Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 27

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CHAPITRE XXVII.


Courage d’une Demoiselle Canadienne. — Expédition contre les Agniers. — Incidens.


Il avait été défendu aux habitans de s’éloigner de leurs habitations, et ceux qui contrevenaient à cette défense avaient ordinairement lieu de s’en repentir. Les femmes ne pouvaient pas plus que les hommes s’éloigner, tant soit peu, des villes ou des forts, sans courir le risque d’être enlevées. Cette année, 1692, un parti nombreux d’Iroquois parut à la vue du fort de Verchères, tandis que tous les hommes étaient dehors, occupés, la plupart, aux travaux des champs. La fille du seigneur (Mademoiselle de Verchères), âgée au plus de quatorze ans, en était à deux cents pas. Au premier cri qu’elle entendit, elle courut pour y rentrer. Les Sauvages la poursuivirent, et l’un d’eux la joignit, comme elle mettait le pied sur la porte ; mais l’ayant saisie par un mouchoir qu’elle avait au cou, elle le détacha, et ferma la porte sur elle. Il ne se trouvait, dans le fort, qu’un jeune soldat et une troupe de femmes, qui, à la vue de leurs maris, que les Iroquois saisissaient et garottaient, poussaient des cris lamentables. La jeune demoiselle ne perdit ni le cœur ni le jugement ; elle ordonna aux femmes de cesser leurs lamentations, ôta sa coëffure, noua ses cheveux, prit un chapeau et un juste-au-corps ; puis elle tira un coup de canon et quelques coups de fusil, et se montrant, avec son soldat, tantôt dans une redoute, et tantôt dans une autre, et tirant toujours fort à propos, lorsqu’elle voyait les Iroquois s’approcher de la palissade, ces Sauvages se persuadèrent qu’il y avait beaucoup de monde dans le fort, et se retirèrent.

Deux ans auparavant, la mère de cette jeune fille, Madame de Verchères, restée presque seule dans le même fort, en avait pareillement éloigné, par son courage et sa vigilance, un parti de guerre de la même nation.

C’était presque toujours du canton des Agniers que sortaient les partis de guerre qui faisaient le plus de mal à la colonie : aussi M. de Frontenac prit-il encore une fois la résolution d’en tirer raison. Il envoya quelques compagnies de troupes et de milices au chevalier de Callières, en lui ordonnant d’y joindre quelques centaines d’hommes de son gouvernement, soldats, habitans et Sauvages, pour en former un corps d’armée, et de le faire marcher incessamment contre les Agniers. Ces ordres furent exécutés avec diligence ; le parti se composa de six cents hommes, et le commandement en fut donné à MM. de Mantet, de Courtemanche et de la Noue, lieutenans.

Ils partirent de Montréal, le 25 janvier 1693, et arrivèrent, le 16 février, dans le canton d’Agnier, sans avoir été découverts. Ce canton n’était alors composé que de trois grosses bourgades, qui avaient chacune un fort ; La Noue attaqua le premier, et s’en rendit maître, sans beaucoup de résistance. Il brula les palissades, les cabanes et toutes les provisions. Mantet eut pareillement bon marché du second, qui n’était qu’à un quart de lieue du premier. Le troisième, qui était beaucoup plus grand, couta aussi bien davantage. Ou y arriva dans la nuit du 18 ; les Agniers, quoique surpris, se défendirent bien. L’on en tua une vingtaine, et l’on en fit deux cent-cinquante prisonniers. Après cet exploit, les Français se retranchèrent, dans l’attente d’être attaqués. Les Agniers réunis parurent, en effet, au bout de deux jours, et se retranchèrent aussi, de leur côté. Ils furent attaqués vigoureusement, et se défendirent de même. Leur retranchement ne fut forcé qu’à la troisième charge. La perte des Français fut de seize morts et douze blessés : celle des Iroquois ne fut pas plus considérable. Après s’être débandés, ils se rallièrent, et suivirent l’armée française pendant trois jours, sans néanmoins s’en trop approcher. Une soixantaine de prisonniers, amenés à Montréal, fut à peu près tout le fruit de cette incursion chez les Agniers. À peine l’expédition était-elle de retour, qu’un parti de ces Sauvages se montra près de l’île de Montréal, attaqua un convoi, et tua une partie de ceux qui le composaient.

Au mois de juin, le gouverneur général ayant appris que huit cents Iroquois s’étaient mis en marche, et étaient déja près des Cascades, à l’extrémité du lac Saint-Louis, fit partir le chevalier de Vaudreuil, à la tête de six compagnies de troupes. Le gouverneur de Montréal avait aussi assemblé un corps de sept à huit cents hommes, et ils s’avancèrent, tous deux, jusqu’aux Cascades ; mais ils n’y trouvèrent plus l’ennemi : il avait décampé, à la nouvelle des préparatifs qui se faisaient contre lui.

Le 4 août, deux cents canots arrivèrent à Montréal chargés de pelleteries. Les principaux chefs de presque toutes les tribus du Nord y étaient en personne. Dès que M. de Frontenac en eut eu la nouvelle, il se mit en route pour Montréal, et y arriva, escorté de ces mêmes chefs, qui étaient allés au-devant de lui jusqu’aux Trois-Rivières. Dès le lendemain, il se tint un grand conseil, où tout se passa à la satisfaction des assistans. Le gouverneur n’épargna rien pour achever de s’attacher toutes les tribus dont les chefs se trouvaient présents. Tous ces Sauvages partirent charmés de ses manières et comblés de ses présens, et furent suivis de près par un grand nombre de Français.

Vers la fin de septembre, on vit arriver à Québec une femme onneyouthe, que le seul désir de voir le comte de Frontenac avait engagée à faire ce voyage[1]. Ce n’était pas tout-à-fait la reine de Saba, remarque Charlevoix ; mais l’Iroquoise était animée du même motif que cette princesse, et le général français en fut tellement flatté, qu’il crut voir dans cette femme quelque chose de plus qu’une Sauvagesse. Elle méritait, d’ailleurs, l’accueil favorable qu’il lui fit : c’était elle qui avait adopté le P. Millet, après l’arrestation des chefs iroquois à Catarocouy, et lui avait par là sauvé la vie. Elle se fit chrétienne, et se fixa au Sault Saint-Louis.

  1. Elle était accompagnée de Tareha, un des chefs de sa tribu, qui, au mois de juin précédent, avait été député vers le gouverneur général, pour lui faire des ouvertures de paix.