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Histoire du Moyen-Âge (Leconte de Lisle)/HUITIÈME SIÈCLE

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HUITIÈME SIÈCLE.



Une nouvelle période de conquêtes s’était ouverte sous le khalyfat d’Abd-El-Malek. Après la soumission complète de l’Afrique, son successeur Oualyd Ier (Walid) dirigea ses expéditions du côté de l’Oxus que les Islamites n’avaient point encore osé franchir, bien qu’ils fussent maîtres depuis près d’un demi-siècle de la Perse et du Khoraçan. Ils prirent possession de la Transoxiane avec Ferganah, Nakscheb, Bokhara, Samarkande ; et poussant jusqu’au delà du Iaxarte, se montrèrent sur les confins de l’Empire chinois (707). Dans le même temps, l’émyr Khotaïbah plantait le drapeau de l’Islamisme sur les bords de l’Indus. En Asie-Mineure les progrès furent plus lents et plus difficiles ; cependant, vers 708, les Arabes pénétrèrent jusque dans la Galatie, après avoir ravagé l’Arménie, la Cilicie, la Cappadoce, et restèrent maîtres des régions voisines du Caucase. Le khalyfe Solyman, successeur de Oualyd, fit une tentative nouvelle sur la ville de Constantinople, contre laquelle il envoya deux flottes considérables appuyées par une grande armée. Léon III l’Isaurien, qui avait été élevé à l’Empire après Philépique Bardanes et Anastase II (711-713), défendit courageusement sa capitale. Les Musulmans perdirent, à ce siége, quinze cents navires et plus de cent mille hommes.

Du littoral africain soumis à leur domination, les Arabes avaient déjà jeté les yeux au delà du détroit qui joint l’Océan à la Méditerranée. Au mois d’avril 711, l’émyr Mouza-ben-Nossayr, appelé par le comte Julien (Don Illan) et Oppas, archevêque de Séville, confiait cinq cents cavaliers à Tharyf-ben-Mâlek qui aborda sans obstacle sur la côte opposée, là où fut bâtie depuis la ville de Tarifa, et revint avec quelques prisonniers. Mouza, encouragé, résolut de poursuivre son dessein. Au printemps suivant, un autre chef, Thârig-ben-Zyad, traversa le détroit avec dix mille fantassins et trente mille chevaux, et débarqua dans la petite île qu’il nomma Al-Djezyrah-al-Khadrâ (Algésiras). Il s’empara ensuite de Gibraltar (Gebal-Thâriq, mont de Thâriq).

Depuis l’absorption du royaume des Suèves par Léovigild et la conversion au catholicisme du roi Rékarède, la domination des Wisigoths s’étendait sur toute l’Espagne et sur la Septimanie. Bien qu’amollie par une longue paix, la nation s’était levée à l’appel de son roi Rodérik. Les Arabes s’étaient déjà emparés de Cadix, de Sidonia et de tout le littoral jusqu’à la Guadiana (Al-Ouady-Anas, la rivière Anas) lorsque les deux armées se rencontrèrent sur les bords du Guadalété (Al-Ouad-al-Léthé, fleuve du Léthé), près de Xérès-de-la-Frontera. Les Goths, bien que trois fois plus nombreux, furent taillés en pièces, et Rodérik périt, dit-on, dans la mêlée, de la main de Thâriq qui envoya sa tête au khalyfe. Les Espagnols racontent, au contraire, qu’il échappa au massacre et se retira dans un couvent du Portugal. Quoi qu’il en soit, la bataille de Xérès marqua le dernier jour du royaume des Wisigoths. La nation, sans chef, n’opposa plus qu’une résistance partielle et toujours infructueuse aux armes des Musulmans. Thâriq continua sa marche, s’empara de Malaga, d’Ecija, de Cordoue et mit le siége devant Tolède, capitale de l’Espagne, qui se rendit à discrétion. Au milieu des trésors des rois Wisigoths, le chef Arabe trouva les vingt-cinq couronnes d’or et de pierres précieuses qui avaient appartenu aux différents princes de la monarchie détruite.

Mouza suivit de près son lieutenant victorieux. Il débarqua sur la côte d’Andalousie, avec dix-huit mille chevaux (712) ; prit Séville, Carmona, passa la Guadiana, soumit toute la Lusitanie méridionale et revint assiéger Mérida qu’il prit et traita généreusement. Il se rendit ensuite à Tolède où l’attendait Thâriq qui avait soumis toute la Castille. Puis ils agirent séparément pour se rejoindre de nouveau devant Sarragosse qui fut conquise. Mouza parcourut la Catalogne, prit Tarragone, Barcelone, Ampurias (Emporiæ) et fit une première excursion dans la Gaule Narbonnaise. En 714, les Arabes étaient maîtres de toute la Péninsule. La conquête n’avait coûté que deux ans de combats. On laissa aux vaincus la liberté de religion, et leurs lois particulières. Les conquérants ne s’attribuèrent que les propriétés du domaine public ou celles qui étaient vacantes ; ils introduisirent dans le pays l’agriculture Nabathéenne, une foule de plantes exotiques, le carroubier, le palmier, le mûrier ; et, par d’utiles travaux d’irrigation, ils firent de l’Espagne la plus fertile, la plus industrieuse et la plus riche des contrées de l’Europe.

Désireux d’étendre leurs conquêtes jusque dans la Gaule, ils occupèrent, en 720, sous le khalyfat d’Omar II, la Septimanie, comme dépendance du royaume des Wisigoths. Ils prirent Carcassonne, Nîmes, et, dans une de leurs incursions, se hasardèrent à pousser jusqu’à Autun, en Burgundie (725). Ils profitaient, d’ailleurs, des graves divisions qui s’étaient produites dans le royaume des Franks, depuis la mort de Peppin d’Héristal (714). Ce Maire avait institué pour héritier de son titre son petit-fils Théodoald, âgé de six ans, sous la tutelle de sa veuve Plectrude, à l’exclusion de son fils naturel, nommé Karl (Charles).

Les Neustriens, durant cette minorité, avaient ressaisi leur autonomie ; ils s’étaient donné pour roi Hilpérik II et pour maire Raginfred, après avoir battu les Austrasiens. Ceux-ci, mécontents d’être gouvernés par un enfant et par une femme, proclamèrent prince des Franks, Karl, le fils déshérité de Peppin. Le duc des Frisons, Rainfroy, s’allia aux Neustriens et marcha contre Karl qui, vaincu d’abord, remporta une victoire décisive à Vincy, près de Cambrai (717). Eudes, duc d’Aquitaine, ayant pris les armes pour la même cause, fut battu près de Soissons. Il obtint la paix en livrant Hilpérik II, qui mourut bientôt au palais d’Attigny (719). Reconnu pour maire de Neustrie et d’Austrasie, le prince des Franks tira de l’abbaye de Chelles un moine qu’il présenta comme un fils de Daghobert III et qu’il couronna sous le nom de Thierry IV. Il se remit alors en campagne contre les peuples tributaires qui tentaient de secouer le joug. Les Frisons, les Bavarois, les Alamans, les Saxons furent vaincus à plusieurs reprises (720-729) ; les seigneurs Burgundes rentrèrent dans l’obéissance, ainsi que ceux de Provence, et les ducs d’Aquitaine furent contraints de se soumettre.

