Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 38

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CHAPITRE XXXVIII.


M. de la Jonquière Gouverneur général. — Forts. —
Expédition à l’Ouest. — Péculat.


Le marquis de la Jonquière ne crut pas devoir suivre les plans de son prédécesseur, par rapport à l’Acadie ; pensant qu’avant que les limites de cette province eussent été déterminées par les commissaires nommés à cet effet, il ne convenait pas d’y rien entreprendre qui pût donner de l’ombrage à l’Angleterre, et peut-être entraîner la France dans une nouvelle guerre avec cette puissance. Ce plan de conduite, dicté, peut-être, par la prudence, fut taxé, en France, de timidité. M. de la Jonquière fut blâmé de son inactivité, et réprimandé, pour n’avoir pas, de lui-même, continué ce que le comte de la Galissonnière avait commencé. Il lui fut envoyé de nouvelles instructions, par lesquelles il lui était ordonné de prendre, sans délai, possession de la terre-ferme de l’Acadie, d’y construire des forts, d’y envoyer des troupes, et de s’aider de l’influence des missionnaires, qu’on lui recommandait de ménager et de traiter avec toutes sortes d’égards, comme gens particulièrement nécessaires, dans les circonstances où l’on se trouvait.

En conséquence de ces instructions, le chevalier de la Corne fut envoyé dans l’Acadie continentale, afin d’y choisir un endroit convenable pour l’érection d’un fort, d’où l’on pût facilement donner appui et protection aux familles acadiennes qui voudraient se soustraire à la domination anglaise.

M. de la Corne fit d’abord choix de Chédiac, parce qu’étant près de la mer, on y devait être à portée de recevoir des secours et des approvisionnemens du Canada. Ce choix ne plut ni au gouverneur, ni aux missionnaires : ils trouvèrent que le poste serait trop éloigné des établissemens acadiens, et il fut finalement choisi un autre endroit, entre la Baie Française et la Baie Verte, comme plus capable de remplir les vues du gouvernement.

Ces démarches excitèrent les soupçons et la jalousie des Anglais : le premier bâtiment qui fut envoyé, avec des provisions, pour les forts qu’on bâtissait, fut pris par un croiseur de cette nation, quoiqu’il y eût paix entre l’Angleterre et la France ; et le major Lawrence eut ordre de lord Cornwallis, gouverneur de la Nouvelle Écosse, d’épier les mouvemens du chevalier de la Corne, de l’empêcher de prendre poste sur le territoire anglais, et finalement, de se fortifier aussi près que possible du fort que ce dernier avait eu ordre de construire. Lawrence trouva M. de la Corne campé à l’endroit nommé Beauséjour, et eut avec lui un pourparler, au sujet de cet empiètement, comme il l’appellait. La Corne l’assura que ses ordres ne lui permettaient pas de passer au-delà de la rivière de Beaubassin, et qu’il pouvait prendre poste, et se fortifier, de l’autre côté de cette rivière, s’il le jugeait à propos. En effet, Lawrence bâtit un fort vis-à-vis de celui de la Corne, et les deux commandans se maintinrent chacun dans son poste.

La découverte supposée faite, du côté de la terre, de l’Océan Pacifique, ou plutôt d’un grand golfe, ou d’une mer de l’Ouest, communiquant avec cet océan par un détroit, occupait l’attention de M. de la Jonquière, depuis son arrivée en Canada. Il avait approprié de grandes sommes d’argent pour s’assurer d’un fait aussi important, et avait donné commission à M.  de la Verandrye, de pénétrer, par le canal des lacs et des rivières de l’intérieur, jusqu’à cette mer, et de prendre possession, au nom du roi, des contrées qu’il traverserait. Cet officier s’avança à quelques centaines de lieues au-delà du lac Supérieur, et érigea, de distance en distance, des espèces de forts[1], au dernier desquels il donna le nom de fort de la Reine. C’était tout ce dont la Verandrye était capable : il n’avait ni les talens, ni les connaissances nécessaires pour faire des découvertes importantes, ou même des observations utiles : il ne sut pas tracer une carte des immenses contrées qu’il avait parcourues ; son journal n’en contenait point la description ; il ne parlait ni de leur climat, ni de leur sol, ni de leurs productions ; il n’était rempli que du récit insignifiant de la marche de chaque jour, et des discours sans importance de quelques chefs sauvages. On le jugea incapable de remplir la tâche qu’on lui avait confiée ; sa commission fut révoquée, et donnée à d’autres. Mais des vues d’intérêt particulier vinrent se mêler au but noble et patriotique qu’on semblait s’être proposé d’abord : il se forma une espèce de société, composée du gouverneur, de l’intendant, du comptrôleur, et de deux autres officiers, Legardeur de Saint-Pierre et Marin, lesquels devaient partager entr’eux les profits de l’expédition, s’il y en avait.

