trouva avoir doublé, depuis 1765 ; d’où l’on peut raisonnablement conclure que le recensement de la population fut incomplet ; et c’est ce qui devait naturellement avoir lieu, sous une administration qui empirait le despotisme de la législation. Les lois concernant les corvées et la milice étaient particulièrement odieuses au peuple : les Canadiens en avaient trop souffert, ou en pouvaient trop souffrir, pour ne pas chercher à s’y soustraire ; et le plus sûr moyen était sans doute, dans leur opinion, d’éviter, lorsque la chose était possible, d’être mis sur les rôles du dénombrement.

Cependant, les requêtes dont nous avons parlé plus haut, ayant été signées par ceux qui le voulurent faire, il fallut nommer des députés pour les porter en Angleterre. Le choix tomba sur MM. Powell, Adhémar et Delisle. Ces messieurs s’embarquèrent pour l’Angleterre, dans l’automne de cette même année 1783. « Ces députés, dit M. Du Calvet, étaient recommandables par la droiture, le patriotisme, le bon esprit, le mérite personnel ; mais c’étaient de simples citoyens, et le mérite individuel, la vertu isolée, ne brillant que de leur lustre interne et modeste, ne suffisent pas pour réussir auprès d’un gouvernement : il faut de la grandeur, de l’éclat et de la pompe dans les cours, pour s’y faire remarquer et écouter ; et ce n’est que par l’importance de l’ambassadeur qu’on y juge de l’importance de l’ambassade. » Ces députés eurent pourtant une audience de M. le baron Maseres, ci-devant avocat-général, et alors agent de la province de Québec, qui leur fit une série de propositions dans l’intérêt des Canadiens, sous la forme de questions, auxquelles ils répondirent affirmativement.

Dans ces propositions, on pourvoyait « au plus pressé », et il n’était pas question de l’établissement d’une chambre d’assemblée, en conséquence, peut-être, de l’opposition qu’y avait montrée la noblesse du pays généralement, dans ce que M. Du Calvet appelle une « contrepétition ».

M. Du Calvet, passé en Angleterre, pour y réclamer la protection du gouvernement, et y solliciter le rappel du général Haldimand, s’y évertuait aussi pour procurer à ses compatriotes un avenir plus heureux, ou, comme il s’exprime, « un sort national qui les mît à l’abri des atteintes du despotisme ». À son « Appel à la justice de l’état », publié à Londres, en français et en anglais, il joignit une « Lettre à Messieurs les Canadiens », dans laquelle, après leur avoir mis sous les yeux un apperçu succinct de l’histoire de leur pays, ou plutôt des abus et des vexations du gouvernement colonial, depuis 1763, il leur trace d’une main habile et dirigée par le patriotisme, le plan de gouvernement qu’il croit le plus propre à faire leur bonheur. Ce plan diffère si peu de la constitution de 1791, qu’on serait porté à croire que ceux qui en sont regardés comme les auteurs n’ont été que les copistes de notre compatriote. C’était un plan de gouvernement « assorti avec la dignité d’un peuple aussi distingué par les sentimens que l’étaient les Canadiens, au milieu des nations américaines qui les environnaient. M. Du Calvet veut pour les Canadiens, 1o. la jurisprudence française ; 2o. la loi de l’habeas corpus et le jugement par jurés ; 3o. une chambre d’assemblée, sur un plan général d’économie électorale ; 4o. la liberté de la presse ; 5o. la formation d’un régiment canadien à deux bataillons, (projet qui fut mis à exécution en 1796) ; 6o. l’établissement de colléges pour l’éducation de la jeunesse. « Bien des citoyens, remarque-t-il, envoient aujourd’hui leurs enfans en France, pour suppléer à la pénurie d’écoles publiques, qui condamne en Canada la jeunesse à ne pouvoir mettre en valeur les talens dont la nature l’a pu douer. Je n’ignore pas, ajoute-t-il, que les biens des jésuites constituent un apanage destiné à la couronne ; mais le Canada en corps réclame contre cette destination, qui renverse les droits de la province, et est destituée de toute analogie avec la donation primitive de ces fonds, faite sous la redevance de n’en percevoir le produit qu’en vertu de l’éducation de la jeunesse. »

L’ordre reçu d’Angleterre de passer une loi pour la sûreté et la liberté personnelle des habitans du Canada, excita des débats animés dans le conseil législatif, au printems de 1784. Si on ne pouvait pas décemment s’opposer à la volonté du gouvernement de la métropole, énoncée dans l’intérêt de la colonie, on tenta du moins de limiter le bienfait royal, en excluant du bénéfice de l’acte (d’habeas corpus) le clergé régulier de l’un et de l’autre sexe. La proposition en fut faite par M. de Saint-Luc, probablement à la suggestion des juges Fraser et Mabane, que Du Calvet accuse, à tort ou à droit, « d’avoir absolument juré de perdre la colonie, pour clouer irrévocablement sur leurs têtes une douzaine de places, que leur souplesse avait su y entasser. »[40]

Quoiqu’il en soit, le clergé canadien ne se manqua pas à lui-même, en cette importante occasion : des adresses publiques, signées par les chefs ecclésiastiques,[41] vinrent frapper de toutes parts à la porte du conseil, pour y être admis comme partie intervenante et complaignante de la nouvelle législation qui était sur le tapis ; » et la proposition d’exclusion fut rejettée.

Le conseil législatif de Québec « n’était lié d’aucune relation avec le corps de ses concitoyens ; il ne représentait que ses propres membres, et s’il se fût avisé de parler au nom de la généralité, ç’aurait été un usurpateur des droits publics, auquel on aurait été autorisé à donner le démenti. N’ayant pas été élus paf les suffrages des citoyens, comment les conseillers législatifs auraient-ils été investis du droit de se proclamer leurs représentans ? » La majorité des conseillers n’en croyaient pas moins, en exprimant leurs sentimens particuliers, exprimer aussi ceux de leurs « compatriotes en général ». Un premier projet de requête au gouverneur pour le maintien de l’acte de 1774, proposé par M. de Saint-Luc, ayant été rejetté, le même conseiller proposa le suivant :