Ces luttes incessantes favorisaient les desseins des conquérants d’Espagne. Depuis Mouza, Abd-El-Aziz, son fils, puis Ayoub, Alhaour, Alsamah qui assiégea Toulouse et fut battu par Eudes, duc d’Aquitaine, en 721, Alhaytsam, s’étaient succédé dans le commandement. Enfin Abd-al-Rahhman (Abdérame) fut choisi pour remplacer Alhaytsam, cruel et avare, que le khalyfe déposa et fit promener sur un âne, la tête rasée, dans les villes qu’il avait pillées et tyrannisées. Abd-al-Rahhman fit venir des troupes d’Afrique et se disposa à tenter une grande entreprise dans les Gaules. Il franchit les Pyrénées, s’avança par la Gaule Narbonnaise, suivit le Rhône, prit Lyon, Dijon et toute la Bourgogne jusqu’aux frontières d’Alsace, revint en Aquitaine et prit Toulouse et Bordeaux. Ayant battu les chrétiens dans toutes les rencontres, il passa la Garonne, enleva Poitiers, s’avança jusqu’à la Loire et assiégea Tours dont la riche abbaye l’attirait, lorsque Karl accourut avec ses Austrasiens. Il rencontra les Arabes sur les bords du fleuve, auprès de la ville, et la bataille s’engagea. Elle fut longtemps indécise et horriblement meurtrière. Les Musulmans, embarrassés d’immenses dépouilles, ne purent développer leurs masses de cavalerie qui, d’ordinaire, leur assuraient la victoire. Ils furent rompus et dispersés (732). Karl poursuivit jusqu’à Narbonne les débris de l’armée musulmane. Cette victoire arrêta le torrent de l’invasion. L’Église, menacée par l’Islam, fut sauvée par la victoire des Austrasiens.

Les généraux du khalyfe Hescham, frère et successeur de Yézyd II, reprirent toutefois l’offensive dans la Provence en 735. Karl-Martel marcha contre eux, leur reprit Avignon et les battit complètement dans la vallée de Corbière (737). Deux ans après, la trahison ayant de nouveau livré aux musulmans Marseille et plusieurs villes du Rhône, Karl conclut avec Luitprand, roi des Lombards, une alliance défensive qui détermina les envahisseurs à la retraite.

Ces victoires élevèrent la barrière des Pyrénées entre les Germains et les Arabes. Du reste, les dissensions qui éclatèrent dans tout l’empire des khalyfes mirent la Gaule à l’abri de nouvelles entreprises. Cet empire, qui s’étendait sur dix-huit cents lieues de long, était sans cesse agité, tant par le fanatisme des sectes religieuses que par la rivalité des familles puissantes. Les Ommyades, observateurs peu scrupuleux des préceptes du Koran, buvant ostensiblement du vin, étaient odieux aux Arabes d’Orient qui ne voyaient en eux que des usurpateurs. D’autre part, les fidèles de l’Irak avaient toujours les yeux tournés vers les descendants d’Ali ; mais les défaites de Zeïd qui avait tenté de renverser Hescham en 740, reportèrent les espérances communes sur la race d’Abàs, oncle du Prophète. Déjà Mohammed, chef des Abâsydes, avait élevé des prétentions au khalyfat, et les populations du Khoraçan s’étaient déclarées en sa faveur, arborant l’étendard noir d’Abâs contre l’étendard blanc des Ommyades. Son fils Ibrahim, soutenu par cette province, avait continué la lutte contre le nouveau khalyfe Merwan II, qui, s’étant emparé de lui, le fit mettre à mort en 748. Son frère Aboul-Abâs parvint à soulever les Kouffiens, et Merwan, vaincu par l’émyr Abd-Allah, sur les bords du Zâb, affluent du Tigre, eut la tête coupée. En lui finit la dynastie ommyade de Damas (750).

Les Abâsydes voulurent compléter leur triomphe par l’extermination de leurs ennemis qui furent égorgés par milliers. Quatre-vingt-dix émyrs de la famille vaincue, invités à un festin de réconciliation, furent battus de verges jusqu’à l’agonie et massacrés. Aboul-Abàs, surnommé Al-Sséfah, le sanguinaire, commença ainsi la lignée des khalyfes abâsydes. Il eut pour successeur son frère Al-Manssoùr, l’invincible, qui fonda sur le Tigre, non loin des ruines de Ctésiphon, la célèbre ville de Bagdad, nouvelle capitale du khalyfat oriental.

Cependant un jeune homme de vingt ans, descendant de Merwan Ier, nommé Abd-al-Rahhman ben-Ma’ouyah, avait échappé seul à l’égorgement des Ommyades. D’abord caché en Égypte, puis chez les Bédouins de Barqâh, il se réfugia enfin au milieu de la tribu des Zénètes à laquelle il tenait par sa mère. C’est là que trois sheïks de Cordoue vinrent lui offrir la souveraineté de l’Espagne où la maison syrienne d’Ommyad avait conservé de nombreux partisans. En effet, les armées qui avaient occupé la nouvelle conquête étaient composées en grande partie de Syriens, d’Égyptiens, de Berbers dont les mœurs et les prédilections différaient sensiblement de celles des Arabes purs.

Abd-al-Rahhman accepta ses nouvelles destinées. Il passa le détroit et vint débarquer à Almuñecar, à la tête d’un millier de cavaliers de la tribu qui lui avait donné asile. Il fut accueilli au milieu d’acclamations unanimes. Son escorte devint bientôt une armée puissante. Alméria, Malaga, Xérès et Séville lui ouvrirent leurs portes et le reçurent en triomphe. L’émyr Youzouf-al-Fehry, qui assiégeait alors Sarragosse, s’avança avec toutes les forces qu’il put réunir ; Abd-al-Rahhman vint à sa rencontre et le battit malgré l’extrême disproportion du nombre. Youzouf s’enfuit en Portugal, et Cordoue se rendit au vainqueur (754). Mais les épreuves du nouveau khalyfe d’Occident n’étaient pas terminées. Il livra un grand nombre de batailles et lutta jusqu’en 772. À cette époque, des bandes considérables d’Africains, commandées par un jeune Wali qui prétendait descendre de Fathimah, fille du Prophète, furent définitivement écrasées et leur défaite consolida la dynastie ommyade.

Si les revers des Arabes devant Constantinople avaient momentanément débarrassé l’Empire byzantin des dangers extérieurs, la paix intérieure était loin de se trouver rétablie. Les querelles religieuses étaient plus ardentes que jamais, et l’hérésie des Iconoclastes (briseurs d’images) que l’empereur avait embrassée, provoquait partout de sanglantes collisions. Par un édit impérial, Léon l’Isaurien proscrivit formellement le culte des images, comme entaché d’idolâtrie, et ordonna la destruction dans tous les temples des simulacres de Jésus, de la Vierge et des Saints. Les peuples de la Grèce prirent les armes et vinrent assiéger Constantinople dans l’espoir de trouver un sérieux appui parmi ses habitants orthodoxes. La rébellion fut comprimée, mais le sang continua à couler dans les émeutes et sur les échafauds. Rome n’avait pas mieux accueilli l’édit de Léon III. Le spectacle des images sacrées, arrachées des autels et brisées sur les places publiques, excita une révolte populaire. Soutenu par l’assentiment public, le pape Grégoire II écrivit à l’empereur des lettres dans lesquelles il s’attribuait le droit de châtier les rois de la terre. Pour se mettre à l’abri de la colère impériale, le pontife fit suivre ses excommunications d’un appel aux Vénitiens, aux Lombards, à tous les orthodoxes de l’Italie. Les Romains chassèrent le préfet Basile, ainsi que son successeur Marin, décidés à ne plus reconnaître d’autre magistrat que leur évêque. À Ravenne, la population massacra l’exarque Paul et ouvrit les portes de la ville à l’armée lombarde qui, sous les ordres de Luitprand, s’empara également de Bologne et de la Pentapole (727). Mais le Pape, ne voulant pas que cette révolte aboutit simplement à un changement de maître, se rapprocha de la cour de Byzance et fit respecter la souveraineté nominale des Césars d’Orient, bien qu’il fût en réalité le seul magistrat reconnu dès lors sur le territoire romain. Pour se défaire de Luitprand qui occupait l’exarchat, il ménagea à l’empereur l’alliance des Vénitiens dont la puissance maritime s’était grandement accrue au milieu des désordres de l’Italie. Les douze bourgades qui s’étaient élevées sur les îles des lagunes, depuis l’invasion d’Attila, étaient devenues promptement florissantes, et, réunies en une confédération désignée sous le nom de Venezia, elles avaient élu, dès 697, pour premier duc ou doge, Paoluccio Anafesto.