Les deux derniers furent chargés de faire les découvertes. Saint-Pierre eut ordre de se rendre au fort la Reine, pour de là gagner en avant, jusqu’à un lieu dont il serait convenu avec son compagnon de voyage, pour leur rencontre. Marin devait remonter le Missouri, et de là, s’il trouvait une rivière allant à l’ouest, la suivre jusqu’à ce qu’il fût parvenu à l’océan Pacifique, où Saint-Pierre le devait joindre, si, de son côté, il trouvait une rivière qui y conduisît.

Ces messieurs partirent munis, aux frais de la couronne, de tout ce qui était nécessaire pour le voyage ; et ils auraient probablement réussi, non pas à trouver une mer de l’Ouest, comme on se la figurait, mais à atteindre la mer du Sud, s’ils eussent été plus entreprenants, ou s’ils n’eussent pas eu plus à cœur leur intérêt privé que le bien de leur pays. Mais, indifférents, quant au but ostensible de faire de nouvelles découvertes, ils ne s’avancèrent, dans les pays sauvages, qu’autant qu’il leur fut nécessaire pour amasser une immense quantité de pelleteries, avec lesquelles ils s’en revinrent à Québec, où la vente qui s’en fit rapporta à chacun des associés un énorme profit. La part du gouverneur se monta, suivant M. Smith, à la somme de 300, 000 francs, et le reste fut partagé entre l’intendant, le comptrôleur et les deux voyageurs.

La cour de France ayant approuvé la conduite du comte de la Galissonnière, par rapport aux pays du Sud-Ouest, elle renouvella à M. de la Jonquière l’ordre de mettre fin au commerce des Anglais dans ces contrées, en arrêtant ceux qu’on y rencontrerait, et en saisissant leurs marchandises. En conséquence, le gouverneur général envoya M. de Contrecœur, gentilhomme canadien, et quelques autres officiers, bien accompagnés, sur les bords de l’Ohio. À peine ces officiers furent-ils arrivés dans le pays, qu’ils arrêtèrent trois traitans anglais, et les envoyèrent prisonniers à Montréal, avec leurs pelleteries. Dans l’interrogatoire qu’ils subirent devant le baron de Longueil et le commissaire Varin, quelques jours après leur arrivée, il parut qu’ils tenaient des gouverneurs de leurs provinces, des permissions écrites pour faire la traite avec les Sauvages, à l’ouest des monts Apalaches, et ils furent renvoyés, quelque temps après. Les détails de l’interrogatoire qu’on leur fit subir furent envoyés en France, et communiqués, par ordre du gouvernement, à l’ambassadeur d’Angleterre. Les deux couronnes avaient nommé des commissaires pour déterminer les limites de leurs possessions respectives, en Amérique ; mais leur commission avait plutôt rapport aux bornes de l’Acadie, qu’à celles des contrées de l’Ouest et du Sud, qui ne pouvaient guère être contestées, puisque le Micissipi et les rivières qui s’y jettent, tant du côté de l’est que du côté de l’ouest, et particulièrement l’Ohio ou Belle-Rivière, avaient été découverts primitivement par des Français, ou des Canadiens.

M. de la Jonquière prévoyait bien que si la guerre avait lieu entre la France et l’Angleterre, l’Amérique en serait le théâtre ; il représenta donc à son gouvernement la nécessité de faire passer en Canada un grand corps de troupes, et d’y envoyer, en même temps, une grande quantité de munitions et de marchandises, afin qu’on en pût toujours fournir suffisamment et à un assez bas pris aux Iroquois, pour détacher ces Sauvages de l’alliance et de la fréquentation des Anglais de la Nouvelle-York. En attendant que ces troupes et ces effets fussent arrivés, M. de la Jonquière crut devoir faire, de son côté, tout ce qui lui paraissait pouvoir faciliter le dessein qu’il avait en vue : il fit partir M. de la Jonquière-Chabert, accompagné de M. Piquet, du séminaire de Montréal, et d’un parti d’Iroquois domiciliés, pour le canton des Agniers, avec ordre de demander à ces Sauvages la permission de bâtir un fort, sur la frontière de leur pays, en leur promettant qu’ils y trouveraient constamment, et à bon compte, tous les effets dont ils pourraient avoir besoin. M. Chabert s’acquitta si adroitement de la commission dont le gouverneur l’avait chargé, et fut si bien secondé par l’abbé Piquet, qu’il obtint sans beaucoup de peine la permission désirée. Le fort fut bâti, et nommé de la Présentation ; et les Agniers et autres Iroquois furent si satisfaits de la chose, que sans l’intervention de M. William Johnson, qui avait déjà acquis une grande influence parmi ces peuples, la plupart, au dire de M. Smith, auraient abandonné les Anglais, pour se joindre aux français.