« Nous, les membres du conseil législatif, prenons la liberté de représenter à votre Excellence la reconnaissance que nous avons de la bonté paternelle de sa Majesté, dans la généreuse protection qu’elle a accordée au peuple de cette province, pendant les troubles qui ont agité la plus grande partie du continent de l’Amérique Septentrionale, et en même temps, nous prenons l’occasion de renouveller nos prières que votre Excellence veuille transmettre à sa Majesté nos sentimens du grand avantage qui est arrivé au peuple de la province, et à la sûreté et à la tranquillité d’icelle, par l’acte du parlement passé en sa faveur, dans la 14ème année de sa Majesté. La continuation de cette loi étant le résultat du sentiment de tolérance et de générosité qui distingue la nation britannique, sera le moyen de rendre le peuple ; de cette province indissolublement attaché à la mère-patrie, et de le rendre heureux, en jouissant de sa religion, de ses lois et de sa liberté. »

Le conseil législatif exprimait peut-être, dans cette adresse,[42] les sentimens de la majorité des Canadiens, quant au maintien de l’acte de 1774 ; mais ce statut ne les mettait pas en possession de la liberté politique ; et puis, si les égards et le respect dûs en tout temps au souverain, permettaient de le remercier d’avoir protégé ses sujets, quoique par le pacte social, il fût tenu de le faire, c’était une bien grosse adulation que d’attribuer à un esprit de tolérance et de générosité la conservation de la religion catholique en Canada. La préservation de cette religion avait été stipulée par la capitulation de Mont-réal, et confirmée par le traité de Fontainebleau ; or, « être fidèle à ses paroles et à ses sermens, c’est justice, probité, honneur, c’est-à-dire vertus de devoir, et non pas de surérogation, telles que la tolérance et la générosité. »

M. Grant proposa, en amendement, de nommer un comité, pour prendre en considération et rédiger une adresse au roi, siégeant en son parlement, pour le supplier d’instituer une assemblée, ou tout autre corps électif, qui représentât le peuple de la province, et cela pour plusieurs raisons, qu’il expose, et dont la dernière était, « Que l’établissement d’un gouvernement constitutionnel était le plus sûr moyen d’induire les loyaux, mais infortunés sujets de sa Majesté, habitans des ci-devant colonies, à se fixer dans cette province.[43] »

L’amendement de M. Grant fut rejetté, et la motion de M. de Saint-Luc adoptée, à une majorité de sept.[44] M. Jenkins Williams, greffier du conseil, fut chargé d’aller porter sa requête au pied du trône.

Soit que cette requête eût eu l’effet que ses auteurs s’en étaient promis, soit que le gouvernement d’Angleterre ne fût pus de lui-même disposé à accéder aux vœux de ceux qui avaient demandé une assemblée représentative, il fut décidé que le Canada continuerait à être gouverné, pendant quelque temps encore, par le statut de 1774. Le seul acte de justice, ou de convenance, que l’on crut ne pouvoir pas refuser plus longtems aux habitans de cette province, ce fut le rappel du gouverneur Haldimand. Le moins que nous puissions dire de son administration, c’est que ceux qui l’entourraient avaient su lui persuader que les circonstances exigeaient l’exercice d’un pouvoir arbitrairement rigoureux. Pourtant, s’il se fit haïr par le plus grand nombre, comme homme public, il était, comme particulier, doué de qualités estimables. « Cet homme, dit madame de Riedesel, qu’on nous avait représenté comme intraitable, fut pour moi et mon époux un ami sincère et généreux. » Le même auteur le loue encore de son goût pour l’agriculture et pour les ornemens de l’architecture ; enfin, plusieurs des ordonnances passées sous son administration tendaient évidemment à accroître la prospérité agricole et commerciale du pays.

L’administration du gouvernement passa, ad interim, aux mains du lieutenant-gouverneur, Henry Hamilton, qui se trouvait sur les lieux. M. Hamilton avait été officier dans l’armée ; il était généralement honoré dans la province, à cause de ses qualités estimables, et des principes libéraux dont il avait fait preuve, en présence même du gouverneur général.

Le premier acte législatif passé sous son administration, en 1785, fut l’ordonnance « qui règle les formes de procéder dans les cours civiles de judicature, et qui établit le procès par jurés, dans les affaires de commerce et d’injures personnelles qui doivent être compensées en dommages ». Nous y remarquons que, « sur l’ordre du juge, le demandeur obtiendra du greffier de la cour un ordre de sommation, ou d’assignation, dans la langue du défendeur » ; c’est-à-dire en langue française, si la défendeur est Français, ou Canadien d’origine française, et en langue anglaise, si le défendeur est Anglais.[45]

Dans la même session de 1785, furent passées, l’ordonnance « qui concerne l’arpentage des terres », et celle « qui concerne les avocats, procureurs, solliciteurs, et les notaires ». À cette époque, le même individu pouvait être avocat, procureur, notaire et arpenteur. On comprend que des gens qui se livraient à tant de professions différentes n’en pouvaient bien exercer aucune. L’ordonnance précitée ne laisse jointes que les professions d’avocat et de procureur ; exige de ceux qui se proposent de pratiquer comme avocat ou notaire, une étude préalable de cinq années, et enjoint strictement aux notaires de se conformer aux anciennes ordonnances de la province qui les concernent.

L’établissement d’une bibliothèque publique à Québec date de cette année 1785.

Cette même année est remarquable par la grande obscurité qui eut lieu, dans l’automne, à trois différentes fois, par tout le pays. On l’appelle encore l’année de la noirceur, et avec raison, car le dimanche 16 octobre en particulier, vers deux heures de l’après midi, « il fit aussi obscur qu’à minuit, quand la lune n’éclaire pas » ; et entre trois et quatre heures, temps des vêpres, dans les églises catholiques, « l’obscurité fut absolue, et la frayeur à son comble parmi le peuple ». La cause de ce phénomène extraordinaire parut d’abord inexplicable, et ce qu’on en a dit depuis n’est fondé que sur des conjectures.

M. Hamilton ayant été rappellé, les rênes de l’administration passèrent entre les mains du colonel Hope ; mais cet officier ne les tint que très peu de temps ; car le général Carleton, alors lord Dorchester, nommé capitaine-général des provinces anglaises de l’Amérique Septentrionale, arriva à Québec le 21 octobre. William Smith, écuyer, nommé juge en chef de la province, arriva à Québec en même temps que lord Dorchester.