Luitprand, irrité des manœuvres du pontife, vint assiéger Rome (730) ; mais Grégoire eut l’adresse de l’apaiser et d’obtenir son éloignement. Ce pape mourut peu de temps après, et Grégoire III, son successeur, prit possession du saint-siége sans demander à l’empereur la confirmation de son élection. Il ne craignit pas de braver également les Lombards en donnant asile au duc de Spolète, Thrasimund, révolté contre son souverain. Luitprand envahit les terres de l’Église. Une tentative de rébellion du duc de Bénévent l’ayant obligé de se porter dans cette principauté, sauva Rome et donna au pape le temps d’implorer la protection du prince des Franks (740). Grégoire mourut la même année ; il eut pour successeur Zacharie, pontife moins belliqueux, qui obtint du roi lombard la restitution des villes enlevées au duché de Rome.

À la mort de Luitprand (744), le trône fut successivement occupé par son neveu Hildebrand, par le duc de Frioul Ratkhis, et enfin par Astolphe (749). Ce dernier, ennemi des Grecs et des Romains, enleva l’Istrie à l’empire d’Orient, s’empara de nouveau de la Pentapole, et mit fin à l’exarchat de Ravenne par la prise de cette ville (752). La domination des empereurs byzantins cessa désormais de s’exercer dans le nord de l’Italie.

Grégoire III avait envoyé une ambassade en Gaule pour demander l’aide des Franks ; Karl-Martel, atteint d’une maladie mortelle, survécut à peine à la visite des nonces du Pape chargés de lui offrir les clefs du sépulcre de Saint-Pierre, avec les titres de Consul et de Patrice (741). Ses fils Karloman et Peppin se partagèrent le royaume. Le premier devint maire d’Austrasie et de Souabe, le second de Neustrie et de Burgundie. Un troisième fils de Karl, Grippon, qui reçut seulement douze comtés, contesta les armes à la main le partage opéré par ses frères, essaya d’intéresser à ses prétentions les Bavarois, les Saxons, les Aquitains, et finit par être massacré dans les Alpes (753), après avoir été complètement dépouillé.

Karloman (Karlmann) et Peppin firent plusieurs expéditions victorieuses contre les ducs tributaires de Bavière, de Saxe, de Burgundie ; ils placèrent sur le trône, laissé vacant par leur père à la mort de Thierry iv, un prétendu Mérovingien qu’ils nommèrent Hildéric iii, et ne cessèrent point d’exercer une autorité sans contrôle. Ils s’efforcèrent d’atténuer les désordres qui s’étaient introduits dans l’Église depuis quatre-vingts ans. Deux conciles, l’un à Leptines en 742, l’autre à Soissons (744), décrétèrent l’abolition des pratiques superstitieuses et des cérémonies païennes conservées parmi les chrétiens, investirent le prince du droit de concéder aux gens de guerre, sous le titre de précaires, des biens ecclésiastiques, moyennant redevance annuelle, ordonnèrent la reforme des mœurs du clergé et précisèrent les obligations hiérarchiques du sacerdoce.

Le duc d’Aquitaine, Hunald, avait mis à profit les diverses rébellions survenues à la mort de Karl-Martel, pour se soustraire à toute dépendance. Il était même entré en Neustrie et marchait sur Chartres, lorsque Peppin accourut de Bavière. Vaincu et rejeté de l’autre côté de la Loire, Hunald alla s’enfermer dans le monastère de l’île de Rhé, après avoir résigné la dignité ducale à son fils Waïfre (745). Deux ans après Karlmann se retira dans le cloître du mont Cassin, où saint Benoît avait fondé deux siècles auparavant l’ordre monastique qui porte son nom. Il recommanda ses deux fils à son frère Peppin : celui-ci se hâta de les emprisonner dans un couvent, et devint par cette spoliation seul maître de l’empire des Franks (747). C’est alors qu’il médita de poser la couronne sur sa tête. En 750, il députa l’évêque de Wurzbourg, Burkard, et Fulrad, abbé de Saint-Denys, pour obtenir l’assentiment du pape. Zacharie répondit dans un esprit de sage politique « qu’il était préférable que celui-là fût roi qui avait entre les mains le pouvoir suprême. » Assuré de l’appui des grands et du clergé, Peppin proposa la déposition de Hildérik III, dans un champ de mai tenu à Soissons en 752. Le dernier des Mérovingiens et son fils Thierry, dépouillés de la longue chevelure qu’on regardait comme l’insigne de la royauté, finirent dans le cloître leur obscure existence, le premier à Saint-Bertin de Sithieu, l’autre à Saint-Vandrille de Fontenelle. Peppin, proclamé roi par la nation, rétablit l’usage du sacre pour donner un caractère religieux à son élection. L’archevêque de Mayence, Boniface, l’oignit de l’huile sainte une première fois, et, deux ans plus tard, le pape Étienne, amené en Gaule, le sacra de sa propre main, ainsi que ses deux fils, en prononçant l’excommunication majeure contre quiconque proposerait d’élire un roi frank issu d’une autre race. Peppin recueillait ainsi le fruit de l’alliance de sa famille avec les évêques de Rome. Les suffrages du champ de mai constituèrent aux yeux des Franks un titre irréfragable, et la consécration du pontife romain suffit, aux yeux des Gaulois, à légitimer l’usurpateur.

Les Saxons révoltés obligèrent Peppin à repasser le Rhin en 753. Il les poursuivit jusque sur le Weser et leur imposa la prédication de l’Évangile, outre un tribut annuel de trois cents chevaux. À son retour, il dut entreprendre une expédition contre les Bretons d’Armorique qui ne cessaient de piller et de dévaster les frontières. Il reprit Nantes, Rennes, Dol, Saint-Malo, Vannes, et rétablit son autorité sur les Mac-Tiernes, ou fils des Princes, dont l’ambition entretenait dans le pays une anarchie continuelle.

En possession de l’exarchat, les Lombards, de leur côté, prétendaient imposer à Rome leur suzeraineté. En 754, leur roi Astolphe, s’étant emparé de Cecano, alla camper sous les murs de la Ville Éternelle, et réclamer l’obéissance due au maître de Ravenne. Le pape Étienne, loin de se rendre à cette sommation, quitta l’Italie et vint en personne trouver Peppin. Par ses libéralités il gagna les grands et la nation ; et le roi frank, voyant dans la démarche du pontife un moyen d’affermir sa propre puissance, promit à l’Église son appui tout entier.

