Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 14

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CHAPITRE XIV.


Affaires ecclésiastiques. — État de la Colonie. — Traité de Paix. — Phénomènes.


François de Laval, connu auparavant sous le nom d’abbé de Montigny, nommé êvêque titulaire de Pétrée, et pourvu d’un bref de vicaire apostolique, débarqua à Québec, le 6 juin 1659, accompagné de plusieurs prêtres séculiers. D’autres prêtres le vinrent joindre, les années suivantes, et à mesure qu’ils arrivèrent, ils furent mis en possession des cures, dont les récollets et les jésuites avaient été chargés jusque-là, parce qu’ils étaient les seuls prêtres qu’il y eût en Canada, si l’on en excepte l’île de Montréal. Dès 1647, le séminaire de Saint-Sulpice de Paris avait acquis, par achat, tous les droits des premiers possesseurs de cette île. L’abbé de Quelus y vint, cette année, avec plusieurs prêtres, pour y fonder un séminaire. Toute la colonie applaudit à cette entreprise, qui fut bientôt suivie de la fondation de l’Hôtel-Dieu, à laquelle M. de la Dauversière et madame de Bullion contribuèrent le plus puissamment. La congrégation de Notre-Dame avait été instituée, quelques années auparavant, par Mademoiselle Marguerite Bourgeois.

Dès son arrivée, l’évêque de Pétrée se montra animé d’un zèle ardent pour la conversion des Sauvages, et se concerta avec le supérieur général des missions, pour faire annoncer l’évangile aux tribus les plus éloignées.

Cependant, il ne venait aucun secours de France, et la colonie du Canada semblait ne se soutenir que par une espèce de miracle. Les habitans ne pouvaient s’éloigner des forts sans courir le risque d’être massacrés ou enlevés. Sept cents Iroquois, après avoir défait un grand parti de Français et de Sauvages, tinrent Québec comme bloqué, pendant plusieurs mois. Ils se retirèrent, vers l’automne ; mais au commencement du printemps suivant, plusieurs partis reparurent en différents endroits de la colonie, et y firent de grands ravages. Un prêtre du séminaire de Montréal fut tué, en revenant de dire la messe à la campagne. M. de Lauzon, sénéchal de la Nouvelle-France, et fils du précédent gouverneur, étant allé à l’île d’Orléans, pour dégager son beau-frère, qui était investi dans sa maison, tomba dans une ambuscade. Les Iroquois, qui auraient été fort aises d’avoir entre leurs mains un prisonnier de cette importance, le ménagèrent pendant quelque temps, ne cherchant qu’à le lasser ; mais voyant qu’il leur tuait beaucoup de monde, ils tirèrent sur lui, et le tuèrent. Plusieurs autres personnes de considération et un grand nombre de colons et de Sauvages eurent le même sort. Enfin, depuis Tadousac jusqu’à Montréal, on ne voyait que des traces sanglantes du passage de ces féroces ennemis.

Au fléau de la guerre se joignit une maladie épidémique, qui attaqua indistinctement les Français et les Sauvages, et enleva surtout un grand nombre d’enfans. C’était une espèce de coqueluche qui se tournait en pleurésie. Le peuple s’imagina qu’il y avait du maléfice, et, chose étrange, ce furent les médecins qui, les premiers, donnèrent cours à cette superstition. L’ignorance était si grande et si générale alors, dans la colonie, que quelques phénomènes ignés, qui parurent dans le même temps, donnèrent lieu aux contes les plus absurdes. « On publia, dit Charlevoix, qu’on avait vu dans l’air une couronne de feu ; qu’aux Trois-Rivières, on avait entendu des voix lamentables ; qu’auprès de Québec, il avait paru un canot de feu, et dans un autre endroit, un homme tout embrasé et environné d’un tourbillon de flammes ; que dans l’île d’Orléans, une femme enceinte avait entendu son fruit se plaindre. » L’apparition d’une comète acheva d’effrayer la multitude.

Cependant, les partis ennemis disparurent tout à coup, et vers le milieu de l’été, on vit arriver à Montréal deux canots avec un pavillon blanc. C’étaient des députés des cantons d’Onnontagué et de Coyogouin, qui ramenaient quelques captifs français. Ils promettaient que tous les autres seraient rendus, si l’on délivrait tous les sujets des deux cantons qui se trouvaient prisonniers dans la colonie. Le gouverneur général, à qui M. de Maison-Neuve fit savoir l’arrivée des députés iroquois, se montra disposé à écouter favorablement leurs propositions, et les fit accompagner, à leur retour, par le P. Lemoyne, pour continuer chez eux la négociation.