Informé des désordres qui régnaient dans les différents départemens du gouvernement civil, lord Dorchester assembla le conseil, et ayant partagé les membres en différents comités, ou bureaux, il leur donna instruction de s’enquérir de l’état des lois, de la police, du commerce et de l’éducation, pour lui faire rapport respectivement du résultat de leurs enquêtes.

Le comité nommé pour s’enquérir de l’état du commerce s’adressa, par lettres, aux négocians de Québec et de Mont-réal. Ces messieurs s’assemblèrent dans les deux villes, et après de longues discussions, ils présentèrent séparément au comité des rapports détaillés sur une variété d’objets relatifs au commerce, aux lois et à la police. Ils s’étendaient particulièrement sur la confusion qu’il y avait, ou qu’ils voyaient dans les lois, et sur l’incertitude qui régnait dans toutes les procédures légales. Ces rapports furent approuvés par le bureau du commerce, et recommandés par lui à la considération du gouverneur. Il y avait dans ces rapports des allégués d’une nature si sérieuse contre les procédés de toutes les cours de la province, que le conseil crut devoir prier son Excellence d’ordonner une enquête sur l’administration passée de la justice, dans la cour des plaidoyers communs ; sur la conduite des juges de ces cours, et sur l’inconséquence de quelques unes des décisions de la cour d’appel. Le juge en chef ouvrit l’enquête, comme commissaire, au commencement de juin 1787. Plusieurs personnes de rang, et tenant des places de confiance sous le gouvernement, furent interrogées, et « déroulèrent aux yeux du public une scène d’anarchie et de confusion dans les lois et dans la manière dont elles étaient administrées, telle qu’aucune autre colonie britannique n’avait jamais rien vu de semblable, ou même d’approchant ».[46]

Dans la session de 1787, l’ordonnance de milice, passée dix ans auparavant, pour deux années, et continuée jusqu’alors sans amendemens, fut amendée (sans être pour cela améliorée), et rendue perpétuelle. En rendant perpétuelle une loi dont les dispositions pouvaient paraître extrêmement oppressives, même pour un temps de guerre, les législateurs agissaient en sens contraire de ce que les circonstances devaient leur suggérer ; et la raison ne peut guère s’en trouver que dans la supposition, que lord Dorchester et la majorité des conseillers, étaient persuadés que le despotisme militaire le plus rigoureux était le gouvernement qui continuerait à convenir le mieux au Canada.

Une autre ordonnance digne du même despotisme, passée dans la même session, est celle « qui pourvoit au logement des troupes, en certaines occasions, chez les habitans de la campagne, et au transport des effets du gouvernement. » En vertu de cette ordonnance, les habitans de la campagne sont transformés, à la volonté du gouverneur, ou du commandant en chef, en aubergistes, charretiers bateliers, &c., à peine, en cas de refus, ou de négligence, d’amendes fortes et d’emprisonnement. Et quoique les législateurs fussent entrés dans des détails assez minutieux pour n’avoir pas à craindre que le pouvoir exécutif ne fût trop restreint par leur ordonnance, ils la terminent ainsi :

« Quelques règlemens utiles pouvant être convenables à la bonne administration des troupes et des milices, ainsi qu’au transport des effets du roi, qui auraient pu être omis dans cette ordonnance, il est statué et ordonné, que le gouverneur, ou le commandant en chef, est autorisé à faire tels autres règlemens que l’expérience lui fera juger nécessaires. »

Les conseillers, les juges, les officiers publics, les seigneurs, le clergé, la noblesse (qui formait encore alors une caste distincte et privilégiée), les gens de profession, sont exemptés des dispositions de cette ordonnance ; « comme aussi tous ceux que le capitaine-général, ou le commandant en chef exemptera spécialement, sous son seing et sceau ».

Par une autre ordonnance de la même session, les capitaines et autres officiers de milice, dans les paroisses de la campagne, sont déclarés officiers publics de paix, et revêtus de l’autorité attachée à cette qualité.

Malgré cette législation, le mécontentement avait diminué dans la province ; on semblait même y regarder l’état actuel des choses, non seulement comme tolérable, mais même comme satisfaisant, du moins si l’on en juge par la teneur des adresses présentées au prince William-Henry, dans lesquelles était mêlé l’éloge du gouverneur-général.

Le prince William-Henry, troisième fils du roi, arriva au port de Québec, le 14 août, sur la frégate Pegasus, de 28 canons, dont il était commandant. C’était la première fois que le Canada voyait arriver sur ses rivages un personnage aussi illustre : aussi fut-il reçu avec des cérémonies et des réjouissances extraordinaires, à Québec, à Mont-réal et ailleurs. Les habitans de Sorel, alors presque tous anglais ou loyalistes américains, furent si enthousiasmés de la présence du prince, qu’ils lui demandèrent la permission de donner son nom à leur bourg, qui fut appellé depuis (du moins officiellement,) William-Henry.

Dans la session de 1788, fut passée, entre autres, l’ordonnance « pour empêcher qui que ce soit de pratiquer la médecine et la chirurgie dans la province de Québec, ou la profession d’accoucheur dans les villes de Québec et de Mont-réal, sans permission ».[47] L’ordonnance « pour régler plus efficacement la milice de la province », fut amendée dans la session de 1789 ; mais elle n’en devint pas moins oppressive, ni plus compatible avec l’état de paix et de tranquillité où l’on était.[48]

Par une ordonnance de la session de 1787, le gouverneur était autorisé à former dans la province, de l’avis du conseil, un ou plusieurs districts inférieurs, par lettres-patentes, sous le grand sceau de la province ; « parce que plusieurs milliers de loyalistes, et autres, s’étaient établis dans les pays d’en haut, au-dessus de Mont-réal, et dans les baies de Gaspé et des Chaleurs, au-dessous de Québec ». Lord Dorchester en avait établi cinq, auxquels il avait donné les noms de Gaspé, Lunenburg, Mecklenburg, Nassau et Hesse.[49] Dans la session de 1789, il fut passé une ordonnance « pour pourvoir plus efficacement à l’administration de la justice dans les nouveaux districts ».