Il partit avec une armée formidable, se dirigea vers la Maurienne, atteignit Astolphe qui l’attendait dans le val de Suse, et le contraignit de se réfugier dans Pavie. Un corps de troupes reconduisit à Rome le pape fugitif qui fut remis en possession du Saint-Siége avec tout le territoire qui en dépendait, en y comprenant Ravenne et la Pentapole, ce qu’on nomma le Domaine utile ; car les papes ne devinrent réellement souverains que longtemps après. Le pillage de la Lombardie récompensa les guerriers franks et on signa la paix avec Astolphe. Cependant le Lombard reprit bientôt l’offensive contre Rome, qu’il assiégea et dont il brûla les faubourgs. Les Franks, passant une seconde fois le mont Cénis, enfermèrent Astolphe dans Pavie. La possession de l’Exarchat fut assurée au pape, à qui Peppin conféra les droits de Patrice de Ravenne, tandis qu’il était investi lui-même du titre de Patrice des Romains. Astolphe livra ses trésors et dut payer un tribut annuel au vainqueur (755). L’année suivante, le roi lombard mourut et le duc de Toscane, Didier, lui succéda.

Les Chrétiens de la Septimanie, soulevés par le comte goth Ansemund contre la domination musulmane, avaient plusieurs fois déjà imploré l’assistance du roi frank, en lui ouvrant les portes de Nîmes, Maguelonne, Agde et Béziers. Ils lui livrèrent bientôt, grâce à la lutte qui enleva l’Espagne aux khalyfes d’Orient, toute la province Narbonnaise avec sa capitale, qui forma dès lors un duché du royaume sous le nom de Gothie (759).

Depuis longtemps Peppin méditait la conquête de l’Aquitaine. En 760 il s’y décida, comptant sur un de ces triomphes rapides auxquels l’avaient habitué ses précédentes expéditions ; mais les Aquitains soutinrent contre les armées les plus belliqueuses du temps une lutte de huit années : leurs défaites continuelles furent sept fois suivies d’une nouvelle campagne. Enfin, Waïfre, leur duc indomptable, fut réduit à errer presque seul dans la forêt d’Ivelines (767). Peppin envoya quatre corps d’armée pour le cerner. Waïfre ne put être atteint. Il fallut un assassinat pour délivrer Peppin de cet héroïque ennemi. Pour comprendre cette haine persistante des ducs Aquitains contre la famille de Karl-Martel, il faut se souvenir qu’ils descendaient peut-être de Khlodowigh par Haribert et Bogghis. La force seule put les réduire à n’être que les vassaux d’une couronne dont leurs pères, croyaient-ils, avaient été les maîtres. Nous les voyons, jusque sous la troisième race, renier Hugues Capet et dater les actes publics : Rege terreno deficiente Christo regnante.

Peppin, attaqué d’une hydropisie, mourut en 768. Le partage du royaume entre ses deux fils eut lieu conformément aux stipulations consenties dans le champ de mai, réuni par le roi quelque temps avant sa mort. Le premier eut l’Austrasie, la Bourgogne, la Provence, l’Alsace et l’Helvétie ; le second, la Neustrie, l’Aquitaine, et une partie de l’Austrasie. La sourde inimitié qui animait les deux frères éclata promptement à l’occasion de la révolte de l’ancien duc d’Aquitaine, Hunald, qui était sorti de son couvent pour rendre l’indépendance à son peuple et venger la mort de Waïfre, son fils. Karl dut seul poursuivre la guerre. Il la mena avec vigueur, soumit de nouveau toute la province, et fit bâtir sur la Dordogne le château de Fronsac, pour maintenir les Aquitains dans le devoir (769). Les vues pacifiques de la reine Bertrade, veuve de Peppin, amenèrent le mariage de Karl avec Desiderata, fille de Didier ; elle fut bientôt répudiée et renvoyée au roi lombard qui dévora cet outrage. En 771, Karloman (Karlmann) mourut tout à coup, et Karl s’empara sans retard des États de son frère, aux dépens des deux fils de ce dernier. Gilberga, veuve de Karlmann, alla chercher avec ses enfants un refuge auprès de Didier. Le Lombard forma aussitôt le dessein de rétablir les jeunes princes exilés sur le trône d’Austrasie, tant pour satisfaire son intérêt politique que pour venger l’injure faite à sa fille. Au retour d’une première expédition contre les Saxons, le fils aîné de Peppin, — dont le nom propre Karl, Charles, a été réuni par l’histoire au surnom de Grand, Magnus, Charlemagne, — apprit par une lettre du pape Adrien Ier que le roi des Lombards, n’ayant pu obtenir du Saint-Siége le couronnement des princes austrasiens, venait d’envahir l’exarchat et marchait sur Rome.

Après avoir sommé vainement Didier de restituer le Domaine utile, Karl passa les Alpes, battit l’ennemi et occupa toute l’Italie septentrionale (773). Pavie, affamée par un long blocus, ouvrit ses portes, malgré l’opposition du vieux duc Hunald, échappé récemment de sa prison et qui périt lapidé par la populace. Didier fut relégué à Liége où la tonsure monacale le rendit désormais impropre à la royauté. La veuve et les enfants de Karlmann, livrés au vainqueur, disparurent de l’histoire. Karl-le-Grand se fit couronner roi des Lombards, laissant à ses nouveaux sujets leurs lois et leur constitution, comme il fit en général à l’égard de tous les peuples qu’il soumit. Il alla passer les fêtes de Pâques à Rome où aucun roi frank n’était encore entré ; il y fut reçu triomphalement avec tous les honneurs réservés aux exarques impériaux. Il confirma la donation de son père à l’Église, qui fut investie de l’administration supérieure des pays concédés, et prit lui-même le titre de Patrice qui lui assurait la souveraineté politique sur tous les domaines relevant du saint-siége.

Si les Lombards, déjà dégénérés, offrirent une facile conquête, les Franks rencontrèrent une toute autre résistance chez les Saxons toujours farouches, derniers restes des antiques tribus de Germanie, dont les mœurs héroïques et barbares s’étaient conservées sur le sol natal non déserté. Ils étaient encore ce qu’avaient été leurs ancêtres du temps d’Hermann, et la statue de ce héros de l’indépendance teutonique, divinisée, dit-on, dans l’idole Irmensul, était l’objet d’un culte fervent et sanguinaire. Cette nation, partagée en quatre peuplades principales, habitait les contrées qui s’étendent entre le Weser et l’Elbe : Wesphaliens à l’ouest, Ostphaliens à l’est, Angrariens au midi, Nordalbingiens au nord de l’Elbe. Chaque tribu obéissait à un chef élu, et une Diète nationale se tenait tous les ans sur les bords du Weser.

Tel était ce peuple contre lequel les Franks devaient guerroyer pendant trente-trois ans, guerre commandée par la nécessité de défendre les royaumes conquis et d’arrêter au Nord, comme au Midi, le double mouvement d’invasion qui, exécuté à la fois par les Arabes et par les dernières hordes germaniques, menaçait de déposséder les nouveaux maîtres de l’Europe occidentale. Peppin avait déjà commencé cette double lutte qui, bien que d’un caractère essentiellement défensif, dut aller au-devant du danger. Comptant à juste titre sur l’appui de l’Église, il avait exigé des Saxons qu’ils souffrissent la libre prédication du christianisme. Mais ils répondirent aux enseignements de saint Libwin par la destruction de l’église de Deventer, dont ils massacrèrent les desservants (772). Le motif religieux s’ajoutant à la raison politique, le roi des Franks se jeta aussitôt sur la Saxe, prit Ehresburg, la principale forteresse de l’ennemi, et brisa l’Irmensul (Hermann Saül). Tel fut le début de cette guerre d’extermination dans laquelle les Saxons défendirent désespérément leurs dieux et leur liberté.