Le baron d’Avaugour, nommé gouverneur général du Canada, à la place de M. d’Argenson, arriva de France sur ces entrefaites. Son premier soin fut de visiter tous les postes de son gouvernement. Après cette visite, il écrivit en France, pour demander les troupes et les munitions qui lui paraissaient nécessaires.

Cependant, la négociation pour la paix prenait une heureuse tournure dans la plupart des cantons iroquois, principalement par les soins et l’entremise d’un chef onnontagué, nommé Garakonthié. Ce chef arriva à Montréal vers la mi-septembre. Le gouverneur général l’entretint plusieurs fois en particulier : il agréa toutes les propositions qui lui furent faites, et promit d’être de retour, avec les prisonniers français, avant la fin du printemps. En effet, le traité de paix fut ratifié par ceux des cantons (au nombre de trois) qui avaient négocié, et tous les captifs français furent remis au P. Lemoyne, qui les conduisit à Montréal.

Vers le même temps, M. Pierre Boucher, qui commandait aux Trois-Rivières, fut député en France, avec des mémoires, où l’on suppliait le roi (Louis XIV) de prendre sous sa protection une colonie abandonnée et réduite aux derniers abois. M. Boucher fut bien reçu du monarque, qui nomma M. de Monts commissaire en Canada, et commanda qu’on y envoyât incessamment quatre cents hommes de troupes pour renforcer les garnisons des postes les plus éloignés. M. de Monts s’embarqua à la Rochelle, dès le printemps. Son arrivée à Québec y causa la plus grande joie, tant par les secours présents qu’il amenait, que par l’espérance qu’il y donna que, l’année suivante, il en arriverait de nouveaux et de plus considérables.

Cette joie fut bientôt troublée par la dissention qui éclata entre le gouverneur et l’évêque ; ou plutôt peut-être, entre les commerçans et les ecclésiastiques. Les gouverneurs du Canada, remarque Charlevoix, avaient eu ordre de la cour de France de défendre aux colons de vendre de l’eau-de-vie aux Sauvages ; et le baron d’Avaugour, en particulier, avait décerné les peines les plus graves contre ceux qui contreviendraient à cette défense. Une femme de Québec y ayant contrevenu, fut conduite en prison. À la prière de ses parens ou de ses amis, un jésuite crut pouvoir intercéder pour elle. Le gouverneur reçut très mal le religieux, et lui dit finalement, que puisque la traite de l’eau-de-vie n’était pas une faute pour cette femme, elle ne le serait à l’avenir pour personne. La chose ne tarda pas à être connue du public, et suivant l’historien que nous venons de citer, le désordre devint extrême. L’évêque de Pétrée crut devoir recourir aux foudres de l’église ; les prédicateurs tonnèrent dans les chaires ; les confesseurs refusèrent l’absolution. Le zèle outré du prélat et des ecclésiastiques excita contre eux des plaintes amères et des clameurs injurieuses : quelques particuliers firent contre le clergé des mémoires et des requêtes qu’ils envoyèrent au conseil du roi. Le prélat prit le parti de passer en France, pour, de son côté, porter ses plaintes au pied du trône. Le roi lui donna gain de cause, et il y a même lieu de croire que ce fut à sa demande que M. d’Avaugour fut rappellé.

La fin de cette année 1662, et une partie de la suivante, furent remarquables par une suite de violents tremblemens de terre, et un nombre d’autres phénomènes, que l’imagination déréglée et effrayée de la multitude exagéra d’une manière tout-à-fait ridicule, comme on en pourra juger par les extraits suivants des journaux des jésuites copiés par le P. Charlevoix.

« Dès l’automne de 1662, on vit voler dans l’air quantité de feux sous des formes diverses. À Montréal, parut, une nuit, un globe de feu qui jettait un grand éclat ; il fut accompagné d’un bruit semblable à une volée de canons.