Cependant, le comité du conseil exécutif[50] chargé de s’enquérir des moyens d’avancer l’éducation élémentaire et classique dans la province, crut devoir, avant de faire son rapport au gouverneur sur le sujet, consulter l’évêque de Québec, M. Jean François Hubert, et son coadjuteur, M. François Bailly, évêque de Capse. Dans une lettre datée du 13 août 1789, et accompagnée d’une série de questions, le président disait, en substance, à ces prélats, « qu’un comité du conseil ayant été chargé de faire un rapport au gouverneur, sur le dessein important de donner l’essor à la science sur une grande échelle, par l’établissement d’une université, le comité avait posé les questions incluses, afin de pouvoir faire son rapport avec connaissance de cause, et les leur soumettait, dans la persuasion que personne n’était plus qu’eux en état de donner, et ne donnerait plus volontiers les renseignemens demandés, sur un sujet d’où dépendaient le bien-être de la jeunesse et la prospérité de la province, et que le comité recevrait avec reconnaissance leur aide et celle de leur clergé, dans cette grande et honorable entreprise ».

Les prélats écrivirent au président, qu’ils répondraient aux questions qui leur étaient proposées, lorsqu’ils auraient eu le temps de les examiner mûrement. Les réponses des deux évêques furent faites dans un sens diamétralement opposé. M. Hubert croit que le pays est trop peu avancé, trop peu peuplé et trop pauvre, « que le temps n’est pas arrivé », pour la fondation d’une université à Québec ; M. Bailly dit « qu’il est grandement temps qu’il soit établi une université en Canada et il conjure le comité du conseil, « par tout ce qu’il y a de plus sacré, de poursuivre avec diligence cette grande et honorable entreprise ». Ni l’une ni l’autre réponse ne nous paraît avoir été de nature à éclairer beaucoup le comité, encore moins à le déterminer sur le sujet de son enquête. On trouve pourtant dans la lettre de l’évêque de Québec, datée du 18 novembre 1789, un apperçu de l’état de l’éducation, ou de l’enseignement public d’alors, utile à reproduire, en substance, comme objet de comparaison. Le séminaire, ou collége de Québec, était la seule institution où l’on pût faire un cours d’études complet. Il n’y avait pas encore de classes de philosophie au collége de Mont-réal.[51] Les jésuites avaient discontinué, depuis 1776, leur école, « où l’on enseignait gratuitement à la jeunesse la lecture, l’écriture et l’arithmétique ».[52] Dans toutes les autres écoles, tant de garçons que de filles, on n’enseignait qu’à lire et à écrire.

Les réponses contradictoires des deux prélats ne pouvaient pas, comme nous venons de le remarquer, être fort utiles au comité d’éducation : il en vint pourtant à conclure :

1o. Qu’il était expédient d’établir sans délai des écoles gratuites de paroisses, ou de villages, dans tous les districts de la province, pour l’enseignement de la lecture, de l’écriture et des premières règles de l’arithmétique ;

2o. Qu’il était expédient qu’il y eût, au chef lieu de chaque district, une école gratuite, où l’on enseignerait toutes les règles de l’arithmétique, la grammaire, les langues, la tenue des livres, le jaugeage, la navigation, l’arpentage, et les branches pratiques des mathématiques ;

3o. Qu’il était expédient d’ériger un collége, ou une institution collégiale, pour la culture des arts libéraux, et des sciences qui s’enseignent ordinairement dans les universités d’Europe, à l’exception de la théologie.

Le rapport fut imprimé en anglais et en français, et distribué profusément dans la province ; mais le projet éprouva de l’opposition, et ne put être mis à exécution.

Dans la session de 1790, il fut passé une ordonnance pour former un nouveau district, entre ceux de Québec et de Mont-réal ; ou pour rétablir le district des Trois-Rivières. Un autre acte important de cette session est l’ordonnance « pour conserver plus efficacement, et distribuer plus convenablement les anciennes archives françaises ».

Le gouverneur avait nommé un comité du conseil, « avec pouvoir d’interroger le procureur-général et le solliciteur-général, et autres témoins qu’il croirait compétents », pour lui faire rapport sur les avantages et les désavantages comparatifs de la tenure féodale et de la tenure en franc-aleu roturier.

Le comité dit, entre autres choses, dans son rapport :

Que les progrès des défrichemens et de la population avaient été lents, les parties cultivées, même dans les districts centraux, se bornant aux rives du fleuve Saint-Laurent, et aux embouchures des rivières navigables qui s’y jettent,[53] et plusieurs des seigneuries, à quelques lieues seulement des rivières navigables, étant encore en forêts ; — que le systême féodal devait être regardé comme une des causes du peu de progrès de la colonie, et que le découragement causé par ce systême devait retarder encore dans une plus grande proportion, à l’avenir, les établissemens dans les anciennes concessions ;[54] — que la concession des terres incultes en tenure franche et commune (free and commun socccage) était essentielle l’accroissement, à la force, à la défense et à la sûreté de la province ;[55] qu’à moins que les anciennes seigneuries ne pussent être établies à des conditions aussi avantageuses pour les cultivateurs, que les terres de la couronne, la concession en serait retardée, &c. ; — qu’avec les avantages de la proximité des eaux navigables, et le changement de tenure, les seigneuries seraient probablement les premières entièrement établies, et avec une augmentation de profit pour les propriétaires, qui pourraient concéder leurs terres aux conditions qu’ils pourraient eux-mêmes trouver bonnes, &c. ; — que l’intervention de la législature serait nécessaire pour rendre la nouvelle tenure universelle ; — que si ce devait être l’ouvrage, non du parlement impérial, mais de la législature coloniale, l’acte devrait contenir une clause suspensive, portant qu’il ne pourrait être mis en force qu’après que l’approbation du roi aurait été obtenue ; — qu’un changement absolu et universel des anciennes tenures, quoique pour le mieux, serait une mesure d’une politique douteuse ; mais qu’il ne pouvait pas y avoir beaucoup d’inconvénient à procurer cet avantage à ceux qui le désireraient, et particulièrement à ceux des seigneurs dont les censitaires trouveraient le changement avantageux, et y donneraient leur consentement.