Au milieu de la campagne de Lombardie, un nouveau soulèvement rappela Karl-le-Grand de l’autre côté du Rhin. Il partit avec toutes les forces dont il pouvait disposer, pénétra au delà du Weser, écrasa séparément les Wesphaliens, les Angrariens, les Ostphaliens, et imposa le baptême aux vaincus. En 776, au moment où il venait de châtier la félonie du duc de Frioul, il apprit que les Saxons avaient repris les armes. Il accourut et les battit près des sources de la Lippe, où il construisit le château de Lippspringe qui reçut, ainsi que Ehresburg, une garnison formidable. Les vaincus durent payer un tribut, embrasser le christianisme, livrer des otages et reconnaître Karl-le-Grand pour leur souverain, ce qu’ils jurèrent dans la grande Diète de Paderborn (777). Mais le nouveau chef de la nation, Witikind, ne parut pas à cette assemblée. Il était allé chercher des libérateurs au fond de la Scandinavie.

En Espagne, Abd-el-Rahhman Ier, vainqueur des Émyrs dissidents, ayant à la fois repoussé les Africains et réprimé les chrétiens des Asturies, dut tenir tête, sur un autre point, à un plus formidable ennemi. Les Walis de Saragosse et de Huesca offrirent au roi frank la suzeraineté de leurs provinces. Karl entra dans la Péninsule par Saint-Jean-Pied-de-Port, tandis qu’une autre armée se dirigeait sur la Catalogne, dont la capitale, Barcelone, résista à toutes les attaques des chrétiens. Pampelune et Saragosse furent prises ; mais, d’autres dangers ayant surgi, Karl se hâta de repasser les Pyrénées. C’est pendant cette retraite que son arrière-garde fut écrasée à Roncevaux, par des montagnards vascons et navarrais, qui voulaient piller le butin des Franks. Là périt le paladin Roland, comte des Marches de Bretagne, neveu de Karl, aussi fameux dans les légendes qu’inconnu dans l’histoire. Le roi frank remit la vengeance de ce désastre et se contenta de faire pendre Lupus, duc des Vascons (778).

Après le départ précipité de Karl et la défaite d’un fils de Youzouf, Abd-el-Rahhman victorieux et tranquille au dedans et au dehors, sage, clément, ami des sciences et des lettres, ne songea plus qu’aux soins de son Empire. Il créa des ports, des routes, des canaux, des bains et des fontaines. Les villes furent assainies et embellies ; le commerce maritime prit un prodigieux développement, et l’agriculture devint une véritable science dans laquelle les Arabes n’eurent point de rivaux. Abd-el-Rahhman éleva la mosquée de Cordoue, al-Djâmi, qui surpassa en magnificence tous les monuments anciens. Il fonda, dans les principales villes, des bibliothèques publiques, et dans son propre palais une Académie où furent appelés tous les savants illustres de l’Islam. Il mourut en 787 ; Heschâm, le plus jeune de ses fils, fut son successeur.

Witikind avait reparu, vers 778, au milieu des Saxons, et tous les guerriers, oublieux des serments de Paderborn, se levèrent depuis la Lippe jusqu’à l’Elbe. Les chefs d’Austrasie et d’Alamanie les repoussèrent d’abord, ce qui permit de prendre des dispositions pour une campagne plus décisive. Au printemps, Karl-le-Grand se mit à la tête de l’armée, et, dans la grande bataille de Buckholz, écrasa Witikind qui s’enfuit chez les Danois. Le vainqueur mit tout le pays à feu et à sang, dispersa dix mille familles dans les cantons déserts de la Belgique et de l’Helvétie, et contraignit les vaincus à se convertir définitivement, sous peine de massacre. Les Saxons furent privés de leurs assemblées politiques, de leurs juges remplacés par des comtes franks, de leur culte, car une loi punit de mort le refus du baptême et même l’infraction du jeûne quadragésimal ; de plus ils furent dépouillés de leurs biens, et presque tout leur pays fut partagé entre les évêques, les abbés et les prêtres, à condition pour ceux-ci d’y prêcher et d’y baptiser. Telle fut l’origine de ces riches prélatures qui, pendant près de dix siècles, exercèrent tous les droits de suzeraineté ; elles formeront dans les constitutions ultérieures de l’Allemagne, les principautés ecclésiastiques. Les évêchés établis à Minden, Halberstadt, Munster, Hildesheim, Verden, Paderborn, Brême et Osnabruck furent la récompense des serviteurs zélés de l’Église. Ces mesures de pacification furent arrêtées à la Diète de Horheim, en 780.

La soumission de plusieurs petits peuples voisins, et de quelques princes tributaires, de bons rapports avec la cour de Constantinople, enfin la tranquillité générale à l’intérieur inspiraient à Karl-le-Grand une entière sécurité, quand Witikind, sortant une seconde fois de la Scandinavie, appela son peuple au combat (782). Les compagnons du héros accoururent avec le même enthousiasme et battirent les Franks commandés par les comtes Geilon, Aldgise et Wolrad, qui périrent tous trois. Karl vengea cruellement la défaite de ses lieutenants ; il se fit livrer quatre mille des principaux guerriers et les fit égorger jusqu’au dernier dans les plaines de Verden (782). Cet effroyable massacre fut le signal d’une insurrection générale. Le roi frank dut mettre en œuvre toutes ses forces pour tenir tête à cette nation désespérée. Trois victoires remportées, l’une par son fils Karl, sur la Lippe, les deux autres par lui-même à Detmold et à Osnabrück, ne suffirent pas à épuiser la résistance (784). Il passa un hiver dans les neiges de la Saxe qu’il dévasta systématiquement, afin qu’après le fer et le feu, la famine eût raison de ces indomptables ennemis. Au printemps, rassuré par les ruines qu’il avait amoncelées, il se disposait à prendre quelque repos, lorsqu’il apprit que Witikind et son frère Albo armaient encore sur la rive droite de l’Elbe. Il se résigna enfin à leur faire des propositions de paix et leur envoya des otages. Witikind accepta les offres du vainqueur, vint recevoir le baptême à la Diète d’Attigny-sur Aisne et disparut de l’histoire (785). Pendant huit ans la tranquillité régna en Saxe.

Au moment où s’accomplissait cette pacification qui avait coûté tant de sang, Karl fut instruit par le pape Adrien qu’une vaste coalition se formait contre lui. Le fils de Didier, Adalgise, avait gagné l’impératrice d’Orient, Irène, entraîné le duc de Bénévent et les Arabes, obtenu l’appui du duc de Bavière, Tassillon, allié secrètement avec les Avars. Ce danger fut promptement conjuré. Le prince lombard Grimoald, investi par le roi du duché de Bénévent, livra aux troupes grecques un combat décisif où périt Adalgise. Deux armées marchèrent contre les Bavarois qui n’osèrent pas résister, et le dernier des Agilolfinges, Tassillon, condamné à mort par l’assemblée d’Ingelheim pour crime de félonie, fut relégué par grâce spéciale au monastère de Jumièges (788). On divisa la Bavière en comtés, comme on avait fait de l’Aquitaine. L’année suivante, les Franks passèrent l’Elbe pour protéger les Obotrites du Mecklembourg contre les attaques des Wilzes, puissante peuplade slave qui occupait le Brandebourg et la Poméranie occidentale. Deux expéditions, entreprises contre les Avars en 791 et 793, furent entravées par une révolte des Saxons. Il fallut encore livrer de terribles combats pour réduire ce peuple. En 794, le tiers des habitants fut dispersé, dans les Gaules et l’Italie, hommes, femmes et enfants, et remplacé par des Slaves Obotrites. Dès que les Franks eurent abandonné leurs quartiers d’hiver, les Saxons transalbins massacrèrent les commissaires royaux chargés de lever le tribut. Karl irrité envoya son fils sur l’Elbe, et s’avançant lui-même jusqu’à Minden, porta l’extermination dans tout le pays (798). Les derniers combattants de la nation subjuguée s’enfuirent chez les Slaves et les Danois. La paix, imposée dès lors, et sanctionnée plus tard à la Diète de Saltz (803), régna enfin depuis le Rhin jusqu’à l’Oder, et depuis l’Océan jusqu’aux sources de l’Elbe.