Jusqu’à 1750, les Canadiens n’avaient pas eu sujet d’accuser leurs gouverneurs, ou leurs intendans, de péculat, de concussion, ni même d’une conduite sentant l’injustice ou la partialité, dans l’administration des affaires générales, et particulièrement des finances : mais au temps dont nous parlons, la corruption commença à se montrer à découvert chez la plupart des fonctionnaires publics de la colonie. Le marquis de la Jonquière, qui ne touchait pas moins de soixante mille livres, par an, d’appointemens et de pension, était d’une avarice sordide ; l’intendant Bigot ne se trouvait pas assez riche, ou pas assez payé, pour soutenir dignement le rang qu’il occupait ; et ils avaient l’un et l’autre des parens et des favoris à enrichir. Pour suppléer à ce qui leur manquait, ou à ce qu’ils croyaient leur manquer, du côté de la fortune, ils eurent recours, comme on l’a déja vu plus haut, à la traite avec les Sauvages, et ils la firent au moyen de sociétés, qu’ils formèrent, et où ils firent entrer leurs parens et leurs amis. Quelquefois, ils mirent en œuvre des moyens plus odieux encore : c’est ainsi, d’après M. Smith, que pour enrichir Pean, son favori, M. Bigot lui prêta une forte somme d’argent, prise dans le trésor public, pour acheter, à la campagne, du bled, qu’il racheta ensuite lui-même, pour le gouvernement, à un prix exhorbitant. Quelques uns de ces contrats avantageux, ajoute le même historien, enrichirent le favori, qui, à la recommandation de son protecteur, fut nommé major de Québec, et fait, quelques années après, chevalier de Saint-Louis.

Par l’édit de 1716, il était expressément défendu à tout habitant du Canada de commercer avec les Sauvages, sans une permission écrite du gouverneur général : M. de la Jonquière sut faire tourner cet édit à son avantage, ou plutôt, il en abusa d’une manière tout-à-fait odieuse. Outre qu’il se faisait payer une forte somme d’argent pour les permissions, ou congés, qu’il donnait à des particuliers, pour aller vendre des marchandises aux Sauvages, il accorda à M. Saint-Sauveur, son secrétaire, la vente exclusive des eaux-de-vie à ces peuples, moyennant une part considérable dans les profits. Il fit aussi venir de France plusieurs de ses neveux, dans le but de les enrichir par le commerce, ou autrement, et entr’autres, M. Taffanel, curé de campagne en France, et le capitaine de Bonne de Miselle. N’ayant pu obtenir pour ce dernier le grade d’adjudant général, il résolut de l’avancer d’une autre manière : il lui concéda une seigneurie, et lui accorda le privilège exclusif du commerce avec les Sauvages, au Sault de Sainte-Marie.

Ce népotisme mit le comble au mécontentement qui régnait déjà, depuis longtemps, dans la colonie, contre M. de la Jonquière : on fit parvenir en France des plaintes nombreuses contre son administration ; et prévoyant, sans doute, qu’il ne tarderait pas à être rappelé, il demanda lui-même son rappel ; mais il mourut, à Québec, le 17 mai 1752.

Charles Lemoyne, baron de Longueil, alors gouverneur de Montréal, étant le plus ancien officier de la colonie, prit les rênes de l’administration, en attendant l’arrivée du successeur du marquis de la Jonquière.

  1. Ce sont : le fort de Caministigoyan, à l’entrée dans le lac Supérieur de la rivière de même nom ; le fort Saint-Pierre, à 110 lieues environ du premier, sur le lac des Pluies ; le fort Saint-Charles, 80 lieues au-delà, sur le lac des Bois ; le fort Maurepas, à 100 lieues du dernier, et près du lac Ouinipig, ou Ouinipigon ; enfin, le fort de la Reine, 100 lieues au-delà, sur la rivière des Assiniboils.

    Il fut encore construit trois autres forts, savoir : le fort Dauphin, sur le lac des Prairies ; le fort Bourbon, sur le lac du même nom, et le fort Paskoyac, sur la rivière de ce nom, dont quelques géographes du temps placent la source à 25 lieues seulement de leur prétendue mer de l’Ouest.