Ce rapport fut suivi d’un projet d’ordonnance, qui fut imprimé pour l’usage des membres du conseil, et qui causa une vive sensation dans la province. Un nombre de seigneurs et de citoyens notables se hâtèrent d’adresser au gouverneur une représentation, où ils lui disaient, en substance :

« Qu’un projet de loi pour le changement des présentes tenures de la province en franc et commun soccage étant parvenu à leur connaissance, ils demandaient qu’il leur fût permis d’exprimer à son Excellence leurs appréhensions les plus vives qu’il n’eût son effet, le regardant comme l’acte le plus destructif des principes fondamentaux de leurs propriétés, conservés par la capitulation, et des titres expressément confirmés par l’acte qui constitue le pouvoir législatif de cette province ; que quoiqu’une partie d’entre eux pussent sentir les avantages qu’ils pourraient tirer individuellement du choix de convertir leurs vastes concessions en franc et commun soccage, loin de chercher à augmenter leur fortune et leur importance aux dépens des laboureurs, ils n’avaient rien tant à cœur que de contribuer à leur bonheur, en s’unissant à eux, pour s’opposer à l’effet d’une innovation si préjudiciable aux intérêts de cette classe d’hommes, la plus utile à la population et à l’avancement des terres de cette province ; qu’il ne paraissait y avoir qu’un seul seigneur, Charles de Lanaudière, écuyer, qui eût sollicité le changement de ses tenures ;[56] que les réponses données, sous son nom, au comité, renfermaient des insinuations contraires à l’état réel des tenures actuelles, et faisaient l’énumération de servitudes humiliantes et antiques du gouvernement féodal tombées en désuétude, et même abrogées, quant aux propriétés, par la réformation de la coutume depuis introduite dans ce pays ; qu’aucun avantage réel ne semblait résulter de la tenure proposée ; qu’au contraire, ils considéraient que le franc et commun soccage dans cette province, non défini par le projet d’ordonnance, référerait vaguement aux lois des propriétés en Angleterre ; qu’il serait un obstacle certain à l’avancement de la culture, à cause des vastes étendues de terres déjà concédées et en partie défrichées, et qu’il introduirait, au choix de quelques uns, une diversité, même une confusion dans les différentes propriétés, parce que le seigneur, devenant le propriétaire despote d’une étendue immense de terres, serait le maître de la diviser, concéder ou vendre, aux conditions les plus dures ; que si l’on permettait à M. de Lanaudière et à ceux qui voudraient l’imiter, de changer l’ancienne tenure de leurs terres, ce serait, non seulement morceller nos lois fondamentales de propriété, d’héritage, et celles qui y sont nécessairement inhérentes, mais encore priver les cultivateurs du droit qu’ils ont de les obliger à leur concéder des terres en roture, à des charges fixes et modérées ; que les sujets canadiens de sa Majesté, loin de manifester le désir de changer la tenure de leurs terres, ont constamment demandé la continuation des lois de leurs propriétés, et que l’innovation proposée, en sous-entendant même certains sacrifices de la part des seigneurs, les dispenserait de concéder les terres aux individus, par portions, et à des charges modiques et réglées ; dispensation considérable, qui n’assurerait plus le défrichement des terres, et ce progrès dans la population, évident depuis que ce pays a cessé d’être en guerre avec les Sauvages et avec ses voisins ; que dans l’attente des avantages prochains que sa Majesté promettait aux Canadiens, par sa dernière recommandation à son parlement,[57] ils ne pouvaient dissimuler à son Excellence les inquiétudes que leur causait l’empressement d’agiter, dans ce moment, une matière si délicate, et si intimement liée à la constitution présente ou future de cette province. »

Cette franche et énergique représentation était signée par une soixantaine de seigneurs, grands propriétaires et bourgeois notables.[58] Le projet d’ordonnance en demeura là, malgré ce que purent dire ou écrire M. de Lanaudière et quelques anciens sujets, qui, ayant acquis, pour peu de chose, les droits seigneuriaux sur de grandes étendues de terre, n’auraient pas été fâchés d’être enrichis tout d’un coup, en devenant les maîtres absolus de ces terres.

Le brigadier (ci-devant colonel) Hope, mort à Québec, en 1790, eut pour successeur, comme lieutenant-gouverneur, le lieutenant-général Alured Clarke, qui avait été gouverneur de la Jamaïque, et qui vint en Canada, au dire de M. Smith, dans l’attente que lord Dorchester donnerait sa démission, et qu’il lui succéderait comme gouverneur-général.

Cette même année 1790, il fut fait un recensement de la population de la province, qui se trouva être d’environ 150,000 âmes.

  1. Les individus qui composèrent d’abord le conseil militaire de Québec furent : le major Augustin Prevost, et les capitaines Hector Théophile Cramahé, Jacques Bazbult, Richard Baillie, Hugh Cameron, Edward Mabane, James Brown. Les noms de baptême des trois derniers sont francisés dans la proclamation, ou ordonnance de création.
  2. Les documens du temps « constatent un fait qui n’était guère que supposé par plusieurs, et (était) nié par le plus grand nombre : ils nous découvrent la manière dont nous devons entendre le 42ème article de la capitulation générale, en nous montrant le sens qu’y attachaient ceux mêmes qui l’avaient accordé, savoir, les généraux Amherst, Murray, Gage, et autres, qui commandèrent aux trois districts, dans les quatre années qui suivirent immédiatement la conquête. » — Correspondance de la Bibliothèque Canadienne, tome IV.
  3. Ce mot était, et est encore employé par extension, dans ce pays, pour signifier concessions, ou rangs de terres, ou fermes à la campagne.
  4. Pour les habitans de la Pointe-Claire, des Cèdres, de Vaudreuil, l’Isle Perrot, Sainte-Anne, Sainte-Geneviève, La Chine, Saint-Laurent et du Sault au Récollet.
  5. Pour Longueil, Chambly, Châteauguay, Laprairie, Boucherville et Varennes.
  6. Pour Saint-Antoine, Sorel, Saint-Ours, Saint-Denis, Contrecœur, Saint-Charles et Verchères.
  7. Pour la Pointe aux Trembles, la Longue-Pointe, la Rivière des Prairies, Sainte-Rose, Saint-François de Sales, Saint-Vincent de Paule, Terrebonne, la Mascouche, Lachenaie.
  8. Pour Lavaltrie, L’Assomption, Lanoraie, Repentigny, Saint-Sulpice, Berthier, l’Isle du Pads, &c.
  9. Ce terme est trop fort pour rendre l’idée de l’auteur ou du traducteur, qui avait probablement en vue des malfaiteurs.
  10. Plusieurs enfans, devenus dans la suite des hommes célèbres, laissèrent alors, ou avaient laissé, trois ans auparavant, leur pays natal ; entre autres, Jacques Bedout, né à Québec, le 14 janvier 1751, devenu capitaine de haut-bord et contre-amiral dans la marine française ; Michel Pelequin, aussi natif de Québec, mort capitaine de vaisseaux ; François Joseph Chaussegros de Lery, né à Québec, le 11 septembre 1754, fait chevalier de Saint-Louis par Louis XVI, créé baron d’empire par Napoléon, habile général d’artillerie sous la république et l’empire, et fait vicomte par Louis XVIII ; Jacques Grasset Saint-Sauveur, né à Mont-réal, le 6 avril 1757, auteur d’un grand nombre d’ouvrages estimés ; André de l’Échelle, né à Mont-réal, le 2 décembre 1759.
  11. Bigot, Varin, Cadet, Penisseault, Breard, Maurin, Corpron, Martel, Estebe.
  12. . « L’opinion publique était trop indignée de la perte du Canada pour que tous les fonctionnaires échappassent aux poursuites judiciaires : une vingtaine furent renfermés à la Bastille ; un plus grand nombre furent contumaces. Les mémoires et enquêtes de cette affaire forment plusieurs volumes in 4o. » — M. Isidore Lebrun.