Les discordes qui agitaient la plupart des tribus Huniques permirent alors à Karl de reprendre ses projets contre les Avars. Il donna le commandement de l’expédition à son fils Peppin, qu’il avait fait roi d’Italie. L’avant-garde, conduite par un chef slave, nommé Wonomir, fraya le chemin du Ring, camp général des Barbares, situé entre le Danube et la Theiss, non loin du village royal qu’avait habité Attila. Précédé par le duc de Frioul et les comtes de Bavière, à la suite de plusieurs combats qui dévastèrent la Pannonie, Peppin alla camper dans le Ring où il reçut la soumission des divers khans du peuple vaincu. La nation des Avars, en partie dispersée, en partie détruite, conserva pour chef un Chagan indigène qui embrassa le christianisme et devint tributaire des Franks (796).

Karl avait longtemps toléré les infractions aux traités, commises par les Bretons d’Armorique. Il dut enfin charger le comte Guy, gouverneur de la Marche angevine, de réduire ce peuple encore sauvage. Le pays fut envahi par des forces imposantes et replacé sous la domination franke. Les armes des principaux chefs, ornées de leurs noms, furent portées en trophée au roi qui rétablit dans leurs possessions les Mac-Tiernes, sous promesse jurée d’obéir désormais (799).

Depuis la journée de Roncevaux, les comtes franks de la frontière parvenaient difficilement à faire respecter l’autorité de Karl sur quelques points de l’Aragon et de la Catalogne. Lorsque la défaite des frères aînés d’Heschàm Ier et la répression du Wali révolté de Catalogne, permirent au jeune khalyfe de publier la guerre sainte (Al-Djihêh) contre les infidèles, le Wali de Valence, Abou-Othman, vint prendre position sur la frontière, et l’émyr Abd-el-Malek, chassant dans les montagnes les chrétiens de la Celtibérie, passa les Pyrénées, ravagea sans obstacle la Narbonnaise et la Septimanie (793), et rentra en Espagne avec un immense butin. La seule part du khalyfe, qui en représentait le cinquième, s’éleva à plus de quarante-cinq mille dinars qu’il consacra à l’achèvement de la mosquée de Cordoue. Heschâm Ier, surnommé Al-Radhy, le Bon, et Al-Adel, le Juste, mourut en 796 et laissa le trône à Al-Hhakem (le Savant), son fils.

À l’avénement de ce dernier, les hostilités recommencèrent. Alphonse-le-Chaste, roi d’Oviedo de Galice, qui se disait vassal de Karl-le-Grand, fit une incursion jusqu’à Lisbonne, pendant que les lieutenants de Louis, (Hlowigh) roi d’Aquitaine, sous la tutelle de son père, s’emparaient de Gerona, de Lérida, de Pampelune et de Huesca. Al-Hhakem accourut et repoussa l’ennemi ; mais les Franks rentrent en Catalogne, et Barcelone, assiégée pendant deux ans, capitule en 800. Le jeune roi Louis y établit un arsenal de guerre avec une garnison nombreuse. Cette conquête eut pour résultat la réunion de la Marche d’Espagne à l’empire frank qui n’eut plus de démêlés sérieux avec le khalyfat d’Occident.

À la mort du pape Adrien (795), Léon III, élu à sa place, s’était hâté d’envoyer au roi des Franks, en sa qualité de patrice, l’étendard de l’Église romaine, en lui demandant la continuation de son patronage. En 799, le primicier et le sacellaire de la cour pontificale, tous deux neveux d’Adrien, aidés par un grand nombre de conjurés, enlevèrent le pontife Léon, un jour que, monté sur sa haquenée, il se rendait du palais de Latran à l’église Saint-Laurent. Ils le séquestrèrent dans un couvent d’où il parvint à s’évader, grâce au dévouement du duc de Spolète, Winigise. Léon se réfugia auprès de Karl qui tenait une Diète à Paderborn. Comblé d’honneurs et de respects, il repartit bientôt, entouré d’une escorte nombreuse et reprit possession de son siège. On chargea sept évêques et trois comtes d’examiner la valeur des accusations formulées par le primicier et le sacellaire contre le pontife. Faute de preuves produites, les accusateurs furent déportés.

À la suite de négociations mystérieuses dont les événements allaient divulguer le secret, Karl arriva dans Rome, vers la fin de l’année 799. Pour terminer la querelle de Léon et de ses ennemis, il convoqua, en vertu de la juridiction attachée à son titre de patrice, une commission d’évêques chargée d’un nouvel examen. Les évêques déclarèrent qu’il ne leur appartenait pas de juger le siége Apostolique, chef de toutes les Églises. Karl fut satisfait de la réponse des évêques et l’affaire n’eut pas d’autres suites.

Quelques jours après, le roi frank étant venu entendre la messe, le jour de Noël, priait debout devant l’autel, le front incliné, quand le pape lui mit une couronne sur la tête, aux acclamations de la foule qui remplissait l’église : « À Charles Auguste, couronné de la main de Dieu, grand et pacifique Empereur des Romains, vie et victoire ! » Le roi des Franks feignit l’étonnement et l’embarras, peut-être pour donner le change à ses Austrasiens que ce retour aux traditions romaines pouvait mécontenter. Il déclara même que s’il avait pu prévoir le dessein du pontife, il l’aurait déjoué par son absence, malgré la solennité de la fête, et blâma Léon de lui avoir imposé, sans égard pour sa faiblesse, de nouveaux devoirs dont il aurait à répondre devant Dieu. Toutefois, cédant à la nécessité, il accepta le sceptre impérial et s’engagea à maintenir la foi et les priviléges de l’Église, suivant ses lumières et son pouvoir. De magnifiques offrandes, déposées par lui et par ses enfants sur le tombeau du saint apôtre Pierre, furent le premier gage de cette promesse. C’est ainsi que le fils de Peppin-le-Bref fit revivre la dignité impériale d’Occident, trois cent vingt-quatre ans après qu’elle s’était éteinte dans la personne de Romulus Momillus Augustulus.

Cet événement, qui livra la succession des Césars à un conquérant barbare, peut être considéré comme le couronnement et la légitimation de l’invasion germanique. Héritier de toutes les prérogatives des Empereurs, dominateur de l’Italie et de l’Église, Karl-le-Grand venait de se placer au niveau des Césars de Byzance, et bien au-dessus des anciens rois Franks.