« Le 3 février (1663), on fut surpris de voir que tous les édifices étaient secoués avec tant de violence, que les toits touchaient presque à terre, tantôt d’un côté et tantôt de l’autre ; que les portes s’ouvraient d’elles-mêmes, et se refermaient avec un très grand fracas ; que toutes les cloches sonnaient, quoiqu’on n’y touchât point ; que les pieux des palissades ne faisaient que sautiller ; que les animaux poussaient des cris et des hurlemens effroyables ; que les arbre s’entrelassaient les uns dans les autres, et que plusieurs se déracinaient et allaient tomber assez loin.

« On entendit ensuite des bruits de toutes les sortes ; tantôt c’était celui d’une mer en fureur qui franchit ses bornes ; tantôt celui que pourraient faire un grand nombre de carosses qui rouleraient sur le pavé ; et tantôt, le même éclat que feraient des montagnes et des rochers de marbre qui viendraient à s’ouvrir et à se briser.

« Les campagnes n’offraient que des précipices. — Des montagnes entières se déracinèrent et allèrent se placer ailleurs. Quelques unes s’abîmèrent si profondément qu’on ne voyait pas même la cime des arbres dont elles étaient couvertes. Il y eut des arbres qui s’élancèrent en l’air avec autant de roideur que si une mine eût joué sous leurs racines, et on en trouva qui s’étaient replantés par la tête. — De gros glaçons furent lancés dans l’air, et de l’endroit qu’ils avaient quitté on vit jaillir une quantité de sable et de limon. Plusieurs fontaines et de petites rivières furent desséchées.

« L’air eut aussi ses phénomènes : on y entendait un bourdonnement continuel ; on y voyait, ou l’on s’y figurait des spectres et des fantômes de feu, portant en main des flambeaux. Il y paraissait des flammes qui prenaient toutes sortes de formes, les unes de piques, les autres de lances, et des brandons allumés tombaient sur les toits sans y mettre le feu. De temps en temps, des voix plaintives augmentaient la terreur. On entendait des gémissemens qui n’avaient rien de semblable à ceux d’un animal connu.

« Les effets de ce tremblement de terre furent variés à l’infini. La première secousse dura une demi-heure, sans presque discontinuer. Il y en eut une seconde aussi violente que la première, et la nuit suivante, quelques personnes en comptèrent jusqu’à trente-deux. Au cap Tourmente et au-dessus de Québec, le fleuve se détourna : une partie de son lit demeura à sec, et ses bords les plus élevés s’affaissèrent, en quelques endroits, jusqu’au niveau de l’eau. »

Les secousses de tremblement de terre se succédèrent, par intervalles, depuis le commencement de janvier 1663 jusqu’au mois d’août de la même année. Mais ce qui fait voir combien l’imagination ajouta à la réalité, ou jusqu’à quel point les narrateurs se permirent l’exagération,[1] c’est que durant tout ce temps, il n’y eut personne de tué, ni même de blessé.

  1. Quelques écrivains modernes pensent que ces faits extraordinaires, relatés dans des mémoires qui ne devaient être rendus publics que longtemps après la date qui leur est donnée, et rapportés à l’époque des plus violents démêlés entre les autorités ecclésiastiques et civiles du Canada, n’étaient que des fraudes pieuses, crues permises alors par quelques uns, dans l’intérêt de l’église ; vu surtout que les historiens de la Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-York, provinces limitrophes de la Nouvelle-France, ne font aucune mention de phénomènes semblables ; et nous avouons que le passage suivant de l’histoire du P. Charlevoix ne serait pas propre à détromper ces écrivains, s’ils étaient dans l’erreur : « La mère Marie de l’Incarnation, après avoir reçu du ciel plusieurs avis de ce qui devait arriver, et dont elle avait fait part au P. Lallemant, son directeur, (le même qui avait intercédé pour la marchande d’eau-de-vie,) étant sur les cinq heures et demie du soir, en oraison, crut voir le Seigneur irrité contre le Canada, et se sentit, en même temps portée par une force supérieure à lui demander justice des crimes qui s’y commettaient. Un moment après, elle se sentit comme assurée que la vengeance divine allait commencer à éclater, et que le mépris que l’on faisait des ordonnances de l’église était surtout ce qui allumait la colère divine. Elle aperçut, presque aussitôt, quatre démons aux quatre extrémités de la ville de Québec, qui agitaient la terre avec une extrême violence, et une personne d’un port majestueux, qui de temps en temps, lâchait la bride à leur fureur, puis la retirait. Dans le même instant, le ciel étant fort serein, on entendit, dans toute la ville, un bruit semblable à celui que fait un très grand feu. »