    Pierre Rigaud, marquis de Vaudreuil, (ci-devant gouverneur), Charles Deschamps de Boishebert, François Lemercier, et quelques autres, furent « déchargés de l’accusation. »

  13. Il succédait à Sir Jeffrey Amherst, qui avait le titre de capitaine-général des pays nouvellement enlevés à la France et qui conséquemment doit être regardé comme le premier gouverneur anglais du Canada.
  14. MM. William Gregory, juge en chef, ou président, Paulus Emilius Irving, H. T. Cramahé, Adam Mabane, Walter Murray, Samuel Holland, Thomas Dunn, François Mounier.
  15. Par la raison, alors péremptoire, qu’il ne s’y trouvait pas un nombre suffisant de sujets protestants qualifiés pour être juges de paix, &c.
  16. Un parti ayant été envoyé en avant par Ponthiac, chef outaouais, sous le prétexte de complimenter le commandant, après que le chef de la bande eut fait son compliment, et protesté de son affection pour les Anglais, les Sauvages se mirent à jouer à la balle, près de l’enceinte du fort. La balle fut jetée plusieurs fois à dessein en dedans de la palissade, et autant de fois des Sauvages y entrèrent pour la reprendre. Par ce moyen, ils parvinrent à se rendre maîtres d’une des portes, et tout le parti se précipita dans le fort.
  17. Capitaine dans les troupes de la colonie, sous la domination française. Il s’était acquis une grande influence sur les Sauvages des environs du Détroit et de Michillimakinac. Il en avait amené deux cents guerriers à Mont-réal, dans l’été de 1759.
  18. « Le plus vaillant, le plus formidable Sauvage qu’on ait jamais connu… Ennemi mortel des Anglais, qui firent en vain tous leurs efforts pour l’amener dans leurs intérêts, il molesta sans cesse la conquête qu’ils avaient faite de ces contrées sur les Français, dont il était l’ami dévoué, et qu’il ne put jamais oublier. » M. J. C. Beltrami.

    Chargé de le regagner en 1762, le major Roberts lui envoya de l’eau-de-vie. Quelques guerriers, qui entouraient leur chef, frémirent, à la vue de cette liqueur, qu’ils croyaient empoisonnée, et voulaient qu’on rejetât un présent si suspect. « Non, leur dit Ponthiac, l’homme qui recherche mon amitié ne peut songer à m’ôter la vie. » Et il avala la boisson avec l’intrépidité d’un héros de l’antiquité.

  19. « M. du Calvet, protestant français, était resté en Canada, après sa cession à la Grande-Bretagne… Son ouvrage contient quelques documens intéressants relativement aux époques qui précédèrent l’établissement d’une constitution représentative dans le Bas-Canada… Le tableau que M. Du Calvet nous donne de ces époques, et des acteurs qui y figuraient, est probablement surchargé, et dans bien des cas, ses portraits sont absolument des caricatures. » — M. G. B. Faribault, Catalogue d’ouvrages sur l’Amérique, &c.
  20. Ils représentèrent les catholiques comme une nuisance, ou à peu près, à cause de leur religion.
  21. M. Du Calvet exagère dans la louange comme dans le blâme.
  22. The History of Canada, from its first discovery, &c.
  23. Il paraît que le général Murray, trop ami du militaire, avait destitué M.  Walker ; car il lui est ordonné, dans la lettre de M. Conway, de le rétablir incontinent dans sa charge de juge de paix.
  24. Carver « donne des détails intéressants sur les Sauvages ; mais il parle avec un peu de jactance de ce qu’il a vu, et cependant il n’a pas remonté le Mississipi plus haut que le P. Hennepin, et peut-être n’est-il pas allé à l’ouest, plus loin que Lahontan ; mais il a suivi l’usage de ses compatriotes, qui rendent rarement justice aux découvertes des Français. Son voyage a été traduit en français par M. Montucla, avec des remarques et quelques additions. » — Biographie Universelle.
  25. M. Cugnet est auteur d’autres ouvrages, sur les lois du pays.
  26. « La traduction française du voyage de Hearne est assez exacte ; mais elle offre des incorrections, et peu de connaissance de tout ce qui concerne l’histoire naturelle : il en résulte que des animaux décrits par Charlevoix, et autres Français qui ont visité le Canada, ne sont pas désignés par les noms qui leur appartiennent, et qui sont reçus dans notre langue. » — Biog. Univ.
  27. « Les fortifications de Louisbourg, commencées en 1720, coutèrent à la France près de trente millions. On y transporta d’Europe des matériaux, du granit de Cherbourg, du calcaire de la plaine de Caen. Le géologie n’existait pas encore ; on ne savait pas demander aux terrains si variés du Canada des matériaux qu’il procure à présent en abondance. » — M. Lebrun.
  28. Un de nos écrivains trouve L’acte de 1774 « honorable à la mémoire de ses auteurs, et en particulier à celle de l’immortel gouverneur qui en avait fait le sujet de plus instantes sollicitations. Ami des Canadiens, continue-t-il, qu’il aimait, parce qu’il s’était appliqué à les connaître, Carleton ne négligea aucune occasion de parler en leur faveur, et de faire ce qu’il considérait comme une chose qui leur appartenait de droit. Grâces à l’activité et à la constance du vertueux général, les ministres furent éclairés, et le roi, convaincu des désastres qu’avait causés l’introduction des lois anglaises, fit passer, dans les deux chambres de son parlement, le premier de nos actes constitutionnels. » — Correspondance de la Bibliothèque Canadienne, Tome V.