Dans le dessein de réunir les deux empires et les deux Églises d’Orient et d’Occident, le pape tenta de négocier un mariage entre Karl-le-Grand et l’impératrice Irène, qui venait de s’emparer du pouvoir suprême en faisant crever les yeux à son propre fils, Constantin Porphyrogénète, avec tant de barbarie que celui-ci expira au bout de quelques jours des suites de l’opération. Les négociations n’aboutirent pas, à cause de l’opposition intéressée du ministre byzantin Aétius. En outre, humiliés déjà d’être gouvernés par une femme et redoutant de devenir les sujets d’un barbare couronné, les Grecs ameutèrent le peuple, proclamèrent empereur le patrice Nicéphore, et envoyèrent l’impératrice Irène pleurer sa grandeur déchue dans un monastère de Lesbos. À son retour d’Italie, Karl-le-Grand se rendit à Aix-la-Chapelle, où il reçut les ambassadeurs des rois de Sussex, de Northumberland, d’Écosse, de Galice, de la cour de Constantinople et du Commandeur des Croyans, l’Abàsyde Haroun-al-Raschid. Ce khalyfe de Bagdad, qui remplissait alors l’Orient de sa renommée, lui envoya les clefs du Saint-Sépulcre, et, parmi d’autres présents d’une grande richesse, une horloge à roues d’un travail merveilleux, des tentes de soie, des singes du Bengale, des parfums d’Arabie, et un magnifique éléphant qui excita la surprise et l’admiration des Franks. Ces hommages du souverain Abàsyde, rendus à un monarque chrétien, avaient surtout pour but d’entretenir l’inimitié des Franks contre les musulmans d’Espagne.

Karl-le-Grand, âgé de soixante ans, confia désormais à ses fils et à ses lieutenants le soin de défendre ses conquêtes. Il s’occupa presque exclusivement de l’administration de ses États qui s’étendaient de l’Elbe en Germanie à l’Èbre en Espagne, de la mer du Nord à la Calabre, et comprenaient les royaumes d’Austrasie, de Neustrie, de Bourgogne, d’Aquitaine, l’exarchat de Ravenne, le duché de Rome, celui de Gothie, les Marches d’Espagne, la Lombardie, la Bavière, la Saxe et les nations tributaires, occupant le pays compris entre l’Elbe et l’Oder, les montagnes de Bohême et les Karpathes le Danube et la Theiss, la Raab et la Save. Malgré le désordre immense contre lequel il lutta énergiquement, sans jamais parvenir à le vaincre, Karl-le-Grand, dans son grand système d’administration monarchique, fit le premier un véritable essai d’organisation gouvernementale. Afin de connaître approximativement l’importance des ressources de l’État, il ordonna de dresser un cadastre de toutes les propriétés territoriales, évaluées d’après le nombre des manses ou manoirs d’une superficie de douze arpents chacun. L’aristocratie franke fut contrainte de participer aux affaires d’intérêt général. Les dons volontaires qu’on faisait jadis au roi furent peu à peu convertis en une sorte d’obligation dont les propriétaires eux-mêmes n’étaient pas exempts. Le service militaire fut imposé à tous les citoyens, suivant l’étendue de leurs propriétés territoriales. Tout possesseur d’au moins trois manoirs fut tenu de marcher en personne ; ceux qui n’en possédaient qu’un ou deux se réunissaient afin que trois manoirs fournissent toujours l’équipement d’un guerrier ; enfin, les possesseurs de biens meubles valant cinq sous d’or se réunissaient au nombre de six pour équiper un d’entre eux. Les ecclésiastiques furent personnellement exemptés de ce recrutement, en 803, à condition toutefois d’envoyer leurs hommes bien armés, et cette exception s’étendit bientôt aux attachés d’un grand nombre d’abbayes. Une surveillance active, mais très-souvent vaine, fut exercée pour empêcher les spoliations continuelles dont les grands, ducs, comtes, évêques, abbés, se rendaient coupables envers les propriétaires de petits alleux. La propriété des alleux étant pleine, héréditaire, perpétuelle, et celle des bénéfices précaire, dépendante, tout au plus viagère, les possesseurs de bénéfices employaient tous les moyens pour les convertir en alleux. Quelques-uns imaginaient de les donner à des tiers pour les racheter ensuite eux-mêmes sous le nom d’alleux. Bref, dans l’espace de soixante ans, les bénéfices acquirent la stabilité des alleux. Le régime féodal prenait peu à peu possession de la propriété.

Karl-le-Grand fit les plus grands efforts pour entraver la hiérarchie féodale qui se constituait. S’il ne retira point aux seigneurs la juridiction qu’ils exerçaient dans leurs terres, il étendit sa surveillance sur tous les dépositaires du pouvoir par l’institution des Missi Dominici ou envoyés royaux dont les attributions principales consistaient à examiner les actes de toutes les magistratures, en les soumettant au contrôle de la suprématie monarchique. Les Missi Dominici, en cas d’excès de pouvoir, imputables aux comtes, aux évêques ou autres officiers publics, réformaient les prévarications juridiques, sous réserve de l’appel au prince, qui était pour tous un droit et parfois un devoir. Pour hâter la liquidation des procès, le nombre des plaids locaux (Placita) fut fixé à trois par an. Afin d’empêcher que les juges ne manquassent à ces tribunaux, on institua les Scabini ou échevins, dont sept au moins, nommés par les hommes libres de chaque circonscription, étaient tenus de se rendre aux plaids, sur la convocation du comte ou du centenier. Les recours à la justice souveraine étaient déférés à l’une des trois cours supérieures. Les affaires d’importance secondaire étaient jugées par la cour Palatine, que présidait le Comte du Palais, dont le subordonné immédiat était le Chancelier, appelé un jour à prendre sa place. Le roi, siégeant en son conseil, prononçait sur les réclamations d’un plus haut intérêt ; s’il croyait devoir en référer à la nation, il renvoyait lui-même la cause devant l’Assemblée générale, constituée en cour suprême, qui seule avait le privilége de juger les ducs, les comtes, les grands officiers, et même les souverains tributaires.

Des institutions libres, apportées de Germanie et tombées peu à peu en désuétude, il ne subsistait guère que l’usage de tenir chaque année deux Diètes générales qui, par leur composition et leurs attributions, étaient moins une expression de la volonté nationale qu’un simple moyen de gouvernement. Ces assemblées se composaient des grands dignitaires de l’État, et chaque comte était tenu d’amener avec lui douze échevins ou Rachimburgs qui, n’ayant pas le droit de prendre part aux délibérations, ne devaient guère trouver occasion de défendre efficacement les intérêts de leur classe. Du reste, les représentants eux-mêmes de l’aristocratie laïque et religieuse n’avaient dans l’assemblée que la faculté d’étudier les propositions royales pour les amender respectueusement, et surtout pour les approuver. Néanmoins, chacun des deux ordres pouvait adresser des pétitions au roi, qui les prenait parfois en considération. Karl-le-Grand, en effet, s’était réservé l’initiative des propositions et la décision suprême. Après avoir fourni ses lumières et donné ses conseils, l’assemblée manifestait son assentiment par la formule placet, trois fois répétée en acclamation. Les décrets émanant de ce corps délibérant, revêtus de la sanction royale, prenaient en général le titre de Capitulaires. Quand ils avaient reçu toutes les signatures requises pour devenir exécutoires, le Chancelier en donnait des copies aux archevêques et aux commissaires royaux qui avaient mission de les promulguer dans les assemblées provinciales.

En résumé, les réformes législatives de Karl-le-Grand se bornèrent à des modifications introduites dans les divers codes Barbares, et d’après le témoignage même d’Eginhard, à l’addition aux anciennes lois de quelques articles imparfaits. Aucune innovation essentielle ne fut apportée dans la procédure des causes civiles et criminelles. Le jugement de Dieu resta en vigueur avec ses épreuves « du combat, de l’eau et du feu. » Le Weregeld, ou composition pécuniaire, fut même rendu obligatoire par Karl-le-Grand, puisqu’il infligea la prison ou l’exil à tous ceux qui se refusaient à l’expiation de leurs délits ou de leurs crimes moyennant une somme d’argent. Le fisc prélevant toujours une amende proportionnelle au montant de chaque composition, l’abolition du Weregeld aurait diminué les revenus de la couronne et des officiers judiciaires. C’est ce qui explique le maintien de cette révoltante disposition légale qui favorisait chez le riche les plus mauvais instincts de vengeance et d’iniquité.

Les charges personnelles et réelles qui pesaient sur les hommes libres avaient remplacé les impôts publics. Outre le service militaire, les prestations locales pour l’entretien des routes, des ponts, les propriétaires étaient obligés de fournir les moyens de transport au roi, à ses agents et aux ambassadeurs étrangers. Le trésor du prince était uniquement alimenté par les revenus de ses domaines, par les dons en nature, jadis volontaires, des bénéfices civils et ecclésiastiques, par les tributs des pays conquis. Avec le clergé de ses États, le nouvel empereur dépassa la générosité de ses prédécesseurs ; il généralisa la prestation de la dîme dont il assura le payement en la mettant au rang des obligations légales.

Plusieurs ordonnances royales consacrèrent le droit juridictionnel de l’Église, qui s’étendit jusqu’aux crimes capitaux. Bien plus, elles investirent les évêques d’attributions redoutables en leur reconnaissant le droit d’investigation sur les méfaits de toute sorte commis dans leurs diocèses. Cependant, Karl restreignit le droit d’asile en refusant ce privilége aux assassins, et ordonna l’extradition des criminels réfugiés dans les terres ecclésiastiques, sous peine d’amende en cas de résistance. Il rendit au clergé et au peuple, sauf d’assez fréquentes exceptions, la libre élection des pasteurs et censura les hauts prélats qui, rivalisant d’ostentation avec les seigneurs laïques, ne se montraient qu’entourés d’un fastueux cortège de vassaux, de veneurs, de chevaux et de chiens de chasse.

Au milieu de l’ignorance générale, Karl-le-Grand fit de louables efforts pour relever ses peuples de leur abaissement intellectuel. Il sut, par sa libéralité, s’entourer des hommes de son temps les plus renommés pour leur savoir ; il les encouragea toujours et partout. Les savants qui l’ayant suivi en Gaule voulaient rentrer dans leur patrie, ne lui devenaient point étrangers : il en donna la preuve à l’égard de Pierre de Pise et de Paul Warnefried. Les rudes guerriers d’Austrasie purent se familiariser avec la langue latine dans le commerce des italiens Théodulfe, et Paulin d’Aquilée. Il faut encore nommer Leidrade, Clément d’Irlande, Smaragde, abbé de Saint-Michel, Angilbert, abbé de Saint-Riquier, saint Benoît d’Aniane, Riculfe et Éginhard, qui fut le secrétaire du roi frank, écrivit les annales de l’époque, et inspiré par son sujet sut s’élever au ton de l’histoire véritable. Mais le plus remarquable de ces littérateurs fut le diacre anglo-saxon Alcuin, supérieur à ses contemporains par sa vaste instruction. Il sortait de l’école d’York où l’on enseignait déjà, comme à Kantorbéry, la grammaire, la théologie, la rhétorique, l’astronomie, la jurisprudence, la poésie et la chronologie. Karl-le-Grand qui, à trente-deux ans, ne savait pas lire, profita des leçons d’Alcuin, et parvint à parler le latin avec la même facilité que le tudesque, sa langue maternelle. Il apprit également à écrire, mais il ne devint pas un scribe habile. On dit qu’il participa au travail de la révision et de la correction des manuscrits sacrés, que dirigeaient des Grecs et des Syriens. Autour de lui se forma une sorte d’académie, dite École du palais, dans laquelle les illustrations du temps, l’empereur lui-même, ses trois fils, sa sœur, sa fille, changeaient leurs noms germaniques pour des surnoms empruntés à la littérature ancienne. Sous l’impulsion d’Alcuin, un capitulaire prescrivit l’établissement d’écoles élémentaires pour enseigner aux enfants la lecture, le chant d’église, le calcul et la grammaire. Plusieurs grands monastères devinrent des centres d’étude, entre autres ceux de Ferrières en Gâtinais, de Fulde, dans le diocèse de Mayence, de Reichenau, dans celui de Constance, d’Aniane, en Languedoc, de Saint-Vandrille de Fontenelle en Normandie. Outre le latin, peut-être le grec, on y enseigna les sept arts libéraux, grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, astronomie, musique, suivant une prétendue méthode d’Aristote qu’on revêtit de formes chrétiennes et dont l’autorité fut imposée à toutes les écoles. Depuis les bords de la Loire jusqu’aux frontières slaves de l’empire, la langue des anciens Germains régnait sans partage ; il ne restait de souvenir du latin vulgaire que dans les populations du sud dont l’idiome grossier, nommé langue romaine rustique, fût la source des patois méridionaux. Éginhard rapporte que l’empereur voulut composer une grammaire franke ou tudesque, dans l’intention d’imposer à tous ses États la langue des conquérants ; mais il renonça à ce projet et se borna à faire recueillir les vieux chants de guerre des peuples germains, dont l’Edda et les Nibelungen nous conservent les débris.

À la réalité de sa puissance, Karl ajouta la pompe extérieure et se plut à opposer aux magnificences de sa cour la simplicité de sa personne. La continence ne fut pas une de ses vertus. Il eut un grand nombre de femmes et de concubines qu’il entraînait dans ses plus lointaines expéditions. De ces unions, naquirent plusieurs enfants, parmi lesquels Karl, Peppin et Hlowigh (Louis), seuls considérés comme héritiers du trône ; un quatrième, Peppin-le-Bossu, fut enfermé dans un cloître en 792, pour avoir conspiré le meurtre de son père et de ses frères. Les nombreuses filles de l’Empereur remplirent le palais de désordres.

Un poëte du temps nous a conservé le tableau de cette famille impériale réunie aux portes d’Aix-la-Chapelle pour une chasse somptueuse : « Le roi Karl paraît au milieu du cortége des courtisans ; ses hautes épaules dominent la foule entière, et sur son visage souriant mille feux étincellent, car un cercle d’or entoure sa noble tête. Les ducs et les premiers d’entre les comtes le suivent. C’est alors que, longtemps attendue, la reine sort de son royal appartement, entourée d’une cohorte nombreuse, la belle Luitgarde, que le roi Charles a nommée son épouse. Son cou brille du tendre coloris de la rose ; l’écarlate est moins vif que sa chevelure qu’il enlace ; des bandelettes de pourpre ceignent son front blanc ; des fils d’or retiennent les pans de sa chlamyde ; des pierres précieuses enrichissent un diadème de clair métal dont sa tête est couronnée ; le lin de sa robe a deux fois été trempé dans la pourpre, et sur ses épaules descendent des colliers brillants. Les rangs s’ouvrent, et la reine, menant après elle une suite de belles jeunes filles, s’avance entre les grands, sur un cheval au port superbe. Voici le jeune Karl qui, par sa tenue, par son visage, ressemble à son père, dont il porte le nom glorieux. Suivant sa coutume, il presse les flancs d’un coursier fougueux. Auprès de lui se montre Peppin. Le son du cor retentit. Bientôt paraît le resplendissant bataillon des jeunes filles. La première est Rothrude. À ses pâles cheveux s’enlace un bandeau violet que décorent plusieurs rangs de perles. Près d’elle voici Berthe au cœur viril, Gisèle, Rhodaïde, Théodrade dont la robe est rehaussée de peaux de taupes, vierge qui aime à chausser le cothurne de Sophocle. Assise sur un blanc coursier, la pieuse fille du roi Karl va pénétrer dans la forêt. Enfin Hiltrude paraît, et le sénat ferme la marche. »