    D’autres attribuent au gouverneur et aux ministres des vues moins philanthropiques, ou moins désintéressées.

    « Sir Guy Carleton prévoyant la rupture des colonies avec la mère-patrie, imagina, pour se concilier la faveur des Canadiens, de leur offrir le rétablissement des lois françaises. Cette proposition, regardée par le gouverneur comme un grand coup de politique, &c. » — M. François Cazeau.

    Unfortunately, the conquest of Canada was almost immediately followed by the commencement of those discontents which ended in the independance of the United Provinces. To prevent the further dismemberment of the empire became the primary abject with our statesmen, and an especial anxiety was exhibited to adopt every expedient which appeared calculated to prevent the remaining North American colonies from following the exemple of succesful revolt. Unfortunately, the distinct national character of the French inhabitants of Canada, and their ancient hostility to the people of New-England, prcsented the easiest and most obvions line of demarcation : to isolate the inhabitants of the British from those of the revolted colonies became the policy of government, and the nationality of the French Canadians was therefore cultivated, as a means of perpetual and entire separation from their neighbours. — Lord Durham.

  29. Quand on a vu le gouvernement d’Angleterre, indigné du traitement fait au sieur Walker, s’empresser d’ordonner que justice lui fût rendue, on serait fâché d’être obligé de croire que la haine seule du despotisme colonial eût pu le rendre ingrat, ou ne pas l’empêcher de donner de lui à ses protecteurs une idée toute différente de celle qu’ils en avaient eue.
  30. M. Roux de Rochelle est dans l’erreur, quand il dit que « l’évêque de Québec, que le gouverneur avait essayé de faire entrer dans ses vues, refusa d’y coopérer, et ne voulut point faire servir à propager les maux de la guerre, un ministère de religion et de paix ».
  31. Parmi lesquels étaient MM. de Longueil, de Lotbinière, de Rouville, de Boucherville, de Lacorne, de Labruère, de Saint-Ours, de Montigny, d’Eschambault, de Lamadelaine, de Montesson, de Rigoville, de Salaberry, de Tonnancour, de Florimont, Duchesnay, Perthuis, Hervieux, Gaucher, Grasson, Campion, Beaubien, Lamarque, Demusseau, Foucher, Moquin.
  32. MM. John Porteous, Richard Huntley, John Blake, Ed. Wm. Gray, James Finlay, James McGill, Pierre Panet, Pierre Meziere, Saint-George Dupré, Louis Carignan, François Malhiot, Pierre Guy.
  33. D’un pêcheur, suivant M. Adolphus.
  34. « L’on va par cette rivière, au travers des terres, jusqu’à Québec, quelques cinquante lieues, sans passer qu’un trajet de terre de deux lieues ; puis on entre dans une autre rivière qui vient descendre dedans le grand fleuve Saint-Laurent. » — Champlain.
  35. « Cette nation ne cherchait pas à se jetter dans une guerre d’invasion, qui pouvait exposer à des représailles sur son propre territoire. » — M. Roux de Rochelle.
  36. Il faut toujours se rappeller que M. Du Calvet est un écrivain exagérateur.
  37. M. Cazeau parvint à s’échapper de prison, et à atteindre les États-Unis, après quelques mois d’erremens dans les forêts, mais malade de corps et d’esprit, et ruiné. Il avait employé son immense fortune à servir les Américains, croyant servir en même temps la France, son pays natal. Il avait eu des encouragemens, des promesses de toutes sortes ; il réclama pour être indemnisé, et il obtint encore… des promesses ; ou plutôt, il éprouva, pour son malheur et celui de sa famille, que les républiques ne sont pas moins ingrates que les monarchies, et qu’elles oublient également les services de ceux dont elles croient n’avoir plus rien à attendre.
  38. Sur vingt-trois membres, dont se composait le conseil législatif, sept seulement étaient Canadiens ; c’étaient MM. de Lacorne-Saint-Luc, Picoté de Bellestre, P. R. de Saint-Ours, de Longueil Chaussegros de Lery, François Levesques et François Baby. MM. H. T. Cramahé et Conrad Guoy (on prononce Guguy) n’étaient ni Anglais ni Canadiens, mais Suisses de naissance.
  39. « La population du Détroit, restée française, malgré les vicissitudes politiques qu’elle a éprouvées, conserve nos usages dans le Michigan. Les français, épars et par bourgades dans l’état d’Indiana, perdent incessamment les marques de leur origine C’est parce que ceux du Détroit les conservent religieusement que les habitans instruits du Bas-Canada leur portent une affection de nationalité. » — M. Lebrun.

    « Ce qui ajoutait à mon illusion, c’était le langage de ma patrie que j’entendais dans la bouche des habitans… Mon esprit se reportant dans le passé, se plaisait à rappeller les hauts faits et les travaux inouis de ces intrépides Canadiens, qui, tandis que ce vaste continent était encore presque entièrement inconnu, le parcouraient cependant dans toutes les directions ; et sur une étendue de plus de 1, 800 lieues, apprenaient à des milliers de peuplades sauvages, à connaître et à respecter avant tous les autres, le nom français. » — M. Milbert, Itinéraire, &c.

  40. L’accumulation des emplois lucratifs sur les mêmes têtes était dès lors un des grands griefs de la colonie.

    « Places de M. Mabane. — Chirurgien de la garnison, 200 liv. st. ; membre du conseil législatif, 100 liv. ; juge des plaidoyers communs, 500 liv. ; commissaire faisant les fonctions de juge en chef, environ 300 liv. ; juge de la cour des prérogatives, 100 liv. : total, 1300 liv. st.

    « Places de M. Fraser. — La demi-paie de capitaine, 100 liv. st. ; membre du conseil législatif, 100 liv. ; juge des plaidoyers communs, 500 liv. ; juge de la cour des prérogatives, 100 liv. ; trésorier, environ 400 liv. : total, 1200 liv. st.

    « Places de M. de Rouville. — Juge des plaidoyers communs, 500 liv. st. ; juge de la cour des prérogatives, 100 liv. ; total, 600 liv. st. — Du Calvet.

  41. MM. Gravé, Vicaire-général, Bedard, Supérieur du Séminaire ; Lahaille, directeur ; Félix Berry, Supérieur des Récollets.
  42. Qui a l’air d’être une traduction littérale de l’anglais.
  43. Voici, au dire de Du Calvet, comment parlaient les loyalistes américains qui s’étaient réfugiés dans la province de Québec : « Nous venons nous réfugier dans cette province, après avoir sacrifié nos biens, exposé nos familles aux calamités du temps, ainsi que nos vies pour le service du roi ; mais si la province continue d’être gouvernée avec le même despotisme qu’elle l’est actuellement, nous la quitterons, et nous irons implorer le secours de nos concitoyens, que nous avons abandonnés, par notre loyale affection pour sa Majesté. »
  44. Les approbateurs de l’adresse furent, MM. de Saint-Luc, Harrison, Collins, Mabane, de Bellestre, Fraser, de Saint-Ours, Baby, de Longueil, Holland, Davidson et Dunn ; les désapprobateurs ou dissidens, MM. Hamilton (lieutenant-gouverneur), Grant, de Léry, Levesques et Finlay. MM. Gugy, Caldwell et Drummond ne votèrent point, soit qu’ils fussent absents, soit qu’ils voulussent garder la neutralité.
  45. Le but des législateurs ne peut pas être douteux : il s’agissait évidemment, dans leur intention, d’une réalité, et non d’une fiction ; et feindre que des parens apprennent à leurs enfans une langue qu’ils ignorent absolument, c’est tomber dans l’absurde et le ridicule.
  46. « Les juges anglais suivaient la loi anglaise, les juges français, la loi française : d'autres ne s'attachaient à aucune loi, mais ils décidaient d'après leurs idées d'équité », et il en sésultait souvent le comble de l'iniquité.
  47. Plusieurs inconvéniens graves étant arrivés aux sujets de sa Majesté, de ce que des personnes ignorantes pratiquaient la médecine et la chirurgie.
  48. « Parmi les maux nombreux de la présente constitution arbitraire du Canada, est-il dit dans un journal de Londres du 4 décembre 1790, on doit mettre en première ligne les lois de milice. Y a-t-il rien de plus révoltant pour un sujet britannique que d’être forcé (pressed) au service militaire, sous peine d’amende et d’emprisonnement ? N’est-ce pas mettre les citoyens dans un état pire que celui d’un simple soldat ? Quand celui-ci s’engage dans l’armée, il le fait volontairement ; mais par les lois actuelles du Canada, les citoyens sont obligés à un devoir militaire sans y donner l’ombre de leur consentement, soit médiat, soit immédiat. »
  49. Lord Dorchester avait moins en horreur, il paraît, les noms allemands que les noms français. Les quatre derniers districts, situés dans le Haut-Canada, se nomment maintenant, Eastern, Midland, Home et Western districts.
  50. MM. Smith, Dunn, Mabane, de Léry, Caldwell, Grant, de Saint-Ours, Baby et Dupré.
  51. Fondé en 1773, par le zèle des Sulpiciens, et particulièrement de M. Curateau, et des fabriciens d’alors.
  52. Parce que « le gouvernement avait jugé à propos de loger les archives de la province dans le seul appartement (pièce ou chambre) de la maison, où les enfans pouvaient être admis ». M. Hubert était « d’avis qu’on prît sans délai des mesures pour assurer au peuple canadien le collége et les autres biens des jésuites, sous la direction de l’évêque de Québec » ; qu’une charte obtenue alors pour le rétablissement du collége des jésuites, pourrait être renouvellée ensuite pour l’établissement d’une université. »
  53. Les bords des rivières de Richelieu, de la Chaudière, de Batiscan &c., étaient dès lors habités comme ceux du Saint-Laurent.
  54. L’expérience a prouvé que le comité se trompait dans sa conjecture.
  55. La vérité de cette proposition ne nous paraît pas évidente.
  56. Dans une requête, ou représentation au gouverneur, du mois de janvier 1788. M. de Lanaudière disait, entre autres choses, à lord Dorchester : « Les seigneuries dont j’ai hérité de mes ancêtres, qui leur furent accordées en récompense de leurs services, me sont parvenues après avoir été possédées par la quatrième génération. Quand je regarde l’étendue immense des terres qu’elles contiennent, qui se monte à près de trente-cinq lieues en superficie, dont je suis possesseur, la petite portion qui est en valeur, le peu d’habitans qui y sont établis, j’aurais les plus grands reproches à me faire, si je n’en avais pas recherché les causes, et après les avoir trouvées, si je gardais le silence… Cette province est, à bien considérer, encore dans son enfance ; elle ne peut espérer sa grandeur future que de l’encouragement de la Grande-Bretagne, d’où doit s’étendre sa population, ainsi que de l’émigration de l’Europe et de nos voisins. Mais pourrons-nous, nous seigneurs, possesseurs de fiefs immenses, croire que ces mêmes hommes, qui auront quitté leur patrie pour prendre des terres dans cette province, voudront donner la préférence à nos seigneuries pour s’y établir, étant régies par un systême de lois qu’ils ont en horreur, qu’ils ne pourraient entendre, et dont l’ambiguité des charges est un vassalage onéreux… J’ose espérer que votre Seigneurie voudra bien prendre en sa sage considération la dure situation dons laquelle les intérêts de ma famille se trouvent ; et que pour m’en relever votre Excellence voudra bien reprendre les titres de mes seigneuries, avec tous les priviléges et honneurs qui y sont attachés, et me les reconcéder en commun soccage , pour que par ce changement, je puisse trouver des moyens à donner de l’encouragement à prendre et concéder mes terres… Si le gouvernement m’obligeait à remplir toutes les conditions, suivant leur teneur, le peu de revenu que j’ai pour supporter ma famille à peine suffirait pour payer les charges qui y sont attachées. »
  57. « Je crois nécessaire, disait le roi, dans sa harangue, le 26 novembre 1790, de requérir particulièrement votre attention sur l’état présent de la province de Québec, et de vous recommander de prendre en considération les réglemens relatifs à son gouvernement, que les présentes circonstances peuvent requérir. »
  58. MM. Gravé, Girault, G. Juchereau-Duchesnay, G. Taschereau, P. A. de Bonne, Berthelot d'Artigny, C. de Saint-Ours, Louis Dunière, Delestre-Beaujour, A. Panet, Louis Turgeon, P. Bedard, &c.